Oxford, 24 juin 2057

L'été s'était confortablement installé sur la ville d'Oxford. Le soleil, haut dans le ciel, écrasait les toits, les rues et la végétation de ses rayons brûlants. Les groupes d'étudiants se mêlaient aux touristes venus écouter les histoires que les vieilles pierres de la ville avaient à raconter. Au milieu de la foule qui fuyait la chaleur déjà bien présente, un homme traversait High Street et passa le portail du Jardin Botanique. Il n'avait pas besoin de montrer son pass annuel aux gardiens, ceux-ci le connaissaient bien. Ils le saluaient poliment d'un hochement de tête et le regardaient passer en chuchotant des paroles à son égard.

L'homme avançait sans s'arrêter, prenait toujours le même trajet. D'abord, l'allée centrale, puis il contournait la fontaine mise à l'arrêt par les autorités pour cause de restriction d'eau, il évitait les rares canards qui s'aventuraient sur les graviers avant de continuer tout droit. L'herbe commençait déjà à jaunir par endroits, l'air était chaud et humide. Des enfants passaient en courant à côté de lui, appelés par leurs parents, mais l'homme ne s'arrêtait pas, avançant d'un pas assuré, à l'ombre des chênes centenaires et des larges ormes. Il savait où il allait, il connaissait le chemin par cœur. Juste avant d'arriver à la mare aux nénuphars, un chat vint à sa rencontre. Un chat anormalement grand, au somptueux pelage entre le gris, le bleu et le noir d'encre. L'homme s'arrêta alors, lui adressant quelques mots avant de reprendre sa route, le chat trottant à ses côtés.

Le temps avait eu raison de son corps. Il l'avait courbé, tassé mais jamais cassé. Il était encore solide pour un homme de son âge, bien qu'il ait besoin de plus de temps pour avancer. Ses cheveux argentés ondulaient avec légèreté sous le vent chaud. Ses grandes jambes l'entraînaient d'un rythme lent et mesuré, ses mains toujours croisées dans son dos et un petit sourire aux lèvres quand il se dirigeait, comme aujourd'hui, comme chaque 24 juin, vers un banc du Jardin Botanique. Toujours le même banc. Toujours le 24 juin. Toujours à midi.

Les gardiens le voyaient bien de manière irrégulière s'asseoir sur ce banc. Mais ils savaient que peu importe la météo, il serait là, assis pendant une heure, le 24 juin, à midi.

L'homme s'arrêta devant un arbre aux branches basses sous lequel était dissimulé un petit banc qui semblait l'attendre. Ce banc n'avait rien d'incroyable. Un banc en bois, aux couleurs passées et aux accoudoirs creusés. La mairie avait voulu faire remplacer tous les bancs par des neufs, en fer, plus solides, et les gardiens avaient bataillé pour qu'on ne touche pas à ce banc particulier. Il y avait quelque chose de touchant de voir cet homme vieillissant venir chaque année de manière ritualisée. La légende racontait qu'il venait depuis des dizaines d'années, voire même depuis près de soixante ans. Certains disaient qu'il venait en mémoire d'un amour passé et d'autres encore qu'il perdait juste un peu la boule. Dans tous les cas, les gardiens qui s'étaient succédés s'étaient assurés que le banc reste intact et à sa place originelle. Pour que la légende du vieil homme, son chat et son banc perdure. L'homme sortit un mouchoir de sa poche et épongea la sueur qui perlait son front parcheminé. Il s'installa à gauche, comme toujours, caressait du bout des doigts l'accoudoir, un sourire de joie pure aux lèvres, et son chat vint prendre place sur ses genoux.

Tous les 24 juin, à midi.

Les cloches de la ville sonnèrent douze coups et le sourire de l'homme se fit tendre. Il ferma les yeux. Ils restèrent ainsi pendant de longues minutes, lui les yeux fermés, le chat blotti contre lui, ronronnant de tout son saoul. Puis l'homme ouvrit les yeux et tourna la tête vers la droite. Son regard se troubla légèrement. Voilà soixante ans qu'il répétait les mêmes gestes et pourtant, les mêmes émotions se bousculaient inlassablement en lui. Toujours le même trajet et toujours le même pincement au cœur.

- Kirjava … Nous avons bien fait, n'est-ce pas? demanda l'homme en caressant son chat.

Le félin leva sa tête veloutée vers lui et répondit :

- Oui, nous avons bien fait. Je suis fière de toi, Will.

Elle se redressa pour venir frotter son museau contre son cou et Will ravala les larmes qui menaçaient de se répandre en ruisseau, comme tous les 24 juins, depuis tant d'années. Il la serra contre lui. Il soupira longuement puis son regard se perdit dans les bosquets fleuris du Jardin Botanique. Il repensa à ces années passées.

Soixante ans. Il était toujours surpris de constater qu'il avait réussi à vivre une vie normale malgré tout ce qu'il avait vécu.

Car revenir avait été horrible. Mary Malone avait fidèlement tenu sa promesse et elle était resté avec lui sans vaciller. Elle l'avait accompagné pour que sa mère ait les soins nécessaires. Elle l'avait accueilli chez elle pour qu'il puisse grandir, reprendre une vie normale. Au fil des années, elle était devenue son amie la plus proche, la seule à qui il pouvait raconter ce qu'il ressentait, la seule qui pouvait réellement comprendre. Mais l'adolescence avait été détestable. L'adolescence avait été un tourbillon d'incompréhension et de colère. Alors il s'était appliqué à redevenir invisible, son talent ne l'ayant jamais quitté, et s'était enseveli dans le travail scolaire puis universitaire, en médecine. Il passait la plupart de son temps seul avec ses livres, et Kirjava. Il s'était fait quelques amis aussi, aussi studieux, avec qui il prenait plaisir à partager une bière après une longue journée de révisions. Il avait surpris tout le monde, lui le grand garçon taiseux, se spécialisant en chirurgie viscérale, devenant l'un des élèves les plus habiles, les plus éclairés que l'université d'Oxford ait jamais eu. Plusieurs hôpitaux réputés avaient voulu l'avoir dans leurs services, mais lui avait préféré resté ici.

Brillant mais modeste, discret et humble. Il était bon dans ce qu'il faisait, certains disaient qu'il avait un don, lui savait que le Poignard Subtil n'était pas innocent dans cette histoire.

Quand à la fin de son cursus il avait enfin sorti la tête de l'eau pour respirer, ses yeux avait croisé ceux de Camilla, une diplômée brillante en gynécologie. Ils s'étaient tout de suite plu et avaient flirté comme des imbéciles maladroits. Will appréciait Camilla. Elle était devenue une amie chère, une femme de principes, de combats et sa présence était réconfortante. Ils s'étaient rapidement mariés, avaient eu rapidement une fille et avaient rapidement divorcé. Une séparation sans éclat, sans vaisselle cassée, sans larmes et sans cri. Car Camilla savait qu'il traînait un boulet à son pied. Un boulet de peine qu'elle pensait être un traumatisme d'enfance lié à la perte de ses doigts, mais comme il n'en parlait jamais, elle n'avait jamais pu comprendre. Alors elle avait préféré arrêté, faire en sorte qu'ils restent amis avant que les sentiments ne s'aigrissent, pour le bien-être de leur fille et le leur. Et c'est ce qu'ils avaient fait. Ils étaient partis ensemble passer deux ans au Soudan, avec Médecins Sans Frontière UK. Les gens leur disaient qu'ils était inconscients de partir là-bas avec un enfant en bas âge. Mais ce qui avait rassemblé Will et Camilla était leur désir de justice et leur volonté de se battre pour elle. C'est ce qui les rassemblait encore et animait leurs échanges, malgré l'âge et le divorce. Pendant ce séjour, Will rentrait en juin, inévitablement. Si son ex-femme refusait, il rentrait seul. Elle savait que le 24 juin était une date spéciale pour lui sans en connaître la raison. Puis sur place Camilla avait rencontré un médecin écossais. Ils avaient eu envie de se marier et de rentrer en Angleterre. Will avait suivi, car c'était ce qu'il y avait de mieux pour Elizabeth.

Elizabeth. Il n'avait pas choisi le prénom. Camilla lui avait proposé, c'était un hommage à sa grand-mère qu'elle chérissait, et il avait accepté sans trop se poser de questions. Elle était son rayon de soleil, la joie de sa vie, sa plus grande fierté. Un surnom vint naturellement à cette enfant : Lizzie. Il avait longtemps rechigné à appeler sa fille ainsi. Mais il était venu se poser sur ses lèvres sans qu'il ne s'en rende compte. Lizzie, Lizzie, Lizzie. Au début, son cœur se pinçait à chaque fois que quelqu'un appelait sa fille ainsi. Et puis, le pincement avait cessé, car Elizabeth était unique. Elle était réservée comme son père avec la ténacité et l'humour de sa mère. Elle savait ce qu'elle voulait, quand elle le voulait et arrivait toujours à ses fins. Elle s'inventait des mondes et des histoires à ne plus en finir. Elle était douée pour ça, si douée qu'elle en avait fait son métier. Et rien ne rendait plus fier Will que de passer devant une librairie et voir le dernier livre de sa fille trôner en vitrine. Elle écrivait des livres pour enfants et adolescents, clamant qu'il fallait leur raconter des histoires, toujours leurs raconter des histoires. Mary, qui avait été la marraine d'Elizabeth, lui avait inculqué ces valeurs.

Ce jour-là, 24 juin, Will avait eu le besoin de voir sa fille. Il s'était réveillé avec un étrange pressentiment et lui avait donné rendez-vous dans la matinée. Il s'était rendu dans son café préféré, proche du Jardin Botanique. Il était en avance et s'était installé à sa table habituelle, dans un coin proche de la fenêtre d'où il pouvait voir les passants. Il avait commandé un Earl-Grey pour lui, un latte au lait d'avoine pour elle, Kirjava s'était installée à ses côtés sur la banquette, et ils avaient attendu. Elizabeth était arrivée à l'heure, s'excusant pour son retard et l'avait embrassé sur les deux joues.

- Comment vont les enfants ? avait-il demandé.

Elizabeth et son mari Liam avaient eux deux fils, des jumeaux, qu'elles avaient appelé William et Finn, en hommage aux grands-pères.

- Pareil qu'hier quand tu es parti, avait-elle répondu avec un petit sourire taquin.

Elle l'avait remercié pour la boisson.

Will adorait sa fille et ses petits fils. Dès qu'il avait prit sa retraite, il s'était appliqué à aller les chercher régulièrement à la sortie de l'école, les emmenait au cinéma, manger une gaufre ou aller admirer les plantes du Jardin Botanique.

Le mercredi était devenu son jour préféré puisqu'il le consacrait à garder les garçons, ce qui arrangeait grandement Elizabeth et son mari toujours très pris par leurs métiers respectifs.

- Merci d'avoir répondu à l'invitation de ton vieux père, avait dit Will pendant qu'Elizabeth buvait une gorgée de son latte, Je sais que tu es très prise en ce moment avec la sortie de ton nouveau roman.

Elle avait léché sa lèvre supérieure sur laquelle de la mousse s'était déposée et posa sa tasse.

- C'est normal, l'avait-elle rassuré, Mais je t'avoue que recevoir un message à cinq heures du matin pour me demander de te rejoindre ici m'a un peu inquiétée.

- Je suis matinal, tu sais bien.

Elizabeth avait fait une petite moue avant de grattouiller le sommet du crâne de Kirjava qui répondit par un ronronnement sonore.

- Je voulais te remercier de m'avoir envoyé un exemplaire de ton dernier roman, avait dit Will, Je l'ai lu hier et je pense sincèrement que c'est le meilleur que tu aies jamais écrit.

Il avait toujours été derrière elle à l'encourager, à l'inciter à poursuivre ses études littéraires, à se lancer dans la quête d'un éditeur et ça, Elizabeth le savait. Il avait toujours un regard critique sur ses écrits, il relisait ses manuscrits en une nuit, lui rendait couvert d'annotations précises et précieuses, la félicitait quand elle améliorait son travail.

- Tu ne m'as pas conviée pour me parler de mon livre, si ? l'avait-elle questionné avec un petit sourire, On aurait pu en parler dimanche midi.

- A vrai dire, si, avait répondu Will.

Il s'était gratté la joue, semblant réfléchir longuement à ce qu'il allait dire. Elizabeth avait pris une nouvelle gorgée en l'observant avec curiosité. Elle aimait son père, c'était fusionnel, elle n'imaginait pas sa vie sans lui. Elle l'avait toujours trouvé mystérieux et sage. Pourtant, elle savait aussi qu'il vieillissait, que sa santé déclinait. Will avait croisé ses doigts, ses mains longues, élégantes, striées par des fines veines entrelacées qui couraient à leurs surfaces, et les avait posé sur la table et avait levé le regard vers sa fille et lui dit :

- C'est une bonne idée, cette héroïne qui se croyait orpheline pour découvrir que son père avait chamboulé son monde pour découvrir des portes à travers le multivers. Ses rencontres, ses aventures … surtout ces espèces d'éléphants sur roues. Difficiles à imaginer, ça fera travailler l'imagination de tes lecteurs ! Mais je me demandais… Pourquoi ne les as-tu pas appelé Mulefa ?

Elizabeth avait légèrement tressailli, et Will su qu'il avait vu juste.

- Qu'est-ce que tu racontes ? avait-elle bredouillé.

- Je sais que Mary t'as raconté des histoires. Je sais qu'elle t'a demandé de ne jamais me le dire car j'en aurais été mécontent. Et elle avait raison, je ne voulais pas que tu saches tout ça. Mais ça a été plus fort qu'elle. Elle a toujours été comme ça

Mary, sa vieille amie, avait raconté des histoires, leurs histoires, à Elizabeth et elle avait pensé emmener ce secret dans sa tombe. Il avait compris qu'elle lui avait raconté les Mulefa, mais également Lyra et son monde, quand Elizabeth avait écrit le scénario d'une bande-dessinée de fantasy. Les deux héros étaient deux personnages qui pouvaient prendre la forme d'animaux, et qu'ils préféraient se métamorphoser en chat avisé … et en martre des pins espiègle.

- Je le sais car … tout ce qu'elle t'as raconté est vrai, déclara Will.

Elizabeth avait ricané :

- Papa, voyons… Mary avait une imagination foisonnante.

- Tu sais très bien que c'est faux. J'aime beaucoup Mary, mais elle restait une scientifique très cartésienne malgré tout, et l'imagination ne faisait pas partie de ses qualités. Ce qu'elle t'as raconté est vrai. Elle t'a parlé d'une fille n'est-ce pas ? Qui s'appelle Lyra ?

Elizabeth avait hoché la tête en regardant son père avec étonnement.

- Cette fille existe vraiment, Lizzie, avait continué Will avec aplomb, Mary l'a réellement rencontré, dans ce monde -le notre- et dans celui des Mulefa. Je sais tout ça, car à ce moment-là, Lyra était avec un garçon. Et que ce garçon, c'était moi.

En prononçant ses mots, sa voix s'était enrouée. Il s'était senti profondément troublé. C'était la première fois qu'il avouait tout ça à une personne autre que Mary. Elizabeth avait reposé sa tasse pour prendre la main de son père.

- Papa, avait-elle dit doucement, Allons… C'est impossible… Mary a inventé tout ça je t'assure. Elle m'a parlé de mondes que l'on traverse, d'anges, de sorcières, de ces drôles créatures mais aussi d'animaux qui parlent et qui accompagnent tout le temps les humains …

- On les appelle dæmons, avait ajouté Will.

Sa fille s'était installée contre le dossier de sa chaise et avait froncé les sourcils. Elle avait hérité cette attitude de sa mère, quand elle était dubitative mais qu'elle ne demandait qu'à être convaincue. Alors Will avait su qu'il était temps.

- Ecoute, avait-il dit d'un ton solennel, Je sais que c'est difficile à croire et je sais que tu auras besoin de temps pour assimiler tout ça. Mais Mary avait raison. Il existe une infinité de mondes et ce qui nous sépare d'eux est aussi épais qu'une feuille de papier. Aussi, chez moi, dans le placard qui se trouve au dessus de mon bureau, tu trouveras un coffre en bois noir. A l'intérieur tu trouveras plusieurs carnets dans lesquels j'ai écrit tout ce que j'ai vécu avec … Lyra.

Prononcer son prénom à voix haute avait été plus douloureux qu'il ne l'avait anticipé. Une boule s'était formée dans sa gorge, gênant sa respiration. Même après toutes ces années son vieux cœur s'était mis à battre à folle allure. Il avait dû poser la main dessus un instant en attendant qu'il se calme.

- Tu trouveras aussi un morceau d'ambre qui appartenait à Mary. Et un poignard brisé. C'est ce poignard qui m'a ôté les doigts.

Le regard d'Elizabeth avait glissé sur la main de son père pour ensuite remonter vers son visage. Le voile d'incrédulité de quittait pas son regard.

- Mais papa … des animaux qui parlent.

Will avait alors baissé les yeux vers Kirjava qui savait ce qu'elle avait à faire. Elle s'était levée, avait sauté tant bien que mal sur les genoux d'Elizabeth, avait posé ses pattes avant sur sa poitrine pour glisser son museau vers son oreille. La fille de Will avait alors entendu la voix de la chatte lui dire quelques mots et était devenue livide. Elle avait posé des yeux ronds sur son père. Elle le croyait, enfin. Will avait enchainé :

- Kirjava est mon dæmon. Elle est mon âme, littéralement. Si elle est blessée, je le ressens. Si je suis heureux, triste, en colère, elle le ressens. Le jour où je mourrais, elle mourra aussi. Les dæmons viennent du monde de Lyra. Mais à vrai dire, tout le monde en a un ici sans le voir. Celui de Mary est un choucard à bec jaune. Celui de ta mère est un renard, et ça lui correspond assez bien je trouve. Le tiens est un Ara bleu.

- Un Ara bleu ?

Il avait hoché la tête en souriant et Kirjava avait ajouté :

- Tu peux apprendre à le voir. Will l'a écrit dans son carnet, mais nous t'expliquerons plus tard si tu veux.

Elizabeth était restée quelques minutes sans rien dire, abasourdie par ces révélations autant que par la voix de Kirjava. Elle essayait d'assimiler ce qu'elle venait d'entendre. Elle avait regardé le dæmon-chatte puis son père, avant secoué la tête et déclaré :

- Mary m'a bien parlé de cette fille. Et de ce garçon. Elle était transporté quand elle parlaient d'eux ! Elle me disait à quel point ils étaient courageux et tout ce qu'ils avaient vécus. Qu'ils étaient si amoureux qu'ils ont sauvés le monde et les morts… Et qu'ils étaient condamnés à ne jamais se revoir. Est-ce que… Papa …

Elle s'était tue. Will avait baissé le regard et froncé les sourcils pour cacher le voile de chagrin qui s'était posé devant ses yeux. Il s'était mis à triturer machinalement la petite serviette en tissu à côté de sa tasse. Elizabeth ne l'avait jamais vu ainsi, pourtant, elle avait été à ses côtés au moment du décès de sa grand-mère Elaine, ou de celui de Mary. Mais face à elle, en parlant de cette fille particulière, il laissait tomber le masque et se mettait à nu, fragile et brisé. Elle en avait été bouleversée. Will s'était raclé la gorge pour avouer :

- J'adore ta mère. Tu le sais que je l'adore. Elle est importante pour moi. Mes sentiments pour elle ont toujours été sincères. Mais si tu me demandes ce que Lyra représente à mes yeux … Elle a été la seule à pouvoir toucher Kirjava, la seule avec toi…

Il devint silencieux, son attention tournée vers la rue. Sans bien comprendre le sens de ces derniers mots, Elizabeth avait toutefois perçu dans les yeux de son père une profonde tristesse mêlée a un amour véritable. Elle se souviendra longtemps de ce regard et de l'émoi qu'il avait provoqué en elle. Elle avait pris la main de son père dans la sienne. Will avait reporté ses yeux sur elle.

- Le jour où je mourrais - ne fais pas cette tête Lizzie, personne n'est éternel, surtout pas moi - et que tu ouvriras le coffre et que tu liras son contenu, je te demande de croire chaque mot. Car tout est vrai. Kirjava en est la preuve. Et si tu veux utiliser des parties ou l'entièreté pour un livre, alors fais-le. Je serai heureux de voir que ça t'aura inspirée.

Il s'était arrêté. L'émotion avait repris sa grande marée dans son corps pour l'affaiblir un peu plus. Il lui avait fallu quelques secondes pour se remettre d'aplomb.

- Promets-le moi, avait-il dit, Promets moi que quand tu liras mes carnets, tu croiras chacun des mots.

Elizabeth avait posé sa joue contre son poing et pris un instant pour réfléchir.

- Je te le promets, avait-elle répondu doucement.

Elle avait regardé l'horloge murale et avalé le reste de son café en vitesse.

- Je dois filer, avait-elle déclaré, Je vais récupérer les garçons à l'école pour le déjeuner. Tu veux venir ?

- Je ne peux pas, je suis désolé ma chérie.

- Ah oui pardon, j'avais oublié quel jour on était.

Elle avait rassemblé ses affaires avant de se figer, un éclair de lucidité dans les yeux. Elle les avait posé, ahurie, sur son père.

- Attends…, réfléchit-elle, Le 24 juin, ton heure au Jardin Botanique… C'est pour elle ? C'est pour Lyra ?

Will avait approuvé d'un hochement de tête accompagné d'un petit sourire triste. Elizabeth avait ajouté avec gravité.

- Mais papa… ça fait combien de temps ?

- Soixante ans, avait répondu Will dans un souffle.

- Et tu penses toujours à elle ? Tu l'aimes toujours autant ? Après tout ce temps ?

Alors Will s'était accordé de plonger le regard dans celui de sa fille et de répondre :

- Toujours.

La gorge d'Elizabeth s'était contractée. Elle avait dégluti avant de se pencher pour embrasser la joue fatiguée de son père.

- Embrasse les garçons pour moi, avait conclu Will dans un sourire.

- Je le ferai. On se retrouve dimanche ? Maman t'as prévenu qu'elle avait réservé à La Truite ?

- Oui, oui. Je serai là.

Et il l'avait regardé s'éloigner, le cœur un peu plus léger. Il avait payé avant de se diriger vers le Jardin Botanique. Il était 11h40, il arriverait à temps.

Il n'avait jamais essayé d'oublier Lyra. A l'adolescence, il avait chéri ses souvenirs, les avait entretenu car ils l'avaient aidé à tenir bon. Ils l'aidaient à honorer la promesse qui avait été faite : rester heureux, vivre une vie complète et longue pour éveiller les humains, pour façonner des mondes meilleurs. Il avait dédié sa vie à ce combat. Il avait voyagé, tenu des conférences, s'était engagé auprès d'organismes, essayé d'alerter et de sensibiliser. Il avait même été anobli par le Roi Charles III. Tout ça, il l'avait fait pour sa fille, pour le monde dans lequel il vivait. Et pour Lyra. Pour le souvenir de Lyra.

Il avait essayé de les ranger, elle et les aventures qu'ils avaient vécus, dans une petite boîte de souvenirs bien calée dans sa mémoire, qu'il pourrait ressortir quand il en aurait besoin. Mais il n'avait jamais réussi. Car elle revenait toujours, dans un coin de son œil, prête à surgir. Il se laissait bercer par les images et les rêves qui venaient frapper dans les recoins de son esprit. Du moins, il avait longtemps été persuadé que ce n'étaient que des rêves et des souvenirs.

Vers l'âge de 20 ans, les souvenirs commencèrent à laisser place à des images plus concrètes, des visions. Il s'en était rendu compte pour la première fois un jour où il se laissait draguer par une fille de son cours de physiologie, sans grande conviction. En arrivant à la fac de médecine, il avait découvert que les autres pouvaient porter sur lui un regard autre que le mépris et la haine. Il était élancé et athlétique, plutôt beau garçon, intelligent et membre de l'équipe universitaire de rugby (quoi de mieux pour combler sa colère que de plaquer des mecs à terre ?). D'un seul coup il devenait intéressant. Cette fille lui parlait, il l'écoutait à demi-concentré quand Lyra était passée à côté de lui en courant et râlant, les bras chargés de feuillets et de livres, Pantalaimon à sa suite. Il s'était retourné, abasourdi, pour la voir disparaître dans l'angle d'un couloir.

Il la voyait ainsi, l'apercevait dans une ruelle, dans un parc, au détour d'un couloir, dans une salle de cours. Parfois, il la voyait dans son appartement à elle ou chez une amie à boire le thé. Souvent, ces visions arrivaient quand il laissait son esprit divaguer. Lors de voyage en bus ou en train, il la voyait en train de marcher, de rire avec des amis, de voyager, réviser, flirter, participer à ce qui semblait être une partie de football sur un terrain boueux. Ces moments étaient une lueur, une étincelle qui jaillissait, éclaircissait la journée et le rendait un peu plus joyeux et confiant. Il se comblait d'une joie sincère de la voir ainsi : avancer, être gaie, fidèle à elle-même et à la promesse faite sur ce banc. Un jour même, alors qu'il révisait tard à la bibliothèque, il vit son reflet dans la vitre. Elle était assise une table, plongée elle aussi dans des ouvrages à se gratter la tête, Pantalaimon roulé en boule sur une pile de papiers et l'aléthiomètre à côté d'elle. Ainsi donc, elle réapprenait à le lire, s'était-il dit ravi. Il n'avait pas osé se retourner, de peur qu'elle ne disparaisse.

Au début, il pensait que ce n'était que des rêveries éveillées, des fantasmes, avant de comprendre que c'était bien la réalité. Parce que Lyra grandissait, vieillissait en même temps que lui et qu'il voyait des choses qu'il n'aurait jamais pu imaginer. Par coup d'œil, en moyenne une fois par semaine, parfois plus, il la voyait. C'était bref, un coup de vent, mais c'était suffisant. Il se disait que c'était une chance, un gage de gratitude de la Poussière pour le sacrifice qu'ils avaient accepté de faire. Il avait essayé de provoquer ces visions, mais cela s'était révélé plus éprouvant qu'agréable.

Il avait eu ces rêves aussi, étranges et si réels, d'elle et lui, l'un contre l'autre, faisant l'amour. Et il se réveillait constamment en sueur, les draps souillés et sans dessus dessous, et confus, si confus. Il n'aimait pas ces rêves, il avait l'impression d'aller trop loin. Il ne savait pas quoi en faire. Il passait la journée dans un état second, un peu étourdi sans réussir à se concentrer. Pourtant, une nuit, alors qu'il se passait de l'eau froide sur le visage pour se ressaisir après l'un de ces rêves, il avait constaté une griffure sur son épaule droite. Kirjava ne le griffait pas. Il n'avait aucune raison d'avoir une griffure à cet endroit là. Il comprit alors que c'était peut-être un peu plus que de simples projections de la réalité, ce qui l'avait rendu encore plus confus.

Pendant plusieurs années, il s'était demandé si cela arrivait aussi à Lyra, si elle aussi pouvait le voir à la volée. Il sentait parfois comme un regard posé sur sa nuque, humait un parfum familier, ou il entendait un rire dans son dos, mais quand il se retournait, il n'y avait personne. Il arrivait aussi qu'elle réagisse à sa « présence », comme la fois où il l'avait surprise en train de se détendre dans son bain. Il s'était bêtement confondu en excuses et, à son grand étonnement, elle avait sursauté, éclaboussant Pantalaimon qui se prélassait à côté, et cachant sa poitrine de ses bras.

Et puis un jour, il sût qu'elle aussi y arrivait. Et même, qu'ils pouvaient réussir à se voir.

C'était arrivé à trois reprises.

La première fois, Will devait avoir 35 ans environ. Camilla et lui étaient divorcés six ans et il réussissait suffisamment bien pour vivre dans un bel appartement dans le centre d'Oxford. Elizabeth jouait dans sa chambre et lui se reposait sur le canapé, quand il se retrouva transporté dans un amphithéâtre qui sentait la cire et le vêtement en laine. Plusieurs personnes étaient présentes et écoutaient attentivement une femme, debout derrière un pupitre, qui donnait une conférence sur un thème qu'il avait oublié. Lyra. Elle était là, ses cheveux attachés dans un chignon sage, les lèvres soulignées d'un rouge carmin, le corps droit et le menton fier. Elle montrait des diagrammes compliqués, donnait des explications, répondait aux questions d'un auditoire majoritairement masculin et âgé, la voix franche et posée. Elle les dominait par sa prestance. Pantalaimon, à ses côtés, avait adopté la même position, noble et sûr de lui. Will avait senti son cœur battre à vive allure et était resté immobile, se demandant combien de temps il serait capable de rester à l'observer. Son âme s'était remplie d'une incommensurable fierté de la voir ainsi. D'un seul coup, elle était devenue livide et avait bafouillé avant de rougir. Son regard l'avait trouvé, lui, dans la foule. Will avait cessé de respirer. Elle avait interrompu son discours en prenant appui sur son pupitre. Quelqu'un lui avait apporté un verre d'eau. La voir défaillir avait fait vaciller l'esprit de Will et il était revenu à lui, le cœur battant à tout rompre, sur son canapé.

La seconde fois avait eu lieu dans son monde. Il terminait de clore un dossier dans son bureau. Il était éreinté, l'intervention chirurgicale qu'il avait mené avec été longue et éprouvante et il devait terminer de préparer un discours pour l'ONU. Il avait alors 49 ans. Il s'étirait quand il avait entendu un hoquet d'étonnement. Il avait sursauté en voyant Lyra debout, face à lui. Elle l'avait regardé, les joues rouges et les yeux bordés de larmes. Elle n'avait jamais été aussi proche qu'en cet instant. Elle avait fait un pas, comme pour s'approcher, en l'appelant. Il se souvenait de sa voix. Il se souvenait aussi de son allure, à la fois puissante et fragile face à la confusion de le voir. Elle avait une mine exténuée, sans doute par un long voyage. Ses cheveux étaient attachés dans un chignon brouillon qui pendait mollement sur sa nuque, et elle portait un ensemble d'épaisses fourrures poussiéreuses. Malgré tout, Will n'avait pu s'empêcher de la trouver terriblement, incroyablement belle. Elle vieillissait exactement comme il l'imaginait. Elle avait prononcé son prénom, bafouillé des paroles, parlant vite et mélangeant les phrases. Il n'avait pas saisit tout ce qu'elle essayait de lui dire. Il n'avait écouté que son corps qui le poussait à se lever pour la prendre dans ses bras. Ce qu'il avait fait. Il avait prononcé son prénom du bout des lèvres, l'avait sommée de ne pas bouger. Il s'était redressé, trop brusquement, renversant au passage le contenu de sa tasse sur ses papiers. Il avait baissé le regard en jurant et Lyra avait lâché un petit rire. Quand il avait relevé les yeux, elle avait disparu. Elle avait été si proche, à portée de main qu'il aurait pu la saisir, la serrer contre lui, la sentir. Elle avait été si proche et il avait tout fait rater, tout ça à cause d'une tasse mal placée. Il avait passé le reste de la journée enfermé dans son bureau à trembler et pleurer, à entendre ce rire résonner dans la pièce.

La troisième était celle qui chérissait le plus. La retraite avait enfin démarrée. Il avait voulu fêter cela en réunissant Elizabeth et sa famille dans un petit cottage qu'il avait acheté en bord de mer. Ce qu'il préférait, c'était se lever très tôt et faire de longues marches avec Kirjava le long de la plage. Ce matin là, alors que son regard s'était perdu devant l'étendue bleu grise de la Manche face à lui, il avait entendu des pas crisser sur le sable et s'approcher. Il avait bougonné, comme seuls savent le faire les vieux messieurs, s'attendant à se trouver face à face avec Richard Hughes, un voisin envahissant. Et Will n'appréciait pas la compagnie à cette heure là de la journée, encore moins celle de Richard qui allait lui tenir la jambe pendant d'interminables minutes pour lui parler des querelles de voisinages. Il s'était retourné pour lui asséner une remarque acerbe avant de se figer. Ce n'était pas ce satané Richard Hughes qui était là, mais une femme aux longs cheveux gris tressés. Elle s'était arrêté à ses côtés et l'avait regardé. Il lui avait suffit de voir ce fier regard bleu pâle encadré de rides légères pour comprendre qui se trouvait face à lui. Pantalaimon avait sorti son museau du gilet de Lyra où il était emmitouflé. Il les avait fixé lui puis Kirjava avant de descendre rejoindre la chatte. Les deux dæmons s'étaient timidement reniflé avant de s'assoir, l'un contre l'autre, face à la mer. Lyra était proche. Tellement proche qu'il sentait la chaleur qui émanait de son corps. Tellement proche qu'il sentait l'odeur de sa peau, une odeur florale et miellée, mêlée au vent iodé, et qui restera ancrée en lui jusqu'au dernier moment. Il l'avait trouvé belle. Ils avaient échangé quelques mots et puis elle avait saisit sa main en souriant. Son cœur s'était mis à battre plus vite, plus fort en sentant la douceur de sa paume. Ils étaient restés de longues minutes, sa main tendrement chaude dans la sienne, à se regarder, incapables de dire quoi que ce soit alors que des milliers de mots se bousculaient en lui.

As-tu été heureuse ? Es-tu heureuse ? Qu'as-tu fait tout ce temps ? Est-ce que tu as une famille ? Est-ce que tu as voyagé ? Tu as l'air d'être quelqu'un d'important maintenant, c'est le cas ? Je suis fier de toi, tu le sais ça ? Est-ce que tu vis toujours à Oxford ? As-tu pensé à moi ? Est-ce que tu sais que je pense à toi chaque jour ?

Et puis une bourrasque salée et humide avait fouetté leurs visages. Il avait fermé les yeux, d'instinct. Quand il les avait rouvert, elle avait disparu. Son cœur s'était emballé de désespoir et la terre avait tourné autour de lui. Il s'était réveillé entouré de pompiers qui s'activaient, et de sa fille qui s'inquiétait.

Cette rencontre avait ébranlé son cœur et l'avait rendu plus fragile. Depuis ce jour, il devait faire attention. Attention aux émotions, aux mouvements, aux paroles, pour ne pas l'affaiblir un peu plus. Pour tenir encore, un peu plus chaque jour. Pour continuer de l'apercevoir. S'entretenir lui-même pour entretenir toujours les souvenirs ineffaçables.

Il aurait donné n'importe quoi pour une minute avec elle, son sourire dans ses yeux, sa main dans la sienne. Mais pas maintenant. Leur heure viendrait, mais pas maintenant. Car cette minute ne revint jamais. Il devait se contenter des morceaux de vie qu'il saisissait par moment, laissant place à la mélancolie tenace qui lui abîma un peu plus le cœur.

Et maintenant il était là, sur ce banc, comme tous les 24 juins, Kirjava roulée en boule sur ses genoux, ses doigts dans sa fourrure éternellement soyeuse. La demi heure sonna. Il savait que Lyra était là. Il pouvait sentir sa présence. Il ne parlait jamais, laissant ses pensées se diriger vers elle, lui raconter ce qui lui arrivait, ce qu'il vivait. Cette journée, cette heure était celle qu'il préférait dans l'année. Sur ce banc, avec Kirjava et le soleil qui perçait les branches de l'arbre sous lequel il était assis. Les insectes bourdonnaient par centaines dans ses oreilles alors que les oiseaux se taisaient, assommés par la chaleur prégnante. Bien que certaines choses se soient améliorées, le monde n'avait pas évolué comme il l'avait espéré. Les bombes continuaient de pleuvoir dans plusieurs parties du monde. Le dérèglement climatique n'épargnait aucun pays, du Nord au Sud. Toutefois, il avait mis du sien, il avait agi, il avait rassemblé. Une goutte d'eau dans l'océan, peut-être, mais une goutte d'eau quand même. Il le savait. Il se sentait fatigué, mais accompli.

C'est alors que la voix de Kirjava arriva jusqu'à ses oreilles, le tirant de sa rêverie :

- Will …

Il sentit son désarroi. Il ouvrit les yeux et tourna le visage pour découvrir une femme qu'il n'avait jamais rencontré, assise à ses côtés. Elle le regardait, un sourire serein au visage et il eut l'impression de l'avoir toujours connue.

- Vous êtes ma mort ? demanda-t-il.

Et la femme hocha la tête. Il expira lentement.

- C'est donc l'heure ?

- Je le crois, oui, répondit-elle d'une voix douce.

Will baissa le regard sur Kirjava. Une douleur lente s'empara de sa poitrine, comme un étau de fer qui se resserre sur son cœur. Il se mit à avoir très chaud et son souffle devint plus rapide. Il grimaça avant de se ressaisir. Il caressa longuement le pelage de son dæmon, sa compagne de vie, son alliée dans les tourments et les joies, lui-même.

- Nous avons eu une bonne vie, n'est-ce pas ? lui demanda-t-il, la voix brisée.

- Oui, répondit Kirjava en plissant ses yeux, Je suis fière de tout ce que l'on a accompli. Je suis fière de toi.

Les larmes perlèrent les grand yeux noirs fatigués de Will. Il pensait à Elizabeth et aux enfants. Il ne les verraient pas dimanche. Allaient-ils se rassembler dimanche ?

- Tu vas me manquer Kirjava. Merci pour tout.

- Nous allons nous retrouver Will. Tu sais ce qu'il se passe ensuite. Je serai toujours à tes côtés.

La douleur grossissait dans sa poitrine mais il n'avait pas peur. Kirjava se redressa et logea son museau dans son cou.

- J'ai hâte de te retrouver de l'autre côté, murmura-t-elle, Je t'aime.

Il sécha ses larmes, embrassa la tête soyeuse de son dæmon puis se retourna vers sa mort.

- Je suis prêt, déclara-t-il.

Sa mort lui offrit un regard paisible et posa sa main sur son épaule. La douleur prenait toute la place dans son corps mais il la laissa s'étendre. Il posa une dernière fois ses yeux sur Kirjava, blottie contre lui, qui ronronnait avec puissance. Les vibrations de son petit corps parcouraient le sien. Il expira et ferma lentement les paupières en la regardant doucement s'évaporer dans un million de particules brillantes.

Lorsqu'il ouvrit à nouveau les yeux, Will se sentit brusquement vide. Vide à l'intérieur, vide à l'extérieur. Sa mort n'était plus à ses côtés. Kirjava n'était plus à ses côtés. Il était seul, il avait froid. Face à lui, le silence à peine perturbé par le bruit de vaguelettes qui s'écrasaient contre des galets, et une jetée en bois qui se perdait dans le brouillard. Il avança et attendit. Sous ses pas, le bois pourris grinçait et gémissait. Tous ces sons, toutes ces images lui étaient trop familiers. Dans la brume qui recouvrait l'étendue d'eau morne, une vieille barque apparut. Le vieil homme à son bord accosta au ponton. Il posa ses rames, se retourna et leva la tête vers Will. Il portait encore cette robe de bure élimée, trop grande pour son corps sec et sans âge. Il fronça les sourcils en voyant son passager. Will descendit sur l'embarcation sans la moindre hésitation et sous le regard inquisiteur de l'homme.

- Je vous ai déjà vu ... dit l'homme d'une voix lente et éraillée, emprunte de stupéfaction.

Will hocha la tête et s'installa. L'homme plongea ses rames pour lancer sa barque sur l'onde tranquille.

- C'est bien la première fois que cela m'arrive, ajouta-t-il, C'est une curieuse sensation.

- Je suis la première personne que vous voyez pour la seconde fois ? demanda Will, Vous n'avez revu personne d'autre ? Une femme peut-être ?

- Oh non ! s'esclaffa l'homme, Je m'en serai souvenu ! Ça ne m'arrive pas tout les jours ! Voyez, les passagers que j'emmène ont tendance à prendre un aller simple…

- D'accord, répondit simplement Will, Je vais attendre. Ça ira. J'ai tout le temps du monde.