2348 AV -JC : Le déluge

Cela avait été une belle journée avant qu'elle ne bascule dans l'horreur. J'ai trouvé Aziraphale dans la foule. Il n'avait pas l'air à l'aise et j'espérais que ce n'était pas ma présence qu'il le faisait se tendre ainsi.

J'étais bien loin de me douter… Je ne pouvais pas savoir qu'ils allaient mourir.

Lorsque nous avons senti les premières gouttes, l'ange n'a pas traîné, il est allé se percher sur une haute montagne de la région. J'étais incapable d'arracher mon regard des jeunes enfants qui couraient, jouant dans le sable qui déjà, devenait boueux. Leurs cheveux tombaient devant leurs yeux, alourdis par l'eau, ils riaient alors qu'on allait leur arracher leur innocence. C'était bel et bien ce qu'ils étaient : des innocents. Si leurs cœurs avaient eu le temps de s'assombrir, ce n'était que pour des futilités. L'humanité était imparfaite, elle méritait la mort ? J'étais imparfait, je méritais de tomber ?

Peut-être que si je n'avais pas donné cette fichue pomme…peut-être était-ce là les conséquences de savoir la différence entre le bien et le mal ? Lorsqu'on comprenait la limite, on avait envie de la dépasser ? Ces vies… ces enfants… je ne faisais pas tomber la pluie de même que je n'ai pas forcé Eve a mangé le fruit défendu, je ne suis pas responsable, ça n'apaise pas ma culpabilité.

J'ai fini par me glisser sous ma forme animale sur le bateau de Noé quand la pluie a transformé le sable en marécage dégoûtant. L'eau s'est déversée sans trêve pendant quarante jours. J'ai détourné les yeux, dégoûté. Après les dix premiers, je pouvais voir les humains et certains animaux s'entassaient sur les toits des rares habitations élevées, ils n'étaient déjà plus qu'une poignée. Je suis capable d'entendre aussi bien qu'à l'époque leur cri plus fort encore que le tonnerre assourdissant et que les cordes de pluie qui tombaient, rapides et fortes. Ils hurlaient et demandaient au Ciel de les prendre en pitié, ils pleuraient et serraient contre eux les corps sans vie des enfants ou des plus âgés qui avaient succombé dès les sept premiers jours.

Même mes yeux de serpents pouvaient voir les larmes brillantes dans les yeux de ceux qui avaient encore la force de pleurer. J'observais impuissant, les êtres humains qui n'avaient jamais fait qu'exercer leur libre arbitre, que je leur avais offert, mourir dans des souffrances inimaginables.

Je maudissais le Ciel de ne pas être ce qu'il prétendait être. Si c'était là, la preuve qu'Elle était miséricordieuse, je n'ose imaginer ce que ce doit être quand Elle est sans pitié. Les trente autres jours ne furent que pour être certains que rien n'y avait survécu…ou pour éprouver mon âme immortel (pour ce qu'il en reste). L'odeur de la mort remplissait l'atmosphère jusqu'à rendre l'air étouffant.

Lorsque la pluie a cessé, Noé a envoyé des oiseaux et c'est le moment que j'ai choisi pour aller arpenter les terres qui étaient autrefois prospères. Il y avait des corps partout, des humains, des animaux, des plantes…tout était détruit, il ne restait rien, pas un seul vestige, pas un seul bruit de pas, de toge balayant la poussière, pas de musique, pas de rire d'enfant, de bêlement de bétail. Rien que des cadavres recouvrant le sol d'un bien funeste tapis.

Je me suis caché sous un rocher et j'ai dormi.

1184, AV J-C : La Guerre de Troie

Quelle époque de beauté et de splendeur : La Grèce antique. Je m'en souviens bien, j'ai passé des siècles à guider des héros sur le chemin de la gloire et de la félicité pendant qu'Aziraphale s'assurait de l'évolution sociale et politique de la grande entreprise humaine…Et Aziraphale et moi, en sommes particulièrement fiers, pas un jour ne passe sans que nous y pensions. Un peuple impie oui peut-être, quelle grandeur tout de même…

L'Enfer était ravi de ma brillante idée : le polythéisme (en fait ce n'était pas mon idée du tout, l'humanité a juste décidé que c'était trop de pouvoir pour un seul Dieu je suppose). Le Paradis en était beaucoup moins heureux. Le pauvre Aziraphale devait courir partout, essayant de pourvoir à leurs exigences ridicules. Enfin, le Très Bas m'a laissé incroyablement tranquille pendant cette période.

C'est là que j'ai eu mon illumination, je m'ennuyais alors j'ai décidé de donner à certains mortels des capacités surhumaines : la force, la malice, la sagesse, le talent, la créativité… Ces Êtres exceptionnels ont renforcé la croyance des Hommes en plusieurs divinités. Le Très Haut envoyait parfois Aziraphale pour essayer de contrecarrer les grands projets que j'avais pour eux. Il a tant aimé Orphée qu'il a toujours manqué de conviction pour tous ceux qui ont suivi. C'était la première fois que je le voyais avec une telle récurrence pendant une si large période.

Néanmoins il y a un événement auquel je n'avais pas été préparé. La chute de mon dernier héros.

Au nom de l'amour, on avait rassemblé deux formidables armées, au nom de l'amour l'Homme courrait peut-être à sa perte et je ne voulais pas aller me battre mais Achille me l'a demandé. J'avais décidé qu'il serait le meilleur de tous, le plus grand. Je l'avais pris en affection, plus que tous les autres. Je l'ai suivi.

Achille était allé à Troyes avec tellement de courage et il avait peur cependant, il avait le visage haut. Je n'ai vu son regard vacillé qu'une seule fois pendant le trajet jusqu'à la cité : c'est lorsqu'il a découvert la présence de Patrocle à bord. J'ai ressenti tellement d'effroi. Il n'était pas fait pour ce jeu morbide qu'est la guerre. Le soir, je suis allé le voir et je lui ai dit que je pouvais lui faire quitter le navire pour qu'il aille rejoindre une île, qu'on reviendrait après, que je m'assurerais qu'il ne manque de rien. Il devait rester en sécurité. Nous nous sommes disputés. Le champ de bataille n'était pas sa place. Il m'a répondu que sa place était n'importe où aux côtés d'Achille.

Patrocle ne s'en rendait pas compte, la confiance que nous avions placée en Achille l'avait rempli d'arrogance. Peut-être était-ce la présence de Patrocle ? Peut-être voulait-il être assez fort pour les protéger tous les deux ? Je pense comprendre, ça n'atténue pas la douleur, même après tout ce temps.

Son courage s'était changé en témérité. Achille n'était pas facile à vivre mais c'était quelqu'un de bien. Et Patrocle était… il était une créature douce et gentille, il était la tête pensante. Il n'y avait pas plus digne compagnon pour un demi-dieu.

Tout ceci n'aurait jamais dû arriver, j'aurais dû les protéger. Il y avait beaucoup de vent, la poussière et le sable piquait les yeux de tous les combattants. Achille était fort et Patrocle ne devait même pas se trouver si en avant sur les lignes. Un cri a déchiré la torpeur de la mélodie des armes s'entrechoquant. Malgré le tumulte et le fracas, le hurlement glacé a résonné terriblement dans le cœur de tous les être vivants. Et ensuite un silence, je venais d'assomer un garçon trop jeune, je n'étais pas pour tuer les enfants. Je les cherchais des yeux, j'avais un terrible pressentiment. Je ne m'étais pas attaché à beaucoup d'humains dans ma longue existence. Ils étaient mon exception.

Je l'ai aperçu, Achille était tombé à genoux, il tenait serré une lance dans sa main comme si sa vie en dépendait, il pleurait de rage en fixant un général ennemi à une trentaine de mètres plus loin, son bras enlaçait un corps. Le visage qui reposait sur le torse d'Achille… ce ne pouvait pas être…j'ai toujours du mal à croire que son histoire se soit terminée ainsi. Les cheveux étaient trop blond, ils étaient trop clairs, ça ne pouvait pas être lui. J'ai fendu la foule de guerriers qui continuaient leur mortel tragédie, comme si tout ça avait un putain de sens.

Je me suis écroulé alors que mes doigts palpaient le corps de Patrocle. Il ne pouvait pas finir ici, crevant dans la poussière, seulement une victime d'une guerre futile dont tout le monde oublierait l'existence d'ici cinq cent ans. Je cherchais un battement de cœur mais je sentais déjà que son âme immortelle avait rejoint son ultime foyer. Achille me suppliait d'une voix éteinte, il s'agrippait à Patrocle comme si sa poigne pouvait le maintenir en vie. je ne pouvais pas l'aider, il était trop tard. Il m'a demandé de rester auprès de lui et avant que je n'ai pu lui crier de revenir, il était reparti dans la bataille.

J'ai serré en pleurant le corps de mon ami, ses yeux bleus sans vie paraissaient perdus dans le vague, des saletés et la terre avait éclairci ses cheveux, leur donnant une teinte blonde presque blanche et un sourire paisible ornait son visage. Patrocle ne lui avait jamais ressemblé autant. Il était mort stupidement, son intelligence et son amour l'avaient rendu imprudent. Un cri de détresse silencieux secoua ma poitrine alors que mes larmes souillaient davantage son cadavre.

J'ai dû fermer ses paupières. J'ai dû le porter loin des combats, j'ai dû nettoyer son corps, j'ai dû rincer le sang de ses cheveux, j'ai dû le préserver de la décomposition, j'ai dû laver en tremblant mes mains tachées de rouge. J'ai dû regarder l'amour, l'amitié, la colère détruire une civilisation que j'avais appris à aimer.

Après la mort d'Achille, je me suis assuré qu'ils reposaient ensemble, c'est ce qu'ils auraient voulu et je suis allé me consoler dans une visite auprès d'Aziraphale. Il avait appris ce qui s'était passé. Il m'a promis d'inscrire leurs noms dans les étoiles, il m'a promis qu'on se souviendrait d'eux, que ce ne serait pas un détail de l'Histoire.

Ensuite, il m'a demandé de l'aide pour Ulysse. Aziraphale ne supportait pas l'acharnement du Paradis sur lui. Je l'ai aidé, il a pu rentrer en vie auprès de sa famille.

J'aurai voulu … je ne sais pas trop…comprendre pourquoi il avait fallu qu'ils meurent ? J'ai dormi à Ithaque.

79 AP J-C : Pompéi

Ce n'était le résultat d'aucune colère, d'aucune guerre, d'aucune infection vicieuse. Si avant j'avais pu trouver des explications, des brides de justification, cette fois, je n'y comprenais rien. Contre qui l'Humanité avait-elle joué et avait-elle perdu ? Pourquoi Elle les soumettait à autant de tests ? Était-ce une terrible malédiction qui me poursuivait ? Je m'étais établi au sud à l'époque parce que j'aimais ce peuple. Ils étaient brillants et tolérants.

Aziraphale est venu me trouver, j'étais si heureux de le voir. J'ai vu ses yeux, son air et j'ai compris qu'il n'était pas là pour goûter les délices de cette région. Je voulais lui montrer la cité, les temples, la grande place, le marché, je voulais rattraper le temps que nous avions passé loin de l'autre. Pourquoi fallait-il que ce soit lui qui me l'annonce ?

Je lui ai demandé ce qu'ils avaient fait, Aziraphale n'a pas été capable de m'en dire beaucoup plus, je ne lui en veux pas, je sais que ça l'affecte autant que moi. je n'ai seulement pas sa foi en…tout ça. Il m'a supplié de venir avec lui, même lui ne pouvait pas me détourner les yeux de ce qu'il allait se produire.

Je ne pouvais pas les abandonner, je suis resté à Pompéi, observant la chute d'un peuple qui n'avait pas à être puni mais qui était seulement au mauvais endroit au mauvais moment. Quelques jours après, tous les corps de mes amis avaient été changés en bloc de roche volcanique, la ville prospère et si joyeuse, si humaine n'était plus rien. Encore une fois, je sentais l'odeur de la mort tout autour de moi, j'entendais en écho le cri des enfants qui couraient dans ces rues, il y a encore sept jours de cela. Je voyais la cendre descendre, noyant dans la poussière les traces de l'horrible événement, peignant le sol de blanc comme pour effacer le sang dont était imbibé la terre et saturer l'atmosphère plein des hurlements de terreurs et de douleurs des être vivants.

Par la suite, Pompéi ne fut pas oubliée non plus et je suspecte Aziraphale de l'avoir rendue immortelle, comme figée dans le temps. Il ne l'avouera peut-être pas cependant je sais qu'il ressent ma douleur comme je ressens sa présence sur la surface de la Terre, il trouve toujours un moyen de la soulager un peu.

On pense qu'on s'habituera à la perte. Je ne pouvais pas m'empêcher d'aimer et de détester les Hommes. Ils sont arrogants, dangereux, des meurtriers, ils sont méchants, cupides et avides de pouvoirs, ils sont aussi intelligents, ingénieux, sensibles, amusants et drôles. Ils ne cessent jamais de se battre pour leur condition. Je suis un vieux démon, une vieille âme, j'ai vu tout ce qu'elle a pu subir, je l'ai toujours vu se relever. Les Hommes n'abandonnent pas. En revanche, cette fois encore, je suis allé dormir.

1800 : Aziraphale emménage

Londres est une immense fourmilière. Je regarde par la fenêtre et j'essaie d'imaginer toutes les vies qui parcourent ses rues. Et puis je pense irrémédiablement à toutes les vies qui ont traversé la mienne. Un méli-mélo d'existences. Aziraphale est une constante alors que tout change. J'aime le changement mais c' est un déjà-vu confortable.

Je dois aller à Edimbourg, j'aime bien l'Ecosse cependant j'admets que l'idée de rester ici était tentante. Regarder Aziraphale s'installer. L'accompagner dans sa nouvelle routine. Je suis un peu fatigué des rendez-vous secrets mais je ne prendrais pas le risque qu'il tombe. Je ne suis pas assez, ce n'est pas dramatique.

Je suis content de m'éloigner un peu, en dépit de la simplicité qui caractérise la mission qu'on m'a confiée, je vais prendre mon temps. Je crois que je ne vais pas très bien. Je n'arrive pas à ressentir autre chose que ce désespoir qui me broie les entrailles. J'ai, en moi, une mélancolie boueuse et dégoûtante qui se répand dans l'ensemble de mon corps comme un poison. J'en ai trop vu. Je me suis attachée à l'humanité comme à mes étoiles.

Je pense constamment à L'Apocalypse, j'imagine la Terre après Elle. Détruite, sèche, une étoile mourante qui déviera dans le vide cosmique, s'approchant tous les jours un peu plus du soleil jusqu'à s'y écraser. Si les Hommes meurent, je n'aurais plus aucune raison de rester ici, je vais devoir descendre en Enfer…et je ne sais pas si j'en ai vraiment envie. Je dois avoir un plan de secours. Juste au cas où.

J'ai été créé afin de mener le plan ineffable à son terme, je ne sais pas ce que c'est exactement mais je ne suis pas sûr de vouloir qu'il se déroule. J'ai mis tous mes talents dans la création de l'espace et elles ne survivront pas non plus. Quand j'y pense, je suis tellement en colère. Dieu de pardon ? C'est moi suis obligé de tout Lui pardonner : Ses silences, Ses absences, Son indifférence…Je regarde ce qu'Elle m'a fait : la trahison ! Dieu m'a inspiré de l'amour, à moi, un être qui n'est pas censé y avoir le droit, pour mieux me le retirer après…Il n'y a qu'une seule personne que je ne La laisserai pas m'arracher.

J'ai voulu le Savoir, j'ai trébuché, je suis devenu un démon. Personne ne vous explique ce que c'est que de tomber. Personne ne vous dit que vous allez chuter inconscient, depuis le très Haut, que pendant votre chute, l'ensemble de votre corps brûle, dans un brasier qui ne s'arrête pas à votre chair mais qui se fraye un chemin jusqu'à votre âme immortelle. Que ce feu là consume et qu'il ne reste de vous que la rancœur et la douleur.

Ensuite on m'a fourré une arme dans les mains et j'ai dû me battre, détruire mes semblables. Tous ces êtres qui s'entretuaient, je voulais leur dire d'arrêter mais ils m'auraient répondu que c'était le Grand Plan. Allez vous faire foutre, je ne faisais que me défendre, je n'ai jamais voulu tout ça, ça n'avait aucun sens… c'est là que je l'ai aperçu. Aziraphale. J'avais peut-être changé en tombant, mais il était resté le même que dans mes souvenirs. J'avais pourtant la sensation que c'était il y a des siècles, ses boucles blanches, ses yeux bleus, son visage, ses courbes agréables et sa lumière divine…il était terrifié. Il n'avait aucune raison de l'être, il était un soldat redoutable avec son épée enflammée. Il la tenait du bout des doigts. Je n'ai permis à personne de le toucher. Un petit miracle démoniaque de ma confection. Je lui devais bien ça, il avait été bon pour moi avant que…avant l'Enfer.

J'ai été envoyé sur Terre et alors que je ne pensais pas pouvoir creuser davantage le profond dégoût que je ressentais déjà : il y eut la pomme. Maintenant, tout le monde me rend responsable de tous leurs malheurs. Je n'ai pas ouvert la boîte de Pandore. Je ne suis pas le monstre qu'on veut dépeindre. Peut-être ai-je ses traits ?

Je veux dormir.

1862

Trente cinq étaient passés, Aziraphale avait ponctué ces décennies de brides de lecture des journaux de Crowley, il avait vécu lui aussi ces événements et il n'avait pas l'impression d'abuser de l'indiscrétion. Pour autant, il ne dirait jamais à son ami qu'il avait lu ses plus secrètes pensées. La douleur suintante des mots qu'ils avaient rédigés au fil des années avait traversé de part en part Aziraphale. Ils avaient vécu tellement de choses difficiles. Et ce n'était certainement pas fini mais l'ange se fit la promesse de ne jamais trop s'éloigner du démon. Ils resteraient à Londres tous les deux où ils continueraient de veiller l'un sur l'autre.

Aziraphale s'était, pendant ses trente-cinq longues années, installé dans une routine particulière, il s'éloignait la nuit, afin de récupérer et exécuter les ordres infernaux et divins. Il rentrait au petit matin et il veillait Crowley. Les plaies de celui-ci s'étaient refermées tout au long de toutes ces années. Il allait mieux. Il aurait dû déjà être réveillé.

Si les premières années, Aziraphale avait encore de l'espoir, il n'en eut plus aux alentours de 1840. Il était même au bord du désespoir. L'ange avait tenté d'atteindre la conscience de Crowley mais un barrage solide lui en interdisait l'accès.

Ce qu'un ange était censé faire ou dire, ce n'était plus le problème d'Aziraphale. il avait fini par passer ses journées allongé à côté de lui, serrant son corps maigre dans ses bras, ses os pointus s'enfonçant dans sa chair, le berçant de sa voix. Il faisait des promesses toutes plus invraisemblables les unes que les autres :

«— Je brûlerais le Paradis, je t'offrirais ses cendres, je noierais l'Enfer et je déposerais à tes pieds leurs idoles détruites. J'empêcherais l'Apocalypse…tout ce que tu veux, n'importe quoi mais reviens moi. »

Ce matin-là, il entendit pour la première fois le hurlement de son cœur : le démon était mort, l'idée s'était installée silencieusement dans son esprit et elle s'exposait à l'instant à la lumière de sa lucidité. Aziraphale pleurait et gémissait de douleur alors qu'il prenait conscience qu'il avait perdu Crowley. L'air lui manquait, il avait mal. Pour une fois, il pria un démon et non son Dieu.

Crowley, lui, n'avait pas l'impression que tant de temps était passé. Cela lui avait fait l'effet d'une seule année et il avait adoré cela. Il se sentait bien. Il se réveillait toujours dans la chambre nacrée ou il retrouvait toujours l'image aux contours flous et flottants du faux Aziraphale. Pour le moment, celui-ci avait l'air plutôt inquiet :

«— Je t'appelle Crowley. J'ai besoin de toi. »

Crowley entendait les supplications de son ange, mais il les entendait comme à travers un mur. Ca lui faisait mal bien sûr, il voulait répondre à Aziraphale mais d'un autre côté, il était tellement épuisé… Il y avait une question qu'il lui avait brûlé les lèvres alors il détourna leur attention des murmures incessants :

«— Est-ce que c'est comme ça lorsqu'on est détruit ? Quand on meurt ? »

L'Aziraphale lui lança un regard curieux et interrogateur :

«— C'est comme ça que tu l'imagines, oui. »

Pour la première fois, Crowley avait l'impression que tout n'était pas obligé de mal se terminer, il entrevoyait sa porte de sortie. Il conclut :

«— Alors ce n'est peut être pas si mal. »

Aziraphale le sondait du regard maintenant. Il avait très bien entendu le démon aussi une expression de pitié s'était peinte sur ses traits. L'ange prit ses joues en coupe et Crowley ne put s'empêcher de couvrir la main de l'autre avec la sienne :

«— Ça va me manquer.» murmura-t-il en pivotant son visage pour embrasser la paume d'Aziraphale.

«— Ce n'est pas réel Crowley. »

Et l'Aziraphale s'éloigna brusquement. Le démon avait froid. Les chuchotements autour de lui se faisaient plus insistants. Il avait mal à la tête et il n'arrivait à soutenir le contact visuel avec l'ange :

«— Tu dois y aller. »

«— Je ne veux pas. Je veux rester ici. Aziraphale ne me repousse pas. S'il te plaît. »

Ils chuchotaient comme si quelqu'un pouvait entendre leurs confidences. Crowley se leva et lui prit les mains.

«— Aziraphale…»

Ils n'avaient jamais eu de besoin de mots et de toute évidence il avait trop peur de les prononcer. Il ne pouvait pas perdre la seule chose qui n'avait pas encore disparu dans sa vie. Même si ces instants ne se déroulaient que dans son inconscient, c'était déjà quelque chose.

«— Ho Crowley… Je suis un ange, je ne pourrais jamais… tu es un démon.»

La voix froide et distante d'Aziraphale claqua dans le silence lourd de la pièce alors que l'ange se retira de son étreinte. C'est là qu'il s'en rendit compte. Il s'était voilé la face : l'autre sentait le soufre, il puait l'Enfer, derrière ces yeux bleus pâles se cachaient ses propres pupilles reptiliennes et il y avait sa silhouette dans la forme de son corps flous.

Crowley s'était laissé tomber dans son propre piège. Il ne pouvait plus rester, il ne pouvait plus supporter la vue d'une création de son esprit tordu et malsain. Pour la première fois depuis qu'il s'était réveillé ici, il s'enfuit de la pièce. Il s'attendait à trouver un couloir ou quelque chose qui y ressemblait, à la place il fut enveloppé d'une lumière aveuglante qui lui fit fermer les yeux.

Quand il essaya de les rouvrir, ses paupières étaient lourdes, sa gorge était sèche, ses muscles étaient douloureux. Dieu, que ça faisait mal de se sentir vivant. Il entendait vaguement des échos de voix. Il n'arrivait pas à se concentrer pour comprendre les mots qu'il entendait. Au terme d'un grand effort, il ouvrit les paupières sur un plafond jaune sable qu'il ne reconnaissait pas. Au moins ce n'était pas blanc.

Il cligna des yeux, essayant de s'adapter à la lumière douloureuse, il étouffait mais il savait que c'était lié à la voix à côté de lui. Il comprit où il se trouvait. Il renifla doucement, peu pressé de faire savoir qu'il était conscient. Il sentit la véritable odeur d'Aziraphale. Pas un ersatz. Il était avec son ange. Et il était vivant. Tout irait bien maintenant.

«— Est ce que tu peux te taire cinq minutes. J'ai mal à la tête.»

Sa voix sonnait différemment, rauque. Elle devait s'habituer de nouveau aux vibrations des cordes vocales et au passage de l'air. Elle était trop basse pour que l'autre l'entende à travers ses sanglots.

«— Je ne mangerais plus jamais d'éclair au chocolat et de tartelettes à la fraise et si tu reviens je promets de m'occuper de tous les miracles pendant les cinquante-deux prochaines années.»

Et si Aziraphale n'avait pas senti un vague mouvement, sa litanie aurait continué encore longtemps, il se figea s'arrêtant de respirer comme s'il avait voulu entendre la poussière flottait dans l'air. Crowley en profita :

«— Tu pourrais aussi m'inviter à dîner et payer pour une fois.»

«— Crowley ?»

Aziraphale lâcha sa prise autour du corps de son ami pour s'éloigner un peu, il n'en croyait pas ses yeux. Il n'avait pas compris à quel point sentir les pupilles de son démon sur lui, lui avait manqué, jusqu'à ce que Crowley le fasse de nouveau. S'en était trop pour l'ange qui se retenait tant bien que mal de pleurer, et qui à défaut babiller déjà sur les dernières nouvelles du siècle.

«— Non s'il te plaît… l'angelot… J'ai mal à la tête.»

Crowley était mal à l'aise, il voulait seulement se rendormir un peu, il était aussi exténué que s'il avait couru un marathon. L'ange sembla lire dans ses pensées :

«— N'ose pas fermer tes yeux, saleté de serpent.»

Crowley commença à ricaner et cela lui fit mal dans la poitrine, aussi son expression se transforma en une piètre grimace. Il essaya de se redresser mais tout son corps était tellement douloureux qu'il parvint tout juste à glisser un peu plus sur le tas d'oreiller moelleux dont son ami l'avait entouré. Il pouvait sentir la migraine poindre alors que le sang lui battait les tempes. Il posait son regard n'importe où plutôt que sur Aziraphale. Sa détresse lui réchauffait le cœur et lui tordait l'estomac dans une cuisante brûlure tandis que les mots de l'apparition résonnaient encore dans son esprit : " tu es un démon. " C'était bel et bien la voix d'Aziraphale qui les avait prononcés. Et Crowley avait mal.

«— Ecoute Aziraphale, j'ai besoin d'une sieste… une heure pas plus » se précipita-t-il d'ajouter alors que l'ange ouvrait la bouche, légèrement paniqué : «...ensuite nous irons nous promener et nourrir les canards à Saint-James. Et bien sûr tu m'offriras le meilleur dîner de toute ma vie.»

Aziraphale ne prit pas la peine de réfléchir, on lui proposait deux de ses activités préférées, il ne voyait pas pourquoi il refuserait. Il se leva, décidant qu'une bonne lecture lui occuperait suffisamment l'esprit pour passer le temps jusqu'à ces instants promis.

Pour la première fois depuis ce qui lui semblait une infinité d'années, Crowley était seul. Il faisait jouer ses muscles fins pour les dégourdir un peu, il avait repéré sur une chaise une redingote sombre, un haut de forme vraiment haut, une canne en argent dont le pommeau était une tête de serpent aux yeux émeraudes et l'ange avait plutôt bien choisi l'ensemble, il avait dû se douter que son ami serait incapable de produire le moindre miracle au moins pendant quelques temps. La canne n'était pas de trop pensa le démon alors qu'il n'arrivait pas à balancer ses jambes dans le vide. Il lui faudrait peut-être un petit peu de temps pour sortir de la chambre.

Tout le reste de la journée ne se passa pas comme il l'avait promis à l'ange. Pendant la petite heure qu'il lui fut accordée, le cerveau de Crowley ne lui avait pas laissé de répit. Aziraphale l'avait protégé, lui et leur existence sur Terre et il s'était mis en danger. Aveuglé par sa volonté de revoir en vie son ami, l'ange avait fait fit de toute prudence. N'importe quel ange, n'importe quel démon aurait pu découvrir qu'il était un agent double. Trente-cinq ans, cela pouvait être long. S'il devait choisir entre sa vie et celle d'Aziraphale, jamais Crowley n'hésiterait. Il savait que quoiqu'il puisse se produire, dans un avenir proche ou très lointain, il lui en faudrait. Il soupira en descendant lourdement les marches, Aziraphale n'allait pas être content.

Après leur dispute au parc. L'ange était rentré chez lui sans se douter qu'il ne reverrait pas son démon avant de très longues années. Il faisait les cents pas dans sa librairie, attendant que Crowley revienne vers lui et s'excuse, lui dise que c'était une stupide blague, qu'il ne voulait pas vraiment d'eau bénite.

Aziraphale se fit la réflexion qu'un siècle ne pouvait pas se terminer de pire manière.

...

NDA : Je vais être honnête, je n'aime pas du tout cette fiction, elle subira surement des modifications importantes dans le temps. Mais je ne pouvais pas continuer d'autres projets sans terminer celui-ci alors...

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PS : il existe vraiment un astéroïde du nom de Patrocle
A bientôt !