Dean est déjà levé depuis longtemps et occupé à faire des pancakes quand il voit du coin de l'œil Castiel entrer dans la cuisine. Il marque un temps d'arrêt, la spatule à la main, devant la vision surréaliste qui s'offre à lui. Il n'imaginait pas que son psy se levait le matin les cheveux en pétard, les yeux presque collés réduits à deux fentes, se grattant pensivement le début de barbe pas encore rasé qui ombre ses joues. Eh oui Dean, le Doc aussi peut avoir la tête dans le cul.

Castiel ne semble pas remarquer le trouble de son patient et marmonne un "bonjour" un peu vague avant de se servir un verre d'eau à l'évier et d'aller s'asseoir à table.

Dean en a frissonné, au son de ce salut encore plus grave et rauque que d'ordinaire. A en avoir les poils au garde à vous le long de ses bras et dans la nuque.

Putain mais c'est quoi ça ? Pourquoi une voix masculine lui fait cet effet là ? Il perd vraiment la boule. Il secoue la tête et retourne les pancakes qui commencent à brûler.

- Bien dormi Doc ?

Castiel finit son verre et s'éclaircit la gorge.

- Oui, merci. Avez-vous réussi à vous reposer ?

- Ouais, j'ai dormi quatre heures, c'est mieux que d'habitude.

Tu parles d'un mieux. Dean vide sa poêle dans deux assiettes et en pose une sous le nez du psy.

- Je savais pas si vous prenez du café ou du thé alors j'ai fait les deux, Mais si vous voulez autre chose -

- Le thé m'ira très bien Dean, merci beaucoup. Merci aussi pour les pancakes, mais vous n'êtes pas obligé de faire tout ça vous savez.

Dean agite sa spatule pour le faire taire.

- Ça m'occupe, vraiment ça ne me dérange pas, et puis vous êtes techniquement invité alors c'est normal, enfin… Voilà. Mangez.

Il reste un peu gauchement debout à côté de la table, à observer Castiel mettre un peu de sirop d'érable sur la pile de crêpes dans son assiette.

- Vous devriez aussi manger un peu Dean.

Ah, oui. Pourquoi il perd autant ses moyens ce matin ? Il s'assoit en face de Novak et picore un peu, sauf que pour l'instant il n'a pas vraiment faim, il essaye surtout de contenir son excitation. Mais il fait l'effort de garder sa langue le temps que Castiel émerge, et termine son petit dej. Bon, il arrive à tenir jusqu'à la dernière bouchée, c'est déjà bien. Ensuite, il crache tout.

- J'ai ressorti les cartes du coin du foutoir de Bobby, et il y a un affût à dix minutes dans la forêt. On peut prendre le pick-up et y aller, vous en pensez quoi ?

Castiel termine d'avaler son dernier morceau de pancake avec une gorgée de thé, le cerveau encore embrumé. Il arrive finalement à additionner deux plus deux.

- Ah, oui, le tir à l'arc.

Dean hoche la tête avec un petit sourire un peu timide.

- Laissez moi le temps de prendre ma douche, et je suis à vous.

Dean saute de sa chaise et fourre la vaisselle sale en vrac dans l'évier avant de quitter la cuisine.

- Prévenez votre frère Dean, qu'il ne s'inquiète pas s'il venait à passer ici.

Il s'arrête dans l'encadrement de la porte et hoche la tête, les traits un peu figés.

- Il ne viendra pas, vous savez.

Et il disparaît.

Ils ont roulé quelques minutes - Dean au volant - sur les chemins défoncés qui traversent les bois, avant de devoir finir les dernières centaines de mètres à pied. L'abri en bois est encore en bon état, bien que visiblement peu utilisé. Les feuilles mortes sont entrées par les fenêtres et ont envahi le sol, mais le toit est encore entier, ils seront protégés si la pluie s'invitait à la partie. Ils s'assoient côte à côte sur le banc, l'un tourné vers le nord, l'autre vers le sud, et commencent le passionnant art de l'attente. Après quelques minutes de silence, Castiel se décide à utiliser ce temps plus utilement.

- Avez-vous fait des crises de somnambulisme récemment ?

Dean tourne un peu la tête et observe la nuque du psychiatre. Quoi, même ici il va se faire tripoter les méninges ? Mais le murmure grave est si agréable.

- J'en faisais quand j'étais petit, John m'a trouvé plusieurs fois dans la chambre de Sam. Pourquoi ?

Castiel hoche la tête et tourne un peu le visage vers son patient.

- Vous vous êtes levé cette nuit. Pensez-vous que c'est ce qui est arrivé le soir où vous vous êtes blessé à l'arcade ?

Dean se gratte nerveusement la nuque.

- Nan, je me souviens de ce qu'il s'est passé samedi. Je ne dormais pas, je suis tombé dans les pommes en voulant me lever du canapé pour aller boire quelque chose.

Il sent qu'il recommence à trembler un peu, se tortille sur le banc pour être sûr qu'il ne touche pas le Doc - il ne veut pas qu'il sache.

- D'accord. Le somnambulisme chez l'adulte est causé par un mélange de facteurs : le stress, le manque de sommeil, entre autres. Je pense qu'on peut dire qu'ils vous correspondent.

Dean hausse les épaules et fixe les arbres qui s'étendent devant lui.

- J'ai… J'ai fait quoi cette nuit ? Rien de bizarre ou -

- Non, ne vous inquiétez pas, vous êtes seulement resté debout dans le salon. Je vous ai raccompagné à votre chambre, c'est tout.

Oh, le menteur. Mais comment amener la vérité sans mettre Dean en colère, ou le gêner affreusement ?

- C'est peut être une crise passagère liée au changement d'environnement. Mais si cela se reproduit, il faudra en tenir compte. Le manque de sommeil vous rend somnambule, mais le somnambulisme participe à la détérioration de votre sommeil, c'est un cercle vicieux. N'hésitez pas à m'en parler si vous remarquez que cela se reproduit.

Dean hoche la tête, et le silence les entoure à nouveau pendant un long moment. Il a mal au cul sur le banc, et il tremble tellement qu'il est certain que Castiel peut le sentir.

- Vous savez, avant hier quand je suis parti avec - avec la serveuse.

Il murmure à peine, pas seulement pour éviter de faire fuir le gibier. Le psy ne répond pas, il attend patiemment la suite.

- On s'est retrouvé chez elle et - et j'ai pas pu.

Il ferme les yeux une seconde, interrompant son bégaiement, grimace à cause de l'acidité qui remonte dans sa gorge.

- Qu'est ce qui s'est passé ?

- Rien, justement. Elle était là, on… Elle m'embrassait, mais moi je pouvais pas. Je supportais pas.

Castiel inspire doucement et répond avec douceur.

- Avez-vous du mal à toucher un autre être humain, ou être touché depuis votre crise d'angoisse ?

- Ouais…

C'est à peine soufflé, légèrement brisé.

- Surtout avec les mains. Je veux dire, j'ai dormi sur l'épaule de Charlie il y a deux semaines, et ça allait.

- Mais vous la connaissez bien, et vous savez qu'il n'y a aucune ambiguïté dans votre relation.

- C'est pas - Oui, y'a de ça. Mais surtout, j'ai l'impression que… Enfin, ça me colle la gerbe par moment.

Oh.

Castiel s'humidifie les lèvres qui sont devenues soudainement très sèches.

- Est ce que vous revoyez la dernière victime à travers le corps des autres ?

- Oui.

Dean prend une deux deux flèches posées sur le banc et passe distraitement le pouce sur la pointe étoilée. La vache ça coupe, c'est tranchant comme un rasoir.

- Vous pouvez travailler à vous focaliser sur ce qui différencie les vivants des morts. Par exemple, lorsque vous vous trouvez proche de quelqu'un, observez les mouvements respiratoires. La chaleur de la peau. La souplesse des mouvements. La voix. Essayez de vous fier davantage à votre ouïe, à votre toucher plutôt qu'à votre vue, dans un premier temps.

Dean hoche la tête. Ils restent sans échanger un mot quelques minutes avant que Castiel le frôle doucement du coude. Il se retourne et voit la main du Doc pointer quelque chose.

- Des cerfs.

Effectivement, une harde se déplace à une cinquantaine de mètres d'eux, apparaissant et disparaissant entre les arbres.

- C'est un peu trop gros pour nous je le crains. Je ne peux pas tuer une bête que je ne suis pas capable de ramener à la maison.

Dean hoche la tête en silence, le regard perdu sur le troupeau qui passe sans bruit. Effectivement, de sacrées bêtes, il y aurait de quoi manger dessus pendant des jours.

Castiel fouille quelques secondes dans son sac à dos, en sort les sandwiches que Dean leur a fait, et lui en tend un.

- Vous savez comment dépecer et vider un bestiau pareil ?

Dean mâche distraitement, sans réellement apprécier ce qu'il mange.

- Oui, mon père se fournissait en gibier aux chasseurs de la campagne proche de Minneapolis pour le restaurant. Et il arrivait souvent entier. Mes frères et moi étions souvent de corvée pour l'aider à les préparer. J'ai continué avec les quelques animaux que j'ai chassé.

- Vous seriez bon à marier selon John.

Dean sourit un peu avant de réaliser qu'il n'a aucune idée de la situation familiale de son psy.

- Mais vous l'êtes peut être, je ne vous ai jamais demandé…

- Je suis séparé, mais nous n'avons jamais été mariés.

- Oh, désolé. Ça s'est mal passé avec votre copine ?

Castiel avale la bouchée qu'il vient de prendre et hésite peut-être deux secondes avant de répondre.

- Michael m'a trompé, à vrai dire.

Ah.

Dean est sur le cul. Il n'imaginait absolument pas son psy gay. Non pas qu'il ait d'à priori, mais tous ceux qu'il connaît sont plus proches de Charlie l'euphorique pleine d'énergie que de Castiel et son gigantesque balai dans le cul. Il l'avait directement rangé dans la case hétéro coincé, quatre enfants et l'église le dimanche. Bravo l'enquêteur !

- Oh, c'est moche de faire ça. Ça faisait longtemps que vous étiez ensemble ?

Novak hoche la tête lentement, le regard un peu vide.

- On s'est connu à New-York, il était en fac de droit, moi en médecine. On est resté douze ans ensemble.

Dean siffle doucement, impressionné.

- Ma relation la plus longue a duré six mois, avec Lisa. Mais je crois que la vie de couple n'est pas faite pour moi.

Castiel lui jette un rapide coup d'œil.

- L'engagement vous déplaît peut-être ?

Dean pioche les filets de poulet de son sandwich pour ne pas avoir à avaler davantage de pain.

- Il y a de ça, et surtout je suis difficile à vivre, sans compter le boulot. Et… Lisa m'a reproché la relation que j'ai avec mon frère. Elle trouvait ça malsain.

Il jette un regard soudainement inquiet au psy. Ne confirme pas, s'il te plait.

- Michael m'a souvent dit que j'étais trop proche de mes frères. Que je devais couper le cordon. Lui ne s'entendait pas très bien avec sa famille.

- Ils ne comprennent pas ce que c'est.

Dean remballe le reste de son sandwich et ouvre le thermos. Le Doc a fait du Chaï. Il inspire profondément avant de se servir une tasse et une deuxième pour Castiel, qui la prend sans commenter sa dernière phrase.

Dean somnole un moment, repu et réchauffé par le thé. Il est perdu dans ses pensées quand il sent un mouvement lent et discret à ses côtés. Il lève les yeux sur Castiel et hausse les sourcils devant son regard concentré, fixé vers l'extérieur. L'azur de ses yeux semble aussi dur que l'acier. Il est en train d'enlever son manteau sans bruit, ramasse l'arc qu'il tenait entre ses jambes, et prend une flèche entre deux doigts.

Il se lève lentement, on dirait un gros chat qui a repéré une souris et s'approche à pas de velours de la fenêtre. Dean plisse les yeux et cherche du regard un moment, avant de repérer un petit chevreuil mâle solitaire qui se détache à peine entre les arbres à trente mètres. La respiration de Castiel, calme et profonde, contraste avec la tension qui se dégage de chaque parcelle de son corps. Dean est en apnée, les yeux rivés sur lui.

Il encoche la flèche, se redresse, bande l'arc, lentement.

Inspire.

Tient la position et son souffle.

Le chevreuil cherche sa pitance dans les feuilles mortes, se tourne légèrement de face. Lève la tête et regarde autour de lui.

La flèche part.

Expire.

Il n'y a pas de cri de douleur. Le brocart a juste un étrange sursaut un peu désordonné à l'impact en pleine poitrine, juste sous l'encolure, avant de tomber au sol et d'y rester.

La mort sans bruit en un souffle.

La vache. Dean tremble de tous ses membres et se souvient qu'il doit respirer. Il est complètement perturbé par ce qu'il vient de voir. Pas le chevreuil, non, ce n'est pas sa première chasse. Mais voir Castiel "one shot" aussi facilement et sereinement sa proie lui fait un drôle d'effet qu'il n'est pas sûr de vouloir analyser à ce moment précis.

Le psy remet son manteau et quitte l'affût avant de se diriger vers l'animal couché au sol. Dean met quelques instants à se reprendre et à le rejoindre.

- Vous plaisantiez vraiment pas. Vous êtes un genre de Robin des Bois en fait.

Castiel rit doucement avant de se pencher sur le corps.

- Je ne dépouille pas les riches pour donner aux pauvres, mais j'aime assez la comparaison.

Il attrape le chevreuil par les pattes, et le soulève sans difficultés avant de le mettre en travers de ses épaules.

Une fois rentrés, il dépose l'animal sur la table de découpe qu'ils ont sortie devant le garage. Dean a trouvé les couteaux adaptés dans la cuisine et les donne à Novak, qui s'est protégé d'un tablier plastifié. Il reste quelques instants immobile, la lame à la main, hésite.

- Vous êtes sûr de vouloir rester, Dean ?

Oh. C'est… prévenant. Il pense "adorable" mais chut.

Dean hésite un instant avant de répondre.

- Je… Vous avez peut-être raison. Je vais en profiter pour aller passer un coup de fil à Sam. Ça ne vous dérange pas ?

Castiel secoue la tête, et attend que Dean soit hors de vue pour commencer à inciser la peau de l'abdomen de l'animal couché sur le dos.

Dean fait la vaisselle après avoir discuté vingt minutes avec son frère. C'est surtout Sam qui a parlé, parce que lui ne peut pas dire ce qu'il a vraiment en tête à ce moment. Il revoit en boucle son psy l'arc à la main, concentré, imposant. Il est pourtant légèrement plus petit que lui, pas franchement musclé même s'il a bien vu au motel qu'il est très loin d'être mal foutu. Il est hétéro mais il sait reconnaitre un beau mec et là… Oui, Castiel est beau. Merde ! Castiel est beau !

Dean pose la dernière assiette sur l'égouttoir et reste immobile, le geste suspendu. Il finit par secouer la tête et regarde l'heure, décide d'aller voir où en est Cas - Doc. Voilà, Doc c'est bien.

A côté du garage, il le trouve devant un bac plein des déchets qui résultent du découpage de l'animal - viscères, peau, tête, os.

- J'ai mis la viande dans le grand congélateur du garage, mais j'ai gardé un gigot pour ce soir.

Il a enlevé son tablier, ses gants, et se baisse pour ramasser le bac.

- Vous allez en faire quoi ?

Dean regarde la grosse boîte plastique d'un œil intrigué. D'habitude on brûle tout ça.

- Venez.

Il suit Castiel qui s'éloigne dans les bois, jusqu'à un groupe de chênes d'où s'élèvent les croassements de dizaines de corneilles. Il renverse le bac entre les arbres, et recule ensuite à bonne distance.

- J'essaie toujours de rendre un peu de ce que j'ai pris.

Les corneilles descendent avec méfiance, une par une, pour venir voir ce qu'on leur a apporté. Après quelques minutes, elles commencent à festoyer.

- Je sais que ça peut paraître ridicule.

Dean l'observe un moment, alors qu'il a les yeux rivés sur les volatiles.

- Je trouve pas ça ridicule, c'est respectueux.

Castiel lui sourit doucement, avant d'enlever son manteau et de lui poser sur le dos. Dean se retrouve enveloppé dans sa chaleur. Oh putain. Et son odeur. Ca sent le coton huilé bien sûr, mais aussi quelque chose qui ne peut être que le parfum propre du psy. C'est épicé et doux, ça sent le calme, la paix. Il frissonne, et Novak le prend pour un tremblement de froid.

- Venez, la nuit va tomber et il fait déjà frais.

Mais ce n'est pas la température qui emballe le cœur de Dean et le fait frémir des cheveux aux orteils.

Dean est un adolescent de 15 ans qui tombe doucement amoureux.

Eh merde.


Juste pour info, il n'y a pas de chevreuil du gabarit des nôtres aux USA, ils sont largement plus gros. Mais je voyais pas Castiel trimballer 80 ou 100 kilo de bestiole sur le dos alors... On va dire qu'il s'est perdu là par hasard.