Chapitre 29
Le retour au bunker sonna comme la fin d'une pause trop courte. Une saine bouffée d'oxygène trop vite consommée. Laissé seul par Castiel, qui lui avait humblement conseillé de parler à Sam, Dean, soulagé d'avoir au moins pu mettre les choses à plat avec son ami, termina de descendre les marches d'acier qui plongeaient au beau milieu de la salle de contrôle.
Il soupira, un poids sur la poitrine, et pas seulement parce qu'il n'aurait jamais cru possible d'éprouver une telle affliction simplement en remettant les pieds dans son foyer. Le moment était venu de faire ce qu'il avait de toute façon prévu de faire, tenter de rétablir le dialogue avec son frère, mais il doutait d'y parvenir et désespérait de lui-même de se sentir ainsi, si malheureux d'être coupé de Sam sans savoir comment faire pour retourner vers lui. Conscient que ce qu'il avait à lui dire ne l'y aiderait probablement en aucune façon.
Le premier des deux frères n'eut pas besoin de chercher l'autre. Les lumières allumées de la bibliothèque, où Sam était retourné travailler, furent un premier signe de sa présence là-bas, bien vite confirmée par son image, quand Dean l'entre-aperçut, depuis le couloir, penché à la table sur quelque ouvrage exhumé il ne savait d'où. Mais il n'entra pas. Au moment d'aborder son cadet, Dean sentit son courage se dérober et, sans doute encore trop marqué par la virulence avec laquelle ils s'étaient opposés, il rebroussa chemin sans bruit ni mot pour aller dans sa chambre. Après tout, Sam n'avait pas cherché à le contacter depuis qu'il était parti avec l'Impala, et le puîné semblait si absorbé par ses recherches que son frère songea qu'il n'avait peut-être même pas remarqué son absence.
Las et triste, Dean se défit de sa veste. Se débarbouilla le visage et se rinça la bouche. Se déchaussa. Nettoyer son arme, dont il n'avait toujours pas pris le temps de s'occuper ? S'étendre sur son lit, le casque sur les oreilles ? Remettre de l'ordre parmi les étagères qu'il avait mises sens dessus-dessous en cherchant myrrhe et sel la veille ? Non. aucun de ces palliatifs pour éviter Sam n'obtint ses faveurs, et sa dernière idée moins que les autres.
Il voulait oublier les Érotes, et pas replonger dans le lieu où Sam et lui s'étaient battus par leur faute.
Mais rester caché ici n'était pas une option. Il s'accorda le luxe de quelques minutes de réflexion supplémentaires, répétant dans sa tête ce qu'il allait tenter de dire à son frère. Pour se débarrasser d'une déplaisante sensation de moiteur sous les bras, il entreprit de passer un maillot et une chemise propres, et en prit la résolution : dès qu'il aurait fini il irait voir Sam. Il n'en eut pas besoin. Car lorsqu'il se tourna vers sa porte restée ouverte, enfin prêt à quitter sa chambre, il se figea net devant l'image du cadet qui se tenait sans bruit dans l'embrasure.
Debout de toute sa hauteur, l'air tendu et déterminé.
- J'ai vu que tu étais là, tu sais ? notifia-t-il au bout de quelques secondes face à l'apathie de son aîné. Devant la bibliothèque...
Dean, pris de court, mit un instant à réagir puis, le regard fuyant, bafouilla en cherchant machinalement quoi faire de ses mains :
- Ah, oui, je... Tu avais l'air concentré, j'ai...
Il se tut subitement en réalisant qu'il venait de faire un pas en arrière. Sam en fit alors un en avant, captant aussitôt le regard de son frère.
- Tu es parti longtemps... Besoin de prendre l'air ?
- Ouais, confirma succinctement l'aîné au bout d'une seconde en se grattant l'épaule. Il le fallait.
Sam ne s'attarda pas plus longtemps sur la question et opina simplement du chef. Concentré sur sa prime intention, pas vraiment plus à l'aise que Dean, il mit les mains dans ses poches, pouces à l'extérieur, et en rentrant sensiblement les épaules il annonça d'une voix lourde :
- J'ai quelque chose à te dire.
Dean plaça les mains sur ses hanches et le regarda approcher encore un peu, tout en veillant lui-même à demeurer bien en place. Compte tenu de la manière plutôt fraîche dont ils s'étaient séparés plus tôt et du langage corporel de Sam, il s'attendit avec une certaine anxiété à un échange relativement désagréable, comme il l'avait redouté, mais le moment était venu. Reculer n'était plus possible.
- Voilà, je... Je voulais m'excuser pour ma réaction de tout à l'heure, déclara le plus jeune des deux hommes. Pardon de t'avoir planté, d'être parti encore une fois en fermant la discussion... Ça devient une habitude dont il va falloir que je me défasse. Alors... si tu es d'accord pour reprendre la conversation...
À mesure qu'il avait déroulé ses propos, le visage de Sam, d'abord dur, s'était adouci en affichant peu à peu un masque contrit et c'était maintenant avec un peu d'appréhension qu'il attendait la réponse de Dean. Mais il fallut un moment à ce dernier pour la formuler. Comme sonné par la main tendue de Sam dont il avait craint tout autre chose, l'aîné des Winchester resta longtemps figé, un regard ébaubi sur son frère qui ne fut pas sûr de bien en interpréter la signification. Et puis il bougea. Semblant émerger de sa torpeur, Dean cligna d'abord des yeux, remua les lèvres, avant de mobiliser un pied pour avancer vers Sam, lentement au début puis de plus en plus vite. Arrivé tout proche de son cadet, une émotion et un soulagement immenses envahissant son cœur, il se jeta alors presque sur lui et l'étreignit sans crier gare, pressant des deux bras contre son dos avec une force peu commune, agrippé si fermement à lui qu'il aurait été bien ardu pour quiconque de lui faire lâcher prise.
Et il laissa sortir tout ce qui le rongeait depuis qu'ils s'étaient affrontés.
- Pardon, Sam, gémit-il d'une voix étouffée, le menton planté dans le creux de son épaule. Tout est ma faute, j'ai fait n'importe quoi. Pardon, Sammy, pardon...
Il remonta une main pour serrer la nuque de son frère, enfouissant la bouche dans son col pour étouffer un début de sanglot. Frappé au cœur, Sam, d'abord pris au dépourvu par son élan d'affection, n'eut plus pour son aîné qu'amour et empathie, car il ne comprenait que trop bien les remords qui pouvaient l'accabler. À ce moment précis, rien ne compta plus pour Dean que le délivrance indicible qu'il éprouva en retrouvant de façon inespérée cette connexion avec Sam, lequel le serra à son tour vivement dans ses bras pour lui témoigner sa solidarité, son immense attachement et son désir de sceller la paix.
Ils restèrent ainsi enlacés durant de longues secondes, profitant de ces réconciliations presque improvisées sans hâte de les conclure. Dean sentit avec bonheur que l'émotion qui le submergeait était partagée par Sam, et Sam, lui, eut la confirmation qu'ils avaient vécu la situation aussi mal l'un que l'autre. Ils prirent leur temps pour se réconforter. De gestes lents et aimants ; puis, jugulant progressivement l'émoi que l'instant avait suscité, ils desserrèrent peu à peu leur étreinte, et finirent pas se détacher dans un reniflement, les yeux humides. Dean recula, se détourna pour passer les mains sur ses joues, tandis que Sam s'essuya le nez.
- J'ai... J'ai passé la journée à réfléchir à ce que j'allais te dire, confia bientôt Dean d'une voix pesante et le dos tourné. Et comment j'allais te le dire. Quand je repense à... ce que j'ai fait... À tout ce que je t'ai balancé à la figure...
Sam sentit tout le poids du regret dans la voix de son frère et marqua un long temps de silence, hochant gravement la tête au souvenir douloureux de ces heures éprouvantes. Il n'avait pas nécessairement anticipé le besoin de Dean de revenir de cette façon sur le sujet, mais il y fut ouvert. Sur un ton sombre, presque funèbre, il livra alors :
- Tu m'as flanqué une peur bleue, tu sais ? Je me souviens pas t'avoir déjà vu bouillir d'une rage pareille, je... Je savais plus quoi faire pour te ramener.
Dean fut frappé par le choix de ce dernier mot qui fit écho au sentiment d'éloignement, et même de cassure qui s'était imposé lorsque leurs visions contraires s'étaient heurtées. L'air malheureux, les yeux brillants, il refit face à Sam au bout d'une seconde et déplora :
- Ça a été plus fort que moi, Sam... Les voir revenir, les entendre... oser nous demander de l'aide, après tout ce qu'on a traversé par leur faute... Ils m'ont rendu dingue, j'ai vu rouge.
Les plis d'amertume à la commissure des lèvres de Sam leur donnaient un aspect tombant qui ne fit qu'accentuer son air lugubre. Il baissa les yeux un instant, considérant les événements avec toute la gravité mais aussi le recul nécessaires, et du timbre rocailleux dont sa voix s'imprégnait dans les moments solennels il déclara :
- T'es pas le seul à avoir agi avec tes tripes et pris des décisions dangereuses... J'étais pas d'accord avec toi mais... jusqu'à un certain point, je peux comprendre que tu aies dérapé. J'ai pas forcément été très clairvoyant non plus, ça aurait pu tourner bien autrement.
- T'es pas en cause, le dédouana son frère, c'est moi qui ai déconné à fond les manettes... J'aurais sûrement mieux fait de t'écouter mais à ce moment-là c'était trop me demander. Tout ce que je voyais c'était que j'avais moyen de les atteindre et je voulais leur faire le plus de mal possible. Leur faire payer.
Il subsistait de la colère dans le regard meurtri de Dean, mais Sam, qui posa des yeux graves sur lui, avait déjà compris qu'elle n'en disparaîtrait jamais.
- Je ne pensais que que tu leur vouais encore une haine pareille, avoua le plus jeune des deux chasseurs dans un froncement de sourcils presque effrayé. Est-ce que ça veut dire que... malgré ce que t'as dit, t'as pas accepté tant que ça ce qui nous arrive ? Est-ce que c'est pour ça que tu t'es mis autant en colère contre moi ?
- Q... Quoi ? lança bientôt Dean d'un air stupéfait. Bien sûr que non, je... Sam, non, ça n'a rien à voir !
Le cadet sembla quelque peu perdu, bien qu'il fût soulagé d'entendre qu'il n'était pas en cause. Mais que son frère ait seulement pu le penser glaça l'aîné qui tenta d'expliquer :
- Contre eux... je te voulais avec moi, c'est tout... J'avais besoin de ton soutien. Mais tu m'as pas suivi, et... si je t'ai traité si mal, c'est que je crois que, quand t'as accepté de les aider - et quelle frousse tu m'as fait à ce moment-là - je me suis senti trahi... J'ai pété les plombs, je regrette, je... J'ai jamais voulu me battre avec toi.
- Moi non plus, proclama Sam avec force en faisant un pas en avant, le regard intense. Et je n'étais pas contre toi, je te trahirais jamais, je voulais juste... nous protéger, tu comprends ?
- Bien sûr que oui... Et même si je voulais les voir morts, c'est aussi ce que j'ai essayé de faire, à ma façon...
Sam n'en douta pas, bien que la méthode choisie par Dean continuait de lui apparaître comme la pire des solutions. Il afficha un rictus amer en secouant la tête tout en repensant à ce qui s'était passé et, sans volonté de juger, avec le seul désir de livrer ce qu'il avait sur le cœur, il répondit :
- Ça m'a rendu dingue, Dean, que tu te sois jeté comme ça, tête baissée, sans réfléchir aux conséquences...
Dean fit un pas vers lui, le regard humble, presque soumis. Il ne voulut surtout pas raviver le conflit et essaya juste de se confier à son tour, avec une certaine tendresse.
- Tu ne l'as peut-être pas fait non plus, quand tu as décidé de le toucher...
Sam, d'un hochement de tête plus grave, l'admit.
- J'ai pris la décision qui me semblait la moins dangereuse pour nous, expliqua-t-il avec dans la voix et le regard, encore le doute infime de s'être peut-être trompé. J'ai pensé qu'à te protéger... Est-ce que tu t'es demandé ce que je ferais, si je te perdais ?
Dean s'efforça de dissimuler l'émotion que suscita cette question, et ses yeux déjà humides l'y aidèrent assez bien.
- J'étais pas en danger de mort, tenta-t-il de convaincre avec douceur. Le risque était calculé.
- Pas à ce moment-là, contesta Sam. Quand tu les as menacés de les livrer à Chaos, là, peut-être ; Castiel t'avait dit, pour le deal. Mais pas quand il a fallu décider ou non d'aider Pothos. À ce moment tu n'en savais rien.
L'aîné des Winchester n'eut rien à objecter à cette description factuelle et baissa les yeux. Quelques secondes plus tard, il haussa les sourcils et, affichant un sourire sans joie, supputa d'un air faussement léger :
- Si j'avais clamsé... tu m'aurais sûrement ramené... Comme d'hab.
Sam, qui goûta peu l'ironie, préféra cependant rire jaune, d'un rire sec et bref, plutôt que réagir d'une façon plus hargneuse.
- Tu parles... C'était peut-être vrai du temps de Chuck, jugea-t-il d'une mine désabusée. Quand observer nos petites vies l'amusait encore et qu'il nous facilitait les choses pour remettre une pièce dans la machine... Pas sûr qu'on puisse encore si facilement tromper la mort.
Ils se turent tous deux pendant un temps, se satisfaisant de rester simplement en présence l'un de l'autre. En paix. Au bout d'un moment, Dean alla s'asseoir au bord de son lit, l'air éreinté, et déclara :
- On va éviter de tenter notre chance, je pense pas que tu seras contre... Je crois que je vais attendre un peu avant de recommencer à risquer notre peau.
Il se força à rire de sa boutade, sans envie et pas plus d'une demi-seconde, gardant les yeux baissés pendant le temps que Sam mit à le rejoindre. Ce dernier s'assit aux côtés de son frère, réconforté par sa proximité, et confia avec quiétude :
- Je suis content que tu aies fini par voir les choses un peu différemment. Ça fait du bien.
- Ouais ? lança Dean en guignant du coin de l'œil. Déjà lassé de te prendre mon poing dans la gueule ?
- Et de t'envoyer mon pied dans l'estomac, répondit-il du même ton sarcastique.
Dean eut un grognement d'assentiment et se tut à nouveau, gardant le silence pendant un moment. Les deux frères mirent ce temps à profit pour méditer sur leurs agissements et se faire comprendre mutuellement qu'ils ne voulaient plus revivre pareille querelle, jusqu'à ce que Dean, relevant la tête plus ostensiblement, plaçât le bout des doigts sur le visage de Sam en s'enquérant d'une voix penaude :
- Ta mâchoire, ça va ?
- T'inquiète, minimisa Sam dont le violacé de l'ecchymose était atténué par les poils courts qui tapissaient son menton. J'ai connu pire... Et toi ? Tes côtes ?
- Oh... ça va aussi, fit Dean en adoptant un ton désinvolte. J'ai de nouvelles tablettes de chocolat en forme de semelle de chaussure, ça change...
Sam exhiba un sourire fermé et inspira profondément avant d'expirer bruyamment par le nez. Il se sentait à présent beaucoup plus léger et c'était une sensation qu'il avait presque oubliée. Même si elle ne dura pas.
- J'espère que j'ai fait le bon choix, exprima-t-il l'air inquiet, ses doutes revenant occuper une place plus importante à présent que s'éloignait son contentieux avec Dean. Je peux pas m'empêcher de penser que... si je l'avais laissé crever, ça ferait une occasion de moins pour ce truc, là dehors, de se nourrir et de grandir.
Les Érotes avaient beau être son problème numéro un, son obsession, Dean savait maintenant qu'ils n'étaient pas les seuls dont Sam et lui allaient devoir s'inquiéter. Castiel avait eu beau jeu de lui dire que l'entrée en scène de Chaos, cette entité issue des âges les plus anciens, ne les concernait pas ; le chasseur savait qu'ils ne pourraient ignorer sa présence, ne serait-ce que parce que même s'ils n'en avaient rien voulu, ils avaient une part de responsabilité.
- Si t'as changé d'avis, on peut toujours faire une descente dans leur hôtel pour essayer de leur faire leur fête, maintenant qu'on a l'adresse...
Dean se laissa lentement tomber en arrière pour s'étendre en travers du lit, les pieds toujours ancrés au sol. Il avait évidemment parlé sans sérieux, sa plaisanterie au goût douteux n'ayant servi qu'à illustrer son dépit, mais elle interpella immédiatement Sam, qui comprit que son frère n'avait apparemment pas perdu son temps, pendant sa balade.
- Tu as parlé à Cass ? s'enquit-il d'un regard vif, la tête tournée vers Dean.
- Yep, confirma l'intéressé, les yeux au plafond. Il était avec moi sur le chemin du retour.
Sam en prit acte dans un étonnement fugace mais alors qu'il s'était préparé à confier à Dean tout ce qu'il avait lui-même appris de Castiel et qu'il n'avait eu le cœur de lui dire tout à l'heure, il réalisa qu'il pouvait maintenant s'épargner cette peine.
- Il t'a tout expliqué ? vérifia-t-il avec une pointe d'inquiétude.
- Apparemment... Il m'a dit qu'ils prenaient le contrôle des opérations, là-haut, par rapport à Jack... Que les anges allaient faire ce qu'il faut pour régler le problème, et qu'en attendant c'était pension complète dans les nuages pour les trois empafés.
- C'est logique, osa Sam après un instant, le front plissé. Ils ont visiblement de plus en plus de mal à échapper à Chaos, c'était plus qu'une question de temps avant qu'ils se fassent tous bouffer pour de bon...
- Alors faut espérer que les portes du Paradis sont suffisamment blindées, fit Dean en couchant le poignet sur son front. Ou que l'ascenseur est en panne.
L'œil prudent, Sam jaugea le ressenti de son frère envers cette nouvelle menace. Dean avait l'air pensif. Préoccupé.
On l'aurait été à moins.
- Ils n'ont rien dit sur ce deal, t'as remarqué ? souleva-t-il. Pas un mot.
- Tu parles des Érotes ?
La confirmation fut implicite. Les deux frères s'étaient posé la même question après avoir appris l'existence de cet arrangement antérieur à la réapparition de Himéros et Pothos, et chacun avait eu son idée sur le sujet. Puis Castiel avait un peu éclairé leur lanterne.
- Ils n'ont pas vraiment pu imposer leurs conditions, reprit Sam en songeant à ce que leur ami lui avait laconiquement confié au cours de leur tête-à-tête. En tout cas, c'est ce que Cass m'a dit... Tout ce qu'ils ont pu obtenir c'est que l'accord reste secret, alors normal qu'ils n'aient rien dit, surtout à nous...
- Ouais, fit Dean qui avait eu entre-temps des informations similaires. Riri, Fifi et Loulou avaient trop la honte...
- Tu les voyais reconnaître devant nous leur impuissance et avouer qu'ils ont été obligés d'accepter le coup de main des anges ? continua Sam en écho. En échec contre Chaos, forcés de se plier aux exigences des anges, de venir jusqu'ici pour qu'on leur sauve la vie alors qu'on était chasse gardée... Et tu voulais qu'ils en rajoutent ?
- J'en sais rien, soupira son frère en secouant lentement la tête sous son bras. S'ils avaient ravalé leur putain d'orgueil et qu'ils en avaient parlé, peut-être que les choses auraient été différentes. Après s'être traînés ici ils étaient plus à ça près.
Sam fut surpris d'entendre Dean s'exprimer ainsi. L'espace d'un moment, il eut la sensation que les regrets de son frère ne se résumaient pas qu'à leur rixe, mais il n'osa pas le questionner davantage. Puis Dean, soudain conscient de l'ironie de ses propos, eut un gloussement d'amertume.
- On n'attrape pas les mouches avec du vinaigre, se borna à souligner Sam d'une mine fataliste. Peut-être qu'avec une autre approche, de notre côté comme du leur, tout ça se serait passé autrement. Ou peut-être pas.
Il préféra taire le contenu des pensées qui lui vinrent alors, fait de souvenirs perturbants et de réminiscences persistantes. L'expérience éprouvante que son frère et lui avaient vécue aurait-elle vraiment pu être évitée ? Ou bien avaient-ils fait du mieux qu'ils avaient pu et réussi malgré tout à empêcher un dénouement bien pire ? Ils ne le sauraient jamais, et ces conjectures stériles horripilant Dean, celui-ci les évacua en rétorquant sèchement :
- En tout cas, on en est enfin débarrassés et c'est tout ce qui m'importe. Aux anges de les gérer, maintenant. Quand ils iront disputer le deuxième round ce sera sans nous, puisqu'on est remerciés. On reste sur le banc de touche.
Le rôle absent que, par la force des choses, ils devaient jouer tous deux, ne convenait pas à Dean, pour Sam c'était évident. Ce dernier regarda pendant quelques instants son aîné fixer le plafond puis, pesant ses mots, il avança :
- C'est sûrement mieux comme ça... Les anges sont mieux taillés que nous pour ce genre de menace, qu'est-ce qu'on pourrait faire ?
- J'en sais rien, rétorqua Dean en tournant l'œil vers lui. Ce serait pas la première fois qu'on se frotterait à ce genre de saloperie. On connaît rien de cette chose. T'as pu trouver un truc dans les bouquins ? De quoi elle est faite ? Comment on la tue ?
- Loin de là, soupira-t-il en gonflant les joues. Le Chaos est un concept quasi universel décrit dans la plupart des cultures comme une force primordiale obscure qui a certaines ressemblances avec les Ténèbres ou le Néant. Pour les Grecs, c'est la toute première chose à avoir existé, un bouillon informe dont tout provient. Les Égyptiens, eux, l'ont décrit comme une force menaçante rejetée aux confins du monde, cherchant toujours à en éclipser la lumière pour le dévorer.
- Ça m'a rappelé quelque chose... Cette pièce maudite de Babylone...
- Liée à Tiamat, maîtresse du chaos, oui, se remémora Sam. Sauf qu'on avait affaire à une malédiction. Là on parle d'une... créature semi-divine, dont tout ce qu'on sait reste du mythe, il n'y a rien à en tirer. L'Homme a peut-être des millions d'années de retard, par rapport à l'époque où ce truc se baladait ; on ignore quel objectif il poursuit exactement, quelle forme il prend, s'il a des faiblesses, et on sait pas non plus d'où, ni pourquoi il resurgit maintenant. Tout ce qu'on sait, c'est qu'il veut saigner les Érotes jusqu'à la dernière goutte. C'est sûrement eux les mieux placés pour répondre à ces questions, et c'est sûrement ce que les anges espèrent aussi.
La bouche de Sam se tordit de contrariété, car tout comme Dean, il redoutait sans le dire que l'apparition de l'entité ne représente à plus ou moins court terme un péril mortel pour leur espèce, qui semblait avoir inscrit dans ses gènes une propension à figurer en tête de liste des dommages collatéraux. Mais les interrogations qu'il venait de soulever parurent indiquer qu'il n'avait pas connaissance d'un élément que l'aîné des deux hommes, lui, avait bien à l'esprit, jusqu'ici tapi dans un coin de sa tête, et en revenant à une position assise sans quitter son cadet des yeux, il l'interpella :
- T'as pas d'idée sur le pourquoi ? Pourquoi c'est maintenant qu'il sort de sa tanière ?
La question laissa Sam perplexe, alors qu'il se rendit compte qu'il ne se l'était pas réellement posée jusqu'ici.
- Non, avoua-t-il d'un ton méditatif en repensant à ce que Himéros lui en avait dit. Quelque chose l'a réveillé... ou libéré.
- Oui, mais quoi ? insista Dean, imperturbable d'apparence.
Sam sentit qu'il voulait l'amener à prendre conscience d'une chose bien précise et, sourcils froncés, il plongea les yeux dans ceux de son frère comme pour y lire la solution.
Quand, quelques secondes plus tard, son cerveau ayant fait son travail, il eut le déclic.
- Chuck...?
Dean haussa les sourcils et serra les lèvres.
- Bingo. On l'a sorti du jeu et la bestiole a refait surface. Chaos est là à cause de nous, Sammy.
Il fallut à Sam un long moment pour intégrer cette idée. Et, cependant, toute une foule de détails lui revint rapidement en mémoire avec une aisance étonnante, comme s'il avait déjà inconsciemment deviné le rendu final d'une image en pièces. Une remarque de Himéros, sur la culpabilité relative de sa fratrie ; l'accusation directe de Pothos, les désignant Dean et lui comme les seuls et uniques responsables du tumulte ; les conséquences de leur opposition à Chuck, qu'il avait évoquées. Tout faisait sens. Sam réalisa subitement avec un frisson d'effroi qu'en détrônant le Tout-Puissant, même pour Lui substituer un Dieu meilleur, ils avaient activé des leviers dont son frère et lui n'avaient même pas suspecté l'existence, et il en pâlit comme s'il avait perdu la moitié de son sang.
- Combien... Combien de ces choses est-ce qu'on a relâchées ? posa-t-il, frigorifié.
- Me demande pas, j'en sais rien, lui répondit Dean qui n'avait pas manqué lui non plus de saisir la dimension potentiellement vertigineuse de cette révélation.
L'aîné des Winchester posa les mains sur ses cuisses avant de se lever, et tout en effectuant quelques pas il ajouta :
- Tout ce que je peux te dire c'est que pour l'instant, c'est Chaos qui est dans le collimateur.
- Tu le savais ? s'enquit derechef Sam qui, ses méninges fonctionnant à toute vitesse, se remémora un instant particulier. Tu n'as rien dit quand Pothos nous a jeté la faute. Sur le moment je n'ai pas compris pourquoi il nous a accusés si directement mais, maintenant... Tu étais au courant ?
- Cass avait fait une allusion un peu avant, quand je l'ai eu au téléphone, mais... je n'étais pas encore sûr.
- Et c'est le cas, maintenant, hein ? devina sans mal son cadet, le gorge nouée. Cass te l'a confirmé ?
Le regard de Dean exprima à contrecœur cent « oui ».
- Il l'a fait y'a pas une heure, quand je lui ai franchement posé la question, juste avant d'arriver. Il voulait pas me le dire, pour éviter qu'on se sente coupable, qu'on veuille arranger les choses ; des conneries de ce genre...
- Tu parles. Il nous connaît bien... Tu te rends compte ? Tu te rends compte que ces gens qui sont morts, c'est pas les Érotes qui les ont tués ? Mais nous ?
Dean se figea sur place pour lui lancer un regard lapidaire et le mettre en garde :
- Ola, vas-y tout doux, Sam, ok ?
- C'est la vérité, soutint ce dernier, les yeux emplis d'écœurement et de remords. Si Chuck était toujours là, Chaos n'aurait pas fait surface, et s'il n'avait pas commencé à pourchasser les dieux, eux-mêmes n'auraient pas fait tous ces dégâts en ciblant les gens à tort et à travers pour se renforcer !
- On n'y est pour rien, ok ?! tonna Dean d'un air furieux et menaçant, refusant de laisser son frère porter un tel fardeau. Comment on aurait pu savoir ? Rien les obligeait à faire ce qu'ils ont fait, pourquoi ils sont pas restés tranquillement planqués ? Hein ? Je vais te dire, moi, Ils se sont crus plus malins que cette chose et ont refusé de se coucher. Résultat : c'est encore les humains qui ont trinqué, juste parce qu'ils n'ont rien eu à foutre des conséquences de leur petite guerre d'ego ! Enfin, Sam, reprends-toi ! Si on n'avait pas arrêté Chuck il y aurait plus rien ! Plus de Chaos, plus d'univers, plus de dieux, plus d'hommes ! Rien !
Même si son frère disait vrai sur ce point, Sam secoua la tête, les yeux baissés, une nouvelle fois en désaccord avec lui. Il savait que les choses n'étaient pas aussi binaires, mais aussi qu'il était inutile de chercher à rallier Dean à son point de vue.
- Je comprends maintenant pourquoi ils nous ont Touchés, ce soir-là, réalisa le cadet de la fratrie d'une voix amère. Alors qu'ils n'avaient pas de raison de le faire. Ils pouvaient... partir, ou bien... nous laisser leur courir après. Ça aurait pu durer indéfiniment. Mais le fait que ce soit nous qui les pourchassions, alors que Chaos était déjà à leurs trousses par notre faute... Ça a fait sortir Pothos de ses gonds.
Il médita un moment sur les circonstances de leur rencontre avec les Érotes, sous l'œil intrigué de Dean qui eut une étrange sensation, comme si Sam s'était mis à la place de leur adversaire. Il se sentit mal à l'aise et, résolu à sortir son frère de cette spirale négative qui l'avait aspiré, il jeta :
- Ça nous fait une belle jambe, à quoi ça sert de ressasser ça ? On refera pas l'histoire, alors concentre-toi plutôt sur ce qu'il y a devant nous, ok ?
- Et c'est quoi, pour toi ? le défia Sam d'un regard inflexible. On va rester là à attendre que ça passe, au risque de finir par payer les pots cassés ? Ou on va essayer de faire quelque chose ?
- Hey, c'est toi qui as dit que c'était plus logique de laisser faire les anges, je te signale.
- Avant de savoir que c'est à cause de nous ! martela-t-il avec force en se dressant sur ses deux pieds. C'est pas parce qu'on n'a pas eu le choix face à Chuck qu'on doit ignorer ce qui se passe, Dean, tu ne peux pas sérieusement penser ça !
- J'ai jamais dit ça, se défendit fermement l'intéressé en se rapprochant de son frère, et c'est pas ce que je pense. Mais pour l'instant on est hors du coup, Sam. Le Paradis a pris le lead, et tu l'as dit toi-même, on ne sait rien sur ce monstre.
Le regard vibrant, Dean posa la main grande ouverte sur la joue de Sam pour l'assurer de son soutien et de sa compréhension. Un geste que le cadet, l'air affligé, ne repoussa pas. Dean plaça alors sa seconde main sur son autre joue, caressant du pouce, sans s'en rendre compte, le bleu qu'il lui avait fait, et les yeux dans les yeux il lui soumit :
- Voilà ce que je te propose. On les laisse mener la chasse, ou quel que soit leur plan. Ils pensent gérer la situation et c'est tant mieux, plus vite on sera débarrassé de cette chose, mieux ce sera. Mais on va quand même mener l'enquête de notre côté, ok ? Juste au cas où.
Sam conserva longtemps une expression révoltée, mais il accepta le cap défini par son frère. Après avoir réalisé qu'il avait contribué à lâcher Chaos sur le monde, il ressentait le besoin impérieux d'agir, refusant de se désintéresser de la menace, fût-elle destinée - ce dont il doutait - à rester cantonnée aux dieux seuls. Il aurait aimé parler encore avec Dean, aborder d'autres sujets qui lui avaient paru importants, mais son esprit demeurait désormais vissé sur cette chose, dehors, et ce qu'il pouvait faire pour aider à la neutraliser. Il en avait déjà une idée.
