C'est à reculons je dois bien vous l'avouer que je me suis rendue à la cafeteria après la demi-journée de cours. L'immense réfectoire se trouvait au rez-de-chaussée du bâtiment principal. Et c'était généralement bondé. Je n'ai jamais aimé la foule (sans parler d'agoraphobie ou autre pathologie dans ce genre là que je n'avais aucune raison d'avoir) mais je trouvais juste les gens chiants de manière générale. Toujours à exposer leurs petits problèmes par-ci, leurs mésaventures par-là. Les gens étaient (et sont) autocentrés. Particulièrement les lycéens. A Saint Seiros, ce n'était pas bien différent, ils avaient juste le pognon en plus.

J'entrai dans la pièce remplie d'adolescents affamés avec mon sac à dos à l'épaule et des pensées plein la tête. Je devais prendre sur moi. Pas juste un peu. Je n'avais que très rarement déjeuné ici, souvent forcée par Dorothea d'ailleurs quand elle ne mangeait pas avec Edelgard et sa clique. Et quand elle ne squattait pas la cage d'escalier du troisième. Je regrettai de ne pas m'y trouver, dans cette cage d'escalier, quand j'aperçu la table à laquelle était installée la chanteuse. La chanteuse, mais pas seulement. Elle me fit de grands signes quand elle me remarqua approcher. Je n'étais vraiment pas sûre de mon coup : Edelgard et Dimitri étaient avec elle. Lorsqu'il fallait se jeter à l'eau, autant y aller d'un coup. Je soupirai devant cette mauvaise voire très mauvaise idée de déjeuner avec eux mais mis un pied devant l'autre jusqu'à rejoindre Dorothea. Edelgard était assise en face d'elle et semblait concentrée dans une discussion avec le petit ami que tout le lycée lui avait choisi. Je m'installai à la droite de la Diva en devenir pour laisser le plus de distance possible entre lui et moi : nous ne nous étions jamais adressés la parole après tout. Et, ainsi, les choses ne paraissaient pas trop bizarres. Malgré-ça, je reçus nombre de coups d'œil non désintéressés. Je sortis juste mon sandwich prête à l'avaler le plus rapidement possible. J'étais certaine que certains lycéens espéraient que je m'étouffe avec. La jalousie était un très vilain défaut.

—Tu n'en as pas marre d'avaler tous ces sandwichs ?

Le déjeuner s'annonçait long.

—J'aime les sandwiches.

Particulièrement lorsqu'ils sont au poulet, gardai-je pour moi. Et, en plus d'être bon et très rapides à faire, ils sont très bon marché.

—J'ai croisé Manuela pendant l'intercours. Elle m'a dit que tu avais choisi une option.

Dorothea et le professeur Casagranda étaient très proches. C'était notamment grâce à elle que la chanteuse avait pu suivre un stage d'opéra à l'étranger (et aussi grâce à son talent évident). Il n'y avait donc aucune surprise qu'elle l'appelle par son nom. Cependant j'étais étonnée qu'elles soient proches au point de m'avoir comme sujet de conversation. Cela renforçait l'image d'œuvre de charité que j'avais l'impression de trimballer avec moi depuis ma rentrée dans ce lycée de bourges. Je me demandais même si je n'étais pas aussi une mission de service publique que Dorothea avait pris trop à cœur.

—J'en déduis donc que tu ne rejoindras pas la chorale. Oh, Byleth, tu me fends le cœur !

—Je t'ai déjà dit que je ne la rejoindrai pas.

—Qu'as-tu décidé alors ?

J'avalai un énorme morceau de sandwich quand arrivèrent deux jeunes hommes. Le premier, plutôt grand avec ses un mètre quatre-vingts à vue d'œil (à côté, Edelgard et moi avions l'air de deux liliputiennes) avait les cheveux d'un roux très vif qui ondulaient sur le dessus de sa tête sans trop savoir comment tenir en place. Le second était plus petit, ses cheveux bleus marine étaient attachés en un chignon soigné (je me suis demandée si détachés ils seraient plus longs que les miens). Les deux avaient les yeux noisette. Ceux de Felix (l'homme au chignon) plus ambrés toutefois. Ils s'installèrent du côté Dimitri et je devinai sans difficulté que quelqu'un d'autre allait bientôt nous rejoindre.

—Tu aurais dû la voir ! Je lui ai juste souris et pouf ! Elle s'est volatilisée ! fit le premier garçon à s'installer, celui aux cheveux roux.

—Encore ton pouvoir magique, Sylvain ? demanda Dimitri en faisant un peu de place à son compagnon.

—Tu nous raconte la même histoire tous les jours. T'en as pas marre à force ?

Felix présentait un air des plus blasés. Et moi, j'avais déjà envie de me passer la corde au cou (et de sauter du tabouret sans attendre). C'était bien pour éviter ce genre de discussion assommante que je ne déjeunais pas à la cafet' normalement.

—Alors ?

Dorothea attendait la réponse à une question qui m'était déjà sortie de la tête. Et elle n'était pas la seule intéressée visiblement puisqu'Edelgard avait délaissé la conversation des garçons pour jeter un coup d'œil dans notre direction. « Naturelle » me répétai-je plusieurs fois.

—Musique.

—Pardon ?

—Quoi ?

—Mais je croyais que tu n'aimais pas ça !

—J'ai seulement dit que je ne voulais pas rejoindre la chorale.

—Par tous les Saints, Byleth ! Tu aurais pu me prévenir ! J'espère au moins que tu ne comptes pas jouer du triangle, ce n'est pas si évident qu'il n'y parait !

—Aucun risque.

—Laisse-moi deviner… Un instrument qui te ressemble bien… De la batterie ? Tu comptes nous interpréter un drum-cover de Eye of the Tiger ?

J'ignorai si je devais être surprise par le fait que Dorothea connaisse Survivor (il y avait moins de chances qu'elle ait regardé Rocky III) ou bien choquée qu'elle m'associe la batterie naturellement. J'avais un look un peu rebelle certes, et une coupe de cheveux à en défriser un coiffeur, mais tout de même. C'était un peu cliché.

—Si ça te fait plaisir de penser ça, marmonnai-je en engloutissant la fin de la première moitié de mon sandwich au poulet.

Tous ces gens. Tous ces regards posés sur nous. Toutes ces questions de Dorothea. J'en souhaitais presque vraiment m'étouffer avec mon pain de mie. Ce qui m'aurait valu un aller simple jusqu'à l'infirmerie et donc jusqu'à Manuela : ce que je ne souhaitais pas. Ou pire, l'arrivée des urgences (et j'aurais été la « fille au pain » pour le reste de l'année). Dans un cas comme dans l'autre, j'étais vraiment coincée à cette table. Et mon téléphone vibrait dans ma poche.

Claude : Alors, ce rancard ?

Putain, celui-là ne lâchait jamais rien. Mais j'aurais tout-de-même mille fois préféré passer la pause déjeuner avec Claude dans la cage d'escalier que me trouver ici à supporter une bande de crétins qui parlaient uniquement gonzesse à table. Enfin, le roux surtout, car les deux autres restaient plutôt de marbre. J'entendais parfois Dimitri rigoler aux blagues de Sylvain et encore plus lorsque Felix se foutait de lui.

Vous : Je t'ai déjà dit que ce n'était pas un rancard. Je suis au réfectoire.

Claude : Tu arrives à survivre ?

Vous : J'attends que la boite de somnifères fasse effet.

Claude : Tu sais que j'ai ce qu'il te faut pour affronter ce genre de situation ? Je peux même te faire un prix d'ami et une double ristourne pour ta première commande ! Aucun risque que cela apparaisse sur de quelconques analyses. Tu pourras même t'inscrire aux jeux olympiques dès le lendemain !

Le garçon tapait vite. Il eut au moins le don de me distraire quelques minutes ce qui me permis de prendre l'oxygène nécessaire afin d'affronter le reste de ce déjeuner. Je l'espérais du moins. Dorothea tirait une tronche de dix pieds de longs et s'impatientait puisque trop occupée à répondre à mes textos, je ne lui avais toujours pas répondu à elle. Mais son expression se transforma l'instant d'après et plus un mot ne franchi la barrière de ses lèvres pendant au moins une longue minute.

—Qu'est-ce qui t'as pris autant de temps ? demanda le rouquin.

Je levai les yeux de mon écran de téléphone et compris immédiatement le mutisme de Dorothea. « Putain de coup fourré » pensai-je presque à haute voix.

—Ils n'avaient plus de bœuf. J'ai dû attendre qu'ils en préparent de nouveau. Ça ne serait pas arrivé si tu en laissais parfois aux autres !

—J'ai besoin de force pour entretenir ce corps ! Et pourquoi tu ne lui dis rien, à lui ?

Sylvain désignait le bleu demeurant silencieux.

—Cela vous concerne tous les deux ! Vous me fatiguez à force.

Le roux riait tandis que la jeune femme, plus ou moins de la même taille que moi, fronçait sévèrement les sourcils en s'installant à la place laissée vacante. C'est-à-dire à côté-même de Dorothea. Ses cheveux dorés étaient tressés dans son dos. Elle portait les mêmes couleurs que les garçons : le bleu. Le trio composé de Sylvain, Felix, ainsi qu'Ingrid, semblait inséparable malgré les caractères en apparence très opposés des personnages. Je me sentis encore moins à ma place dans le cadre de ce paysage.

—Je fais de la guitare, finis-je par lâcher.

C'était une bonne action. Je ne pouvais pas laisser Dorothea se pétrifier par la présence d'Ingrid après qui elle courait depuis des années en silence. Pourquoi ne se lançait-elle pas ? Existait-il une sorte de règle tacite interdisant aux boursiers de sortir avec les plus friqués ? Pas à ma connaissance.

—Par tous les Saints ! s'exclama la brune à la joie retrouvée. On pourrait faire une répétition ensembles ! Tu pourrais jouer de ta guitare, et je pourrais chanter ! Edie pourrait nous accompagner au piano !

Je manquai de m'étouffer avec la dernière bouchée de mon sandwich (il n'y avait plus que du beurre dedans, le morceau de jambon de poulet avait glissé avec la précédente) et Dorothea me proposa une gorgée d'eau en me faisant remarquer ma maladresse. Elle ajouta que je mangeais trop vite et je ne la contredis point. Cela m'arrangeait qu'elle pense ça. Que tout le monde pense ça d'ailleurs.

—Cela fait longtemps que je n'ai pas fait de piano, Dorothea.

A mon grand étonnement, Edelgard répondit à la chanteuse sans rejeter sa proposition. Même si pour moi, c'était une manière de le faire avec un peu plus de formes. Des formes dont je ne m'encombrais pas.

—Merci, mais non merci. Je préfère jouer solo.

—As-tu une idée de ce que tu présenteras pour l'examen de fin d'année ?

La blanche s'adressait directement à moi cette fois, le visage posé sur le revers de sa main. Son regard, intense, était difficile à soutenir plus de quelques secondes. S'il y avait bien quelque chose que je devais lui reconnaitre : c'était bien son charisme. Bien que ça ne soit pas mon cas, je comprenais que pas mal d'élèves soient fous d'elle. Certains auraient vendu leur âme au diable pour se tenir près d'elle ne serait-ce que quelques minutes (et sacrifier dix-mille agneaux pour se trouver à ma place).

—Pas pour le moment. Il faut que je retravaille mes morceaux.

—Tes morceaux ? s'exclama Dorothea. Tu composes ?

—Je composais. Un peu.

Je m'attendais à un « merveilleux ! » ou bien « c'est fantastique » mais la voix grave de Sylvain s'éleva si fort qu'elle coupa même notre conversation. La scène était ridicule, d'un côté les garçons et Ingrid qui braillaient, et de l'autre Edelgard, Dorothea et moi-même qui peinions à échanger quelques mots. C'était très fatigant. J'eus alors recours à une méthode plus efficace.

Vous : Pourquoi tu ne m'as pas dit qu'Ingrid serait là ? Je suis certaine que tu t'en doutais.

La chanteuse n'arrêtait pas de lancer des œillades en direction d'Ingrid sans pour autant lui parler. Le groupe devait pourtant souvent se retrouver pour être autant à l'aise. Même Edelgard qui n'appartenait pas à la promo des Lions semblait s'y être fait une place. Dorothea prit son portable quand il vibra posé sur la table et me jeta un coup d'œil curieux.

Dorothea : Tu n'aurais pas accepté si je te l'avais dit. Et puis ce n'était pas seulement pour ça.

Vous : J'ai bien compris que t'es au courant pour Edelgard et moi, mais passons. Pourquoi tu ne lui parles pas ? Elle sort avec un des deux gars ?

Dorothea : Non. Ils sont seulement amis.

Vous : Alors quoi ?

Dorothea : Regarde-là.

Je levai les yeux en faisant mine de prendre une gorgée d'eau. Et je la regardai. Ingrid était une belle femme, cela allait s'en dire. Blonde, des yeux verts, des formes où il fallait. Un caractère pas facile d'après ce que j'entendais des brides de conversation avec les garçons (personne n'aime les coquilles vides). Elle avait de bonnes notes, venait d'une famille plutôt noble, pas trop non plus. D'après ce que Dorothea m'en avait dit bien-sûr puisque Dorothea savait beaucoup de choses sur elle.

Vous : C'est ce que je fais.

C'était la première fois que j'osais mettre mon nez dans les affaires amoureuses de quelqu'un. Et, je ne comprenais vraiment rien. Pourquoi s'empêcher de tenter sa chance avec la personne qui nous plait ? Bien-sûr, je ne maitrisais ni l'art et la manière d'aborder quelqu'un dans les formes, encore moins s'il s'agissait de romance où j'étais une totale néophyte. Et, les Saints m'en préservaient mais j'espérais ne jamais vivre cela (j'eu une pensée pour Marie-Louise et son chagrin d'amour précoce).

Vous : C'est parce que vous êtes toutes les deux des filles ?

Dorothea : Oh non, personne ne se soucie de ce genre de chose ici du moment que l'on paye !

Vous : Alors c'est quoi le problème ?

Le problème, c'était surtout que cette pause déjeuner s'attardait et que j'avais envie de fumer une clope. Je ne pouvais toutefois pas seulement partir en plein milieu de deux conversations.

—Les compositions personnelles sont particulièrement appréciées à Saint Seiros. Si tu présentes quelque chose de correct tu valideras ton option sans soucis.

J'avais presque oublié pendant quelques minutes la présence d'Edelgard tellement j'avais fourni d'efforts sociaux pour tenir une discussion de plus de quelques mots avec quelqu'un. Mais Edelgard, elle, n'avait rien loupé et son regard suggérait qu'elle avait bien compris que si nos téléphones à Dorothea et moi vibraient tour à tour ce n'était pas pour rien. Dans le genre discret on pouvait mieux faire. Cela n'empêcha pas la chanteuse d'opéra (et de chorale) de me répondre. Mais son message me laissa hébétée. « Je ne suis pas à la hauteur » disait-elle.

—Tu racontes n'importe quoi… murmurai-je en guise de réponse.

Ce n'était pas seulement la première fois que je m'intéressais à la vie sentimentale de quelqu'un. C'était aussi la première fois que je me souciais foncièrement de quelqu'un. Pas que je me foutais de tout et de tout le monde (un peu quand même) mais l'investissement émotionnel était pénible dans tout type de relation. Les gens allaient et venaient, et surtout repartaient toujours à la fin. Je réalisai alors que si je restais plutôt évasive à chaque fois que l'on me demandait quelque chose, la chanteuse, elle, se livrait avec une franchise déconcertante. Dorothea me considérait vraiment comme son amie, alors que je ne m'étais jamais vraiment positionnée sur le sujet jusqu'ici.

Claude : Tu me remercieras plus tard !

Je n'eus le temps de taper un quelconque « quoi ? » sur mon téléphone que je sentis une masse s'abattre sur mes épaules (je n'ai pas échappé à la tresse dansante ce midi-là). Puis deux émeraudes apparurent devant mes yeux ainsi que le sourire façon colgate.

—Eh bien ! Quelqu'un a oublié de m'inviter à la réunion mensuelle des délégués ?

Le jeune homme mis une bonne tape sur mon épaule (il me prenait visiblement pour son meilleur-ami bodybuildé) avant de s'assoir sur le banc à mes côtés. Il donnait vraiment l'air de ne s'embarrasser de rien lui non plus, et… Ca me fait mal de l'admettre mais, ça faisait plaisir à voir. Finalement, la présence de Claude n'était pas si bizarre : il fréquentait régulièrement les autres délégués de par son rôle et les responsabilités liées. Et maintenant, tout le monde n'avait d'yeux que pour lui.

C'est ainsi que j'ai obtenu l'étiquette peu flatteuse de « privilégiée » ce jour-là. Pour avoir déjeuner avec Edelgard. Pour avoir déjeuner avec Dimitri. Pour avoir déjeuner avec Claude. Ainsi que celle de cible à abattre pour beaucoup de leurs admirateurs (Claude en avait aussi un bon paquet après tout). Et ce n'était que le début. Car ma relation avec eux, notamment avec Edelgard, allait prendre bien des tournants ainsi que des virages particulièrement serrés.