- Luthor, je veux bien t'écouter si tu veux bien m'écouter. Je précise juste que j'ai eu assez peu d'heures de sommeil et que ma patience pour les conneries est limitée.

- Bien. Voici ce que je propose...

Lena commença à développer ses idées. Cette fois, Alex se tut, les bras croisés, le menton pointé en avant. Kara s'était de nouveau assise dans un coin, les yeux fermés. L'échange avec Alex l'avait rincée. Elle n'entendit pas Sam s'asseoir à côté d'elle.

- Tu as au moins ce pouvoir là : tu arrives à calmer ces deux furies, murmura-t-elle.

Kara eut un petit rire.

- Je ne comprends pas pourquoi personne n'ose.

- Parce que personne n'a envie de se retrouver entre ces deux-là. Le marteau, l'enclume, tout ça. Tu voudrais te retrouver entre Vador et Voldemort ? Pas moi.

- Si elles savent un jour que tu les as comparées à eux elles vont t'étriper.

Sam sourit.

- Eh, au fond, ça suit ?, les apostropha Alex.

- On écoute, Alex, on écoute.

- Je disais donc, il est bien beau, ton plan, Luthor, mais il y a quand même quelques détails à voir. Sur les déplacements tactiques, je peux améliorer ça, pas de problèmes. À nous deux on peut concocter quelque chose de pas mal. Mais il reste quand même un souci. Même si on est quoi... Sept », Alex compta sur ses doigts, « face à Manhattan, on ne fera pas le poids en terme de puissance. Il faut le reconnaître. Nous comme Supergirl, on sera débordés. Elle équivaut à quoi... une Kara et demi ? »

- Une Supergirl en colère, fit Lena, le regard dans le vague.

Une idée lui était venue. Les possibilités s'entrechoquaient dans ses réflexions. Elle faisait jouer son pouce contre son index, inconsciemment. Hypothèses et conséquences ramifiées se déployaient dans sa tête. Elle testait ses coups. Alex ouvrit grand les yeux. Elle commençait à entrevoir où Lena voulait en venir.

- Non... Tu ne veux pas dire...

- Une Kara en colère, répéta-t-elle, sans l'entendre. « Oui, c'est possible. C'est possible... »

- Non, non, non...

Lena se retourna, le regard sur Alex. Il y avait de l'excitation dans sa voix.

- Mais si, Alex, si ! Il n'y a que comme ça qu'on va y arriver !

- Non. Non, c'est non.

- Tu préfères qu'on meurt tous les uns après les autres ? Parce que c'est ce qui se passera. On aura beau avoir les meilleurs déplacements tactiques et tous les pouvoirs du monde, ça ne marchera pas.

- Attendez, pour ceux qui n'ont pas compris, est-ce que vous pourriez traduire? Concrètement ?, lança Sam, tout en piochant dans un sachet de chips.

- Concrètement, corrige-moi si je me trompe, Luthor, une Supergirl en colère, c'est une Supergirl sous Kryptonite rouge. C'est bien ça ?

Lena acquiesça avec un le sourire du joueur d'échecs qui a trois coups d'avance. « C'est bien ça. Là, on a toutes les chances de neutraliser Manhattan. Je ne pense pas que Lex ait pensé à ça en programmant son clone. Il est bien trop... étroit d'esprit. Pour ce qui est des probabilités, je laisse Brainy faire, il est meilleur que moi ». Un brouhaha général s'ensuivit. Seules Kara et Sam restèrent en dehors de la conversation.

- Elle est tarée. Ça pourrait marcher, mais elle est tarée, s'amusait Sam.

- Pourquoi tu crois que je l'ai épousée ?

Sam s'étouffa avec ses chips dans un éclat de rire. Le visage de Kara avait beau être neutre, un flot de pensées contradictoires la traversaient. Elle avait compris l'idée de Lena à l'instant où les mots étaient sortis de sa bouche. Elle faisait jouer la pulpe de ses doigts les uns contre les autres. Une bouffée de colère montait en elle. Ils étaient tous en train de se disputer quand elle franchit la porte sans rien dire.

Sam s'attaqua à un paquet de bonbons, s'éclaircit la gorge. Tous se tournèrent vers elle, réalisant que la blonde était partie. « Je crois que votre cobaye aimerait bien qu'on lui demande son avis avant d'être transformé en monstre de guerre ».


La nuit était tombée depuis plusieurs heures déjà. Une pluie d'orage avait lessivé l'air de la ville. Tout était humide, presque poisseux. Une nuit où les esprits s'échauffent. Lena arpentait les rues de la ville, capuche rabattue sur la tête, poings enfoncés dans sa veste en cuir. Elle était allée de bar en bar, en espérant trouver Kara sur un tabouret au comptoir. À presque minuit, elle avait abandonné l'idée. Lena passa la porte du Wonderland pour prendre un verre. Relâcher la pression, enfin. Elle se cala au comptoir, coudes sur le bois, la tête entre les mains, le regard fixé devant elle, sans toucher à son scotch.

- Tu te demandes si c'est la bonne option, hein ? Si il n'y aurait pas d'autres moyens ?

La brune sursauta légèrement. Elle ne s'attendait à trouver personne qu'elle connaissait dans ce minable bar à fléchettes. Ce qui donnait un certain charme à l'endroit, l'établissement n'avait pas bougé depuis les années quatre-vingt. Au moins. Elle devinait la couche de poussière grasse sur les bouteilles derrière le comptoir. Le haut parleur crachotait You want it darker de Leonard Cohen.

- Tu m'as fait peur, Kara.

- Excuse-moi. J'étais venue ici pour réfléchir à ma future mort. Ça approche à grand pas, on dirait, fit-elle en tirant un tabouret à côté du sien.

Lena se massa les temps, prit une gorgée de son verre tandis que la blonde commanda une nouvelle bière alien. La démocratisation des aliens en ville avait au moins eu ça de bon. Toutes les galaxies pouvaient désormais se saouler à National City.

- Ne dis pas ça... c'est pas le but. Justement.

- Explique-moi, Lena, je ne dois pas être assez intelligente pour comprendre. Tu veux que je me transforme en monstre... pour arrêter un autre monstre ? Et comment vous allez m'arrêter moi, une fois que j'aurais détruit... Manhattan ? On a vu ce que ça donne quand je suis sous Kryptonite rouge. Sans aussi. Je n'ai pas envie de finir comme ça. Que la dernière image de Supergirl, ce soit ça... après tout, autant m'abattre après. Les choses seront plus simples. La boucle, bouclée.

C'était la première fois qu'elle donnait son nom au clone. Avec réticence. Parce que ça revenait à reconnaître véritablement son existence. Quant à la Kryptonite rouge... C'était tout ce qu'elle redoutait : perdre le contrôle à nouveau, la destruction, la mort, in fine. Pourtant, comme Sam, son instinct lui disait que ça pouvait fonctionner. Mais à quel prix ? S'il fallait mourir au bout du chemin pour sauver la planète... c'était une belle fin.

- On ne va pas t'abattre, Kara. Parce qu'il n'y en aura pas besoin. Je suis persuadée qu'avec le juste dosage...

- Persuadée ? Tu es persuadée ? Il va me falloir des certitudes. Je ne me lancerai pas dans un truc pareil dans un minimum de certitudes.

- Comme celle de pouvoir te neutraliser le cas échéant, c'est bien ça ?, devina Lena.

- C'est ça.

- Ne t'inquiète pas. J'ai prévu ça aussi.

- Encore de la Kryptonite, hein ?

Lena acquiesça, rentra la tête entre ses épaules. Elle n'était pas fière de son idée. Ni des éventualités. C'était à cause de ce genre de prise de risques qu'elles avaient commencé à s'engueuler, à se faire des reproches. Puis qu'elles avaient fini par se séparer après des mois à se déchirer et à faire l'amour pour se réconcilier.

Mais c'était leur meilleure chance. Toutes ses réflexions convergeaient vers cette possibilité. « D'abord, la magie. Ensuite, la Kryptonite, oui. Ça ne me plaît pas plus qu'à toi. Si on doit en arriver à cette extrémité... Alex sait où trouver de la Kryptonite, en quantité juste pour neutraliser seulement, et non tuer. Moi... je ne touche plus à ça. Luthor et Kryptonite... on sait que ça ne marche pas. Et je pense qu'on en aura pas besoin.

Kara eut un rire moqueur.

- Je détruis tout ce que je touche, en ce moment. Me laisser hors de contrôle, ce n'est pas l'idée du siècle. Vraiment pas. À moins que tu ne veuilles transformer la Californie en champ de ruines.

- Tu te trompes Kara. J'ai confiance en toi. J'ai foi en Supergirl. Je sais que tu pourras te contrôler. Je le sais.

Elle s'était tournée pour plonger son regard dans le sien. La certitude contre l'incertitude. La confiance contre le scepticisme. « Tu ne te transformera pas en monstre, parce que tu n'en es pas un », ajouta-t-elle simplement, avec un geste désinvolte de la main. « Et on sera là. On sera à tes côtés tout du long pour t'aider. On sera là », plaida-t-elle autant pour Kara que pour elle-même. C'était un pari. Elles s'avanceraient ensemble sur une ligne de crête. Elle le savait. Elle n'avait aucune garantie, si ce n'est sa confiance en Kara. Elle posa sa main sur celle de Kara. Ses yeux glissèrent jusqu'à son annulaire sans alliance. L'anneau était là, contre sa poitrine, sous son t-shirt. Ça n'était pas le moment de parler d'avenir à deux. La blonde n'ôta pas sa main, chercha son regard, l'accrocha.

« Si tu y crois, j'y crois ». C'était Lena, sa véritable Kryptonite rouge. Ça le serait toujours.


« Est-ce que tout le monde est prêt ? Chacun sait ce qu'il a à faire, on a des alternatives, c'est tout bon. Ça va aller. Ça va aller ». Dans leurs écouteurs, la voix d'Alex était ferme. « Bonne chance quand même, ça ne peut pas faire de mal », ajouta Sam. Cela faisait deux bonnes semaines qu'ils travaillaient leur plan, qu'ils s'entraînaient. Brainy avait passé en revue toutes les probabilités. Elles n'était pas spécialement bonnes, « 47% de réussite », mais pas spécialement mauvaises non plus, « le facteur indécision peut faire basculer la balance dans notre sens ». « Il faut provoquer la chance », avait résumé Nia.

- Prête ?

- Pas vraiment. Mais il n'y a plus le choix. Vas-y.

Lena écarta la manche de son costume, Supergirl serra le poing pour gonfler ses veines et lui rendre plus facile l'injection. Elle sentit à peine la piqûre de la seringue. Lena apposa une compresse, déroula sa manche, posa ses mains sur ses bras en plongeant ses yeux dans les siens. Elle avait travaillé sur le dosage de Kryptonite rouge avec Alex. Juste ce qu'il faut. Les tests avaient été à peu près concluants. Avec une constante : le résultat dépendait grandement de l'état d'esprit de Kara. Morose, elle tendait à la destruction et à la domination. Enjouée, elle devenait une combattante inarrêtable. C'était cette Supergirl que Lena espérait entrevoir dans les yeux clairs qui se teintaient de rouge.

- Kara ? Comment tu te sens ?

Elle essayait de garder un ton neutre, mais l'inquiétude perçait tout de même dans sa voix. Dans les légères rides sur son front aussi. Il fallait que ça marche. Il fallait qu'elle n'ait pas fait tout ça en vain, qu'elle n'ait pas mis en danger inutilement ses amis et toute la planète, par extension.

- Je me sens... bien. Puissante. Comme pendant les tests.

- Sûre ?

- J'ai faim, aussi.

Lena leva un sourcil, étonnée. C'était la première fois en une dizaine de tests qu'elle réagissait ainsi.

- Je n'ai pas prévu d'en-cas, merde, jura la brune, qui était déjà en train de reconfigurer son plan de bataille en prenant en compte ce paramètre.

- Pas vraiment faim de nourriture... si tu vois ce que je veux dire, précisa la blonde, avec un fin sourire.

- Oh. Je vois.

Lena lui rendit son sourire, s'approcha d'elle jusqu'à lui murmurer à l'oreille. « J'ai ce genre d'appétit aussi », souffla-t-elle, en tournant la tête pour déposer un baiser appuyé sur sa joue, les mains à sa taille.

- Ah bon ? Je ne pensais pas..., fit Kara, sincèrement surprise, caressant sa joue du bout du nez, ses mains dans le dos de la brune.

- Pour toi, toujours, avoua-t-elle en rougissant malgré elle.

Elle vint poser sa bouche sur la sienne, l'embrassa lentement, savoura l'instant. Dieu que ça lui avait manqué. Ça n'éteignait pas le feu dans son bas ventre, bien au contraire. Kara lui rendait son baiser avec un désir presque violent. Lena lui aurait volontiers arraché son costume sur place, ici, là, au milieu de la zone industrielle balayée par le vent, à la vue de tous. Elle s'arracha difficilement au baiser. « À charge d'acompte », glissa-t-elle en se passant les doigts sur les lèvres. « On se revoit après le combat ».

Kara hocha la tête, fronça les sourcils. Un sourire se dessina sur son visage. « Tu ne perds rien pour attendre ». Et elle s'avança dans la zone industrielle, laissant Lena à son poste. La brune enfila son armure, regardait Supergirl s'éloigner d'un pas décidé.

« C'est chaud... », gloussa Sam dans les communications, interrompant un silence gêné. « Je n'avais vraiment pas à entendre tout ça », conclut Alex.