Hey !
Et un chapitre de plus. Un jour cette histoire aura une fin. Un jour. (Qui ne devrait plus tant tarder, j'ai bien avancé de mon côté en vrai.)
Merci à Ya pour sa relecture ! Bonne lecture à vous !
Ce qui n'a pas changé
Asra
.
Parfois, et même si ça va bien mieux qu'au lycée, Asra a du mal à manger. Ça le prend comme ça. Iel fixe le paquet de gâteaux qu'iel s'est réservé pour le goûter, caché dans le placard. Iel pense à tout ce qu'iel a déjà mangé à midi, et iel a la certitude que c'est trop. Qu'iel n'a pas si faim, surtout après avoir travaillé assis·e toute la journée. Oui, iel pourrait se contenter d'un petit bouillon ce soir. Ça lui éviterait d'avoir faim en se couchant, et ce serait largement suffisant. D'autant que ça lui reviendrait moins cher que de faire un vrai repas.
Dans ces cas-là, iel vient toquer à la porte de Muriel.
Ce soir, le colosse prépare des galettes qu'il remplit de légumes. Ses gestes sont lents et lourds, une danse ralentie qui rassure Asra alors qu'iel bidouille des croquis, installé·e contre Inanna. Iel mêle les couleurs, cherche des formes intéressantes et des assemblages qui pourraient fonctionner. Avec les fêtes, iel n'aura pas le temps de développer de nouveaux modèles avant Janvier. Mais parfois, ça lui fait du bien de dessiner pour iel.
Sur le papier, iel rassemble de petits points rouges et de souples plumes noires. Iel imagine Ilya sous forme de fer tordu, de pierres écarlates et de fils alourdis par le poids d'un bijou. Hier, ils ont passé la journée à longer l'eau. Le petit soleil de novembre portait encore assez de chaleur pour qu'iel attache son pull à sa taille. Ilya n'arrêtait pas de lui répéter qu'iel allait prendre froid. Sa mine de docteur trop sérieux lea faisait sourire.
— Tu voudras du fromage ? Muriel demande, alors qu'il découpe ses ingrédients.
— Non merci.
Asra adore ça, mais iel essaie d'en manger moins. Et Muriel cuisine suffisamment bien ses légumes pour qu'iel n'ait pas à ajouter de garniture.
[Un corbeau ? Pourquoi tout le monde me compare toujours à un corbeau ?]
Le dernier message qu'Ilya lui a envoyé, alors qu'Asra lui montrait ses croquis. Iel se demande si le rouquin a rougi, en lisant qu'il était à l'origine de l'idée. L'artisan·ne ne saura jamais. Iel aurait dû lui faire la surprise, tiens.
[Ta dégaine. Et ton nez pointu. La dominante noire dans ta garde robe aide aussi.]
[Tu pourrais penser à une corneille, ou à un merle.]
[Très bien. La prochaine fois, je partirai sur une aigrette ardoisée. Je suis sur que le côté longiligne et ébouriffé t'ira à merveille ಠ ∀ ಠ]
Iel envoie une image de l'oiseau à son petit ami. Encore une fois, iel regrette de ne pas pouvoir profiter de sa réaction. Rien ne vaut les expressions scandalisées d'Ilya. Il en fait toujours trop, sa bouche se tord et ses mains s'agitent alors qu'il s'applique à démonter l'argumentaire de son interlocuteur. C'est souvent le moment qu'Asra choisit pour montrer sur ses genoux et l'embrasser.
Asra, justement, se sent sourire. Aussi sûrement qu'iel sent deux yeux vert forêt sur lui.
— Julian ? Muriel comprend.
Son ami fait glisser les crêpes fermées dans deux assiettes.
— Oui.
— Vous êtes encore ensemble.
Ce n'est pas une question. Pas un reproche non plus, mais ça y ressemble déjà plus. Avec Muriel, pas besoin de faire semblant. Asra hoche la tête.
— Depuis l'anniversaire de Lucio, iel avoue.
Le géant n'est pas surpris. Mais Asra devine qu'il n'approuve pas. Rien d'étonnant à ça, il déteste Julian. Ça n'a jamais été un secret.
— Il t'a déjà quitté une fois.
— C'était il y a six ans. Il a grandi, depuis.
— Comment tu peux en être sûr·e ?
La remarque jette un froid sur Asra. Iel sait que Muriel ne pense pas à mal – même, il a sans doute raison. Iel n'est sûr·e de rien. Mais iel veut y croire. On ne commence jamais une histoire d'amour en sachant comment elle se termine, pourquoi se prendre la tête à savoir s'ils seront encore ensemble dans dix ans ? Aujourd'hui, Asra ne court plus après l'amour comme on traque un joyau. Iel profite et savoure. Ce qui doit advenir adviendra.
Et ce soir, chaque message que Julian lui envoie lui fait des fourmis dans le ventre.
— Peu importe. Pour l'instant, tout se passe bien.
— Pour l'instant.
Le cuisinier se détourne, Asra déglutit. Iel voudrait que son ami soit heureux pour iel. Impossible, pas avec Ilya. Muriel s'inquiète plus vite qu'il ne se réjouit. C'est pour ça que ses sourires sont si rares.
— Je n'ai plus quinze ans, iel insiste. Si ça rate, tant pis.
Se levant, Asra va s'installer là où Muriel lui a réservé une assiette. Mais plutôt que de s'asseoir, iel va passer son bras autour de cette taille trop large. Iel ne peut jamais entièrement étreindre cette montagne pleine de muscles, au pied de laquelle iel se sent en sécurité.
— Fais attention à toi, Muriel murmure.
— Ne t'en fais pas pour moi.
Asra a comme une impression de déjà vu. Mais il la chasse et la relaie dans un coin de sa tête avant de s'asseoir à la table de son hôte. Tranchant la crêpe d'un coup de couteau, iel sent les légumes fondre sur sa langue. Un régal. Les épices et les herbes ont un effet réconfortant et, bientôt, la tension est oubliée.
Plus tard, Asra reprend ses dessins contre Muriel. Son ami est assis dans le canapé, alors qu'iel s'appuie contre son épaule. Son corps immense lui fait l'effet d'un fauteuil. Parfois, iel ferme les yeux, et l'odeur de myrrhe qui embaume la pièce l'emporte dans un autre monde. Un univers d'odeur, de chaleur et de réconfort. Sans pression ni problèmes. Tout est tendre et léger. Si bien que quand iel rouvre les yeux, Asra a cette fois la tête sur les cuisses de Muriel, et le ciel s'est assombri. Iel n'a pas remarqué qu'iel s'endormait.
— Tu aurais dû me réveiller, iel marmonne sans se redresser.
— Tu as besoin de repos.
— Mmh.
La main de Muriel est lourde dans ses cheveux. Mais elle éloigne tous les tracas.
Parfois, Asra se dit qu'iels auraient dû emménager ensemble. Fini l'angoisse du loyer. Iel sait qu'iel pourrait supporter Muriel tous les jours, et inversement. Mais à l'époque, iel avait déjà quelqu'un. Et aujourd'hui, ils ont chacun leur foyer. Est-ce que ça pourrait encore changer ?
Non, ce n'est pas une bonne idée. Plus maintenant. Asra ne pourrait pas ramener ses partenaires sans déranger Muriel, et iel ne veut pas lui imposer une vie recluse dans sa chambre, dans l'attente du départ de ses invités. Et puis, avec Ilya…
Comme iel pense à lui, Asra attrape son portable.
[Tu es une fourbe petite loutre.]
Une loutre, sérieusement ? Ilya n'a pas trouvé pire animal ?
[C'est censé m'offusquer ? C'est plutôt mignon, comme animal ?]
[Tu n'imagines pas tout ce dont ces choses sont capables.
Ça vaut aussi pour les dauphins, d'ailleurs. La majorité des animaux qu'on aime sont horribles.]
[C'est ton côté aigrette ardoisée qui parle ('∀')]
Après quelques gloussements contre l'épaule de son meilleur ami, Asra reçoit une photo de son partenaire. Enfin, une photo prise par ce dernier. Iel y discerne le cadre d'une fenêtre, et la nuit qui fond sur le paysage.
Il lui faut un moment pour reconnaître ce bout d'appartement où iel est déjà entré.
[Tu es chez ta tante ?]
[Wow, tu as reconnu ? Quelle mémoire.]
[C'est la fenêtre que tu ouvrais pour fumer au salon.]
[Quelle mémoire étrangement sélective. C'est tout ce que tu retiens de tes visites chez moi ?]
Un sourire de fouine anime soudain ses lèvres.
[Non ◉ ‿ ◉ Je me souviens aussi d'un canapé. Tu étais nu dessus, de mémoire.]
C'est dans cet appartement qu'ils ont couché ensemble pour la première fois. Dans le souvenir d'Asra, tout est plus beau que ça ne l'a sans doute été, mais iel sait que c'était bien. Vraiment bien. Le souffle d'Ilya partout sur iel, sa bouche qui le chatouillait, les milliers de questions qu'il posait pour s'assurer que tout allait bien. C'était amusant, de le faire taire en l'embrassant. C'était…
Est-ce que Julian partageait ça avec d'autres personnes alors qu'ils étaient toujours ensemble ?
Non. Merde, Asra ne veut plus y penser, c'est du passé. Rumeur à la con ou pas, ça fait six ans, ils ont tous les deux grandi. Sauf que ça lui revient en pleine face, à chaque fois. Toutes ces questions qui n'ont jamais trouvé de réponses. Ces nuits si longues. Le pire, c'est qu'iel pourrait comprendre. Iel sait que l'amour n'a pas une forme unique, qu'il varie en fonction des relations qu'on noue et qu'on peut aimer plusieurs personnes. Chaque relation est particulière. Iel ne veut plus avoir à forcer ses sentiments pour les faire coller à un modèle social qui l'étouffe. Mais Ilya, à l'époque, ne lui a rien dit. Et s'il a fait ça dans son dos…
Asra sent son sourire lui échapper.
— Mauvaise nouvelle ? Muriel demande, désignant son téléphone.
— Non. Je suis juste épuisé·e.
— Dors.
Ce n'est pas un ordre. Dans le langage de Muriel, les mots bref sont doux et pleins d'affection. De simples conseils maladroits. Mais Asra a l'impression que, s'iel rentre seul·e chez iel, sa nuit sera agitée d'ombres et d'angoisses.
— Je peux rester ici ? iel ose.
Le géant ne répond pas. Il hoche la tête, se lève et va chercher de quoi préparer le canapé. Asra l'en remercie en silence.
Mi apaisé·e, mi secoué·e, iel se penche pour flatter l'encolure d'Inanna. Au fond, iel comprend pourquoi Muriel préfère partager sa vie avec la brave chienne. Avec les animaux, on sait à quoi s'attendre.
Les humains sont pleins de secrets.
