Bonsoir !

Bon. J'ai clairement du retard sur ce chapitre. Semaine méga chaotique, je me suis fait tatouer, j'ai passé le week-end dans un couvent (c'était une réunion de famille) et je suis tombé malade (je le suis toujours).Vous voyez le tableau quoi. J'ai aussi très mal géré mon temps. Oups. Néanmoins, le chapitre 4 est là ! J'avais oublié qu'il était LONG. Enfin, dans mes souvenirs il l'était beaucoup moins et j'ai très mal anticipé le temps que ça me prendrait pour le corriger. En ce qui concerne le chapitre 5, je ne sais pas trop si je vais le poster mercredi comme ceux d'avant. Je n'aurais très certainement pas le temps, il y a donc de grande chance pour que la publication des chapitres soit décalée au dimanche. De toute façon, même si je me suis posé un rythme d'un chapitre par semaine, j'ai dès le début envisagé un truc plus calme, c'est-à-dire toutes les deux semaines. Honnêtement, ça me permettrait d'être plus tranquille dans mes relectures, donc en fonction de comment je suis occupé, j'adapterai plus ou moins la fréquence de publication.

Allez, j'arrête de vous embêter avec tout ça et je vous souhaite une bonne lecture !


La nuit commence à tomber. Son casque vissé sur les oreilles, Mika fredonne une chanson. Des gouttes de pluie rebondissent délicatement sur le bout de son nez. Le ciel est entre chien et loup, si bien qu'elle ne voit que les silhouettes du paysage se dessiner par la fenêtre du bus. La campagne et ses champs ressemblent à une mer agitée. Le vent se lève, fort.

Elle répond distraitement à Yachi pour la rassurer. Elle ne lui a pas parlé de sa destination. Mika ne souhaite pas l'inquiéter plus qu'elle ne l'est déjà. Elle récite tout bas le message laissé par son frère pour la centième fois :

— Les doux mots ne mentent pas. Les bus roulent jusqu'au sommet de la montagne, là où les oranges flottent sur les rivières.

Le trajet lui semble interminable. Ses jambes tressautent alors qu'elle lit des articles sur son téléphone. De nouveaux mots se répandent. Des appellations pour les malades et ceux qui les voient : les Failles et les Tours. Elle ne peut s'empêcher de sourire. Ironie du sort ? Présage moqueur ? L'opinion de Mika oscille. Elle pense y déceler un mépris teinté d'inquiétude. Des gens continuent de disparaître sans laisser de trace, le monde reste silencieux.

Sa musique se termine à l'instant où elle descend du véhicule. Elle salue le chauffeur avant de faire un bond pour atterrir contre le béton mouillé. Il ne lui répond pas. Elle passe à autre chose.

Elle marche un moment avant d'arriver à sa véritable destination : un arrêt de bus abandonné. L'abri est délabré, une vitre est brisée. Un banc est recouvert de tags noirs qui se sont délavés au fil du temps. Elle se souvient en dessiner quelques-uns avec Kuroo et Daishou. Ils patientaient à ses côtés jusqu'à ce qu'elle rentre chez elle.

Les autres enfants murmuraient des choses sur eux. Des rumeurs ridicules : les liens faisaient peur. Kuroo et Daishou s'en fichaient. Mika était attristée d'un tel dédain. Les amitiés étaient rares, autant que le soleil.

Mika n'a jamais compris pourquoi sa mère avait tant insisté pour l'envoyer, son frère et elle, dans un collège si loin de la ville. Le trajet était solitaire, terriblement monotone. Toutefois, elle aimait l'odeur des arbres et le réconfort qu'ils apportaient par leur hauteur. À onze ans, elle empruntait un petit chemin de terre et se perdait sous les branches, arrachait quelques feuilles aux buissons touffus au printemps. Elle courait pour aller en classe.

Elle fait glisser son casque contre son cou en balayant les alentours du regard. Mika doit avouer qu'elle est quelque peu déçue : elle s'attendait à ce que son frère patiente ici, ou bien qu'il apparaisse mystérieusement (il aimait bien faire ça : se donner des airs de personne insondable). Si l'accueil en grande pompe qu'elle s'est imaginé (à base de pancartes colorées, de lumières qui clignotent et de peluches énormes) est peut-être exagéré, la déception qui lui triture le ventre n'en reste pas moins désagréable.

Elle soupire avant de s'approcher de l'abribus. Armée du flash de son téléphone, elle y trouve sur un message : « D+K = amour idiot entre deux gros crétins ». Elle éclate de rire et se dit que la vérité est éternelle. Ces deux-là n'ont pas changé. Elle cherche sous le banc, mais ne trouve que des limaces — le hurlement qu'elle lâche provoque l'envolée des oiseaux. Elle regarde ensuite derrière la vitre, mais ce n'est que de la terre mouillée et des détritus.

Un pincement au cœur, lorsque Kuroo lui avait annoncé que leur collège fermait. Un peu d'appréhension aussi. Tous les souvenirs surgissent et Mika s'efforce de ne pas se laisser envahir, mais les voix éclatent, la nuit prend feu.

Elle s'assoit et croise les bras. Peut-être s'est-elle trompée, après tout. Ce n'est pas un message codé, seulement un poème douteux de Takeshi. Il a cette sale habitude d'écrire des vers dès qu'il a la moindre idée (brillante ou catastrophique) sur tout ce qui lui tombe sous la main.

Mais que son frère devienne un garçon désordonné au point où son appartement n'était plus qu'un véritable capharnaüm ? Impossible. Éventuellement, Mika ne s'était pas rendue au bon endroit — dans ce cas-là, elle était simplement rentrée par effraction chez un inconnu. Rien de grave, en somme.

L'intensité de la pluie redouble. C'est à ce moment-là qu'elle aperçoit une carte presque effacée. Tous les lieux y sont entourés en vert. Les traits épais commencent à s'estomper. L'eau glacée effleure ses chevilles nues.

Elle s'approche, scrute les détails. Elle passe un doigt sur le plastique humide qui préserve le plan. Les lignes des trajets des bus s'étendent sur une surface qui précise les alentours : la rivière, son ancien collège qui triomphe au-dessus des bois. Des petits points orange et bleu protégés par ce bouclier de traits grossiers. Elle remarque que l'une des zones n'est pas bien encerclée. Un vide blanc qui une fois observé ne fait que grandir.

Mika a un déclic.

— Espèce de taré, grommelle-t-elle.

Elle connaît Takeshi. Si son intuition est bonne, elle sait où il se cache. Il n'aurait jamais laissé une forme inachevée — qu'elle soit son œuvre ou non. Il arrivait à son frère de replacer des tableaux accrochés dans des boutiques parce qu'il les jugeait bancals (ils ne l'étaient pas, ou du moins pas assez pour qu'une personne saine d'esprit s'y attarde). Il était la réincarnation de l'ordre et de la parfaite symétrie.

L'abribus se trouve au bord d'une route sinueuse qui s'enroule autour d'une colline imposante ; l'endroit où elle doit se rendre est tout en haut. Si l'entrée directe a été condamnée il y a plusieurs années, Mika connaît un autre chemin.

Elle court d'un pas léger. La boue s'accroche à ses chaussures et elle glisse plusieurs fois. La montée est éprouvante. Elle slalome entre les arbres, ses mollets se font griffer par des ronces. Des traces dans la terre laissent penser que des animaux sont passés par ici. Les feuilles se froissent, des écureuils détalent.

Elle a de nouveau onze ans. Son cartable rebondit sur ses épaules, ses cheveux courts volent au vent et ses jambes sont couvertes de pansements et d'égratignures. Kuroo et Daishou l'attendent déjà là-haut, devant le grand portail rouge de l'école. La pluie se dissipe pour laisser place à un ciel clair, sans nuages.

Lorsqu'elle arrive enfin, complètement essoufflée par son ascension, les souvenirs éclatent et découvrent un lieu abîmé par le temps. La peinture est écaillée, les grillages rouillés. Les murs de pierres qui délimitent la cour se sont effondrés par endroit. De la végétation perce les dalles de bitume, de mauvaises herbes grimpent sur le bâtiment. L'entrée est bloquée par un énorme cadenas.

Pendant un bref instant, des enfants sont assis par terre. Un petit garçon joue à la marelle, seul. Il y a un léger murmure, mais la plupart sont égarés dans leurs pensées. Aucun d'eux ne se mêle aux autres, et les professeurs les observent, accoudés à une table. Des copies s'envolent avant de tomber lentement dans une flaque d'eau. Personne ne s'exclame. Tout est maussade.

Une fille est allongée sur le ventre, les jambes battant l'air. Elle écrit. Mika s'approche et lui demande ce qu'elle fait. L'autre relève la tête, mais ne lui répond pas. Elle se contente de soupirer avant de se replonger dans son activité. Mika fixe la silhouette grise et retient quelques larmes. La fin de la récréation sonne. Le tableau morose s'efface.

Il n'y a rien d'autre que la respiration de Mika. Son ventre se tord. Tous les sens aux aguets, elle se glisse dans le trou du grillage et pénètre dans la cour. Le collège détonne avec le reste. Tout en pierre, habillé de grandes fenêtres brisées, il trône. Il n'y a pas un bruit. Le vent a disparu, les animaux sont cachés au plus profond de la forêt.

La porte principale de l'établissement en chêne est fermée à double tour. Mika s'engouffre donc par une autre ouverture. Lorsqu'elle pose un pied à l'intérieur, des bouts de verre se brisent sous ses pieds. Son pull se déchire à cause d'un morceau acéré qui tenait encore à la fenêtre.

— Fais chier ! peste-t-elle.

L'endroit est désert. Pourtant, quelque chose cloche. Mika le sent dans le silence pesant, et le ciel nocturne trop limpide, dans les colonnes où s'enroule le lierre. La lune a une couleur orangée. Ses poils se hérissent sur sa peau ; elle a le cœur au bord des lèvres. Elle sursaute lorsqu'un chat errant coupe sa route, faisant comme si elle n'existait pas. L'animal est maigre, si maigre ! Elle ne peut s'empêcher d'éprouver une forme de dégoût face à la chair qui colle sur les os.

Elle rôde un bon moment, arpente le rez-de-chaussée, avant de se diriger discrètement vers le premier étage. Elle pense à Takeshi.

Si ça se trouve, songe-t-elle avec effroi, il est mort. Je me suis trompée et je ne suis qu'une énorme idiote. Ce n'est qu'un piège, je vais disparaître ici ! On ne me retrouvera jamais. Tout ça à cause d'un message nébuleux parfaitement ridicule.

Elle secoue la tête pour dissiper les pensées sombres.

En empruntant l'escalier, Mika remarque que des marches se sont effondrées. Elle saute pour passer, mais son pied glisse sur la pierre humide et elle se trouve bientôt pendue au-dessus du vide. Elle se hisse à la force de ses bras, grogne à cause de l'effort avant de laisser son corps s'écraser par terre. Elle reste là, pantelante, le temps que sa respiration s'apaise.

Elle réalise que l'étage s'est écroulé par endroit, ce qui rend son exploration bien plus dangereuse. Des poutres pourries en bois pendent au plafond. Le sol est parsemé de creux. Une immense armoire obstrue le couloir, ce qui force Mika à l'escalader, déchirant un peu plus ses vêtements.

Elle s'enfonce encore, rentre dans des salles de classe où les tables sont retournées. Les chaises ont valdingué au fond de la pièce. Certains tableaux sont en train de se décrocher des murs, penchant dangereusement vers le bas. Grâce à la lumière de son téléphone, elle voit certains dessins à demi effacés, faits à la craie par des enfants.

Alors que Mika commence à perdre espoir, elle tombe sur une pièce étrange : une énième salle de classe oubliée. Elle est différente des autres. Il y a un sac de couchage sur le sol, des papiers gribouillés de notes envahissent tout, et des boîtes de conserve fraîchement ouvertes traînent à côté d'une radio portable, trônant sur le parquet moisi.

Elle se penche en avant et attrape une feuille pour la lire. Un cri de joie lui échappe. Elle reconnaît l'écriture de son frère. Ce qu'elle voit n'a aucun sens, un savant mélange de fragments prothétiques et d'aphorismes incompréhensibles. Elle finit par reposer le texte et c'est alors qu'elle aperçoit un livre ouvert sur le sac de couchage. Elle commence à parcourir l'histoire avant de réaliser qu'elle raconte les contes de leur mère.

La tristesse lui noue les poignets. Elle referme l'ouvrage brutalement, les larmes aux yeux. Ses mains tremblent. Une brûlure ne cesse de croître au bout de ses doigts.

— Dégage ! s'écrie alors une voix.

La seconde d'après, un objet rond et lourd la projette par terre. Elle se relève difficilement en gémissant. Elle reconnaît presque instantanément la silhouette de son frère.

— Takeshi ! s'exclame-t-elle.

Le jeune homme s'approche et tend son arme de fortune au niveau de son visage, prêt à tirer une seconde fois. En la voyant de plus près, elle ressemble à un lance-pierre assez grossier. Elle tente de se protéger en mettant ses bras en croix devant elle.

— Takeshi ! crie-t-elle à nouveau. C'est moi, Mika !

Il se fige. Le corps tendu, ses sens encore aux aguets, il finit par relâcher l'élastique.

— Mika ?

Son ton est incrédule. Il a des gestes désordonnés, alors qu'il s'approche d'elle. Elle sent son souffle sur ses joues.

— Ta petite sœur, tu te souviens ? Tu as la fâcheuse tendance à la traiter de gamine à problèmes, ricane-t-elle pour camoufler sa peur.

— En même temps, c'est la vérité, assène-t-il.

Les épaules de Mika se détendent brutalement. Takeshi laisse tomber son sac lourdement sur le sol, avant de l'ouvrir et d'en sortir quelques objets qu'il dépose à côté de son duvet. Mika reste debout, ne sachant où se mettre. Son regard accompagne les mouvements de son frère. Il finit par attraper un papier et s'amuse à le froisser puis le défroisser.

— Tu as trouvé mon message, lâche-t-il après un long silence.

Elle hoche la tête.

— Tu n'as pas été suivie ?

— Je ne crois pas. En même temps, pourquoi le serais-je ? Dans quel merdier tu t'es fourré, Takeshi ?

Ce dernier soupire.

— Un merdier qui ressemble à ceux dans lesquels tu te trouves souvent.

— Hé ! Ce n'est pas de ma faute, OK ? C'est Daishou et Kuroo qui m'embarquent toujours dans leurs sales combines.

— C'est ça, c'est ça, fait-il en agitant la main. À d'autres.

— Culotté venant de quelqu'un dont l'appartement est sens dessus dessous, réplique-t-elle en croisant les bras.

— Crois-moi, si j'avais su, je n'aurais pas mis mon nez dans toutes ces histoires.

— Quelles histoires ?

Takeshi l'intime à prendre place en face de lui en tapotant du plat de sa main le sac de couchage. Il libère un peu d'espace en balayant de sa jambe divers détritus.

— On n'a pas beaucoup de temps, alors je vais essayer d'être bref.

Mika fronce les sourcils. Il tourne sa tête vers la fenêtre obstruée de planches de bois cloutées au mur.

— Je t'assure que je n'ai pas été suivie, insiste-t-elle. De toute façon, personne ne connaît cet endroit.

— Moi aussi, j'étais persuadé d'être discret. Regarde où cela m'a mené.

— Je trouve que tu te plains beaucoup. Ton sac de couchage a l'air trèèès confortable.

Elle laisse traîner sa langue sur le haut de son palais. Mille moqueries naissent de sa bouche. Son frère lui jette un bout de papier froissé qui rebondit entre ses yeux.

— Je ne vais même pas prendre la peine de rétorquer quoi que ce soit, sale peste.

Le sourire dans sa voix est évident. Il y a un long silence. Mika aurait aimé qu'ils restent ainsi à se lancer des moqueries, mais ils n'ont pas le temps. Ils ne l'ont peut-être jamais eu.

— Il faut vraiment que je te parle, reprend-il, brusquement très sérieux.

Dans la pénombre, elle aperçoit la silhouette de Takeshi. Il joint les paumes de ses deux mains l'une contre l'autre et le bout de ses doigts lui caresse le nez.

— Il y a un peu plus d'un mois, quand tout ça a commencé, des gens sont venus me voir.

— Qui ça ? demande Mika, incrédule.

Elle se souvient des voix et des bruits qui éclatent chez Akaashi. Le silence et cette course effrénée. Une inquiétude qui demeure depuis ; un sentiment d'impuissance.

— Ils n'étaient pas commodes. La seule chose qu'ils cherchaient à faire, c'était de m'intimider. Ils m'ont posé des questions sur maman, mais ils avaient déjà les réponses. Ils ne voulaient que s'assurer de mon identité et voir si je n'en savais pas plus qu'eux.

— Qu'as-tu dit ?

— J'ai fait celui qui ne comprenait pas. J'ai déclaré qu'elle était morte il y a longtemps. Rien de plus. Puis au fil des jours, je me suis senti observé. Au coin des rues, derrière moi, il y avait quelqu'un. Au début, je me suis dit que j'étais juste parano.

Sa voix tremble légèrement.

Un enterrement morose qui n'a jamais existé et un corps absent. Des mots perdus pour toujours ; des instants volés. Son frère parle de la mort avec une telle désinvolture que cela lui brise le cœur.

— Après ça, je me suis mis à chercher dans les affaires de maman que j'avais gardées, continue Takeshi. Tout ça avait piqué ma curiosité. Que voulaient-ils ? Que savaient-ils sur notre mère ? Et il y avait toutes ces choses bizarres. Les gens et les couleurs. Une sensation nouvelle, mais familière. C'était très étrange.

— Toi aussi alors ? Est-ce que… (elle marque une pause, hésitante) as-tu eu l'impression que tout cela était écrit et que tu avais déjà lu ces mots quelque part ?

Il hoche la tête. La poitrine de Mika se dégonfle d'un coup.

— Ça fait longtemps que les ombres ont des couleurs pour moi, Mika, confesse Takeshi tout bas. Depuis que je suis gamin, en fait.

— Tu…

Elle ouvre la bouche, la referme. Rien ne vient ; mille et une questions se bousculent.

— Maman était au courant. Elle m'a ordonné de ne jamais en parler, de garder le secret. Je n'avais jamais saisi pourquoi, mais maintenant j'ai compris. Peut-être qu'ils savent pour moi. Je n'ai jamais été très bon à cache-cache.

Dehors, il n'y a que le bruit de la pluie qui glisse sur les feuilles. Elle s'imagine un ciel noir, voilé par des nuages. La lune brille au travers d'une traînée blanche.

— Est-ce que ta silhouette est colorée ?

— Tout autant que la tienne, répond-il, un sourire triste dans la voix. Tu as la même silhouette que maman. C'était toujours celle qu'elle arborait lorsqu'elle était avec nous.

Il y a quelque chose dans l'air. Une mélancolie putride qui empêche Mika d'y voir clair — la peinture n'est plus qu'une aquarelle brouillonne.

— Elle avait une jolie couleur notre mère, ajoute Takeshi après un moment.

— Alors c'est pour ça qu'elle est…

Le mot ne se forme pas sur ses lèvres, il n'a aucun sens dans son esprit de toute façon. Son frère hoche la tête.

— Probablement. Mais elle savait se cacher. Il y avait quelques fois où elle n'était qu'un noir d'encre profond. Elle ne m'en parlait pas beaucoup. Elle me disait seulement de garder le secret. Que les choses s'éclairciraient avec le temps.

— Puis les nuages sont arrivés.

— Mais ce n'est pas ça le plus important, reprend-il tout bas en ignorant sa remarque. Je suis tombé sur quelque chose.

Takeshi se penche sur le côté. Il fouille dans son sac avant d'en sortir une pochette en carton qui contient des feuilles vierges avec deux enveloppes. Ces dernières sont cornées et quelques taches habillent le papier ; l'une d'elles est déjà ouverte.

— J'ai trouvé des lettres qui nous étaient destinées. Une pour chacun de nous.

Un frisson lui parcourt la nuque, glisse sur son dos, avant de finir sa course tout en bas de ses pieds : l'écriture est familière. La nostalgie d'une maison oubliée.

— Tiens. Celle-ci est pour toi, lui fait Takeshi d'un ton grave.

Mika ne l'attrape pas. La lettre pend mollement dans le vide. Son frère la dépose devant elle. L'objet est parfaitement droit. Du bout de ses doigts, il le redresse légèrement.

— Qu'est-ce que… qu'est-ce qu'elle dit dedans ? ose demander Mika après un long silence.

— Je… (il hésite). Il faut que tu lises la tienne avant.

— Je ne sais pas si je vais y arriver.

Sa tête grésille. Des images crissent sur sa rétine. Sa mère et sa voix chaude. Ses larmes discrètes la nuit lorsqu'elle pense ses enfants endormis.

— Prends le temps qu'il te faut (son ton se veut apaisant, mais il est brutal aux oreilles de Mika). Cependant, il y a une chose que tu dois savoir. Lorsque j'ai cherché dans ses affaires, je suis tombé sur un journal qu'elle tenait. Au début, je ne comprenais pas tout. Elle parlait d'un monde ancien et oublié, comme ceux de ses histoires, mais avec bien plus de détails. Sur les coutumes, la vie là-bas. C'était tellement précis que l'on aurait dit que ces gens avaient vraiment existé.

— Ce ne sont pas des fictions, murmure Mika.

— On n'en sait rien. Elle a probablement tout inventé, objecte-t-il. Et ce n'est pas ça, le plus surprenant (il marque une pause, cherche ses mots — des balbutiements muets). Non, le plus fou c'est la fin de son journal. Elle raconte ce qui nous arrive en ce moment. Les gens malades, ceux qui disparaissent, la peur et les secrets.

— Mais alors-

— Ça va encore plus loin, la coupe son frère. Elle parle du après.

— Quoi ?

Un brouillard enserre Mika. Elle se décide à prendre la lettre entre ses mains. Elle observe l'écriture fine et longue ; son nom calligraphié avec une douceur qui s'estompe depuis des années.

— Ce qu'elle raconte semble impossible. Un conte féerique sombre qui tombe en lambeaux.

— Dis-moi, lui ordonne Mika d'une voix dure.

La réponse qu'on lui donne n'est pas celle qu'elle attendait. Un fracas résonne depuis le couloir. Sa respiration se coince dans sa trachée. Quelque chose s'est effondré en bas. Elle croit entendre des pas qui écrasent des bouts de verre.

— Merde, peste son frère.

Il commence à s'agiter, attrape précipitamment son sac, y fourre quelques affaires — des feuilles, un carnet et une petite bourse qui tinte lorsqu'il la prend entre ses doigts.

— Il faut qu'on se barre de là ! Tu as dû être suivie.

— Je te promets que j'ai fait attention ! se récrie Mika, anxieuse.

Le vacarme s'amplifie. Des voix remontent sinueusement jusqu'à eux.

— Je vais aller voir, je reviens. Il est possible que ce ne soit qu'un animal sauvage.

— Ah parce que les animaux parlent, maintenant ?

— Notre esprit aime nous jouer des tours, contre-t-il.

Elle n'a pas le temps de le retenir. Son frère se précipite dehors. Ses pas ne font aucun bruit sur le sol.

D'interminables minutes s'écoulent. Elle pense entendre le fracas d'une porte que l'on enfonce. Du bois se brise. Takeshi revient, pantelant. Sa silhouette s'éclaircit légèrement. Le noir vire dangereusement au pourpre. Le sang de Mika se glace. Tout recommence dans une boucle éternelle.

— Ils sont six et armés. Il faut absolument qu'on se casse d'ici.

— C'est de ma faute, je suis désolée. Il y a un garçon que je connais qui a disparu et- et- on l'a vu se faire enlever… On n'a rien fait. On a juste fui. On a fui, mais on n'avait pas le choix, j'aurais dû bouger- avancer, ne pas m'arrêter, jamais, fallait-

Des sanglots se coincent dans sa gorge. Le jeune homme s'approche doucement d'elle.

— Ce n'est pas de ta faute, la rassure-t-il. Tu n'aurais rien pu faire. De toute façon, on n'a pas le temps pour ça. Notre priorité c'est de partir de là. Je ne veux pas que tu finisses comme ton ami.

Il passe sa main sur la sienne. Un courant d'air chaud effleure Mika. Elle essuie ses larmes et secoue la tête. Les idées claires. La tristesse frappera plus tard.

— Tu connais une sortie ?

— Au deuxième étage. Au fond du couloir à gauche, il y a une porte qui donne sur l'arrière du bâtiment, explique-t-il. Il y a des escaliers qui pourront te permettre de rejoindre la forêt.

Au loin, un rire glaçant résonne. Une voix masculine lance un ordre. Il faut monter : traquer les proies. Mika sort de la pièce. La lueur de la lune pénètre au bout du corridor par une fenêtre sans vitre. Des branches d'arbres s'y faufilent.

Sur la pointe des pieds, elle se dirige vers la lumière. Malgré la pénombre, elle voit clair — ses sens affûtés. Elle s'imagine qu'une meute de loups la chasse. Le collège est une forêt hostile. Il n'y a qu'une chose qui vogue dans son esprit : vivre un peu plus longtemps.

Elle se retourne, mais son frère ne la suit pas. Tout bas, elle l'appelle :

— Takeshi ! Takeshi, qu'est-ce que tu fous, putain ?

Pas de réponse. Elle revient sur ses pas. Le garçon s'affaire, froisse des papiers. Certains livres brûlent dans une caisse, un feu nauséabond. Elle plaque sa main sur sa bouche.

— Viens ! le presse-t-elle.

Le bras de Takeshi se suspend dans les airs. Immobile, il rétorque :

— Je te rejoins. Il ne faut pas qu'ils tombent sur tout ça. Je dois tout détruire.

— On s'en fiche ! On doit y aller !

Les pas lourds se rapprochent un peu plus. Ils sont dans les escaliers. Des frissons sur tout le corps.

— Je te rejoindrai, répète-t-il. Fais-moi confiance.

— Je ne peux pas te laisser. Ce ne sont que des contes, c'est toi qui ne cesses de le marteler depuis notre enfance.

Elle tente de l'agripper, mais sa prise se referme sur du vide. Il ne l'écoute pas. Sa tête est tournée vers le feu.

— Takeshi, le supplie-t-elle.

— Il faut que tu partes.

Il n'y a pas de tristesse dans sa voix. Le ton est neutre, presque grinçant. Une désinvolture qui la blesse.

— Pas sans toi.

— Il y a de la lumière là-bas ! s'exclame quelqu'un au loin.

— Ne me sous-estime pas, Mika. Je te retrouverai dans tous les cas. Il y aura des messages.

Mika connaît trop bien son frère. Il est un idiot qui aime l'harmonie, aux réflexions coupantes. Il déteste être inversé, faire le chemin en contre sens.

— Fais attention.

Ce sont les derniers mots qu'elle lui dit avant de s'engouffrer à nouveau dans le couloir. Une femme armée en est à l'autre bout. Mika part à l'opposé alors qu'elle l'entend appeler ses coéquipiers. Elle monte les marches quatre à quatre, ne se retourne pas.

Une fois arrivée en haut, elle court le plus vite qu'elle peut. Sa poursuivante est dans les escaliers lorsqu'elle aperçoit la porte dont lui parlait son frère. En métal, Mika la pousse de toutes ses forces. Elle grogne. Le battant refuse de céder. Les cliquetis d'une arme qu'on enclenche résonnent. Elle se jette de tout son poids dessus, frappe désespérément avec son épaule.

— Deuxième étage, au fond !

Une seconde fois. Une troisième.

La porte s'ouvre.

Elle perd l'équilibre, titube et manque de passer par-dessus la rambarde qui entoure la cage d'escalier. Un fracas claque alors que l'issue se referme d'un coup sec. Sa poursuivante laisse échapper un grognement de frustration de l'autre côté.

Elle songe à son frère. Le feu et les histoires qui se consument. Une pluie torrentielle la trempe en quelques minutes. Elle dévale les marches, glisse à plusieurs reprises, sans jamais chuter.

Ne tombe pas, pense-t-elle très fort. Tombe et tu es morte.

Des tirs répétés résonnent d'en haut tandis qu'elle s'élance dans les bois épais. Ses longues foulées la portent loin, l'emmènent sur la route par laquelle elle est arrivée. Elle coupe à travers le reste de la forêt, louvoie entre les arbres. Des feuilles s'accrochent à ses pieds et des chouettes entonnent une mélodie macabre.

Elle erre un moment. Elle a égaré son téléphone dans sa fuite. Abasourdie, elle ne s'arrête que quand son corps ne peut plus la porter. Étendue dans la boue, elle parvient à se traîner sous une cavité. Une pierre en suspens dans une pente lui fait office de toit. Elle s'endort avec l'odeur de la terre humide tout autour d'elle. La lettre de sa mère est cachée en dessous de son haut, à même sa peau. Le papier la démange sur sa poitrine ; les contes murmurent des phrases inaudibles.

Mika pense à Yachi, probablement morte d'inquiétude. Elle croit entendre sa voix légère dans ses rêves brumeux.


Après la pluie et la grisaille, le ciel s'était enfin éclairci. Des rayons chauds embrassaient le visage des hommes et des sourires couraient dans les rues pavées.

La petite fille observait d'un regard inquisiteur les passants. Elle était fascinée par deux jeunes femmes à la peau brillante. De sa cachette, en haut des tours, elles scintillaient — de charmantes perles au creux du cou. Elles se tenaient la main : l'une était presque avachie sur l'autre, sa tête contre l'épaule de son amie. Un doux amour étincelait dans leurs yeux. La plus petite, habillée d'une robe qui traînait jusqu'au sol, déposa un baiser léger sur les lèvres de sa compagne. Elles chuchotaient en marchant. L'enfant se demandait quel goût pouvait bien avoir une fille lorsqu'on l'embrassait.

Alors qu'elles disparaissaient au coin de la rue, elle se décida à descendre de son perchoir. L'escalier de pierres fut bien vite avalé. Une fois en bas, elle eut un mouvement de recul : la foule était dense, presque suffocante. Elle hésita, un pied en l'air, son corps menu à la limite du dehors.

Elle attacha ses cheveux noirs en une queue de cheval brouillonne, des mèches éparses chatouillant son visage aux traits encore ronds de l'enfance. Elle remonta ses lunettes avant de s'élancer. La petite fille dansa entre les passants, s'égara dans la ville. Comme dans un labyrinthe, elle posa la paume de sa main contre les pierres glacées d'un rempart.

Le clocher sonna tout proche d'elle, ce qui fit chavirer son cœur. Elle se mit à courir à toute vitesse. Des mères effarouchées criaient lorsqu'elle les frôlait de trop près.

— L'Impératrice est au balcon du château ! Dépêchons-nous !

Elle regarda à peine l'homme qui venait de s'exclamer. Elle était bien loin, devant les portes de la grande bâtisse. Essoufflée, le nez presque collé à l'entrée, elle patientait. Un garçon de son âge la bouscula en la dévisageant d'un air dédaigneux. Elle lui cracha dessus dès que son dos lui apparut. L'enfant se retourna ; la colère hurlait sur ses traits acérés, la jaugeait avec mépris.

Il tenta de la frapper. Elle esquiva aisément avant de le balayer d'un simple coup dans le genou. Il tomba au sol dans un cri, mais elle était déjà partie. L'Impératrice franchit les portes au même moment. Elle oublia tout. Il n'y avait plus un bruit : les clameurs s'étaient tues. Elle tendit les bras alors que la reine s'avançait. La femme posa ses yeux sages sur elle. L'enfant n'osait plus esquisser un geste. Elle leva un doigt pour signifier à ses gardes de rester en arrière. Elle était si grande que la fille devait se tordre le cou pour apercevoir le sourire de ses lèvres rouges. Sans rien dire, l'Impératrice posa une main rassurante contre sa joue.

— Prends cette carte et viens me voir cette nuit. Patiente devant les portes, mon valet t'ouvrira. Donne trois coups rapides puis deux autres plus lents. J'ai une tâche à te confier.

Les mots manquèrent alors à la jeune fille. Elle hocha la tête, incrédule.

— Ton sourire est magnifique, la complimenta doucement l'Impératrice. Ne le laisse pas s'éteindre. Il y aura des flammes, mais elles ne devront jamais arrêter ta course. Devenir sans cesse est synonyme de vie.

La mère des enfants de la rue. Les portes se refermèrent sur la fillette.

Elle apprit à manier un arc. Les attaques fusaient tout autour d'elle. Ses gestes étaient souples et confiants. Ses yeux gris perçaient les stratégies noueuses, tandis que la poussière s'encastrait dans le creux de son cou. Elle valsait. Une danse violente et impitoyable alors qu'elle plantait sa dague dans la poitrine de son adversaire.

Elle devint la protectrice des hommes, la plus fidèle guerrière de l'Impératrice. Elle oublia les mots de sa reine. Mais au fond d'elle, elle savait qu'un jour, ils seraient plus tranchants que ses flèches.


— Akaashi a échoué.

Il se trouve dans une pièce exiguë sans aucun meuble. Le parquet a des trous béants par endroit. Oikawa n'en voit pas le fond, même s'il se penche en avant pour observer les profondeurs.

— Akaashi a échoué, insiste l'individu en face de lui.

Les pieds de celui-ci flottent au-dessus du sol. Un sourire énigmatique orne ses lèvres. Il distingue à peine son visage, mais sa tunique excentrique aux couleurs éclatantes éclaire le lieu. Il tient un baluchon sur son épaule avec une désinvolture qui agace beaucoup Oikawa.

— J'ai essayé de l'aider pourtant. Il n'a pas couru assez vite, se désole l'homme en secouant la tête sans pour autant perdre son sourire.

Il rit. Oikawa a envie de le frapper. Il serre son poing, baisse lentement son regard vers sa main, observe la peau pâle de ses bras, ses phalanges qui craquent — il n'est pas encore habitué à ce corps.

— Si tu étais resté, il aurait peut-être réussi à s'échapper.

Si Oikawa fait trois pas et un saut par-dessus une des crevasses qui barre sa route, il peut lui asséner un coup dans la mâchoire, peut-être même lui briser quelques dents, s'il a de la chance.

— Tu as l'air en colère.

— Ce n'est pas qu'une impression, siffle le concerné.

Il s'avance d'un pas, laissant découvrir son visage à la lumière orangée du crépuscule. Ses grands yeux ne le fixent pas, ils sont au-delà du plafond. Sa figure enfantine semble se perdre dans ses pensées. Un silence s'installe. Oikawa respire fort ; des gémissements remontent du sol. Soudain, l'homme en face sursaute, s'esclaffe avant de faire un bond si haut que sa tête effleure le plafond.

— Permets-moi de m'excuser ! Je ne me suis pas présenté ! Mais où sont passées mes bonnes manières ? (Il se tape violemment le front avec la paume de sa main. Un bruit sec résonne.) Ça doit être pour cela que tu es si chafouin !

Il éclate de rire avant de reprendre en tournant sur lui-même :

— Je suis le Fou ! Voyageur et guide des hommes, bien que je n'ai pas de cartes pour vous aider et aucune destination en tête !

Il effectue une révérence exagérée, avant de se redresser. Oikawa a l'impression qu'on lui a fissuré le crâne.

— Je foule la Terre depuis des millénaires et mon baluchon renferme tous les secrets du Monde ! Mais attention ! Si de mes expériences passées je me souviens, je n'en tire aucune leçon. Je ne suis pas un médiateur, mais un observateur qui aime semer la discorde.

Le Fou est brusquement très proche d'Oikawa. Leurs nez se frôlent, il sent l'haleine chaude de l'autre sur ses joues. Une odeur de forêt fraîche et de pommes de pin.

— Je dois rêver, maugrée Oikawa.

— En effet ! Mais cela ne veut pas dire que ce n'est pas réel. Tes songes ne te transmettent pas que des mensonges. Mes mots sont aussi tangibles que les draps que tu sentiras à ton réveil.

— Qui es-tu ?

— Je te l'ai déjà dit : je suis le Fou, créature de l'Ancien Monde aux mille histoires si étranges que les hommes en ont fait des contes.

Il donne une pichenette sur la pommette d'Oikawa. Ce dernier se retient de l'étrangler.

— Que sais-tu d'Akaashi ? Il va bien ?

— Tu ne comprends donc rien, pas vrai ? ricane-t-il. J'ai laissé des signes pourtant. Akaashi n'a pas attrapé le cerf-volant et il est resté dans la grotte. Ne t'inquiète pas. Moi aussi, je le trouve terriblement attachant. C'est pour cette raison que je vais lui donner une seconde chance.

— Je ne saisis pas, balbutie Oikawa.

La fissure sous ses cheveux s'élargit. Il grimace.

— Nous sommes pareils !

— Je veux me réveiller.

Cet homme se moque de lui.

— Tu es celui qui contrôle ce lieu.

Le Fou s'éloigne. Oikawa n'a cligné qu'une fois des yeux et son corps se fond dans le mur. Il n'aperçoit plus que sa tête et son sourire.

— Je reviendrai bientôt. Et n'oublie pas ! Les songes ne sont que les échos du réel.

Une obscurité lourde se fait brusquement. Oikawa ne voit plus rien. Un objet s'abat sur lui. Quand il ouvre à nouveau les yeux, il a très chaud. Il se redresse d'un coup, tourne la tête dans tous les sens. Son corps s'emmêle dans les draps alors qu'il entend des gouttes de pluie cogner contre la vitre. Un vacarme affolant : une cafetière au loin, des bruits de pas, l'averse, une voix étouffée, de la vaisselle qui s'entrechoque, de l'eau qui boue, une casserole qui crépite, un chat qui gratte à la porte. Oikawa suffoque.

Il balance ses jambes en dehors du lit, reste un instant étourdi. L'inquiétude redescend lentement. Il serre le tissu de son tee-shirt. Des échos de son rêve lui reviennent par bribe. L'image d'un homme aux allures de barde, un personnage haut en couleur, roublard et joueur. Oikawa est méfiant, puis il se reprend : les songes sont les fictions de l'esprit. Malgré tout, le visage du Fou persiste avec le même prénom qu'il répète sans cesse. Il essaie d'envoyer valser Akaashi au fond de sa tête, en vain.

Il pense à Yachi. Il rêve d'elle parfois. Elle se tient debout, très proche de lui avant de lui planter une graine dans la gorge. Elle inonde la plante qui fleurit instamment depuis les entrailles d'Oikawa. Des bourgeons commencent à sortir de ses yeux, de ses oreilles, même de ses narines et elle s'esclaffe. Il étouffe. Yachi brandit son arrosoir rouillé sans jamais cesser de rire.

Il a voulu l'appeler, mais Iwaizumi l'en a empêché. Question de prudence, a-t-il dit. Il a l'impression de mentir à sa meilleure amie en faisant ça. Il aimerait entendre sa voix à nouveau, qu'elle le rassure avant de se moquer gentiment de lui. Son rire lui manque — le vrai rire de la jeune femme.

Il se scrute dans le miroir qu'Iwaizumi a posé sur la commode de la chambre où il dort depuis une semaine. C'est un rituel qu'il a mis en place peu de temps après son arrivée ici. Tous les matins il s'observe, apprend à se voir.

Des détails l'intriguent. Il a de petites taches brunâtres qui ruissellent sur tout son corps. Des lignes souples dans les paumes de ses mains. Ses yeux sont un nuancier de couleur. Au soleil, ils sont plus vifs. Il y a aussi des cercles en dessous de son cœur. Ils entourent sa poitrine et sont plus durs que l'acier. Oikawa s'amuse à faire glisser ses doigts dessus pour s'habituer à la texture, une marque saillante.

Puis il y a les éclairs fugaces. Il s'entraîne à masquer ses émotions qui refusent de se camoufler sous sa peau. Avant, il pouvait moduler sa voix, ne prêter attention qu'à ses gestes. Aujourd'hui, il se retrouve à être conscient du moindre mouvement de son visage, du plus petit des rictus. Le résultat n'est pas probant. Iwaizumi ne cesse de lui faire des tisanes et de lui tendre des carrés de chocolat. Oikawa finit toujours par sentir ses yeux devenir humides alors que son ami reste silencieux.

Il se dévisage donc. Il a de longs cernes et la bouche sèche. Ses bras sont marqués de griffures et d'ecchymoses. Il se gratte en permanence. Il tente un sourire, mais il n'est pas convaincu. Tant pis, se dit-il. Iwaizumi le connaît par cœur. Qu'il soit dissimulé derrière une ombre ou non, il suffit d'un souffle pour qu'il entende la vérité.

Quand il arrive dans le salon, il est encore étourdi par le sommeil. Oikawa ne réalise pas de tout de suite la présence d'une jeune femme assise sur le canapé. Il remarque Iwaizumi debout, appuyé contre le bar qui sépare la cuisine de son salon.

— 'jour, marmonne-t-il.

— Bonjour, répond une voix féminine qui le fait sursauter.

Son regard se pose sur le sofa. Une silhouette fine avec des jambes si longues qu'Oikawa s'y égare, est assise bien droite dessus. Il se tourne vers son ami, dans l'espoir d'avoir des explications, mais ce dernier s'obstine dans son mutisme.

Il a envie de rebrousser chemin pour se terrer dans sa chambre. Si cette fille le voit de la même manière qu'Iwaizumi, Oikawa est en danger. Toutefois,il remarque la tête du garçon tournée vers lui : il la secoue comme pour contredire ses idées.

Oikawa reste debout, les bras ballants. La jeune femme n'ajoute rien, mais elle ne semble pas gênée. Au contraire, elle agite ses doigts dans les airs comme si elle jouait d'une harpe invisible. Oikawa n'y tient plus, il interpelle Iwaizumi, agacé :

— Bon, tu vas m'expliquer ?

Le concerné fait exprès de laisser s'écouler de longues secondes avant de lui répondre d'un ton nonchalant :

— Oikawa, je te présente Kiyoko.

— Enchantée, Oikawa, intervient-elle alors.

Oikawa est surpris par les intonations douces et claires de sa voix. Il hausse les sourcils et perçoit un rire très discret.

— Je devrais être enchanté aussi, Iwaizumi ?

Ce dernier soupire, avant de se décider à s'approcher. Il s'installe à côté de Kiyoko et intime au garçon de venir s'asseoir sur le tapis en face d'eux. Il rechigne, puis remarque la tasse de café fumante qu'Iwaizumi a posée sur la table basse. Oikawa l'attrape en bougonnant.

— Je ne sais pas, soupire-t-il. Disons que Kiyoko n'est pas une menace. Mieux, je pense qu'elle pourrait t'apporter des réponses.

— Comment ça ?

Sans un mot, la fille tend son bras vers lui. Intrigué, il ne bouge pas. Il laisse échapper un cri de surprise lorsqu'il sent une poigne ferme et gelée sur sa peau.

— Comme ceci.

Il éclate de rire pour dissimuler son malaise.

— Tu es quoi ? Une mage aux pouvoirs ancestraux ?

Il ne trompe personne.

— En quelque sorte, réplique-t-elle d'un ton mystérieux.

Oikawa ouvre la bouche, la referme. Il est complètement perdu et ses remarques cinglantes ne pourront pas cacher son désarroi — pas cette fois.

— On s'est rencontré au restaurant où je travaille, explique Iwaizumi pour combler le silence.

— Il m'a tout expliqué. De toute façon, même s'il ne m'avait rien confié…(elle le dévisage de haut en bas, d'un mouvement exagéré de la tête). Enfin, disons que ça se remarque.

— Tu me vois ?

— Je crois que si tu sortais dehors, tout le monde pourrait.

Ses ongles ripent sur son avant-bras. Il lance un regard réprobateur au garçon.

— Mais ce n'est pas tout le temps le cas, temporise Iwaizumi. Il y a des fois où une ombre t'entoure. Un peu comme une couche d'air qui se déposerait sur ton corps. On dirait qu'il y a deux bouts de toi qui ont été arrachés l'un à l'autre, qui se cherchent sans jamais se trouver.

— Ce n'est pas vraiment ça, relève Kiyoko. Nos ombres, ce que nous pensons être notre chair, ne sont qu'un camouflage. Semblables à la mousse qui recouvre les arbres.

— Ça n'a aucun sens.

— Parce que tu crois que des gens qui deviennent des pots de peinture ça en a ? ironise Iwaizumi.

— Ça semble déjà plus probable que ça, fait-il en agitant sa main devant son visage.

— Ce n'est pas irrémédiable, tu sais. Nos silhouettes sont une cape qui s'enfile et se retire. Exister puis s'effacer. Se fondre dans la foule, cela s'apprend.

Oikawa sent une brise sur ses joues et une douce chaleur embaume ses lèvres. Une couverture posée sur le canapé se soulève au rythme d'une bourrasque qui n'a pas lieu d'être. La silhouette de Kiyoko chavire. Elle tangue. Le noir ondule vers un gris clair. Il suffit d'un battement de cil et l'ombre est émeraude. Elle devient le remous de la mer puis Kiyoko n'est bientôt plus que de l'écume. Oikawa oublie de respirer. L'air flotte, se colle aux murs.

Il aperçoit d'abord ses yeux en amandes, des paupières closes. Lorsqu'elle les ouvre, ses pupilles sont minuscules, elles se noient dans un gris incisif. Ses muscles se dessinent sur ses épaules nus et se perdent dans des cheveux longs, une cascade sombre. Elle s'étire tranquillement.

— Les hommes appelaient ça l'art du mouvement et des croquis.

Bien qu'elle ne sourit pas, Oikawa sent le rire et cette joie éternelle dans chacun de ses gestes. Comme un trait au crayon de papier, il a l'impression qu'elle va s'enfoncer dans les angles morts, furtive comme le souffle. Il n'y a pas de mots pour décrire cet instant.

Une peinture qui lui traversera l'échine ira se graver sur ses os.

Il reste coi, suspendu hors du temps, s'accrochant de toutes ses forces aux aiguilles des horloges.

— Tu fais des rêves étranges, n'est-ce pas ?

— Rien que du bruit qui pense, esquive-t-il.

— Le Fou apprécie beaucoup les gens comme toi.

Les cartes. Un chiffre rond, le cercle éternel.

— Il aime les garçons au cœur brisé ?

Un sourire en coin, Kiyoko accroche une mèche de cheveux derrière son oreille.

— Il s'adresse aux âmes sensibles. À ceux qui ressentent, se perdent dans les autres. Il me parle aussi. Il discute avec d'autres, des amis.

Oikawa est suspicieux. Il s'imagine que Kiyoko n'est qu'une fille extravagante, aux relations avec des gens farfelus. Le soir, ils se racontent des histoires et se persuadent que le papier n'est pas le tableau de l'esprit.

— Mais pour quoi faire ? Que veut-il ?

— S'amuser et comprendre, puis oublier. Être immobile, c'est mourir pour lui.

Du bout de son pied, Kiyoko fait monter et descendre son ombre jusqu'à son genou. Elle s'enroule autour de sa cheville. Oikawa boit quelques gorgées de son café qui refroidit déjà— une déception amère.

— Il m'a dit qu'il avait essayé d'aider Akaashi, confesse Oikawa tout bas. Mais il n'est toujours pas revenu. Il n'a fait que me répéter qu'il avait échoué.

Le regard de Kiyoko s'éclaire. Malgré la confusion de ses mots, elle comprend.

— Ils vous ont traqué, pas vrai ?

Elle dégouline de compassion.

— Un de mes amis aussi, confie-t-elle. Nous avons été poursuivis dès le début de l'épidémie. Ils savaient à peine manier leurs ombres à l'époque. C'était difficile de se cacher.

— Je suis désolé.

Elle se tait. Son silence est réconfortant alors qu'elle n'est qu'une parfaite inconnue. Kiyoko a cette façon d'être qui apaise, pousse à laisser les larmes couler sans aucune gêne ; le cœur à nu. Il trouve cela effrayant. Elle offre aux autres une sensibilité exacerbée, elle en est le reflet. La silhouette déformée qui se dessine dans l'eau des rivières.

— On a prévu de lui venir en aide.

Le ton de la jeune femme est grave, presque pressé.

— Comment ?

— Je ne vais pas prendre le risque d'en parler ici, élude-t-elle. Ce qu'il faut que tu saches, c'est qu'il y a de grandes chances pour que ton ami soit au même endroit. Tous les malades sont parqués là-bas. C'est une véritable forteresse.

Oikawa ricane. Il repense à l'air frais et le vide douloureux dû à l'absence d'Akaashi. La route et les bois.

— Une forteresse en ruine, raille-t-il.

Kiyoko qui était redevenue une ombre laisse paraître son visage, incrédule.

— Je suis sorti de cet endroit. Je me suis retrouvé hors du cube.

— Comment as-tu fait ?

— Je… Je n'en ai aucune idée. Je perdais pied et puis l'instant d'après, j'étais dehors. Je ne me souviens de rien.

La jeune femme réfléchit un long moment avant de prendre la parole. La jambe d'Iwaizumi tressaute, mais il ne dit rien.

— Il faut que tu saches que les hommes n'ont pas toujours été comme ils le sont aujourd'hui. À une époque très lointaine, nous étions la norme toi et moi. Mais cela allait au-delà d'une apparence incontrôlable. Nous pouvions nous réinventer sans cesse, exister dans notre singularité grâce aux autres. Nos corps étaient l'argile de notre imagination. Parce que les créations d'autrui nous inspiraient, parce que nous nous voyions vraiment, nous pouvions modeler notre chair à l'image des yeux qui nous dévoraient.

— Ce n'est qu'un conte, conteste Oikawa. Une fille que je connais m'a déjà raconté ces histoires.

— Aujourd'hui, c'en est un, mais les mythes prennent toujours racine dans la réalité. Tes rêves sont un écho de l'Ancien Monde. Le Fou qui te parle est une très vieille divinité. Il y a certains corps qui se souviennent plus que d'autres. C'est pour cette raison que nous ne sommes pas tous frappés par ce qu'ils nomment épidémie.

— Quand ton ombre disparaît, continue Kiyoko avec ferveur, ou lorsque tu t'es échappé de cette prison, tu ne modifies pas ta matière. Tu crées une image différente sur la rétine des autres.

— Une illusion en quelque sorte ?

— Plutôt comme un dessin au crayon de papier que tu gommes et recommences sans cesse.

Oikawa a du mal à y croire.

— Pourquoi pouvons-nous nous toucher alors ? Je veux dire, si l'on ne fait que façonner le monde des autres, quel est le lien ?

— Ce n'est pas un lien, ce sont deux choses inséparables. C'est parce que tu vois les gens pour ce qu'ils sont vraiment, intervient Iwaizumi. Tu les distingues de la masse visqueuse. Une silhouette n'en est pas une parmi tant d'autres. Elle est un avenir incertain, un geste brusque ou une voix claire. Elle est avec autrui, mais aussi seule. Elle se différencie du reste tout en s'y noyant. Tu écoutes le cœur des hommes, et ce n'est pas donné à n'importe qui, crois-moi.

Il pense à Akaashi dans une cellule. C'était lui qui voyait le monde. Oikawa n'avait fait que l'imiter pour que son ami le regarde un peu plus longtemps — rien qu'un instant de plus.

— Il faut que je vienne en aide à Akaashi, déclare Oikawa plus pour lui-même que pour les autres. Je suis las de rester ici sans rien faire.

Iwaizumi s'apprête à protester, mais n'en a pas le temps.

— Si le Fou t'a parlé, cela veut dire qu'il attend quelque chose de toi. Cette rencontre n'est pas fortuite, Oikawa. Les Divinités nous guettent.

L'ombre de Kiyoko a disparu. Il remarque que son pantalon noir est troué par endroit, il laisse apparaître de nombreuses égratignures.

— J'ai un peu l'impression qu'elles se rient de nous. Comme si nous étions des pions ridiculement petits sur un échiquier immense.

— C'est le cas pour certaines, mais le Fou joue selon ses propres règles. Il y en a d'autres qui souhaitent nous protéger.

Oikawa n'ose pas la questionner. Cette hésitation ne dure que quelques secondes. Il a retourné sa langue trois fois dans sa bouche avant de craquer :

— Comment sais-tu tout ça ?

— Parce que je n'ai pas oublié. Je suis née avec les souvenirs de mes vies d'antan.

Il pense qu'elle va ajouter quelque chose, mais elle n'explique rien de plus.

Du courrier tombe alors par la fente de la porte d'entrée. Iwaizumi sursaute, se lève. Kiyoko plante ses yeux dans ceux d'Oikawa et s'extirpe du canapé.

— J'appellerai Iwaizumi dans la semaine. Je vais d'abord en parler avec mes amis. Je ne peux pas décider seule, tu comprends ?

Il hoche la tête. Il veut la remercier, mais se rétracte. La remercier pour quoi ? Sa main retombe mollement sur sa cuisse.

— À bientôt Oikawa. Merci pour le café, Iwaizumi.

Elle s'incline légèrement en avant, puis à l'instant où elle franchit la porte elle redevient une silhouette sombre. Lorsqu'Iwaizumi revient dans le salon, il le questionne sans attendre :

— Pourquoi tu ne m'as jamais parlé d'elle ?

Le jeune homme hausse les épaules.

— J'ai toujours cru que ce qu'elle racontait n'était que des histoires.

— Mais c'est ton amie ?

— On peut dire ça. J'apprécie son calme. Cela nous arrive souvent de passer du temps ensemble sans dire un mot. Elle comprend les silences, c'est apaisant.

Oikawa sourit.

— Je vois.

— Tu m'en veux ? demande Iwaizumi.

— Je devrais ?

— Je suppose que non, souffle-t-il. Tu ne pouvais pas rester comme ça de toute façon.

— Ouch ! Pardon, maman, je me lèverai plus tôt le matin, plaisante Oikawa.

— Elle te ressemble, tu sais. Vous avez la même fougue. Elle est seulement plus discrète.

— C'est un euphémisme, c'est ça ?

Iwaizumi ne répond pas, mais Oikawa est persuadé qu'il sourit. Il finit son café froid d'une traite et repart dans sa chambre. Il se place en face du miroir où il se voit jusqu'au buste. Il essaie de se souvenir de Kiyoko et de son ombre. Il imagine la sienne comme une seconde peau, une couche fine qui viendrait recouvrir ce corps. Il se concentre très fort. Au début, rien ne se passe. Tous ses muscles tendus se relâchent d'un coup lorsqu'il abandonne. Il peste. Soupire. Recommence.

À la fin de la journée, il s'effondre sur son lit, épuisé. Il ne remarque pas l'obscurité discrète qui flotte autour de son poignet. Il ne sent que le coussin moelleux sur sa joue. À son réveil, Iwaizumi lui dit qu'il a bavé. Il se moque de lui toute la soirée. L'ombre a disparu ; elle reviendra demain.


Mika lui a demandé ce qu'elle veut à Noël. Après tout, bien que tous aient l'esprit ailleurs, les jours continuent de s'écouler. Septembre semble à la fois lointain et proche. Yachi s'égare dans les saisons.

Elle aurait souhaité que Mika lui écrive une histoire, qu'elle lui peigne un tableau ou qu'elle l'embrasse. Elle aurait voulu les trois, sans doute. Elle n'a rien dit de tout ça. Yachi se souvient vaguement avoir mentionné un livre qui ne l'intéresse pas (une histoire sordide que sa mère lui a recommandée il y a longtemps).

— J'aimerais être avec toi, a raconté Mika. Kuroo et Daishou aussi. Et les gens qui te sont chers. Je voudrais juste qu'on se réchauffe un peu le cœur en s'offrant des trucs débiles.

— J'ai vu une brosse à cheveux où il y avait écrit « diva ». Elle était pailletée de partout, tellement que ça collait sur les doigts. Je me suis dit que ça serait génial pour Oikawa. Elle était vraiment immonde.

Mika a ri.

Elle aimerait être avec moi, se dit Yachi.

Elle se remémore ses mots longtemps. Elle y pense à des moments anodins, lorsque l'après-midi arbore cette langueur désagréable. Elle fixe le luminaire, allongée sur le canapé, son regard tacheté de cercles blancs. Yachi apprécie l'étourdissement que cela lui procure.

Elle ne comprend pas grand-chose à ce qu'elle ressent. Elle essaie de ne pas trop approfondir.

Elle lit. Beaucoup. Un livre par jour. Elle oublie les histoires. Peut-être qu'elle ne lit pas vraiment. Probablement que les mots qu'elle voit n'en sont pas, que sa tête est bloquée sur un seul d'entre eux. Elle a beau fuir, il revient inlassablement. Ce n'est pas grave.

Elle s'occupe, mais finit par tourner en rond. Elle garde ça pour elle, repense à Noël. Sa mère et elle ne le fêtaient jamais. Son père l'appelait une année sur deux, oubliait souvent. Cela non plus, ça n'a pas grande importance.

Il lui parlait de la neige. Elle n'entendait que les éclats d'un enfant. Il prenait de ses nouvelles. Elle mentait à la moindre question. Elle lui causait de la fin du monde, mais il n'écoutait pas — il n'écoutait jamais. Elle raccrochait à l'instant où le rire faussement enjoué de son père se tarissait. Yachi rejoignait sa mère qui l'attendait à table et elles dînaient en écoutant la radio.

Il y avait des plaisanteries qui n'étaient pas marrantes. Elles restaient attentives quand même. Si sa mère ne lui offrait rien, c'était le seul moment de l'année où Yachi ne s'enfuyait pas dans sa chambre. Elles ne s'échangeaient pas un mot, mais elle s'en fichait.

Yachi acceptait l'ordre des choses. Elle le questionnait rarement.

Puis elle rencontre Mika. Voilà que maintenant, elle rêve de fêter Noël, porter une jolie robe et lire des histoires à son amie. Akaashi cuisinerait quelque chose et Oikawa ferait tout brûler en voulant l'aider.

Elle se surprend à espérer. La pluie battante et l'absence bien trop longue de Mika la ramènent à la réalité. Son téléphone sonne dans le vide.


Yachi a envie de trucider une porte. Elle n'aurait jamais cru penser ça un jour. Si elle ne s'ouvre pas très vite, elle la détruira à coup de jambes, jusqu'à ce que la pluie inonde l'appartement.

Elle va devenir folle.

— Bonjour, vous êtes bien sur le répondeur de Mika ! Vous pouvez laisser un message après le bip et pour les plus timides, vous pouvez me rappeler ! Enfin, je préfère les SMS, mais faites comme vous le sentez !

Elle le connaît par cœur. Ses lèvres bougent dorénavant machinalement sans un bruit à chaque nouvel essai. Cette manie est devenue incontrôlable. Elle n'a que ce répondeur, la voix de Mika et une inquiétude qui lui donne envie de vomir.

Ainsi que cette foutue porte qui reste close.

Elle voudrait demander de l'aide à quelqu'un. Il n'y a personne à appeler.

Yachi se dit que si Mika ne décroche pas, elle part à sa recherche. Son amie s'est absenté depuis hier et elle n'est pas de retour. Elle se souvient des ennuis et des réponses. Mika devrait en faire un théorème. Elle est persuadée qu'il y a quelque chose à creuser.

Soudain, le miracle advient.

Au moment où elle pose le combiné contre son oreille, la porte s'ouvre en grand. Elle n'a pas peur. Il n'y a qu'un soulagement immense.

Elle reconnaît de suite le souffle, malgré la respiration striée, saccadée de terreur. Elle retrouve le port et les gestes brouillons.

Elle veut se jeter dans ses bras ; c'est pour cela qu'elle reste immobile.

De la boue dégouline à ses pieds. Haletante, Mika s'appuie contre la porte. Yachi sait qu'elle devrait dire quelque chose, mais elle n'arrive plus à parler.

— On doit partir, annonce brusquement la jeune femme.

Elle avance de quelques pas. Ses chaussures font un bruit spongieux contre le sol. Elle laisse des petites flaques derrière elle. Yachi grimace.

— Tu dois surtout m'expliquer ce qui t'est arrivé, rétorque-t-elle.

Yachi avait presque oublié sa voix, comme si celle du répondeur l'avait remplacée. Les véritables intonations et les hésitations de la réalité revenaient brutalement à elle.

— Il n'y a pas le temps. Je ne sais pas si j'ai été suivie, mais ils en ont après moi maintenant, c'est sûr. Ils vont essayer de m'attraper, je vais être traquée et je ne veux pas disparaître, ce n'est pas possible, il ne faut pas qu'ils découvrent la vérité et les cartes et Takeshi et-

— Stop ! s'écrie Yachi. On se calme.

Le flot de paroles de Mika roule vite, trop. Elle se plante devant elle, les mains sur les hanches.

— Que s'est-il passé, Mika ?

Celle-ci soupire. Elle semble se détendre un peu.

— J'ai vu mon frère. Il m'a donné une lettre. C'est ma mère qui l'a écrite.

Yachi met ses doigts devant sa bouche. La silhouette de Mika est brumeuse, presque mouvante. Par endroit, il y a une éclaircie. Elle se demande si elle apercevra ce violet dont a parlé Kuroo. Parfois, elle aurait aimé la toucher comme son amie le faisait. Initier le contact et ne jamais s'en aller. Yachi a peur ; c'est absurde. Mika finira par partir elle aussi. Les gens ne sont que de passage, elle le sait. Akaashi et Oikawa n'étaient plus là.

Les mots lui manquent.

— Que dit la lettre ?

Elle devrait peut-être la réconforter, mais il y a des plaies qui restent à vif.

— Je n'ai pas eu le temps de la lire. Je… J'ai juste fui. Ils cherchaient mon frère. Ils nous ont trouvés, et je suis partie. Il- il ne m'a pas suivi. Il a refusé. Je ne sais pas… Je ne-

Elle s'effondre avant même de finir sa phrase. Dans un réflexe qu'elle ne saisit pas, Yachi se précipite vers elle. Elle ne sent pas le corps de Mika. Une déception de la taille d'une bille lui noue la gorge.

— Ça va aller, murmure-t-elle, accroupie à ses côtés.

Mika s'agrippe à elle et cette fois-ci, Yachi frissonne au contact de ses mains humides qui serrent ses épaules.

— Ils l'ont peut-être tué. Mon frère est mort par ma faute.

— Tu n'en sais rien. Il a pu s'échapper.

La jeune femme ne répond rien. Elle est secouée de sanglots. Yachi a la sensation qu'elle pleure tous les océans du monde. Elle remarque que son amie claque des dents : elle est frigorifiée.

— Je vais préparer nos sacs, annonce-t-elle du ton le plus apaisant possible. Fais-toi un thé, il faut que tu te réchauffes. Repose-toi un peu. Nous avons besoin d'avoir l'esprit clair.

Elle hoche la tête. Yachi se dirige vers la chambre de Mika et se retourne. La jeune fille est plantée en face de la bouilloire. Elle reste de très longues secondes sans rien faire, avant de se rendre compte qu'elle ne l'a pas allumée. Yachi se détourne.

Elle attrape deux sacs et y fourre des affaires au hasard. Elle emporte le jeu de Tarot, les contes. Elle tombe sur le carnet de Mika. Elle hésite à l'ouvrir, secoue la tête, le range tout au fond — il y a des pensées qui doivent rester secrètes.

— On peut y aller, lance-t-elle, une fois de retour dans la pièce à vivre.

Mika est sur le canapé, enroulée dans une couverture. Elle a ramené ses genoux contre sa poitrine tout en se balançant d'avant en arrière.

— Tu es une enfant, se moque-t-elle gentiment.

— Peut-être. Si j'avais pu, je n'aurais jamais grandi.

Le sourire de Yachi s'efface.

— Mika, l'appelle-t-elle. Je sais que c'est difficile, mais on va s'en sortir. Tu n'es pas seule.

— Il faut qu'on parte, dit-elle en ignorant Yachi.

Elle se lève, attrape un des sacs à dos qu'elle passe sur ses épaules.

— Où va-t-on ?

— C'est une bonne question. Loin d'ici pour l'instant. On avisera après.

— Je préfère te prévenir : j'ai toujours été nulle à cache-cache.

Un rire léger.

— Ça tombe bien, moi aussi. J'espère pour nous que cela s'apprend.

Elle attrape une bouteille d'eau avant de s'arrêter sur le pas de la porte. Elle balaie du regard son appartement.

— Les cours me manqueraient presque.

Yachi ne sait pas quoi répondre, alors elle sort. Le froid se faufile au travers de ses couches de vêtements, s'accroche à ses os.

— J'espère qu'on ne dormira pas dehors ce soir, grogne-t-elle en se frottant frénétiquement les bras.

Mika passe à côté d'elle, avant de lui enfiler un gros bonnet noir sur la tête. Yachi est surprise, mais ne le laisse pas paraître.

— Tu t'es améliorée, pas vrai ?

— Je ne sais pas trop. C'est presque instinctif.

Elle semble la fixer.

— Il va falloir s'éloigner le plus possible de la ville. L'orange n'est pas une couleur qui passe inaperçue.

Yachi est un peu rassurée. Si Mika est toujours capable de plaisanter, la fin du monde n'aura peut-être pas lieu aujourd'hui.


Il y a du sang séché sous ses ongles. Il gratte le mur sans cesse, quelques fleurs ont été arrachées. Le béton est dorénavant visible. Il est persuadé que si ses doigts crissent fort contre la paroi, elle aura plus de chance de s'effondrer. Le dehors l'attend. Il y a une brise sur son visage.

Il n'y a que du ciment qui le sépare de l'extérieur. La cloison cédera s'il continue. Alors il ne s'arrête pas. Il n'a pas remarqué les taches rouges dessus. Akaashi ne sent pas la douleur. Il a oublié Bokuto. Parfois, il entend une voix familière, mais il ne se rappelle plus à qui elle appartient. C'est quelqu'un qu'il aimait beaucoup, un garçon moqueur.

Il ne sait plus.

Il n'y a que les feuilles qu'il arrache. On ne le retient pas, plus personne ne s'attarde sur ses gestes.

Il se réveille souvent en hurlant. Une sensation fantôme de mains qui l'enserrent, lui brisent les os. Le souvenir s'efface et il se remet à penser à la porte invisible qu'aucun n'a remarquée.

Certains ont essayé de s'approcher. Des détenus ou des hommes d'ici — Akaashi n'arrive plus à les distinguer depuis longtemps, ils ont tous l'échine courbée. Il a si peur que des étincelles jaillissent de sa poitrine. Sa crainte est exaltée.

Il parle seul, n'a aucune idée de ce qu'il se raconte. Un prénom revient souvent. Il a réalisé qu'il avait égaré son ombre. Il croit la voir voler très haut dans le ciel de la prison. Elle le salue d'en haut, mais ne descend jamais pour discuter. Ça le rend un peu triste. Il lève la tête de temps en temps pour apercevoir le bleu apaisant de sa forme d'antan. Ça fait longtemps qu'il n'a pas regardé. Il devrait peut-être s'assurer qu'elle aussi n'est pas partie.

Il voit les corps des autres. Les ombres flottent aux côtés de la sienne. Il arrive qu'elles forment une ronde en se tenant la main. Il n'y a qu'Akaashi qui contemple ce doux spectacle.

C'est une image étonnante, les hommes. Leur carrure n'est jamais la même, la peau est différente et le visage de chacun n'est qu'une blessure lancinante. Le soir, il les observe et il grave chacun des traits dans son esprit — les images ne restent jamais, elles s'évaporent à son réveil.

Il se demande à quoi il ressemble. Lorsqu'il met ses mains au niveau de son visage, sa vue se brouille, il n'observe qu'une tache pâle. Il n'y a pas de miroirs ici, aucun reflet possible. Il superpose les apparences des autres sur la sienne, en fait un patchwork pour ne pas imaginer du rien. Il n'aurait jamais cru que les yeux ressemblaient à cela, que le buste pouvait être si large ou le nez si crochu.

Son quotidien est ponctué par des visites impromptues. Le Fou vient le plus souvent dans ses rêves, mais il arrive qu'il se montre alors qu'il est parfaitement éveillé. Ses pieds ne touchent pas le sol et il passe son temps à changer son baluchon d'épaule.

— Oikawa va bien, ne cesse-t-il de lui répéter.

Il n'y a aucune pitié dans sa voix. Akaashi ne lui répond jamais.

— Je le protège. Il ne lui arrivera rien, du moment que j'ai un œil sur lui.

Akaashi se demande s'il peut être à plusieurs endroits à la fois. Il l'imagine se couper en plein de petits morceaux et les répartir tout autour du globe.

Il arrive qu'il s'agace franchement face à son silence. Akaashi le sait parce qu'il rit bien plus fort, tout près de ses oreilles.

— Je suis ton seul allié, un gentil geôlier qui ne te veut que du bien ! Si tu me fais confiance, tu sortiras d'ici bientôt.

Il n'est pas au courant pour le mur. S'il l'est, il fait comme si de rien n'était. Des fois, il se réveille et une couronne de fleurs orne sa tête. Il y a toujours le même mot mal écrit qui l'accompagne.

« Ils te prennent pour un fou. »

Akaashi s'empresse de le déchirer. Il le jette systématiquement par terre, très loin de lui.

— Il faudra que tu suives le chant du Roi des Deniers. Les pièces te guideront dans le dédale.

— Qu'est-ce que je te devrai en échange ?

C'est l'unique fois où il lui répond. Il n'a pas ouvert la bouche depuis si longtemps ; sa voix est éraillée.

Le Fou a un sourire satisfait.

— Tu es intelligent, susurre-t-il.

— Alors ?

Il se caresse le menton de manière théâtrale, mimant une fausse réflexion. L'Arcane sait toujours ce qu'il veut, bien qu'il se laisse porter par le vent.

— Tu ne rentreras jamais à la maison. Tu seras le voyageur des hommes.

Akaashi ne lui dit rien. Il ne refuse ni n'accepte. Il n'a jamais eu de maison. Il ne fait qu'errer depuis sa naissance. La divinité prend cela pour un oui. Akaashi ne proteste pas. Il est persuadé que le mur cédera avant que le Fou lui vienne en aide.

Il se remet à sa tâche, la tête vide.


Mika essaie de lire un livre de philosophie, mais elle n'arrive pas à se concentrer. Elle l'a trouvé sur le parquet humide de la maison où elles se terrent depuis deux jours. De temps en temps, les voitures frôlent la demeure qui borde une route de campagne. Elle a froid. Tout le temps. Yachi l'a enroulée dans une couverture. Cette dernière est dehors à observer les étoiles dans le jardin. Les mauvaises herbes y sont si hautes qu'elle ne peut voir son amie.

Elle souffle, referme l'ouvrage d'un coup sec.

— Je suis désolée, Deleuze. Toi et moi, ce sera pour une prochaine fois.

Un papier glisse, flotte dans l'air avant de tomber délicatement sur le sol peuplé de feuilles mortes et de poussière. Mika est installée dans un vieux fauteuil qui empeste, mais confortable.

Son regard se pose sur la lettre de sa mère. Si elle fait office de marque-page, l'apercevoir lui donne la nausée. Elle a la sensation d'avoir toutes les réponses entre ses paumes, mais il y en a tant qu'elle est effrayée de mourir — la boîte de Pandore.

— Tout va bien ?

Mika sursaute — elle n'a pas entendu Yachi rentrer.

— Ça allait, jusqu'à ce que tu me fasses la frayeur de ma vie.

Yachi rit un peu. Elle ramasse la lettre avec désinvolture avant de s'agenouiller devant elle, face au fauteuil.

— Tu devrais la lire, fait-elle en la lui tendant.

Mika l'attrape, froisse l'enveloppe.

— Je n'y arrive pas.

— On peut le faire ensemble, suggère la jeune femme.

— Je ne sais pas.

Mika aimerait lui parler de sa peur. Lui dire pour les blessures ouvertes qui n'ont jamais guéri, pour les faux espoirs et les envolées de son cœur. Elle voudrait déverser ses peines, lui expliquer les racines et les rêves idylliques, lui faire comprendre que le deuil n'est pas une chose qui passe, du moins, pas de la façon dont les gens l'imaginent.

Elle entend les cris de son frère, sa colère puis ses larmes et sa douceur. Les attentions ridicules quand elle revenait de l'école. Un magazine d'art toujours posé sur la table qui n'avait jamais perdu sa place, et qui l'attendait encore, les rares fois où elle allait visiter Takeshi. Elle voudrait confier la contradiction qui anime ses côtes, son corps tout entier.

Avec une précaution qui fait l'effet d'une caresse sur la peau de Mika, Yachi lui prend la lettre. Sans dire un mot, elle commence à déchirer l'enveloppe.

Yachi suspend son geste, une fois qu'elle en a extirpé le contenu. La feuille a légèrement jauni par endroit. Les coins sont cornés. Une hésitation.

— Je peux ? demande-t-elle tout bas.

Mika hoche vaguement la tête. Elle voudrait se boucher les oreilles, mais son corps est incapable de bouger. Le moment qui passe entre l'instant où son amie inspire et celui où le son s'écoule de ses lèvres semble durer une éternité.

— « Ma petite Mika,

Tu connais les histoires. Je suis convaincue qu'une fois l'enfance passée, malgré l'oubli de cette vérité naïveté que vous seuls possédez, tu te souviendras. C'est un don que nous avons, les liseuses. Si les enfants voient, nous comprenons. Les Arcanes nous apprécient, car nos cœurs ne grandiront jamais. Et ils t'aiment beaucoup, mon ange. Certains un peu trop. J'ai essayé de les dissuader, de ne pas te mêler à ce tourbillon terrible qui s'annonce. J'ai voulu ralentir le destin. Mais les enfants ont parlé — car la vérité est si difficile à dissimuler, le mensonge est maladroit chez vous.

Mika, je me suis efforcée de suspendre le temps. Les immortels n'ont que faire des horloges. Alors ils m'ont repris le don, à raison, je suppose. Je ne vois plus et les cartes ne sont que du papier. Les intuitions chaudes que tu découvriras ont disparu. Mais ce n'est pas grave. Je connaissais les risques ; j'ai agi malgré tout. J'espère que cela t'offrira un souffle de plus. Un instant de bonheur avant la fin des ombres. Le monde s'éveille. Les coupes s'entrechoquent, elles roulent sur les terres oubliées.

Il ne faut pas que tu aies peur. Je ne doute pas une seconde de la jeune fille merveilleuse que tu es devenue. Les mères savent mieux que n'importe qui interpréter les signes — les liseuses se rappellent. Je suis triste de te laisser seule. Takeshi prendra soin de toi, mais ça n'effacera pas la peine. Ça n'enlèvera pas la douleur et les brouissures dans ton cœur. Je suis désolée. J'ai cru comme Icare que le soleil ne brûlerait pas mes ailes. J'ai eu tort.

Tout va changer. Le cercle sera bientôt complet et le serpent se mordra à nouveau la queue. L'ordre des choses.

Je ne sais pas quand, ni comment. Les masques des hommes tomberont. Il y aura des gens qui se perdront dans la pénombre, il y en aura beaucoup. J'ai vu des couleurs aussi. Des taches sur une mer noire. Je n'ai pas compris, mais je n'ai aucun doute que tu sauras.

Il faut que tu acceptes tout cela. N'aies pas peur des changements. Écoute la vie de ceux qui t'entourent. Plus que jamais. Aime les autres comme tu l'as toujours fait. Les cartes s'ouvriront si tu lâches prise. Ne sois pas effrayée des offrandes du cœur. Les Arcanes viendront à toi lorsqu'il sera l'heure. Ne crains pas mes erreurs, ils pardonnent.

Tu verras, la naissance d'un monde est un intervalle inoubliable.

Jeune liseuse des songes, petite fleur aux sourires malicieux, sache avant tout que je t'aime. L'absence laissera un vide que je ne pourrai jamais combler. Mais l'amour d'une mère est éternel. Il est tout autour de toi, dans chacun de tes gestes, dans le moindre de tes sourires. Je ne suis peut-être plus là, mais je demeure dans les angles morts. Mes mains sont posées sur les tiennes lorsque tu lis les cartes. Ce futur hasardeux qui te tend les bras, ce n'est que l'étreinte chaude d'une mère. »

La voix de Yachi s'éteint doucement. Mika a les oreilles qui sifflent. Sans un mot, elle arrache le papier des mains à son amie. Ses larmes tachent la lettre ; l'encre coule, des petites traînées filandreuses.

— Je ne voulais pas que tu me voies comme ça, s'excuse-t-elle après un long silence.

— Que je te vois comme quoi ? Un être humain avec des sentiments ?

Mika rit faiblement.

— Tu as raison, pardon.

— Arrête de t'excuser parce que tu ressens des choses. Écoute les battements sous ta poitrine, ne les laisse pas s'éteindre.

Elle se concentre sur les yeux de Yachi. Elle les contemple longuement, sans rien dire. Elle y voit quelque chose de totalement nouveau. Une douceur différente de celle de son frère, un sourire dans la pupille moins coupant que celui d'Oikawa. Une inquiétude franche, mais la sensation qu'elle est. Mika existe dans ce regard-là — elle n'existe que dans celui-ci.

— Je crois que toi aussi tu as gardé ton cœur d'enfant, lâche-t-elle.

Malgré la migraine qui lui étreint la tête, elle continue de repousser l'ombre, de la diluer dans la lumière grise. Elle voit un éclair de lassitude peindre les traits de son amie.

— Je ne sais pas ce que ça fait d'être un enfant. Je suppose que c'est doux.

Mika pense qu'elle va ajouter quelque chose. Il n'en est rien.

— Pas toujours, explique-t-elle tranquillement. Les orages ne font pas la différence et c'est pour ça que les éclairs s'abattent là où le vent les mène.

L'ombre se dépose à nouveau sur Yachi. Son visage est recouvert d'orange. Un sommeil lourd envahit Mika. Alors qu'elle perd connaissance, elle sent les doigts de la jeune femme l'agripper pendant une brève seconde. Puis elle s'écrase en avant.

Yachi. Retrouve l'enfant égaré dans tes champs d'anémone. J'entends ses pleurs.

Mika doit lui dire, il faut transmettre le message avant que Morphée l'embrasse.

Son corps heurte le parquet et elle n'est déjà plus là.

Elle oubliera, mais les Arcanes se souviendront.


say nothing about the mommy issues

the usual, si vous avez envie de me laisser une review ça me ferait trop trop plaisir !

à la prochaine!