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Chapitre 95
Pas un assassin, s'écria le juge. Et pas un partisan non plus. Il y a un défaut dans la texture de ton cœur. Crois-tu que je ne m'en sois pas aperçu ? Toi seul tu te rebellais. Toi seul tu gardais dans ton âme un peu de pitié pour les païens.
Cormac McCarthy, Méridien de sang
Elle était fiancée à Evan Rosier.
La nouvelle refusait de s'ancrer dans son esprit. Elle ne cessait de jeter des coups d'œil incrédules à la bague qui brillait à sa main, prête à la voir disparaître à tout moment. Parfois, elle se persuadait que la pierre somptueuse n'était qu'un mirage et qu'elle avait tout imaginé ; à d'autres, elle prenait peur et se hâtait de l'ôter lorsqu'elle étincelait dangereusement – c'était un mélange d'or et de sang qui appelait le feu.
Rosier se montra plus conciliant les jours suivants sa proposition ; elle le soupçonnait d'avoir pris en pitié son incrédulité. Il l'emmena se promener dans les longues allées de Kaerndal Hall, resta lire le soir à côté d'elle, daigna même, parfois, lui faire la lecture de son roman favori – il n'hésitait pas alors à professer son mépris pour les protagonistes, de sa belle voix vibrante, et il lui jetait un regard à la fois exaspéré et amusé lorsqu'elle se mettait à rire.
Il lui proposa de se rendre en Cornouailles, dans son charmant manoir estival, dès que le temps s'y prêterait, ou bien de partir pour un tour d'Europe, dès qu'il aurait plus de temps à lui consacrer ; à chacune de ses propositions, elle se disait qu'elle n'avait jamais été aussi heureuse, elle buvait les mots directement à ses lèvres, savourait chaque précieuse goutte comme un élixir de jouvence.
La nouvelle parut dans les journaux et aussitôt des dizaines de hiboux affluèrent au palais, apportant félicitations, bouquets de fleurs luxuriants et même de rares et précieux cadeaux. Les plus audacieux se présentèrent aux grilles pour venir présenter leurs hommages en personne. On vit même quelques pères de famille un peu piqués que Rosier n'eût pas choisi leur fille, malgré leurs offres répétées en ce sens. Aidlinn acceptait ces compliments avec automatisme, dépossédée d'elle-même ; il lui semblait qu'elle se tenait sur un siège de verre aux pieds ébréchés, qu'au moindre battement de paupières elle se retrouverait à terre, alors elle n'osait pas bouger, osait à peine saisir le moment au creux de sa paume et y jeter un œil timide.
— Un des jeunes hommes célibataires les plus convoités du pays est désormais indisponible, avait ri Isaac. Bien sûr que tu vas avoir des ennemies, chère sœur.
Isaac avait été surpris par ces fiançailles soudaines, mais il s'était contenté de répéter qu'il avait confiance en Evan, qu'elle serait parfaite dans sa robe de mariée, qu'il n'y aurait pu y avoir de maîtresse plus adorable pour Kaerndal Hall. Elle aurait aimé qu'il la rassurât autrement ; s'il avait exprimé les mêmes doutes qu'elle gardait secrètement, s'il avait dévoilé au grand jour l'idée qui sommeillait pour elle dans les silences, alors elle aurait pu l'éradiquer. Toutefois, personne ne disait rien, et c'était presque un assentiment ; l'idée tournoyait, tournoyait dans les salles vides de Kaerndal Hall, tournoyait dans les robes soyeuses qui garnissaient désormais les armoires d'Aidlinn : que pouvait bien faire Rosier avec une personne comme elle ?
Les demandes d'interview affluèrent, des journaux les plus influents aux plus inattendus, tous animés par une étrange soif de gloire et d'illusions pailletées. La seule revue dont la demande arborât un peu de cohérence fut celle de l'hebdomadaire Pur-sang, une revue qui traitait depuis longtemps de la mondanité sang-pur, mais là encore, Rosier balaya l'idée d'un geste agacé de la main. Il consentit néanmoins à leur envoyer une photographie de lui-même et d'Aidlinn – on pouvait voir Rosier, élégamment vêtu, posté près de la cheminée de marbre du plus grand salon de Kaerndal Hall, et Aidlinn à son bras, vêtue d'une robe de soirée étincelante. C'était Rosier qui avait choisi la robe ; elle s'était sentie belle, plus belle dans cette robe que dans aucune autre qu'elle eût jamais portée, mais aussi tristement impuissante, elle était devenue un trophée de plus à afficher dans la galerie, elle s'était figée comme une statue de cristal sur le papier et il serait impossible de revenir en arrière. C'était aussi lui qui avait choisi le lieu, les poses ; le photographe n'avait fait que suivre les ordres avec docilité. Rosier avait soigneusement examiné toutes les photographies ainsi faites, avant d'en choisir une, puis il avait déclaré :
— Xerina sera contente.
Aidlinn eut à peine le temps de réaliser le tournant incroyable que prenait son existence, car la cérémonie de la Marque arriva finalement. Elle avait songé à y échapper totalement, et peut-être Rosier avait-il espéré que leurs fiançailles eussent été suffisantes, mais il était revenu la veille au soir, sombre et fatigué :
— Tu participeras à la Cérémonie, demain. Le Maître n'a rien voulu savoir.
Un poids lui était tombé dans l'estomac. Elle n'avait pas dormi de la nuit, terrifiée par le mur qui se dressait sur son chemin. Dans la chambre de Rosier, les ombres avaient passé le long des murs, prenant les formes dansantes de morts-vivants, chuchotant promesses et malédictions, et même la proximité du corps chaud et vibrant de son fiancé n'avait pu la rassurer.
— On appelle encore ça une cérémonie, mais c'est assez intime, tu verras, tenta de la rassurer Isaac au petit matin, alors qu'elle peinait à avaler quoi que ce fût. Tout ce que tu as à faire est d'être sincère. Si ton cœur est loyal – et nous savons tous qu'il l'est – tout se passera bien.
Mais lui-même était blanc et angoissé. Il s'éclipsa après l'avoir serrée dans ses bras. Même Evan semblait inquiet, bien qu'il affichât la même séduisante immobilité que tous les autres jours ; Aidlinn voyait les vagues de doute rouler sur l'ombre de ses iris.
Ils sortirent dans le parc, Angus s'ébattant joyeusement au devant d'eux, bondissant, claquant des mâchoires pour attraper quelques fées invisibles. La pelouse gelée craquait sous leurs pieds, les fleurs persistantes étaient pétrifiées de givre. Les sirènes nageaient avec vigueur dans leur bassin chauffé, la vapeur s'échappait de la surface en colonnes de fumée.
— Selwyn t'aidera encore, ce soir, déclara abruptement Evan sans la regarder. Il fera bien ça pour moi, sinon pour toi.
Elle n'eut pas le cœur à lui demander ce qu'il savait de ses entrevues avec Lothaire ; où qu'elle allât, quoi qu'elle fît, Evan finissait toujours par le savoir ; il y avait un côté irrésistible à léguer sa vie à l'objet de ses désirs. Elle n'aurait pu se défendre d'Evan en cet instant, car d'autres inquiétudes l'assaillaient, et d'autres encore, et toutes se jetaient méthodiquement contre les parois malmenées de sa raison, et le ressac faisait trembler ses os avant le prochain assaut. Combien de temps tiendrait-elle encore ?
— Lothaire m'a dit quelque chose, une fois. Il m'a dit qu'il m'avait aidée à entrer à Serpentard, le jour de la répartition. Il a ajouté que, sans cela, je me serais retrouvée à Poufsouffle.
Elle baissa les yeux de honte, persuadée qu'Evan la mépriserait davantage, mais elle entendit son rire léger et rauque, alors qu'il contemplait l'orée du bois.
— Et tu as choisi de le croire ? lui demanda-t-il.
— Il était sûr de lui, il a dit qu'il l'avait vu en moi.
Alors qu'elle disait cela, elle plongea elle aussi son regard vers les grands arbres centenaires qui se tenaient fièrement face à la plaine. Il n'y avait rien de visible au-delà.
— Lothaire n'est qu'un homme, Aidlinn. Il ne connaît pas plus l'avenir que toi ou moi.
— Quand bien même, poursuivit-elle. Si le Seigneur des Ténèbres voit la même chose en moi ce soir ? S'il me trouve indigne de la Cause ? Ou pire, s'il me considère comme une menace ?
— Tu veux savoir ce que j'en pense ?
Il se tourna face à elle, remettant avec patience une mèche de ses cheveux en place.
— Je pense que tu as toujours eu ta place à Serpentard, parce que c'était ce que tu voulais. N'ai-je pas raison ? Le Choixpeau, les maisons, ce ne sont que des artifices. L'important, c'est qui tu souhaites devenir, au fond de toi.
— Mais si j'avais été à Poufsouffle...
— Tu n'y as pas été. Et tu n'as jamais dénoté à Serpentard ; je sais que tu es persuadée du contraire et que mes paroles n'auront aucune sorte d'effet sur toi, mais c'est la vérité.
Elle ouvrit de nouveau la bouche, tourmentée, à peine rassurée par ses paroles :
— Sans Lothaire, nous n'aurions peut-être jamais été ensemble.
Il lui fit un de ses rares sourires charmeurs qui auraient eu le don de désarmer n'importe qui.
— Tu crois que tu serais tombée amoureuse de quelqu'un d'autre que moi ?
Elle lui répondit par un rire, mais son cœur se serra. Même isolés dans des régions différentes, séparés par des sommets infranchissables ou par des océans profonds et agités, elle ne pensait pas qu'elle aurait pu aimer quelqu'un d'autre que lui.
oOo
Le soir venu, Aidlinn transplana en compagnie de Rosier, mais elle ne lâcha pas sa main une fois à destination – elle se sentait incapable de le faire. Hayton Hold, abîmé, sombre et tortueux, se dressait dans la nuit noire de décembre, au sommet de sa colline rongée par le bois, ses fenêtres toutes embrasées, comme s'il était dévoré de l'intérieur par les flammes de l'enfer. Un brouillard poisseux régnait sur les alentours, et l'on entendait dans ses profondeurs les rares croassement des crapauds embusqués dans les marais.
Rosier toqua trois fois et la porte de service pivota lentement sur un hall étroit et enténébré. L'haleine poussiéreuse et froide du château envahit leurs poumons tandis qu'ils entraient. La porte claqua derrière eux comme des mâchoires avides.
Le hall n'était éclairé que par un lustre modeste, dont les raies, traversant difficilement l'atmosphère épaisse et silencieuse, s'écrasaient en chimères difformes sur la vieille tapisserie. Ils empruntèrent un corridor, passèrent par des salons et des bibliothèques, parfois remplis de meubles anciens et d'œuvres d'art décalées, parfois totalement vides, tous éclairés mais dépourvus de vie, des salles contenant des miroirs incurvés, des outils rutilants aux formes étranges et des boules de cristal nuageuses. Ils parvinrent à une longue salle à manger, où étaient réunis quelques mangemorts. Les hommes se pressaient à une seule grande table rustique, la nuque courbée, se fondant dans les grandes chaises sculptées ; ils ricanaient et chuchotaient bas, levant régulièrement des yeux prudents vers la fresque du plafond, et fumaient avec ce même air énigmatique et sombre.
— Ne te défile pas, Nott, disait l'un des hommes. Des écailles de sirène et puis quoi d'autre ? Quoi d'autre ?
Lothaire Selwyn était posté près d'une fenêtre, immobile comme un fantôme. Rosier ne s'approcha pas des hommes, mais se tourna vers Aidlinn, toujours près de l'entrée. Ici, les sons paraissaient étouffés, comme oppressés par les murs.
— Attends-moi ici, je n'en ai pas pour longtemps.
Il disparut par un passage secret caché dans les boiseries des mur, la livrant à elle-même. Les natures mortes accrochées aux murs vibraient dans leurs cadres de bronze, la statue de marbre, gardant le passage, frissonna légèrement. C'était une femme couverte d'un voile de soie, son regard mort dirigé vers les moulures abîmées du plafond. Elle était immobile, mais son voile et ses cheveux ondulaient régulièrement, comme caressés par un vent céleste. Ce fut Selwyn qui arracha Aidlinn à la contemplation de la statue, l'air grave, ses yeux dorés étincelants dans la pénombre.
— Je t'avais dit que Rosier ne pourrait pas te sauver.
Elle ne répondit pas, le coeur au bord des lèvres, et posa une main contre le bois du mur. Elle ne pouvait que se concentrer sur les tambours qui frappaient dans sa poitrine, la moiteur qui s'emparait de ses mains, de son dos, la faiblesse qui faisait ployer ses genoux. Tout s'assombrissait, les murs s'écartaient devant elle, le parquet roulait comme le Pacifique ; elle se sentait prête à s'évanouir.
— Ne me fais pas regretter ce que j'ai misé sur toi, lui chuchota Selwyn en se penchant vers elle.
Il resta à la regarder se noyer, puis s'éloigna alors que Rosier revenait. Il la trouva adossée au mur, faible, tremblante.
— Allons, il faut y aller. Tout ira bien.
Il lui fit emprunter l'escalier dérobé derrière le passage, une main réconfortante posée dans son dos. L'escalier déboucha dans un corridor peu éclairé. Ils prirent à droite, à gauche ; quelques fois, ils entendaient bouger et gratter derrière les portes closes. Certains murs avaient été balafrés par d'affreuses marques de griffes. Aidlinn, terrorisée à l'idée de ce qu'ils pourraient rencontrer, se concentrait sur la silhouette de Rosier devant elle. Evan avait toujours tout arrangé, il l'avait tirée de tous les mauvais pas, elle aurait sauté les yeux fermés dans n'importe quel gouffre s'il le lui avait demandé ; avec lui, elle aurait affronté la Mort en personne, s'il l'avait fallu. Mais lorsqu'il s'immobilisa face à la double porte au fond du couloir, avec l'air intransigeant de quelqu'un qui s'apprête à vous abandonner, elle se sentit perdre pied.
— Je ne peux pas venir avec toi, lui souffla-t-il en se penchant à son oreille. Tu vas t'en sortir, fais-toi confiance. Fais confiance à Selwyn.
Sans un mot de plus, il toqua, ouvrit la porte et sa main la poussa à entrer. Une lumière vive la fit cligner des paupières, après la longue pénombre. Les panneaux se refermèrent. Elle était désormais seule. Piégée.
— Aidlinn Rowle, résonna une voix, nous nous rencontrons enfin.
Lord Voldemort se tenait calmement à son bureau, sa baguette entre ses mains, plusieurs parchemins noircis étalés devant lui. La pièce était grande, garnie d'armoires à glaces et d'étagères, de fauteuils confortables près de la cheminée, mais malgré le feu crépitant dans la cheminée et la douceur de l'air ambiant, elle se sentait glacée, plongée jusqu'au cou dans les flots impitoyables de l'Arctique.
Elle comprit immédiatement tous les regards confus qu'on lui avait lancés lorsqu'elle avait demandé à quoi le Maître ressemblait. Il était indéfinissable ; il incarnait les extrêmes sans qu'on pût décider de quel côté il penchât réellement : son corps sans âge semblait cristallisé entre jeunesse et maturité, ses gestes étaient lents, mais précis, une ardeur noire et imprévisible teintait ses yeux cernés ; il était haut de taille, mais possédé par une élégante délicatesse ; il fascinait irrésistiblement, auréolé de puissance, et effrayait, sombre comme la suie, triste comme un arbre mort. Il y avait en lui toute la beauté de la puissance et toute la tristesse mortelle ; et cela devait être la raison pour laquelle il cherchait tant à échapper à la mort : elle transparaissait partout sur lui.
Il ne sut peut-être rien de l'admiration et de la crainte qu'il avait levées en elle, ou peut-être y était-il habitué, car elle l'eut à peine salué, d'une voix bégayante, qu'il poursuivit :
— J'imagine que tu sais pourquoi tu te tiens ici, n'est-ce pas ? Quelqu'un te tient en assez haute estime pour t'avoir recommandée auprès de moi.
Elle ne répondit rien, et Voldemort ne semblait pas attendre de réponse. Il se leva et partit inspecter une des grandes bibliothèques qui couvraient l'un des côtés de la pièce. Sa démarche aussi semblait surnaturelle, étrange, comme si ce squelette eût été fait pour l'immobilité ou pour la vitesse, mais pour le pas composé d'un homme méditant dans un bureau.
— Il y a quelques années, poursuivit-il sans la regarder, on organisait des cérémonies splendides pour marquer les nouveaux membres. Maintenant, il n'y a plus de temps pour ça.
Il se mit à étudier le manuscrit qu'il avait extrait, feuilletant les pages de ses doigts graciles et pâles. Puis, toujours sans prononcer un mot, il se rassit à son siège, derrière l'immense table d'ébène aux pieds sculptés, et ses yeux furent parcourus d'un vague éclair rougeoyant.
— J'ai vu des menteurs, des lâches, des traîtres se tenir ici même devant moi, mais je crois que je n'ai jamais eu affaire à quelqu'un d'aussi peu enclin à s'engager pour moi. C'était bien présomptueux de se présenter ici et de croire que je ne l'aurais pas remarqué.
Son ton avait gardé sa monotonie chirurgicale, mais elle entendit le grand serpent se réveiller derrière le fauteuil. Il se redressa et s'enroula autour du dossier de son maître ; le son de ses écailles sur le bois produisait un léger cliquetis. Elle entendit la voix de son frère lui répéter : Si ton cœur est loyal, tout se passera bien. Mais l'était-il ? Et que lui arriverait-il si ce n'était pas suffisant ?
— Ce n'est pas que je ne crois pas en la Cause, bafouilla-t-elle.
— Oh tu y crois, oui. Tu y crois lorsque la Cause implique des promenades sous le ciel bleu dans nos jardins ensorcelés, bien à l'abri de la misère, des banquets somptueux dans des salles d'or et de cristal, lorsque le soleil irradie généreusement tout ce petit univers de privilégiés. Et qui pourrait t'en blâmer ? La nature humaine est ainsi, nous nous réfugions dans la facilité. Nombre de mes partisans sont dans le même cas que toi. Ils ont raison, n'est-ce pas ? La vie se montre si dure, même lorsque les étoiles sont alignées. C'est donc à moi de déployer le ciel et les tapis de fleurs.
Il referma brusquement le manuscrit dans un bruit confus de cuir et de papier, la faisant sursauter.
— Je me demande simplement en quoi d'autre tu crois.
En quoi croyait-elle ? Elle tenta de réfléchir, mais tout ce qui s'imposa à elle fut un visage lisse et dur, des cils noirs et lourds, des mèches brunes... Lorsqu'elle s'inquiétait, son esprit revenait toujours à Evan, comme un vagabond chercherait un toit sous la tempête. S'il avait été là, il lui aurait soufflé quoi dire – il savait toujours quoi dire. Mais elle, que pouvait-elle faire ?
— L'amour, tu en as de grandes espérances, n'est-ce pas ? Laisse-moi te dire ce que c'est que l'amour : une illusion, une lumière aveuglante qui t'écorchera sur les pavés de la réalité si tu la laisses t'entraîner, qui te cachera le gouffre vers lequel tu te diriges. Et quand tu réaliseras l'abîme dans lequel tu es tombée, il sera trop tard.
Elle ne savait que rétorquer. Elle avait cherché tant de fois les arguments qu'elle pourrait avancer, les serments qu'elle pourrait prononcer, mais tout lui paraissait désormais vain, déjà joué et perdu dans quelques réalités alternatives. Il lui semblait que Lord Voldemort devinait déjà tout d'elle, aussi clairement que si elle s'était elle-même ouvert le crâne pour lui exposer la mécanique palpitante de son cerveau défaillant.
— Les femmes meurent par amour, les hommes par honneur. Vous auriez dû vous méfier si j'étais venue devant vous avec des rêves de gloire.
Il eut un léger sourire, lent, dubitatif et l'air se figea, la grosse horloge, au sommet de l'armoire vitrée, cessa de marquer les secondes. Lord Voldemort attendait.
— Vraiment ?
— Y a-t-il quelque de plus puissant que l'amour, quand il s'agit de moduler la volonté ? Y a-t-il quelque chose de plus puissant que l'amour, lorsqu'il s'agit de tuer, saccager, et de ne garder aucun remord ? Si vous vous mettez en tête que c'est pour l'amour, vous pourriez assassiner la moitié de la Terre et bien dormir le soir suivant. L'amour a cette forme d'impunité, cet éclat qui embellit toutes les causes.
Il sembla prendre la mesure de ce qu'elle avait dit ; lorsque son regard lointain erra dans la pièce, le temps reprit son cours. Les flammes se remirent à crépiter dans l'âtre, et la théière, posée sur une table basse, cracha de légers nuages de vapeur ; la toile noire du fond de la pièce perdit ses étoiles scintillantes.
— Le problème avec l'amour, c'est qu'il est extensible, expliqua Voldemort, il se répand comme une maladie. Plus on en a et plus on veut en donner. Ce n'est pas le cas avec l'honneur ; plus il est restreint et plus il est brillant. Je ne veux pas d'amour dans mes rangs exécutifs.
Il s'interrompit et leva une main des plis de sa robe ; un oiseau d'argent jaillit soudain d'une étagère et s'envola dans la nuit par une fenêtre entrouverte. Ils regardèrent ensemble la forme scintillante être engloutie par les ténèbres, puis Voldemort se redressa, soudain décidé.
— Heureusement pour toi, tu ne les rejoindras pas. Toutes mes félicitations pour tes fiançailles. J'imagine que si l'un de mes fidèles mérite une telle dévotion, ce devrait être le jeune Rosier.
Elle ne chercha pas à comprendre ce qu'il savait de sa dévotion, ou ce qu'il en devinait. Elle n'entendait que son cœur s'acharner contre sa poitrine tel une chose sauvage décidée à s'échapper.
— Tu ne les rejoindras pas, mais j'apporte beaucoup d'importance à mes croisements. Vois-tu, j'ai vite décidé que j'avais un droit de regard sur les projets de mes fidèles. Ce sont comme des enfants, ils n'en font qu'à leur tête. Mes anciens amis rechignent à m'écouter, ils sont devenus jaloux, alors je suis obligé de brider les enfants. Peux-tu seulement imaginer le travail et le temps que cela représente ?
Il porta son lourd regard sur elle ; pour la première fois, elle vit une lassitude abyssale envahir ses prunelles ; pour la première fois, elle eut de la compassion pour lui.
— Bien sûr que tu ne peux pas, acheva-t-il plus bas.
La lueur disparut, fut balayée par une énième et secrète déception intérieure dont elle ne savait rien, et il redevint ce chef surnaturel qui effrayait et déroutait tant ses sujets.
— Je pense qu'il faudrait à Evan une partenaire. J'appréciais assez Melyna, elle était vive, maligne, un peu mauvaise – une vipère qu'on a irrésistiblement envie d'écraser sous son talon. Ça aurait fait un mariage intéressant, je crois que c'est ce que son père, ce regretté Artus, voulait. Un réel visionnaire, nous nous entendions très bien. Il avait beaucoup d'influence sur les autres, y compris sur ton père. Son fils est de la même trempe, bien qu'un peu trop idéaliste. Il y a cette même rêverie contemplative chez toi. Je me demande si c'est ce qui lui plaît.
À cet instant, il tourna le poignet et les portes s'ouvrirent sur Rosier qui avança en s'inclinant – un geste peu naturel pour lui, qu'il effectua la nuque raide, le regard douloureusement fixe. Voldemort l'observa faire avec une satisfaction absorbée, puis il se tourna de nouveau vers Aidlinn.
— Comme je l'ai dit à ta fiancée, je n'exigerai pas d'elle sa participation dans l'immédiat. Il y a des guerres importantes, que seules les femmes peuvent mener. Mais on m'a quand même proposé sa candidature, et c'est tout naturellement que je vais lui offrir ma protection, si elle se montre à la hauteur.
Il s'approcha d'elle et ancra ses effroyables yeux noirs dans les siens. Pendant quelques secondes, tout resta calme et immobile autour d'eux, bien qu'Aidlinn ne put détourner le regard. Elle pouvait apercevoir, à certains moments, des éclairs de sang traverser ces ténèbres noires, comme si les yeux du Seigneur des Ténèbres étaient tapissés par un crépuscule orageux. Son esprit la submergea soudain. C'était une coulée de lave, noire en surface, incandescente, qui s'infiltra dans les interstices de ses pensées et la paralysa toute entière. Elle fut saisie de terreur en sentant ses pensées lui échapper ; elle les imaginait s'envoler vers leur nouveau maître, comme des traits lumineux. Le mur de Lothaire tiendrait-il ? Elle n'en était plus sûre. Elle sentit la lave y arriver et lécher ses contours, qui devaient ressembler, comme le lui avait affirmé Lothaire, aux limites de son subconscient. Il y ressemblerait tant qu'il ne présenterait pas la moindre fissure. La douleur fut terrible. Elle sentit sa conscience se disloquer en briques de feu. C'était le moment fatidique que Lothaire lui avait prédit. Elle ne devait pas montrer de signes de tension extérieure ; aucune perle de sueur ne devait couleur de son front, aucune ride d'effort ne devait plisser la peau. Elle devait tenir en laisse ses démons, les convaincre de rester près d'elle, maintenant qu'elle avait nagé assez longtemps parmi eux et les avait apprivoisés. Elle devait plonger dans l'horreur et en ressortir sans une tache d'émotion.
Seule, elle aurait cédé ; à la seconde où ses genoux se mirent à trembler sous l'effort, elle sentit un vent léger la pousser par derrière, une brise d'été distiller de la poussière d'or sur ses remparts. L'or fondit, consolida les briques. Elle avait des visions fugaces des souvenirs sur lesquels Voldemort s'attardait, mais à peine pouvait-elle reconnaître la scène que celle-ci changeait, ne laissant qu'une trace émotive qui s'ajoutait à celle du fragment précédent. À la fin, elle se sentait particulièrement désespérée, envahie par l'amertume, le manque et l'incertitude empilés en couches précaires.
Finalement il se retira, si vite qu'elle en fut physiquement déstabilisée. Elle émergea de l'affrontement et mit quelques secondes à prendre conscience du silence total qui planait sur le bureau. Lord Voldemort la fixait, son visage pâle figé dans une expression indéfinissable. Il avait croisé les bras et l'étudiait de nouveau.
— C'est amusant, dit-il. Je m'attendais à trouver autre chose.
Son regard froid dévia vers Rosier ; peut-être l'examinait-il à la lumière de la vision d'Aidlinn, mais cette dernière doutait qu'il pût seulement en saisir l'essence. Cet homme avait-il une once d'affection en lui ?
— Amusant, répéta-t-il sans lâcher Rosier des yeux.
Il eut un ricanement silencieux, comme s'il restait stupéfait par une plaisanterie et secoua la tête.
— Très bien. Après tout, pourquoi pas ? Il me reste une chose, une dernière petite chose.
Il brandit un couteau d'argent qu'il sortit d'un tiroir, puis le posa sur le bureau. La lourde lame était auréolée d'un éclat dangereusement pur, le même éclat que l'oiseau mécanique qui s'était animé un peu plus tôt – un éclat maudit.
À ce moment, Selwyn entra dans la pièce. Elle tenta de capter son regard, pour le remercier silencieusement de l'avoir aidée – elle avait reconnu la brise d'or qui l'avait si souvent appâtée dans ses cauchemars – mais il l'ignora royalement, concentrant toute sa déférence pour son maître.
— Lothaire, amène-moi ce que je t'ai demandé, ordonna Voldemort.
Ils n'eurent qu'à attendre quelques minutes ; Selwyn revint en faisant léviter un fauteuil, sur lequel frétillait une silhouette fragile. C'était un homme âgé, bâillonné, ligoté, qui roulait des yeux écarquillés autour de lui. Aidlinn sut tout de suite que c'était un moldu, à la façon impie dont il remuait, sans égards pour un protagoniste en particulier. Selwyn déposa le siège au milieu de la pièce et il y eut un temps d'arrêt alors qu'il quittait le bureau.
— Voici Garth, dit finalement Voldemort. Garth est un moldu et jusqu'à hier soir, et il ne savait rien de notre monde. Sa misérable petite vie a pris un virage inattendu grâce à toi. Tue-le pour moi et tu auras ma protection absolue, comme tous mes fidèles.
Elle jeta un regard inquiet à Rosier, totalement immobile près de la porte, mais il dévisageait Voldemort, pas elle. Elle sentit quelque chose se recroqueviller en elle. Personne ne lui avait dit qu'elle devrait commettre un meurtre.
— Tue-le et je ne te demanderai jamais rien d'autre, reprit plus doucement Voldemort.
— Mais, je... Je n'ai jamais tué personne, bredouilla-t-elle.
Elle essayait d'ignorer le regard affolé de Garth, ses mouvements de tête désespérés.
— C'est plus simple que ce qu'on imagine. Il suffit de le vouloir. N'est-ce pas, Evan ?
L'intéressé ne répondit rien. Il refusait toujours de regarder Aidlinn et elle restait à attendre un signe de sa part, stupidement abasourdie.
— Allons, je n'ai pas toute ma soirée, l'encouragea Voldemort. Tue cet homme et finissons-en.
Il semblait animé par une nouvelle fièvre, cruellement réjoui comme un démon prêt à ravir une nouvelle âme.
— Tue-le. Tu n'as pas vraiment le choix, tu sais ?
La grosse horloge avait soudain accéléré, déversant les secondes dans la pièce à une allure folle. Et les vieux yeux bouffis de Garth clignaient stupidement. Aidlinn ne bougeait toujours pas.
— Tue-le, s'impatienta Voldemort.
Sa voix rebondit contre les murs, les lumières vacillèrent. Finalement, quelque chose en elle se rompit. Elle était arrivée au point de rupture de la bonté inhérent à chaque être ; tuer cet homme n'était plus une affaire de morale, un combat entre le bien et le mal, non, tuer cet homme se révélerait être la clé de sa paix et de sa survie. Il y avait des limites à ce qu'un être modeste pouvait concéder à la bienséance et à la bonne conduite, elle avait atteint cette limite et ne voyait plus que la désolation au-delà. Alors elle brandit sa baguette, prête à tuer. Elle savait qu'elle n'aurait pas besoin de répéter le sort. L'homme retomberait comme une poupée de chiffons. Ça y est, se dit Aidlinn, je vais devenir une meurtrière. Rien n'a changé et pourtant tout va changer. Il ne sera jamais possible de défaire ce que j'aurai fait, ce sera ma première empreinte sur l'ordre du monde. Je donne enfin raison aux centaines de générations d'hommes vils et malveillants qui m'ont précédée, c'était écrit qu'il y aurait un moment où je devrais marcher dans leurs traces. La malédiction de l'humanité visite tous ses enfants et n'en oublie aucun.
L'éclair percuta Garth, qui s'effondra d'un coup, bien différemment de ce qu'Aidlinn avait imaginé. La chute fut brutale, le corps tomba de la chaise dans un bruit sourd – exactement comme un pantin que son marionnettiste aurait subitement abandonné. Le plus impressionnant fut le choc sourd de la tête sur le tapis. Elle cria, se tourna vers Rosier, qui avait la baguette encore brandie. Il avait le visage impassible, mais ses iris luisaient de la froideur de la mort.
Lord Voldemort éclata de rire. Un rire froid et intransigeant.
— Evan, Evan... Mon cher Evan... Je me demandais si tu oserais.
Rosier tressaillit légèrement, mais ne baissa pas le regard.
— Je ne veux pas d'une meurtrière pour femme.
— Tu sais que ça ne marche pas comme ça. Je pense qu'elle aurait pu le faire.
Rosier eut un regard dédaigneux pour le cadavre de Garth.
— Elle n'a pas besoin de le faire, tant que je peux m'en charger pour elle.
Voldemort se contenta de ricaner alors que Rosier reprenait plus fort :
— Je m'en chargerai pour elle.
— Evan... Tu ne devrais pas t'engager à la légère.
Mais Rosier demeura inflexible.
— Vous savez que je peux le faire. Je compte largement pour deux.
Voldemort observa un long silence. Il avait perdu son air malicieux, ses prunelles acérées s'étaient troublées sous la réflexion, ses doigts pianotaient le long de sa baguette.
— Vous savez que cette proposition était idiote, reprit Evan. Ma fiancée n'a rien à faire ici.
— Mais si elle repart sans ma protection, vous serez tous les deux en fâcheuse posture, compléta Voldemort avec un sourire cruel, soudain revenu à lui. Je pourrais récompenser Edern plutôt que toi et vous renvoyer.
— Il vous a fait perdre du temps.
— Mais il a satisfait ma curiosité.
Rosier ne répondit pas mais il semblait furieux, la mâchoire et les poings contractés. Aidlinn l'avait rarement vu aussi en colère, mais cette vision sembla plaire à Voldemort, qui se contenta de saisir le couteau d'argent.
— Très bien, tu as gagné. Je peux bien t'accorder cela, n'est-ce pas ? Tu ne m'as jamais déçu, Evan, je m'attends à ce que cela continue. Sinon, elle payera autant que toi. Allons, approche, très chère.
oOo
Elle sortit après Rosier, les tempes palpitantes, nauséeuse, son bras gauche brûlant, à vif. Elle n'eut pas un regard pour les portes, les salles, les silhouettes qu'ils croisèrent ; elle se jeta à corps perdu dehors, s'immergea en titubant dans le brouillard, perdant son chemin sans s'en soucier. Elle inspirait et inspirait et tout ce qu'elle inspirait était cette fumée blanche et collante, machiavélique et elle se sentait sale, empoisonnée de l'intérieur, recouverte d'une empreinte macabre. Elle les détestait tous. Lothaire, et Avery, et son père, son frère, ses amis – tous ceux qui lui avaient fait miroiter ce qui pouvait se trouver à Hayton Hold, alors que rien ne s'y trouvait. Rien ne s'y trouvait.
Elle entendit les pas de Rosier la poursuivre dans le jardin et elle se rendit compte qu'elle avait les joues humides de larmes, que son corps était agité de sanglots.
— Tu ne devrais pas t'éloigner, on ne sait pas ce qui se cache dans ce parc, dit doucement Evan en lui tendant une main. Viens.
Elle refusa sa main, sans savoir réellement pourquoi. Elle savait qu'Evan n'y était pour rien, mais elle avait désespérément besoin de lancer ses émotions à la face de quelqu'un. Elle avait besoin de blesser, de tailler dans la chair exactement comme la lame maudite avait entamé la sienne pour y distiller son venin. Incapable de parler, elle se tenait devant Evan, essoufflée, embrouillée.
— Ce n'est rien, ça va passer, continua tranquillement Rosier.
— P-Pourquoi est-ce que je me sens si mal ?
— Demain, tu ne sentiras plus rien.
Il finit par la prendre dans ses bras, et elle se laissa faire, à moitié consciente de l'étreinte. Elle ne voyait que le serpent de sang s'agiter sur son bras, sortir indéfiniment du crâne et osciller vainement, douloureusement. Il la guida jusqu'au grand portail de fer, loin du château entouré de brouillard, loin des crapauds et des silhouettes faméliques des arbres.
— Demain, ce ne sera plus qu'un mauvais souvenir, lui assura Evan.
Elle se demandait si elle trouverait de la place pour celui-ci.
Me revoilà avec le nouveau chapitre !
Un seul cette fois mais conséquent... J'espère qu'il vous plaira ! Dédicace à Maya dont c'était l'anniversaire il n'y a pas si longtemps (joyeux anniversaire en retard, désolée qu'il n'y ait pas d'Avery dans ce chapitre...). Et merci à tous pour vos reviews ! Je reviens en Novembre pour la suite !
