La rumeur atteignit Corto Maltese à Lisbonne alors qu'il écoutait du fado dans un bar mal famé en buvant un bon verre de porto. Comme elle concernait un marin russe fou, il ne put s'empêcher de tendre l'oreille pour tâcher d'en apprendre plus. C'est qu'il ressentait quelque chose comme une vague affection pour Raspoutine, sans compter qu'en temps qu'unique personne sur Terre capable de contenir un tant soi peu la furie homicide du russe, Corto avait un devoir envers l'humanité de s'intéresser à ses faits et gestes.
Ladite rumeur était… curieuse. Les marins qui la propageaient déclaraient que Raspoutine avait juré de tuer quelqu'un, publiquement, et que la personne concernée était toujours en vie. Elle n'avait même pas du fuir en urgence. Elle vivait toujours sur place, c'était juste Raspoutine qui ne s'était jamais présenté pour tenir sa promesse.
Corto descendit d'un trait le fond de son verre. Voilà qui était étrange. Raspoutine était un homme d'honneur qui tenait toujours ses promesses, du moins quand il était question de meurtre et de vengeance. Très étrange, décidément. Au fond de lui, Corto était aussi quelque peu vexé. Il était censé être l'unique homme que Raspoutine avait juré de tuer sans mettre sa menace à exécution. Corto éprouvait un certain plaisir, pour ne pas dire un plaisir certain à le pousser dans ses retranchements. Jusqu'ici, il avait réussi à obtenir trente deux promesses de Raspoutine de le tuer un jour en ne subissant que sept tentatives de meurtres plus ou moins sincères de sa part.
Peut être n'était-il pas tout à fait sain d'esprit, lui non plus.
Quoi qu'il en soit, l'histoire méritait de se renseigner. Corto régla sa note et se dirigea vers les marins qui parlaient si bruyamment pour obtenir d'eux quelques détails. Voyant qu'ils n'en savaient pas beaucoup plus eux-même, il quitta la gargote et descendit vers son bateau, bien décidé à remonter vers la source de la rumeur et à obtenir le fin mot de l'histoire.
À Biscaye, Corto entendit dire que l'homme que Ras avait épargné avait pourtant insulté sa mère. De plus en plus étrange. Corto était le seul homme au monde sensé pouvoir faire ça et survivre pour le raconter. Cette nouvelle faisait naître au fond de ses entrailles quelque chose de désagréable. S'il s'était s'agit d'une femme, et non pas du Russe le plus fou de la création, Corto aurait probablement dit que c'était de la jalousie. Il repoussa cette idée en haussant les épaules. La jalousie ne lui avait jamais été coutumière. Envers les femmes, Corto ressentait de l'admiration et de l'incompréhension, souvent, du désir, parfois mais de la jalousie jamais. Associer cette émotion à Ras était ridicule. Risible. Vraiment. Et puis d'abord, si Ras avait tant besoin d'émotions fortes, il n'avait qu'à frapper à la porte de Corto au lieu de menacer de mort d'autres hommes.
À Lorient, les mêmes rumeurs attendaient Corto, accompagnées d'une information de taille. Ras avait été vu pour la dernière fois dans un petit port de Cornouailles. Avant de menacer de mort les passants de la ville, il pérorait sur un trésor dont il était le seul à connaître l'existence. Corto était de plus en plus vexé. Cette affaire prenait le tour d'un affront personnel.
Il ne se sentait pas plus anglais qu'autre chose, et même s'il avait des amis anglais, il méprisait quand même plus qu'un peu ce peuple de buveur de thé qui se rengorgeait de son passé et de ses traditions et cherchait à imposer sa morgue sur les cinq continents. Corto n'avait rien contre le thé, mais il n'aimait pas qu'on lui impose les mêmes saveurs dans chaque port rencontré et il avait horreur qu'on fouille son navire à la recherche de contrebande. L'orgueil des officiers britanniques lui donnait des boutons.
Cependant, Corto avait des racines en Cornouailles, par son père. Raspoutine le savait. C'était de la simple courtoisie que de l'avertir de la présence d'un trésor en ces terres. Après tout, lui même ne serait jamais allé chercher un trésor en Russie sans en avertir d'abord Raspoutine. Ou plutôt si, il l'aurait fait, mais seulement parce qu'il avait l'assurance que Ras était en train de le suivre à la trace, comme à son habitude, et qu'il aurait bientôt fait de se joindre à l'aventure. Ce manque de courtoisie de la part du Russe était abominable. Entre ça et les menaces de mort non tenues à d'autres, Corto était bien tenté de faire demi-tour et de laisser là Ras à ses ennuis.
Bien sûr, quand il revient à son navire chargé de ces nouveaux renseignements, Corto fit voile vers le nord. La curiosité avait toujours été un de ses pires défauts et la disparition de Ras l'inquiétait plus qu'il n'osait le dire à haute voix, ce qu'il ne ferait jamais, même en sa présence. Surtout en sa présence. Ras n'avait pas besoin que Corto l'encourage en lui montrant de l'affection. Si Corto faisait ça, il ne s'en débarrasserait jamais. Il avait besoin de respirer de temps en temps.
Les côtes de Cornouailles étaient plongées dans un épais brouillard quand il s'en approcha, ce qui n'avait rien d'inhabituel pour la saison. Corto se contenta de remonter le col de son manteau et entra dans le port de Falmouth. À peine amarré, il reprit son enquête où il l'avait laissé à Lorient.
Corto avait bien choisi le port où se renseigner. Raspoutine y avait été bien vu, mais son passage remontait à plusieurs semaines. Il avait quand même laissé un certain souvenir à ceux qui l'avaient rencontré. Corto rencontra plusieurs personnes acceptant de lui parler de cet étranger qui semblait proche de la folie furieuse. Il avait acheté des pelles et des sacs et embauché une dizaine de gros bras dont les autorités locales étaient secrètement bien contentes d'être débarrassées. La veille de son départ, le pasteur d'une petite église locale avait été assommé et volé. Des objets du culte avaient disparu, mais aussi deux ouvrages anciens sur les légendes locales. Le temps que les autorités fassent le rapprochement avec le russe fou qui parlait de trésors dans sa barbe et qui voulaient des hommes capables de naviguer et de manier une pelle, il était déjà reparti.
Le pasteur en question se montra lui aussi prêt à raconter son expérience, en pointant souvent du doigt l'endroit où il avait été frappé avec un chandelier en métal. Il était doté d'une excellente mémoire et raconta comment il avait été réveillé en pleine nuit par un intrus qui faisait du bruit dans le bureau du presbytère en marmonnant quelque chose en langue étrangère. Le pasteur était repartit en sens inverse pour tâcher de prévenir les autorités qu'on le volait, mais l'intrus l'avait rattrapé et assommé. Sa femme, réveillé par le bruit, avait accouru. Comme son époux, elle n'avait vu de l'étranger qu'une ombre, mais l'intrus avait dit d'une voix rauque et très accentuée qu'il n'avait pas l'habitude de tuer les religieux quand il pouvait l'éviter, mais qu'il prenait juste ce qu'il fallait pour « que ce damné marin ne lui vole pas ce qui lui appartenait ».
La mémoire du pasteur, malgré le coup reçu, restait excellente au point qu'il puisse réciter l'index des livres volés. Sur le port, des marins avaient aussi entendu Ras mentionner sa destination finale. Corto remercia l'information d'un peu d'argent pour consommer de l'alcool à sa santé ou celle de n'importe qui d'autre et remonta à bord de son navire pour régler ses dernières affaires avant de repartir.
Grâce au pasteur, il savait à présent où était parti Raspoutine et dans quel but. Quelques autres questions savamment posées lui donna la certitude que l'homme menacé de mort par Raspoutine ne se trouvait pas à Falmouth. Ne restait donc qu'à achever la poursuite, mais cette fois, il ne le ferait pas par mer. De ce qu'il avait compris, le Russe et son bateau avaient fait le tour de la péninsule de Cornouailles pour rejoindre sa destination. Corto avait suffisamment de retard sur lui pour préférer couper au plus court. C'est donc en voiture qu'il rejoint Tintagel, en se demandant pourquoi le destin et Ras le menaient dans ce petit village où était né son père.
Tintagel était un charmant village entre deux collines, d'où l'on aurait pu distinguer la façade en ruine du château si la brume avait consenti à se lever depuis l'arrivée de Corto en Cornouailles, ce qui n'était pas le cas. Le temps restait au contraire désespéramment maussade. La seule bonne nouvelle, c'était que le froid conjugué à ce ciel bas avait fait fuir les derniers représentants de cette détestable catégorie d'anglais qu'on nommait touristes.
Corto fila droit vers l'hôtel le plus proche du château, loua une chambre pour la nuit, y monta ses affaires, puis quitta l'auberge en quête d'un pub. Il en découvrit un bas de plafond, empli de pêcheurs et de fermiers ainsi que d'une fumée de pipe presque aussi impénétrable que la brume au-dehors. Les habitués reconnurent aussitôt en lui un marin et lui laissèrent une place sur un banc et placèrent un verre entre ses mains. Corto accepta l'un et l'autre gracieusement.
-Le prend pas mal, marin, mais tu n'as pas le genre des types qui viennent chercher du boulot ici. À part l'auberge qui cherche parfois du monde pour aider au service quand les gens de Londres viennent visiter les ruines, il n'y a que des pêcheurs et des bergers ici.
-Ce n'est pas du travail que je cherche, mais un homme.
Il sentit immédiatement la tension s'accroître dans la pièce. Son interlocuteur manqua de s'étrangler.
-Un homme, dit-tu ? Quel genre d'homme ?
-Grand, maigre, le regard fou au-dessus d'une barbe hirsute. Pour lui, le meurtre est aussi facile que l'insulte. Si vous l'avez-vu, vous ne pouvez le confondre avec un autre. Il est, dans son genre, assez inoubliable.
-Et si on l'a vu ?
La note de méfiance et de défi était clairement audible aux oreilles de Corto. Il haussa les épaules avec une indifférence affichée.
-Si ça ne tenait qu'à moi, je le laisserai à ses ennuis, surtout s'il est plongé dedans jusqu'au coup, mais j'ai commis l'imprudence de promettre à l'âme de sa pauvre mère que je veillerai sur lui jusqu'à ce que la justice le traîne à la potence qui l'attend. Je vous en débarrasserai, si c'est là qu'est le problème.
Un fermier secoua la tête à la table voisine.
-C'est pas là qu'est le problème, marin. Ce serait plus simple.
Il secoua encore une fois la tête d'un air presque désolé et la replongea dans son verre, visiblement sans avoir envie d'en dire plus. Corto, en homme d'affaire avisé, héla aussitôt la femme au comptoir pour demander de quoi abreuver ses nouveaux amis. Le pêcheur qui lui avait parlé le premier leva une main pour l'interrompre.
-C'est bien bon de ta part, marin, mais inutile. Le mieux que t'ai à faire, c'est d'arrêter de poser des questions, de repartir d'où tu viens et d'oublier cet homme-là. Rien de bon peu en sortir pour toi, et c'est déjà trop tard pour lui.
Tous les visages étaient fermés à présent. À la posture de ces hommes, Corto compris qu'ils parleraient pas, du moins pas ce soir. S'il voulait des réponses, il devrait les obtenir en travaillant ces hommes à l'usure, ou chercher une autre source. Il leur offrit néanmoins un sourire et quelques mots d'adieux, avant de se diriger tranquillement vers le comptoir où il déposa quelques pièces et un billet.
-Gardez ces hommes abreuvés pour moi, demanda-t-il à la femme qu'y se tenait derrière, et dites-leur que je les remercie pour leur aide.
-J'y veillerais.
La femme réunit les pièces et les fit disparaître dans un tiroir, puis se mordit les lèvres, jeta un coup d'œil rapide à Corto et le baissa tout aussi rapidement. Elle savait quelque chose. Pour gagner du temps, Corto fit un pas de côté afin de se mettre entre elle et le groupe auquel il avait parlé, et fit mine de rajuster sa casqu1ette et son col avant de devoir retourner affronter le froid automnal.
-L'homme que vous cherchez, c'est cet étranger ?, souffla enfin la serveuse. Ce Russe qui menaçait tout le monde de mort ?
-C'est lui, oui. Mais j'espère qu'il ne menace pas vraiment tout le monde de mort.
-Non, pas tout le monde. Le problème, c'est qu'il a menacé Jack. Je…
Elle lança un regard inquiet au groupe derrière Corto, puis s'empara de verres pour les remplir et les placer sur un plateau.
-Je finis à dix heures ce soir, marmonna-t-elle presque trop vite pour que Corto l'entende, et je sors toujours par l'arrière. Je suis Bessie, au fait.
Corto hocha la tête pour indiquer qu'il avait compris, puis sortit du pas lent du promeneur. Il remonta la rue vers l'hôtel en marchant en plein centre de la rue. La brume se révéla une alliée précieuse, empêchant quiconque l'aurait suivi du regard depuis l'auberge de le suivre des yeux plus de quelques secondes, et même le pire des curieux avait peu de chance de se tenir à sa fenêtre pour étudier les passants par un temps pareil.
Corto n'avait pas de montre et il était difficile d'estimer l'heure avec un ciel aussi chargé, mais il ne pouvait être plus de cinq ou six heures. Le plus sage était sans doute de rentrer manger à l'hôtel, d'aller ostensiblement se coucher dans sa chambre et de ressortir par la fenêtre, mais un pressentiment avertit Corto de ne pas le faire. Il passa devant l'hôtel en faisant mine de ne pas le voir, puis, une fois certain qu'il était seul, obliqua à droite pour retourner vers le pub par les petites rues.
La pluie se mit à tomber, bien sûr, parce que l'Angleterre était un détestable pays de brume, de bière et de pluie. Corto remonta un peu plus les pans de son manteau pour se protéger de cette dernière et se cala contre un mur pour attendre, non sans envoyer un regard mauvais au ciel.
-Est-ce ainsi que tu m'accueilles ?, demanda-t-il à Tintagel. Est-ce parce que je ne me suis jamais soucié de toi et de lui ?
Le village de son père resta silencieux. Corto reprit sa garde silencieuse pendant que la nuit et la pluie tombaient aussi implacablement l'une que l'autre.
Bessie sortit sur le coup de dix heures, comme elle l'avait promis. Elle referma soigneusement la porte derrière elle puis regarda prudemment les alentours. Corto bougea légèrement pour signaler sa présence, mais au lieu de le héler ou de le rejoindre, elle partit vers le nord. Corto la suivi à une distance prudente, comme elle semblait le souhaiter. Cinq minutes plus tard, elle ouvrait la porte de sa maison et la laissa entrouverte pour que Corto puisse s'y faufiler à son tour.
Il pénétra dans une maison pauvre mais bien entretenue, ou quelques détails trahissaient que plusieurs personnes avaient vécu ici mais qu'une seule restait, comme les photographies près du crucifix, les médailles et le manteau d'homme couvert de poussière toujours accroché sur une patère.
-Pourquoi ces précautions ?, demanda Corto en s'asseyant à la table en face de la femme.
-Parce que personne d'autre ne voudra parler et qu'ils m'en voudraient que je l'ai fait.
-Pourquoi parler, dans ces conditions ?
-Parce que personne d'autre ne le ferra et que je crois que tu es moins un étranger que les autres ne le croient.
Corto s'appuya sur le dossier de sa chaise pour étudier le visage de Bessie. C'était une femme d'une quarantaine d'années, très belle, mais qui en paraissait dix de plus. Des rides avaient pris place sur son front au fur et à mesure que les soucis s'accumulaient, mais ses yeux étaient durs. Ils étaient aussi verts comme ceux d'une sorcière. Corto et elle s'étudièrent l'un l'autre un long moment avant qu'elle ne parle enfin.
-Tu ne ressembles pas aux gars d'ici et tu n'en est pas un. Le pays qui t'a vu naître est une terre de soleil, pas de pluie et de brumes. Mais tu parles l'anglais avec l'accent de nos collines, et si tes traits sont étrangers, ils me rappellent de gens que j'ai connu enfant. Ton sang est le nôtre, n'est-ce pas ? Trouverais-je la tombe de ta mère dans le cimetière, ou celle de ton père.
Voilà pourquoi Corto maudissait Raspoutine d'être venu là. La nostalgie et les pèlerinages n'étaient pas pour lui. Il haussa les épaules.
-Peut être, s'il est revenu s'y faire enterrer avant de mourir. Je l'ignore.
-Et tu ne veux pas le savoir parce que cela voudrait dire qu'au lieu d'avoir un passé mystérieux et aucune attache, tu ne serais plus qu'un homme, sourit Bessie.
-On dirait que tu lis dans mes pensées. Serait-tu un peu sorcière ?
-Peut être. L'es-tu toi ? Crois-tu à la magie ?
-Ma mère était une des plus grandes sorcières de Gibraltar. Je ne le suis pas, mais je crois en la magie, celle des gitans et celle des celtes. Cependant, il ne me semble pas être venu pour échanger des recettes magiques d'Espagne contre celles de Cornouailles. Je suis là car je cherche un homme.
-Qu'est-il pour toi ?
Corto haussa lentement les épaules.
-Que sont les hommes, les uns pour les autres ? Disons que je ne voudrais pas qu'il arrive du mal à celui-là sans que je puisse être là pour l'empêcher, ou lui dire qu'il l'a bien cherché et de ne pas me mêler à ses histoires.
-Peut être que celui-là l'a bien cherché. Il est arrivé avec une dizaine d'hommes, tous des brutes, et des pelles, parlant d'une carte et d'un trésor et d'un homme qu'il ne laisserait pas lui voler son trésor. Tu ne serais pas cet homme-là, par hasard ? En tout cas, c'est un homme dangereux que ton ami. Il y a deux tombes au cimetière fraîchement remplies, et c'est à cause de lui. Ses hommes ne creusaient pas assez vite ni assez bien ou peut être pas au bon endroit, alors il a tué deux d'entre eux, puis le reste de ses hommes l'a abandonné. La folie des hommes qui cherchent de l'or est contagieuse, mais pas au point de rester avec un homme comme celui-là très longtemps.
-J'ai entendu parler d'un autre homme, que Raspoutine aurait menacé de mort et épargné.
Le visage de la femme se ferma. Elle se leva pour mettre du thé sur le feu et fermer ses volets, parce que le thé était la réponse de tous les Anglais à un problème. Elle ne dit rien avant que la bouilloire ne soit prête, puis les servit tous les deux une tasse, qu'elle arrosa d'une goutte d'alcool. Le thé, au moins, était bon.
-Ton père était d'ici, reprit-elle, mais tu ne l'es pas. As-tu grandi éloigné des légendes de tes ancêtres comme de ta terre ?
-Je suis marin. Je n'ai pas de terre qui soit mienne, juste des ports de passage, mais j'ai grandi avec ses légendes. Tintagel, le roi Arthur…
-Le roi Arthur, oui. Il y a parfois des gens de Londres qui viennent, des hommes en beaux costumes qui font des fouilles dans les ruines et se disputent pour savoir si Tintagel était bien le château d'Arthur et même si celui-ci a bien existé, mais ils se trompent de question ou de problème, et ton ami aussi. S'il y a un trésor à Tintagel, il a du être trouvé et volé il y a bien longtemps. Ce qu'il y a par contre, c'est des portes, dans les collines et près du château, qui mènent aux terres du Petit Peuple. Des fois, des gens d'ici s'y perdent et ne reviennent jamais, ou alors des années après, et ils sont changés. Parfois, c'est de Bonnes Gens qui viennent et qui sèment le trouble. Il y a quelques années, l'une d'entre eux s'est amouraché d'un des nôtres et elle a fini par laisser sur le pas de sa porte un panier avec un nouveau-né.
-Que vous avez gardé.
-Un enfant-fée est dangereux, mais pas tant que la colère de sa mère. Nous l'avons gardé, et élevé, à défaut de l'éduquer. Certains disent que les fées sont mauvaises de nature, mais je ne suis pas d'accord. Ce garçon là aurait pu bien grandir, mais ceux qui l'ont élevé se sont montrés trop indulgents pour ne pas mécontenter la mère et celle-ci a visiblement toujours gardé un œil sur lui. Ceux qui levaient la main sur Jack ou lui criaient dessus… disons qu'il leur arrivait des accidents. Rien de grave, mais quand le lait de vos bêtes tourne trois fois de suite, vous apprenez vite. Il a grandi parmi nous, mais n'a pas reçu d'éducation. Un garçon égoïste, à qui tout est du et qui n'a jamais appris la leçon, voilà ce qu'il est devenu. Tout lui revient et le non n'existe pas à ses yeux.
La femme cracha ces derniers mots et avala le reste de son thé en silence. Corto reposa sa propre tasse et parcourut une nouvelle fois la pièce du regard pour compléter le reste du récit. Il n'y avait pas dans la pièce que les traces d'un époux parti à la guerre et jamais revenu. La maison avait accueilli une jeune fille qui n'était plus là, et depuis peu de temps. Il pinça les lèvres. Tintagel pouvait accepter en son sein un enfant-fée vicieux, mais malheur à la fille-mère séduite contre son gré, ou de son plein gré d'ailleurs. Il ne demanda pas si la fille avait fuit, si elle s'était tuée ou si elle n'avait pas survécu à l'enfantement. Elle ne reviendrait pas et le mal était fait. Fin de l'histoire, du moins, en apparence. Pour Bessie, l'histoire n'était pas finie. L'envie de vengeance brûlait dans ses yeux, probablement aussi forte qu'au premier jour.
-Qu'est-ce que Raspoutine a à voir avec cette histoire ?
-Je te plantais juste le décor, pour que tu comprennes. Après avoir été abandonné par ses hommes, sans trésor et sans marins pour repartir avec lui sur son bateau, il s'est mis à boire, un soir où j'étais au pub. Il pleurait à moitié dans son verre en parlant d'un homme qui ferait mieux de ne pas continuer à l'ignorer s'il ne voulait pas se faire tuer. Il restait seul dans son coin, mais Jack a tenu à aller le provoquer alors que tout le monde lui disait qu'il valait mieux le laisser tranquille. Un fou ivre est dangereux. J'étais occupée, je ne me suis pas aperçu de ce qui se passait avant que les cris ne commencent. Jack a insulté la mère de ton ami, disant que ce n'était qu'une putain vérolée et difforme, entre autres choses. Ton ami a sorti un pistolet, mais il était trop ivre pour l'utiliser. Il a juré qu'il reviendrait le lendemain pour tuer Jack. Il est sortit et la brume l'a avalé. Personne ne l'a revu et la brume ne s'est pas dissipée non plus. C'est pour ça que personne n'a voulu te répondre. Tout le monde sait ce qui s'est passé, mais personne ne veut le dire, parce que cela voudrait dire qu'ils reconnaîtraient que nos bons voisins leur font peur. Les Bonnes Gens n'ont jamais bien pris qu'on s'en prenne à Jack, mais jusqu'ici, personne ne l'avait menacé de mort. Ils ne voudraient pas que les Bonnes Gens leur tiennent rigueur du comportement d'un étranger. Quand à savoir ce qu'il est arrivé à ton ami…
-Ça c'est mon affaire, plus la tienne. Mais pourquoi me dire ça ?
-Je ne connais pas ton ami. Il m'a donné l'impression d'une brute dangereuse, mais Jack en est une aussi, juste dotée d'un plus beau visage. Quand il a menacé de tuer Jack, on a tous su qu'on ne le reverrait pas, mais ce soir-là… disons que j'ai regretté qu'il ait été trop ivre pour tirer. Mais au moins, j'ai vu Jack effrayé pour la première fois des conséquences de ses actions et c'est plus que ce que quiconque ici a jamais réussi à faire. Plus que je n'ai obtenu après que…
Elle se tut et secoua la tête en silence, les yeux rivés sur la cheminée, comme si elle avait peur que les fées n'écoutent par le conduit et lui reprochent ses pensées. Comprenant qu'elle avait dit ce qu'elle avait à dire et qu'elle voulait rester seule avec ses souvenirs, Corto s'excusa rapidement et la laissa pour rentrer à son hôtel. La brume ne s'était pas levée quand il sortit. Il doutait qu'elle le fasse d'ici le lendemain.
En approchant de son hôtel, Corto ralentit le pas et avança plus prudemment, en prenant garde de ne pas être entendu par le groupe de personnes qu'il devinait à l'entrée du bâtiment. Il resta tapis dans l'ombre jusqu'à ce qu'ils se aillent en maugréant, furieux d'avoir du passer la nuit dehors sous la pluie, mais soulagés que le marin trop bavard ait disparu sans qu'ils aient eu besoin de lui casser les rotules d'abord. Ayant lui-même dut passer une partie de la nuit dehors sous la pluie, Corto aurait presque pu se montrer compatissant, s'il n'avait pas le tort d'être extrêmement attaché aux dites rotules.
Une fois le groupe hors de portée de voix, il rentra tout naturellement dans son hôtel pour prendre un repos bien mérité et dormi sur ses deux oreilles, malgré les incertitudes concernant le sort de Raspoutine.
Au matin, il ouvrit ses rideaux pour dévoiler un paysage tout aussi brumeux que la veille, au point d'empêcher de voir même de l'autre côté de la rue. Corto avait également un mal de gorge dont il tenait Raspoutine responsable. À l'heure qu'il était, il aurait du mener la belle vie du côté du Portugal ou de l'Andalousie, pas s'abîmer les bronches à courir derrière un Russe sociopathe et suicidaire, qui n'avait rien trouvé de mieux pour occuper son temps que de se faire enlever par des fées à Tintagel.
Il était à demi tenté de repartir, mais Ras était… Corto ne savait trop ce qu'il était. Pas un ami, c'était certain, quoi qu'en ait dit Bessie la veille. Plutôt une connaissance dont il était forcé de s'embarrasser mais dont il ne savait trop que faire la plupart du temps. C'était comme d'être le propriétaire d'un chien qui avait toujours eu des envies meurtrières et qui s'était en plus trouvé infecté par la rage. Objectivement, il fallait l'abattre, mais après des années à le côtoyer, on s'y attachait. Même s'il avait la bave aux lèvres, ce chien là restait doué à sa façon d'une loyauté qui faisait plaisir à voir, et Corto était tout à fait conscient qu'il ferait mieux d'abandonner la métaphore là.
Quoi qu'il en soit, il ne pouvait laisser Raspoutine à ce sort, et il était curieux de rencontrer ces fameuses fées. Elles pouvaient bien exister, après tout. Le monde était bien moins rationnel que les savants et les dirigeants ne voulaient le croire. Le jour où Corto déciderait qu'il n'y avait aucune raison de croire aux fées et aux trésors cachées serait le jour où il devrait se tirer une balle dans le crâne, ou plutôt, laisser Raspoutine le faire pour lui. Voilà la vraie raison pour laquelle Corto gardait Raspoutine à ses côtés, pour faire le sale boulot à sa place le jour où il en aurait besoin.
En attendant, il fallait le retrouver. Corto prit la direction du château, toujours invisible dans la brume. Croisant quelques passants, il se renseigna rapidement et fut dirigé vers un champ où quelques jeunes gens discutaient assis sur un muret de pierre au lieu de travailler. Le fameux Jack était reconnaissable entre tous à ses traits trop parfaits. Corto sourit en le voyant et repartit d'un pas plus guilleret vers le château. De toute évidence, il s'était inquiété à tort en entendant les premières rumeurs. Jamais Ras ne l'aurait remplacé par un godelureau pareil. Il pouvait continuer à dormir sur ses deux oreilles.
La silhouette en ruine du château apparut finalement à travers la brume, inquiétante à souhait. Fort heureusement, Corto n'avait pas menti à Bessie, il avait grandi en entendant les légendes locales. Sans avoir jamais mis les pieds dans le château, il lui semblait en connaître chaque recoin comme sa poche et son père lui avait dit où et quand s'ouvrait le principal portail vers le pays des fées à Tintagel. Corto franchit le pont de bois reliant la péninsule du château aux landes environnantes et abandonna immédiatement le sentier pour descendre à flanc de falaise jusqu'à la petite plage de sable et de pierre d'où la grotte de Merlin s'élançait à travers le rocher pour aboutir sur son autre flanc.
Le brouillard s'épaissit encore tandis qu'il descendait vers le niveau de la mer. Il étouffait tous les sons d'une manière propre à penser au surnaturel. L'ambiance était romantique à souhait, mais exceptionnellement, Corto n'y gouttait guère. Il devait s'inquiéter pour Raspoutine un peu plus que de raison. Quand enfin il parvint au niveau de l'eau, la marée était encore haute et lui bloquait l'accès à la grotte. Corto s'installa sur un rocher humide et attendit en frissonnant que le chemin se dégage. Il repensa à son précédent passage à Tintagel, trop rapide pour qu'il cède à la nostalgie, trop prit par des histoires de sous-marins allemands et de traîtresses saxonnes. Il y avait une brume terrible ce jour-là également, et Corto se souvenait vaguement d'un rêve où Puck, Obéron, Morgane et Merlin discutaient de l'avenir de la Bretagne. Certaines légendes faisaient de Tintagel le lieu de naissance de la Fée Morgane, d'autres celui du roi Arthur. Aujourd'hui, ce n'était plus qu'un lieu bon pour la réflexion et la flânerie, empreint de la tragique beauté des ruines. Si le froid avait été moins intense, Corto aurait davantage apprécié le décor et le doux bercement prodigué par les vagues. Que disait le poète, déjà ?
Vague après vague, chacune plus puissante que la précédente
Jusqu'à ce que la neuvième, remontant des profondeurs,
Emplie de voix, lentement s'élève et retombe,
Rugissante, et toute la vague était en feu
Et au creux de la vague et dans la flamme était porté
Un enfant nu qui la chevaucha jusqu'au pied de Merlin
Qui et attrapa l'enfant et cria
« Le Roi !
Voici venu l'héritier d'Uther ! »
Tennyson. Il avait ses moments, mais le poème oubliait de mentionner l'humidité des lieux et le rhumatisme de Merlin attendant le jeune Arthur. Corto, lui, ne pouvait s'attendre à ce que Ras surgisse ainsi nu hors de l'onde, encore que ce serait un spectacle absolument étonnant que nul ne pourrait jamais oublier. Corto se frotta les mains pour les réchauffer. La marée descendait trop lentement à son goût et l'inquiétude pour Ras se mêlait à présent de plus qu'un peu d'agacement.
-Quitte à te faire enlever par des fées à cause de ton mauvais caractère, fallait-il vraiment que ce soit ici, à Tintagel ?, soupira-t-il. Tu l'aurais fait exprès que tu ne t'y serais pas mieux pris. Est-ce ce qui s'est passé ? Tu as peut être voulu m'offrir une aventure comme tu me demande souvent de le faire pour toi. Mais vraiment, Ras, Tintagel ? J'ai horreur de ce genre de retour en arrière. Nous ne sommes pas des vieilles femmes à partir en pèlerinage sur les traces de nos pères. N'importe quel endroit eut été préférable, et à cette saison, tu aurais quand même pu aller déranger des fées méditerranéennes. Il y en a aussi, quand on sait où les chercher.
Le clapotis des vagues seul lui répondit. Corto secoua la tête d'un air navré.
-Je suppose que c'est ça que tu ressent quand je te laisse des mois sans nouvelles et que tu te sens obligé de me courir après du Pacifique en Mer d'Irlande. J'ai compris la leçon, mais Ras, nous ne sommes pas mariés. Je n'ai aucune obligation de te dire où je vais et qui je vois et même si nous l'étions, tu ne voudrais quand même pas que je t'envoie un télégramme jurant que je me porte bien et que je met bien une écharpe avant de sortir ? Si l'on devait en être réduits à de telles extrémités, je préférerais me jeter directement dans la mer ! Je ne te dois rien, Ras, tu ne me dois rien non plus et tout va pour le mieux. Si tu ne sais t'en contenter, c'est ta faute, pas la mienne. Nous n'avons signé nul contrat, que je sache et si c'était le cas, je n'y croirais pas plus qu'à aucun autre.
Pendant sa péroraison, la marée avait fini de baisser et dégagé un vaste passage sous le château. Les vagues ne faisaient plus que lécher le chemin de sable ciselé par plus de deux mille ans de marées. Corto interrompit sa diatribe, épousseta son manteau et sa casquette et rajusta cette dernière sur sa tête.
-A-t-on idée d'inquiéter le monde de la sorte ?, maugréa-t-il encore pour le plaisir. J'ai l'impression d'être une vieille tante inquiète. Le rôle me va plus mal qu'à toi et je te serais gré de le garder pour toi à l'avenir. Ne compte pas sur moi pour partir à ta recherche une deuxième fois, tu aurais une mauvaise surprise.
Satisfait d'avoir sortit son discours, Corto pénétra dans la grotte de Merlin envahie par la brume. Sans le moindre rayon de soleil pour pénétrer au fond de celle-ci, Corto était incapable d'y voir plus loin que le bout de ses mains, et très vite, il n'y vit plus du tout. Le seul bruit qui l'accompagnait était celui fait par ses chaussures dans le sable encore imbibé d'eau. Corto marcha ainsi dans l'obscurité et l'humidité un long moment, sans que rien ne change, ni dans le bruit ambiant, ni dans la pression de l'atmosphère. Il finit par s'arrêter et se racler la gorge.
-Il y a cent mètres de l'entrée de la grotte de Merlin à sa sortie. Je devrais l'avoir atteint il y a plus de cinq minutes. Mesdames, ne pourriez-vous me donner au moins un peu de lumière ?
Un rire féminin retentit derrière son oreille. Corto sentit un souffle parfumé frôler sa joue et des cheveux rebelles voler autour de lui tandis que le bruissement des vagues se changeait en celui d'une robe de soie.
-Et pourquoi ferions nous cela ?
-Nous sommes en Angleterre, le pays des convenances. J'imagine que le tempérament des habitants mortels déteint sur leurs voisins féeriques, à moins que ce ne soit le contraire, mais il serait tellement choquant qu'on ne m'offre pas un peu de lumière, voire une tasse de thé chaud ou l'équivalent prisé par les fées.
-Marin, c'est toi qui t'introduit sur nos terres quand la marée est basse et la brume est levée, le seul moment de l'année où cette demeure est accessible aux mortels en dehors des équinoxes. Tu sais comment venir chez nous, mais tu ne sais pas que tu ne dois pas nous nommer ainsi ? Nous sommes les Belles Gens.
-Je le sais, mais je ne me suis jamais intéressé de très près aux convenances.
-Tout en réclamant que nous nous y conformions, à ce que je vois. Pourquoi est tu là ? Ceux qui viennent en ces lieux ne sont jamais là que pour une raison, nous voler nos filles ou nos trésors, alors pourquoi te donnerions nous de la lumière et te laisserions te reposer en nos palais ?
-Parce qu'il est de bon ton de voir son interlocuteur lorsqu'on est parti pour négocier.
-Oh ? Et que négocierions nous ?
-Je viens avec un seul objectif en tête, la liberté de Raspoutine.
Le silence se fit. Corto se demanda un instant s'il avait été abandonné là pour toujours dans l'obscurité, mais il connaissait son Raspoutine. L'idée d'être débarrassées de Raspoutine devait trotter dans la tête de ces fées. Il leur offrait une opportunité dont elles seraient incapable de se détourner.
-Avance, marin, reprit la voix. Et garde toi de t'arrêter à nouveau ou tu ne retrouverais jamais la sortie.
Corto fit un pas en avant, et les ténèbres disparurent, pour faire place à un palais aux murs et meubles fais de brumes, des reflets irisés les parcourant pour former des motifs fascinant là où les mortels auraient placé de l'or et des joyaux. Il ne s'arrêta pas pour contempler davantage le décor, et commença à marcher. Son interlocutrice adopta un pas gracieux à ses côtés. C'était une femme magnifique aux cheveux noirs savamment bouclés autour de son visage en forme de cœur. Corto était sûr de l'avoir déjà rencontrée dans un rêve.
-Les fées ne libèrent pas leurs prises de guerre, Corto Maltese, déclara la fée. Demande à mon élève Viviane si elle compte jamais libérer Merlin de son long sommeil.
-Je ne comparerai pas les deux situations, protesta Corto.
-Oui, Merlin n'a rien à voir avec ton Raspoutine. Le premier est un hôte bien plus prestigieux, et bien plus agréable à recevoir.
Les lèvres de la fée Morgane se plissèrent en mentionnant le nom du Russe. Corto esquissa un sourire. S'il devait supporter la présence de Raspoutine, il prenait toujours un malin plaisir à voir les autres la souffrir.
-Je n'en doute pas. Mais c'est l'autre qui demeure présentement chez vous. Puis-je déjà avoir l'assurance qu'il est toujours en vie ?
-Suis-moi.
Ils avancèrent jusqu'à se retrouver dans un salon, lui aussi fais de brume et avec de confortables fauteuils. Raspoutine y dormait dans un coin, roulé en boule dans un costume de bouffon qui n'aurait pas dépareillé au cœur du Moyen-Âge. Corto leva un sourcil, mais ne commenta pas l'habit. L'air de rien, Morgane tenta de l'entraîner vers les fauteuils, mais Corto continua à marcher dans la pièce, l'air de rien, sans même accorder un deuxième regard à Raspoutine.
-Tu le vois, il est vivant, reprit Morgane.
-Je le vois.
Raspoutine choisit ce moment pour ouvrir les yeux. Il cligna deux fois puis sourit jusqu'aux oreilles et se précipita dans sa direction, avant d'être arrêté par une chaînette d'argent enroulée autour de sa cheville, fine, mais quand même trop solide pour qu'il puisse s'en défaire d'un coup sec.
-Corto ! Tu es venu ! Tu es venu me tirer des griffes de ses folles.
-Comme tu le vois, il est en bon état également, poursuivit Morgane sans accorder un regard au captif. Mais je crains qu'il n'ait mangé notre nourriture et tu sais ce que cela veut dire, de manger la nourriture des fées. Il est à nous. D'ailleurs, il a blessé le fils de l'une des nôtres. Son emprisonnement n'est pas sans raisons.
-Vos règles ne sont pas des lois, répondit Corto en continuant à marcher sans regarder Raspoutine, imitant sagement la fée. Si vous vouliez vraiment le libérer, vous pourriez le faire.
-Possible. Et qu'est-il pour que tu veuille à ce point le sauver ?
Corto leva les yeux au ciel. Pourquoi fallait-il que tout le monde lui pose la question ? La connaissait-il, lui, la réponse ?
-Il est ma croix et ma bannière, le fardeau que je dois porter.
Raspoutine s'étrangla.
-Quoi ? Un fardeau ? C'est tout ce que tu vois en moi ? Je vais te tuer Corto, te tuer, dès que j'aurais une arme en main.
-Je n'y crois pas. Tu ne dis pas tout, mais tu n'en as pas besoin. Lui a parlé de toi. Beaucoup et tout le temps. Cela aurait presque pu être divertissant, ce n'est que lassant. La question donc se pose : qu'es tu prêt à donner pour le récupérer ?
-Moi ? Rien.
-Rien ?, cracha Raspoutine. Rien ? Après toutes ces années, toutes ces aventures ? Rien !
-Tu es venu jusqu'ici, rajouta Morgane en haussant la voix pour se faire entendre par dessus les cris d'orfraie de Raspoutine, dans le seul but de récupérer cet homme. C'est donc que tu es prêt à donner beaucoup pour lui. Quel est ton prix ? Nous offriras-tu des joyaux, ton premier né ou offriras tu de rester captif à sa place ? C'est ce que font les mortels en général.
Raspoutine se tendit comme un arc en entendant la dernière proposition. Ses yeux crachèrent des éclairs meurtriers en direction de la fée, puis se tournèrent vers Corto.
-Si tu fais ça Corto, tu es un homme mort et cette fée au rabais aussi.
-Quand j'ai des joyaux, je les dépense trop vite pour les garder même pour la plus belle des fées. Je ne penses pas avoir jamais d'enfant et quand à m'offrir à sa place… Je n'ai jamais eu le goût du sacrifice. C'est quelque chose de bon pour les héros, pas pour les hommes de mon acabit.
Derrière lui, Raspoutine maugréa que Corto s'était toujours pris pour un putain de héros et qu'il ne trompait personne. Corto avait de plus en plus de mal à cacher son amusement.
-Que propose-tu alors en échange de sa liberté ?
-Vous vous méprenez. Je n'offre rien, si ce n'est l'opportunité de vous débarrasser de lui. Vraiment, ne serait-ce pas à moi de vous demander ce que vous seriez prête à payer pour vous en défaire ?
La fée ne répondit que par un silence, mi-abasourdi, mi-songeur. Raspoutine, qui les agonisait tous deux d'insultes en fond sonore, renforçait involontairement son argument.
-Voici le marché que je vous propose : je ramène Ras avec moi jusqu'à Tintagel et il aura quitté la Grande Bretagne pour ne jamais y revenir avant le prochain coucher de soleil. En retour, vous promettez que nulle fée ne nous suivra pour empêcher notre départ et que la vengeance de celle qui l'a enlevé s'arrêtera là.
-Et si l'une ou l'autre partie ne respectait pas sa part du marché ?
-Raspoutine vous reviendra, pour l'éternité.
Morgane jeta un coup d'œil peu amène à Raspoutine qui hurlait et tempêtait toujours. Supporter Ras plus de quelques heures mettait déjà les nerfs de Corto à rude épreuve. Passer l'éternité à ses côtés rendait en comparaison la perspective de l'Enfer agréable. La fée n'eut pas besoin de réfléchir très longtemps avant de prendre sa décision.
-Soit. Mais il reste vrai qu'il a bu notre eau et mangé nos fruit. Il ne devrait pas être autorisé à partir. Je suis assez puissante pour passer outre l'interdiction, mais il nous faut alors doublement faire les choses dans les formes. Tu peux l'emmener, mais il devra te suivre en silence jusqu'à la sortie. Mais s'il profère un mot, un seul pendant le trajet, il restera ici à jamais. Si ses bouffonneries ne m'amusent pas, peut être qu'elles le feront pour d'autres fées. Est-ce entendu ?
-Cela l'est.
La fée claqua des doigts, et la chaînette d'argent qui retenait Raspoutine disparut. Ce dernier se releva en bougonnant.
-Pas trop tôt. Vous pourriez au moins me rendre mes vrais vêtements et me donner mon trésor.
-Il n'y a pas de trésor, sourit la fée. Ou du moins, il n'y en a plus.
-Menteuse, cracha Raspoutine. Corto, file moi ton pistolet que je la tue.
Corto fit quelques pas, saisit Raspoutine par son vêtement et l'entraîna en arrière. Il chercha ses yeux et ne les lâcha pas, bien décidé à ce qu'une fois au moins dans sa vie ce fou suicidaire fasse ce qu'on lui dise sans chercher à faire d'histoire.
-Ras, pour une fois dans ta vie, rien qu'une fois, fais profil bas et ferme-là, sinon, c'est moi qui te tue. Et si il est une promesse que tu me verras tenir dans la mienne de vie, c'est celle-là.
Il continua sa marche en arrière sans le lâcher des yeux et en gardant toujours les yeux sur lui. La brume qui constituait le palais féerique s'épaissit un peu plus à chaque pas. Les meubles furent les premiers à s'estomper, puis les murs eux-même cessèrent d'être des murs. Les odeurs enchanteresses du palais furent les dernières à disparaître. Ne resta que la brume, toujours plus épaisse, toujours plus sombre, puis les ténèbres.
Ils se mirent à marcher en silence. Corto lâcha le col de Raspoutine, afin de marcher plus aisément, mais garda la manche de Ras fermement agrippée dans la sienne. Celui-ci suivait sans protester, mais Corto n'était pas prêt à crier victoire. Ce bienheureux silence ne durerait pas. Il fallait juste espérer que Ras ne retrouverait pas sa langue avant qu'ils ne soient sortis du tunnel, et celui-ci se prolongeait encore et encore. Être l'Orphée de Raspoutine-Eurydice était assez ridicule comme ça. Si cela s'apprenait, c'est Corto qui risquait d'être obligé de tuer des gens. À ce stade, il était parvenu trop loin pour échouer. Ras n'en valait certainement pas la peine, mais Corto y tenait. Un peu. À peine.
Ils marchèrent ainsi pendant ce qui semblait être des heures. L'air était étouffant, et l'eau leur frôlait les chevilles. La marée ne montait pas, mais la promesse que l'eau submergerait tôt ou tard le tunnel suffisait amplement. Corto n'entendait plus que son souffle et celui de Ras, deux râles épuisés dans le noir. La fée essayait de les faire craquer. Elle avait promis de ne pas empêcher leur départ, mais pas de ne pas les retarder ou de ne pas jouer avec eux. Ils devaient sortir de là avant que ça n'arrive, et vite.
Soudain, quelque chose arracha la manche de Raspoutine à Corto et une bourrasque le fit trébucher en arrière, dans le but de l'éloigner de Raspoutine. Il senti celui-ci ouvrir la bouche, prêt à crier ou proférer des menaces.
Corto ne lui laissa pas le temps. Il fonça vers la source du bruit, plaqua Ras contre la paroi et lui ferma la bouche de la sienne. Au lieu de lutter, Ras l'attira au contraire plus près de lui et répondit goulûment au baiser, s'accrochant à lui comme un noyé à sa planche. Corto passa ses bras derrière son dos et le tira en arrière tout en le laissant faire.
D'un coup, la brume se dissipa, révélant l'entrée de la grotte de Merlin, celle-là même par laquelle Corto était entré. Il lâcha aussitôt Raspoutine, qui tituba pour ne pas tomber. Ses vêtements étaient redevenus un costume normal de marin, déchiré comme s'il s'était accroché à des récifs en pleine tempête. Il était émacié, mais sinon en parfaite santé.
-Il reste trois heures avant le coucher du soleil, déclara Corto en commençant à remonter l'étroit sentier. Cela nous laisse amplement le temps de remonter au sommet de la falaise et de rejoindre ton bateau que tu as, je suppose, laissé dans le coin, ou d'en voler un si nécessaire. Au passage, j'aurais quelque chose à récupérer en ville, alors dépêchons.
-Quoi ?
Corto se retourna pour regarder Ras de haut.
-Tu l'as entendue comme moi. Nous avons peu de temps, alors évitons de le perdre.
-Quoi ? Corto, tu peux pas me faire ça ! Tu peux pas faire des choses pareilles et me demander de faire comme s'il ne s'était rien passé ! Reviens-là de suite ou je te tue !
Trois menaces de mort en une seule journée, c'était un solide record que Corto aurait du mal à battre, mais il acceptait le challenge. Corto haussa les épaules avec une lenteur soigneusement étudiée. Sans un regard supplémentaire, il reprit l'ascension et laissa le sourire qu'il contenait s'étaler sur son visage. Voilà qui payait largement Corto de ses peines et valait toutes les menaces du monde. Il était bien conscient que pendant le baiser, Raspoutine n'avait pas perdu le nord et gardé assez de réflexes pour voler son pistolet à Corto.
Sacré Ras. Comme s'il était capable de mettre cette menace à exécution.
Remonter au niveau du château leur prit une bonne demi-heure. Corto marchait à un bon rythme, mais Raspoutine avait plus de mal à suivre. Il perdait son souffle à agoniser Corto d'insultes teintées de supplications d'expliquer ce qui venait de se passer, et surtout, surtout, de recommencer. Corto ignora le tout avec délectation. Ras avait raison de l'accuser d'être pire que lui. Le Russe était peut être un psychopathe assoiffé de sang, mais Corto se délectait de nier qu'il s'était rien passé d'exceptionnel.
Le brouillard finit de se lever totalement pendant leur ascension. De là, rejoindre le village n'était pas difficile. Une fois en vue des premières maisons de Tintagel, Corto s'arrêta. Pas Raspoutine, qui faillit l'emboutir en continuant sa diatribe.
-Si tu étais un ami, un vrai ami, tu me laisserais te...
-Où est ton bateau ?, l'interrompit Corto.
-Dans la crique derrière cette colline, répondit automatiquement Raspoutine. S'il y est toujours.
-Bessie m'a dit que tout le monde l'a laissé tranquille. Je crois qu'ils espéraient le vendre à un riche touriste londonien au retour de la belle saison.
-Les fumiers. Qui est Bessie ? Tu t'es encore fait une amie ? Jeune, jolie, fougueuse, tout ce que tu aimes ? Tu l'as embrassée ? Elle t'a laissé faire ?
Corto lui jeta un regard condescendant.
-Ras, la jalousie te va bien mal.
-La jalousie ?, cracha Ras. Qui a dit que je suis jaloux ? Qui m'accuse ?
-Moi, de toute évidence. Écoute. Tu n'es pas le bienvenu en ville après ton dernier esclandre. J'ai pour ma part juste mes affaires à aller chercher à l'hôtel. Attends-moi ici, je te rejoint très vite.
-Fais gaffe, Corto. Je pourrais décider de ne pas t'attendre.
-Tu pourrais oui. Tu ne le feras pas.
D'un pas tranquille, il partit vers le village, conscient qu'il tournait le dos à un meurtrier armé d'un pistolet à qui il avait dénié ce qu'il voulait depuis toujours une fois de plus et que cela pouvait être la fois de trop. L'idée créait une sensation délicieuse dans son dos et au creux de ses reins.
Personne ne le dérangea pendant qu'il remontait la rue principale du village, mais il récolta quelques regards noirs après ses questions de la veille. Règler sa note à l'hôtel ne lui prit qu'une minute, mais au moment où il quitta l'hôtel, six coups de pistolets retentirent l'un après l'autre. Autour de lui, les gens s'arrêtèrent, puis coururent dans la direction d'où venaient les tirs, juste à l'orée du village, là où les jeunes oisifs s'assemblaient pour ne rien faire. Corto suivit le mouvement d'un pas plus lent de promeneur.
Sur le pas du pub, il découvrit Bessie qui écoutait attentivement les bruits venant du nord, où se mêlaient des cris d'inquiétude et de chagrin. Il hocha la tête dans sa direction. Elle ferma les yeux un instant, inspira, sourit, puis rentra à l'intérieur.
Corto ne vit pas de raison de continuer pour aller voir la tête du mort. Il en avait fini avec Tintagel, ses fantômes, ses fées et ses monstres. Il obliqua dans une rue secondaire qui partait vaguement vers la crique que Raspoutine lui avait désigné, toujours d'un pas tranquille. Dès qu'il eut quitté le village, cependant, il se mit à courir. Il ne craignait pas la colère des hommes et il était toujours dans les termes du marché passé avec la fée – après tout, il n'avait rien dit quand aux intentions de Ras de tenir ses promesses – mais il lui semblait que le brouillard remontait à nouveau depuis la mer, comme de longs doigts de femme à la recherche de sa proie, et il préférait ne pas davantage risquer sa peau.
Raspoutine était à bord du son bateau quand il parvint dans la crique, tout près à la manœuvre de départ. Fort heureusement, c'était le genre de bateau qu'on pouvait manœuvrer à deux, au moins le temps de contourner la Cornouailles avant de mouiller dans un port breton pour recruter un équipage un peu plus conséquent.
Corto se jeta à l'eau. En quelques brasses, il approcha de la coque, avant de s'arrêter.
-Ras ! Envoie-moi une corde !
Il compta cinq battement de cœur, puis la corde tomba juste à côté de sa tête. Corto s'accrocha et monta à bord. Sans dire un mot, il alla prendre sa place pour aider à la manœuvre. Cinq minutes plus tard, ils s'éloignaient du rivage, au moment où une foule de paysans et de pêcheurs criant leur envie de vengeance se précipitaient dans leur direction. Corto s'accouda au bastingage pour les regarder s'arrêter au bord de l'eau, impuissants. Ils n'étaient pas furieux de l'assassinat de l'un des leurs, ils avaient juste peur de la vengeance des fées, mais Corto ne ressentait pas beaucoup de compassion pour eux.
Ras s'approcha de lui au bout d'un moment. Il avait l'air presque penaud, comme si Corto ne savait pas exactement ce qu'il allait faire dès l'instant où il avait senti les mains de Ras tapoter son torse à la recherche de son pistolet, au lieu de s'aventurer plus rien.
-Tu ne dis rien.
-Pourquoi aurais-je quelque chose à dire ? Il a insulté ta mère et tout le monde sait que c'était une sainte femme, même si elle a du coucher avec le diable un jour pour te mettre au monde.
-N'insulte pas ma mère Corto, ou je te tuerai.
Corto lui sourit. Il prit note au passage de l'avidité inscrite sur le visage de Raspoutine, plus forte que jamais. Pour une semaine, il était coincé seul à bord d'un bateau, sans armes, puisque Ras avait tiré toutes les balles de son pistolet avant de l'abandonner probablement derrière lui, tandis que le Russe en avait probablement deux ou trois autres cachées sur le bateau. Corto le connaissait assez pour avoir une bonne idée de là où il pouvait les trouver, mais il n'y pouvait rien si être à la merci de Ras le réjouissait étrangement.
-Je sais Ras, reprit-il avant que ce dernier ne se demandent pourquoi ce silence prolongé, mais ce jour là, je serais déjà loin. Mais pour l'instant, je te conseille de continuer à éloigner ton bateau de ces côtes avant que le brouillard s'étale davantage. Tu t'es fait de dangereuses ennemies.
-Pour ce que j'en ai à faire de ce pays, de ses fées et de sa bouffe ! Et je n'ai même pas pu trouver mon trésor.
-Il n'y avait pas de trésor à trouver.
-Qu'est-ce que tu en sais ? Il pourrait…
-Mon père est entré dans la grotte de Merlin il y a des années et volé le trésor aux fées. Il l'a bu entre ici et les colonnes d'Hercule. Il en était déjà réduit à la misère et à l'alcoolisme quand il a rencontré ma mère. Je suppose que j'ai de la chance que Morgane n'ait pas reconnu son fils en moi. Tu as quarante ans de retard mon pauvre Raspa.
Ras le foudroya du regard. Corto, lui, était aux anges. Il attendait de pouvoir lui annoncer la nouvelle depuis Falmouth.
-Quel dommage, pourtant que tu ne puisse reposer le pied en Grande-Bretagne, soupira Corto d'un air affecté. Et moi qui avait entendu parler d'un trésor enterré sous le vieil homme de Storr par des Vikings revenus d'un voyage en Arabie…
-Quoi ? Et c'est maintenant que tu me dis ça ? Allons-y tout de suite !
-Non, voyons, je n'oserais. Vois-tu, la légende parle aussi de géants enterrés et je ne voudrais pas avoir à te secourir des griffes d'une géante en plus du reste. Tu me demandes déjà tellement de travail...
Les mains de Raspoutine se serrèrent sur son cou. Ses yeux fous semblaient proches de sortir de ses orbites tandis qu'il fixait ses lèvres sans oser s'en emparer.
-Prends garde Corto, gronda-t-il d'une voix profonde. Il y a une conversation que nous n'avons pas terminé. Tu veux me priver d'un trésor, passe encore, mais tu m'as déjà promis trop de choses et si tu ne me les donnes pas, je les prendrais.
Corto sentait l'air lui manquer. Il posa ses mains sur les poignets de Raspoutine sans essayer de lutter et ferma les yeux pour profiter de l'instant. Lui et Ras n'étaient pas amis. Ils n'étaient pas autre chose non plus. Il savait ce que Ras désirait depuis des années, mais pour tout ce qu'il aboyait, Ras ne mordait pas, du moins pas quand Corto était concerné. Pourtant, c'était cette même morsure que Corto voulait de lui. Il y avait quelque chose chez Ras qui éveillait ses pires instincts, mais il avait beau pousser Ras, encore et encore, il n'arrivait toujours pas à le pousser à bout, là où il avait besoin de le mener.
Il rouvrit les yeux et chercha dans ceux de Ras pour voir s'il y trouvait l'étincelle qu'il cherchait pour y mettre le feu. Malgré la folie qu'il y lisait, cette barrière n'était toujours pas franchie. Corto secoua tristement la tête.
-Ras, réussit-il à coasser. Ne fais pas de promesses que tu n'es pas prêt à tenir.
La pression sur son cou se relâcha. Corto tomba à terre et toussa en goûtant avec délice l'air qui revenait dans ses poumons.
-Un jour, Corto. Un jour…
Ras s'éloigna sans lui jeter un regard de plus, les épaules voûtées sous le poids de la honte et du désir contenu. Corto se massa la gorge et s'accrocha au bastingage pour se hisser sur ses deux jambes, sans le lâcher des yeux.
-Un jour, répéta-t-il en écho. J'espère.
Puis, sans accorder un regard de plus à Raspoutine, il reporta son attention sur la côte anglaise qui s'éloignait doucement. Le souvenir des dernières heures s'effaçait déjà rapidement, comme avalées par les brumes qui s'emparaient des terres, au point qu'il ne savait déjà plus s'il avait vécu cette aventure ou s'il avait rêvé avant de retrouver un Raspoutine à moitié noyé et accroché à un rocher après trois jours passés à errer dans les brumes. Le souvenir de lèvres rugueuses et d'une barbe sèche sur les siennes, par contre, était toujours là. Corto l'enferma soigneusement dans un coin de sa tête et alla vérifier la voilure.
