Lorsque vient Yule, les réjouissances en l'honneur de la Grande Chasse du temps où Odin en personne montait à cheval pour emmener les guerriers défunts pourchasser et abattre toute créature vivante sur leur passage, aussi bien humaine qu'animale, l'atmosphère a quelque chose de différent, cette année.
Parce que Roshan a sept ans, l'âge de raison, l'âge d'être progressivement initié aux mystères sans craindre qu'il interfère bêtement avec les rituels et attire le malheur sur la maisonnée – en son for intérieur, Roshan pense que Grand-père craint surtout que son petit-fils ne dise un mot de trop devant Perry l'Auror et attire l'attention des forces de l'ordre sur le Manoir Lestrange, comme son père l'a fait et il ne manquerait plus que ça.
Grand-père ne devrait pas s'inquiéter, Roshan ne dira rien. Le garçon n'est pas assez stupide pour ne pas se rendre compte que davantage d'Aurors dans le Manoir, ce ne serait pas bon pour lui non plus, ça finira en coups de ceinture ou alors il se fera oublier dans le placard pour plus longtemps que l'après-midi et la perspective ne lui donne absolument pas envie.
Et mine de rien, Roshan est curieux. En quoi ça consiste exactement, ces rites ? Il sait que plein de gens veulent les interdire, soi-disant parce que ça fait peur, parce que ce n'est plus adapté, parce que ça ne sert à rien dans le monde de maintenant, parce que c'est trop étrange. Mais en quoi ?
Alors oui, le garçon est curieux, très curieux, et quand Romulus Lestrange lui dit de s'habiller en pantalon et tunique blancs tout simples, il s'exécute sans râler, il a trop envie de savoir.
Grand-père et petit-fils sortent dans le jardin, où patiente une chèvre blanche attachée à un piquet, étendue sur de la paille jaune qui craque un peu alors que l'animal s'agite à leur arrivée, mais la chèvre se calme quand Romulus lui caresse la tête.
« C'est bientôt la fin de l'année » déclare le vieil homme gravement, « et pour que l'année à venir puisse bénir cette maisonnée, une mort doit avoir lieu. Pour que l'herbe puisse pousser, les cadavres doivent couvrir la terre. »
Roshan cligne des yeux alors que son grand-père tire le long couteau accroché à sa ceinture en tissu blanc, la lame brillant faiblement dans la lueur pâlotte de décembre.
« Tu va la tuer ? » interroge-t-il impulsivement, oubliant brièvement que Romulus Lestrange a horreur des questions.
Par chance, le vieil homme est trop concentré sur son office pour se rappeler qu'il devrait être contrarié.
« Ne ferme pas les yeux » ordonne Romulus Lestrange. « Regarde bien, pour le jour où tu devras le faire. Si ton coup est faible, la bête souffre et cela porte malheur. Sois efficace, toujours. »
Roshan avale péniblement, mais ne détourne pas la tête, même quand le couteau entame la chair et le poil. Grand-père sait parfaitement ce qu'il fait, ses mains refusant de trembler alors qu'elles empêchent la chèvre mourante de se débattre pour lui flanquer des coups de cornes, pour renverser la coupe en bois qui se remplit de sang noirâtre à l'intense puanteur métallique.
Le cou du garçon gratte et démange, mais il s'avance docilement quand Romulus Lestrange le lui demande, afin de vider l'animal de ses entrailles. C'est puant, c'est salissant, et surtout c'est une tâche à accomplir sans magie – c'est un rituel, un qui ne réclame pas l'usage d'une baguette, un qui touche à la Mort et à la Vie et quand il est question de ces deux états et de la fine barrière entre les deux, c'est infiniment plus prudent de ne pas se faire remarquer en étalant sa prouesse arcane.
Roshan peut comprendre le raisonnement, mais ça ne veut pas dire qu'il apprécie, surtout pas alors qu'il est à genoux dans la terre glacée, son grand-père prêt à lui flanquer une claque sur l'arrière du crâne parce qu'il a confondu le foie de la chèvre avec ses poumons, parce que le vieil homme ne va pas laisser passer une occasion en or d'enseigner l'anatomie à son Héritier, les morveux ces temps-ci ne savent plus différencier leurs narines de leur anus, pas question de cela avec un rejeton Lestrange, est-ce bien clair ?
Une fois les entrailles mises à part, Romulus Lestrange fait appeler Grigri pour lui dire de préparer la viande de la chèvre pour le dîner de ce soir, pendant ce temps le patriarche et son héritier s'en iront répandre la bénédiction dans le domaine. En guise de bénédiction, Roshan se retrouve à porter la coupe pleine de sang, faisant de son mieux pour ne rien renverser alors qu'il suit docilement Grand-père qui fait le tour du parc, s'arrêtant à un endroit ou un autre afin de plonger les doigts dans l'épais liquide noirâtre et d'en répandre des gouttelettes sur la terre et les arbres et les pierres, pour que la vie de la chèvre retourne au domaine et lui permette de continuer à prospérer jusqu'à l'année prochaine, jusqu'au prochain sacrifice.
Roshan se sent un peu triste pour la chèvre qui n'a rien demandé, mais d'un autre côté, son grand-père ne l'a pas tuée simplement parce qu'il en avait envie, mais pour prendre soin du Manoir Lestrange. Certainement, ce doit être une meilleure raison que de juste vouloir faire du mal à une créature vivante qui ne peut pas se défendre.
Et puis, c'est une chèvre. Les animaux sont là pour décorer la maison, ou ils sont là pour être mangés – enfin, c'est quand on ne demande pas son avis à Grigri, l'elfe de maison pense que les animaux se font manger et c'est tout, oui, même les chats et les chiens et les perroquets. Quand Roshan a essayé de lui expliquer que les chats sont très utiles pour tuer les rats et que les chiens empêchent les intrus de venir, Grigri lui a rétorqué qu'il faisait déjà ça alors le Manoir Lestrange n'a pas besoin d'une bête inutile à moins de la réserver pour un repas ou un autre.
Si c'est un rituel Sombre, le garçon ne comprend pas tellement pourquoi c'est supposé être interdit. Peut-être que les gens qui ne mangent pas de viande – une des sœurs de Perry est comme ça, elle embête sa famille entière quand il faut composer le menu et qu'elle refuse de toucher au plat principal parce que c'est du poulet ou du bœuf ou du cochon ou de l'agneau ou autre chose comme ça – ne voient pas à quoi ça sert, puisqu'ils sont obligés de jeter la carcasse de l'animal et donc de diminuer son utilité ? Il veut vraiment demander à Perry si ça pourrait être la bonne raison…
Sauf que Roshan ne peut pas, n'est-ce pas ? Le garçon n'est pas très au clair sur l'affiliation politique de la grande personne qu'il connaît le mieux en dehors de son cercle familial, il pense que Perry l'apprécie suffisamment pour l'écouter expliquer ce qu'il a fait pour Yule et les raisons qu'il avait de faire ainsi, mais si cette sympathie n'empêchait pas l'Auror de traîner l'Héritier Lestrange en prison, dans la cellule à côté de celle occupée par ses parents ?
Roshan ne veut pas imaginer la scène, il ne veut même pas faire de cauchemars là-dessus, mais il est affreusement conscient que ce sera quand même le cas, parce que c'est quand on vous dit de ne pas penser à un ours polaire que vous vous mettez à voir la bête du coin de l'œil, partout où vous allez.
Tout ce dont il est capable, tout ce qu'il est en mesure de faire, c'est de garder le silence et le secret.
