Chapitre 6 - Sous le Soleil du Désert


Méandres de l'inconscient. Profondeurs de la forêt des Landes, France. 2009. Quatre ans plus tôt.

Elle courrait dans d'immenses bois de pins, son souffle était court tandis que des branches craquaient sous les sandales qu'elle portait. Il ne faisait pas froid et pourtant elle était transie, tant par la fraîcheur que par la peur qui la tenaillait. Elle était confuse. Pourquoi cherchaient-ils à lui nuire ?

Elle voulait juste aider, porter secours à un proche qui s'était trouvé en difficulté.

- Il ne sert à rien de cavaler, tu es cernée ! Ne nous fait donc pas courir de la sorte.

La voix féminine, autrefois douce et rassurante, la terrorisait désormais. Cette présence réconfortante et chaleureuse était devenue bien plus froide et inquiétante. Pourquoi ne la comprenait-elle pas ?

La jeune fille n'avait rien fait de mal, elle ne leur avait fait aucun mal. Pourquoi lui en voulaient-ils ?

Un léger cri lui échappa lorsqu'une barrière se dressa violemment face à elle, l'arrêtant net et la faisant gémir de douleur lorsqu'elle eut le malheur de la toucher, faute d'être assez rapide.

- Je suis désolée ma chérie, mais tu ne nous laisses vraiment pas le choix, reprit la voix douce.

- Je ne veux pas ! Vous n'avez pas le droit de m'y obliger. Vous n'avez plus aucun droit sur moi ! S'exclama la jeune fille dont la toge blanche avait été ternie de terre suite à sa chute.

- Tu es trop jeune pour savoir ce qui est bon pour toi, répondit une voix plus grave. Tu ne raisonnes plus bien, ma fille. Tu es sous l'effet d'un enchantement, nous allons t'en tirer.

- Je ne veux pas ! Répéta avec plus de force la préadolescente. Je n'ai besoin de l'aide de personne, et surtout pas de la vôtre ! Laissez-moi partir, ne me forcez pas la main.

Un cercle de runes européennes se tissa sous ses pieds avant qu'elle ne puisse l'esquiver et la figea net. La nuit était claire et fraîche, tandis que les deux grandes silhouettes émergeaient des ombres. Elle ne voulait pas en venir là, mais elle refusait de renoncer à cette liberté difficilement acquise. Un homme de la trentaine s'avança vers elle, ses cheveux bruns presque voilés par le ciel nocturne.

- Pardonne-nous, mais tu ne nous laisses pas le choix. Personne ne me volera ma fille, reprit la voix douce dans son dos avant de lancer à son complice. Fais-le s'il le faut, mais vite.

L'homme s'approcha d'elle, à la fois si familier et détestablement étranger, tenant un codex mystique dans l'une de ses mains. Les yeux clairs de la jeune fille défièrent un regard similaire et plus tranchant, outrés par leur trahison. L'expression navrée de son parent ne parvint pas à adoucir son courroux.

- Je sais que tu nous en veux, mais tu comprendras plus tard. Tu nous remercieras. On va te guérir. Cela nous fait tout aussi mal qu'à toi, mais pour ton propre bien, c'est nécessaire.

Menteurs ! Mensonge ! Elle aurait voulu le leur crier, mais ses lèvres étaient scellées et ses jambes lui semblaient très lourdes désormais. De quel droit se permettaient-ils, surtout après ce qu'ils avaient voulu lui imposer, de lui dire et de juger de ce qui est bon ou non pour elle ? Que savaient-ils d'elle ? Elle n'avait plus grand-chose à voir avec la petite fille sage qui n'osait pas leur désobéir.

Elle voulait rentrer à la maison oui, mais leur maison n'était plus la sienne. Ce n'était pas son foyer ! Elle avait des amis, elle avait une vraie famille, qu'elle s'était choisie plutôt que de l'avoir subie.

Les décisions de son frère n'étaient pas les siennes. Elle refusait d'en porter le chapeau. Ce n'était pas à elle de devoir subir ses choix et de devoir assumer les conséquences de leur incompétence.

« Laissez-moi ! Lâchez moi ! Disparaissez de ma vue ! Par tous les dieux, laissez-nous tranquilles ! »

Hélas, ses pensées restaient prisonnières de sa psyché puisque ses lèvres ne voulaient pas se mouvoir. Sa panique ne fit que croître en sentant sa solitude soudaine, même au sein de son propre esprit. Elle se débattit encore plus furieusement, sans arriver à recourir à ses circuits magiques alors entravés.

Elle sentit une main se poser sur son crâne et la magie s'y concentrer tandis que son père récitait une incantation en langue hébraïque. Sa mère maintenait pour sa part le cercle de runes en place.

Rien ne répondit à son sentiment d'injustice, de frustration, d'impuissance et de profonde solitude.


Terres des Esprits. Moyen-Orient, Mésopotamie. Royaumes de Sumer. Oasis. Temps présent. 2014.

- Adélaïde ? Hey, la Française ! Something's wrong. Réveille-toi, bon sang !

La voix soudaine et pressante la tira hors de ses cauchemars et son esprit saisit bien volontiers cette main tendue vers l'instant présent, d'autant plus en décelant vaguement l'urgence qui la caractérisait. Quelque chose, ou plutôt quelqu'un, la secouait vigoureusement à l'épaule, ce que son esprit mal réveillé interpréta comme le prolongement de son mauvais rêve. Elle se débattit farouchement et voulût échapper à sa prise, mais celui qui la tenait ne la lâchait pas pour autant.

- Calme-toi !C'est moi, Waver. It's just the plain old me. Ta mémoire est courte à ce point-là ?

Elle n'aurait pas pu imaginer le mélange d'anglais et de français, pas plus que son timbre de voix. Se sentant extrêmement épuisée et encore écrasée par des relents persistants de migraine, Adélaïde laissa échapper des grommellements avant de dodeliner de la tête plusieurs minutes durant. Elle finit par se repositionner sur le dos, avant que ses paupières ne daignent vouloir s'entrouvrir. Ses yeux clairs se plissèrent face à un intense rayon lumineux, tandis que ses paupières papillonnaient. Une brise chaude et sèche faisait danser les larges feuilles de l'arbre sous l'ombrage duquel ils se trouvaient, qui laissaient parfois travers le rayon d'un soleil ardent et sans merci. Plaçant un bras devant ses yeux irrités, l'adolescente demanda d'une voix plus rauque qu'elle ne l'avait imaginée.

- On est où ?

- Je ne sais pas, mais clairement pas là où on aurait dû aller.

- Comment ça ! S'exclama Adélaïde, perplexe.

La remarque eut le mérite de la faire se redresser d'une traite, avant qu'un léger vertige ne la fasse se raviser et se maintenir en position semi-allongée semi-assise, jambes tendues. Un regard sur ses environs lui fit rapidement comprendre qu'ils se trouvaient dans un petit écrin de verdure au milieu du désert, une oasis pour être exacte, au cœur de laquelle ruisselait la source d'un tout petit lac. L'étendue désertique était si vaste que l'on distinguait à peine des chaînes montagneuses dans le lointain horizon. Aucun autre cours d'eau n'était perceptible à l'horizon, qu'il s'agisse d'un océan, d'un fleuve ou même d'une simple rivière. Si le sable dominait largement les espaces qui les entouraient, il laissait parfois entrevoir de rares herbes et arbustes qui parvenaient à pousser dans les environs arides, voire par endroits rocailleux. La chaleur était à peine supportable sous l'ombrage de l'oasis, et Adélaïde ne voulait pas imaginer le soleil de plomb qui les attendaient de pied ferme. Pourtant, pour une obscure raison, la jeune fille ne se sentait pas très inquiète face à ce paysage.

- Je ne savais pas que la Macédoine était désertique à ce point-là… c'est à cause du Déluge ? Demanda la française, intriguée, sa voix à la fois légère et quelque peu sérieuse.

- Non, ce n'est clairement pas la Macédoine, où nous aurions dû atterrir. Comment l'as-tu deviné ? Répondit Waver, quelque peu sec et tendu alors qu'il observait leurs alentours.

- Je suis peut-être amnésique, mais pas tout à fait inculte je te ferais dire ! Les conquêtes d'Alexandre le Grand faisaient partie du cursus préparatoire d'entrée à l'Institut Aliénor.

- L'Institut Aliénor ? Je ne connais pas. C'est français, ça ? C'est à Paris ? Commenta Waver

- Non, c'est à Bordeaux. C'est un institut préparatoire à l'entrée à l'Académie des Mages de Paris. Le nom de l'école vient de la grande Aliénor d'Aquitaine. Tout ne se passe pas à Paris, tu sais.

- Mouais. Á l'international c'est surtout l'Académie de Paris dont on parle. Jamais entendu parler d'une certaine école « Aliénor » à la Tour de l'Horloge. Maugréa Waver.

- Tu as étudié à la Tour de l'Horloge ? Releva Adélaïde avec curiosité, tout en se rafraîchissant.

Seul le silence lui répondit, Waver ne semblait pas enclin à vouloir lui apporter de précision. La française repensa alors aux rares éléments que le Britannique lui avait indiqués auparavant, de mauvais gré, à savoir qu'il était poursuivi par les autorités et que ce n'était pas que à cause de son engagement auprès de Rider. S'était-il passé quelque chose à la Tour de l'Horloge ? Était-ce pour cela qu'il tenait à s'en tenir éloigné autant qu'il le puisse, et qu'il se montrait discret sur le sujet ? Il préféra plutôt, visiblement, changer de sujet alors qu'il reprenait la parole avant qu'elle ne le fasse.

- Bon, on n'est clairement pas en Macédoine et encore moins à Pella, où on aurait dû se trouver.

- Pourtant, on a bien traversé le portail, et la sensation est différente que lorsque tu nous avais amenés à Londres. Ce n'est pas la première fois que tu voyages ainsi, aussi tu as dû bien le calibrer.

- Évidemment que je l'ai bien calibré ! Tu me prends pour qui ? S'exclama Waver, ses bras croisés.

- Cela veut dire qu'on devrait être bien arrivés dans les Terres des Esprits, mais que quelque chose a perturbé ton portail et nous a fait atterrir ici. Puisque le monde des Esprits est le miroir du nôtre, on peut réduire le nombre de lieux qui peuvent correspondre à celui-ci, via leur topographie et le climat. Il y a une marge d'erreur possible par rapport à l'évolution du relief au fil des siècles, vu que nous ignorons l'époque sur laquelle est basé l'endroit où nous nous trouvons, mais c'est mieux que rien.

Adélaïde était bien entendu elle-aussi nerveuse, mais elle s'efforçait de ne pas céder à la panique et de forcer son esprit à revenir sur des éléments factuels et sur les connaissances qu'elle avait. A côté de ses activités de créateur de pierres magiques, son père avait été archéologue pendant un temps, et un passionné d'histoire, de géographie et de géologie. Il avait cherché à lui transmettre une partie de son savoir et de ses connaissances, puisqu'elle y montrait bien plus d'intérêt que son frère Tomas, plus intrigué par le travail des pierres et l'élevage des chevaux pour sa part que par l'histoire. Considérant tout ce qu'elle avait oublié, se raccrocher à ce qu'elle savait la rassurait quelque peu. En outre, Waver lui semblait être quelqu'un aimant la logique, aussi cela apaiserait les tensions.

- J'exclurai l'Antarctique pour des raisons évidentes, ainsi que l'Amérique du Nord et l'Amérique du Sud pour le moment, ça ne correspond pas aux photographies que j'ai vues dans les atlas de mon père. Cela nous laisse l'Australie, l'Afrique, le Moyen-Orient et l'Orient. On pourrait essayer d'explorer les alentours pour en savoir plus sur la flore et la faune locales, mais ce serait risqué. On est mal équipés et du peu que je sache du monde des Esprits, il y a des monstres qui peuvent rôder. Surtout si l'on se trouve dans des époques aussi reculées que l'Âge Antique ou l'Âge Mythique.

Waver l'observait sans rien dire, très attentif et ne laissant pas entrevoir ce qu'il pensait. Oui, l'Antarctique et l'Arctique pouvaient être écartés pour l'heure, vu le désert sablonneux qui les entouraient plutôt qu'un désert de neige ou une étendue herbue, avec plantes et fleurs. Hélas, elle n'était pas en mesure de départager les quatre autres possibilités avant qu'ils ne tombent d'une manière ou d'une autre sur une ville ou un village, où l'architecture, les techniques d'agriculture, d'artisanat et de cuisine ainsi que l'habillement des habitants pourraient les renseigner.

- Tu as l'air de t'y connaître mieux que je ne le pensais. Commenta Waver, suspicieux.

- Mon père est artisan de pierres magiques et ex-archéologue amateur donc oui, il m'a transmis deux-trois informations sur l'histoire de l'humanité et l'histoire des mages. Comme quoi, ça peut servir parfois les sciences humaines et l'anthropologie ! Je pensais m'orienter vers ce domaine. Je suis beaucoup plus sûre de moi quand j'ai affaire à quelque chose que je connais bien !

- Comme quoi, tu vas nous être plus utile que je ne le pensais. Rétorqua l'Anglais, pince-sans-rire

- Je vais le prendre comme un compliment. Rétorqua la jeune fille avec entrain et bonne humeur.

- Anyways, soyons pragmatiques. Si on met un pied là-dedans, on ne fera pas long feu. On n'a pas de quoi stocker de l'eau, on ne sait pas où on est exactement et donc on ignore la distance qui nous sépare de la prochaine ville, s'il y en a une, et de fait dans quelle direction se rendre. On n'a pas emmené assez de vivres, et je doute qu'on trouve notre compte avec ce qu'il y a ici.

- En plus, il ne faut pas oublier l'hyperthermie et l'hypothermie. Mon père me disait que le désert est très chaud en journée mais très froid en soirée. On a de quoi se couvrir la tête pour éviter l'insolation, mais il nous faudrait une monture adaptée pour faciliter la traversée, comme un cheval arabe, un dromadaire ou un chameau. Ce que nous n'avons clairement pas sur place. Et en dehors de nos rudiments de magie, on n'a rien pour se défendre face à la faune, aux monstres éventuels et brigands que nous pourrions rencontrer. Sans oublier non plus que le désert n'a généralement pas beaucoup de points d'eau, et que ça risque d'attirer aussi la faune et les monstres à moyen ou long terme. Même si j'ai très envie d'aller explorer, le plus sage serait de revenir sur nos pas. Tu peux nous refaire un portail ? Compléta Adélaïde en se tournant vers lui.

- Tu ne crois pas que je l'aurais déjà fait, si c'était le cas ? Répliqua Waver, un sourcil haussé avant de compléter - Je suis fatigué, le processus demande beaucoup d'énergie et de concentration. Il faut avoir une idée très précise du lieu où l'on veut se rendre, de l'endroit dont on part et du portail d'arrivée associé. Et même si j'étais en pleine forme et reposé, on serait quand même coincés ici.

- Pourquoi ? Demanda Adélaïde

Le britannique lui jeta un regard frustré, avant d'ajouter sur le ton de l'évidence :

- Il nous faut la permission du souverain de la région, autant pour entrer que sortir de son royaume. Littéralement, on est dépendants du bon vouloir du maître des lieux si on veut rentrer.

Ah, cela compliquait effectivement la chose. Sans avoir à lui demander, Adélaïde comprenait pourquoi il voulait à l'origine les emmener en Macédoine et en particulier à Pella. Le territoire devait être administré par Iskandar et donc, en tant qu'assistant d'Alexandre le Grand, Waver avait son accord tacite pour aller et venir sur le territoire macédonien. Cela aurait effectivement été l'option la plus sécuritaire. Pella devant être la capitale dudit royaume, elle comprenait sa surprise quand ils avaient atterri en plein milieu du désert. La topographie ne devait pas être la même.

- J'imagine que la Macédoine ne correspond pas tout à fait à un grand désert ?

- En effet. Pella est bâtie sur l'île de Phacos, à l'est de la Grèce si tu veux, sur un promontoire dominant au sud les marais qui entourent la capitale, et plus loin un lac ouvert sur la mer telle qu'elle était à l'époque hellénistique. Répondit Waver en s'affalant contre un arbre, avec fatigue.

Adélaïde l'écoutait avec attention alors que tous deux se reposaient et se remettaient des émotions de la journée. Il lui parla de Pella, la ville-capitale du royaume de Macédoine dirigé par le Roi des Conquérants. Il lui dépeignit la ville fortifiée par de vastes remparts de pierres et de briques crues, des trois collines qui la composaient, dont la centrale où avait été bâti le palais impérial, Aigéai, aux proportions considérables qui rappelaient ses diverses fonctions : une résidence royale, un monument d'apparat, et un lieu de gouvernement où se trouvait une bonne part de l'administration du royaume. La française acquiesça en silence à ce propos, songeuse. Cette organisation architecturale lui rappelait, quelque part, d'autres lieux de pouvoirs qu'elle n'était cependant pas en mesure de situer. Il lui décrivit également la ville de Pella en elle-même, de ses bains, de son port et de sa célèbre agora. Même s'il n'en donnait pas l'impression, le britannique connaissait clairement son sujet et s'impliquait avec passion certaine dans ses fonctions et au service du roi qui avait conquis son respect. Tant en guise d'encouragement que par conviction, la Française reprit la parole avec assurance.

- Encore un peu de patience, nous finirons bien par tomber sur quelqu'un qui pourra nous aider.

- J'admire ton optimisme, tant qu'il ne vire pas en pure insouciance. Rétorqua Waver, un œil ouvert.

- Les points d'eau sont rares dans les déserts, et donc sont des arrêts privilégiés pour les caravanes des marchands ambulants. Tant qu'on ne tombe pas sur des monstres, tout ira bien.

- Ce n'est pas ce qui manque dans des lieux regorgeant de mana comme les Terres des Esprits… j'y suis habitué, mais celui-là a l'air tout particulièrement saturé. Ça me donne mal de crâne. Fais gaffe d'ailleurs à ne pas utiliser trop de magie. Tu t'épuiserais et on se ferait griller par les bestioles.

Adélaïde se contenta d'un hochement de tête pour lui indiquer qu'elle l'avait entendu, une main posée sur la surface sableuse de l'oasis d'où poussait avec difficulté une flore endémique. Le sable… elle ferma les yeux et réveilla quelques-uns des rares circuits magiques qu'elle était en mesure d'utiliser. Son affinité avec l'élément terrestre lui permit sans grande peine à se lier aux grains de sable, et, sa vue ainsi entravée, elle concentra ses sens sur les arts de la Tellumancie qu'elle connaissait. Ses perceptions ne pouvaient guère s'étendre loin, en raison de ses capricieux circuits magiques, mais elle pouvait ainsi sonder une paire de centaine de mètres dans leurs environs immédiats. Cette connexion avec la Terre l'aidait à percevoir les présences qui foulaient le désert dans ce périmètre, alors qu'elle cherchait à ressentir l'approche tant d'entités hostiles que de voyageurs éventuels. Sans doute elle ne pourrait pas détecter des monstres volants, mais elle comptait sur Waver pour ouvrir l'œil pour eux tandis qu'elle serait très vigilante à toute présence cheminant au sol dans leur direction.

Difficile d'estimer le temps qu'ils passèrent ainsi dans l'attente de quelque visiteur, veillant à rester dans l'ombrage d'un arbre au gré de la position de l'astre solaire dans le ciel d'azur brûlant et à s'hydrater régulièrement à l'aide du point d'eau. Elle n'était pas très fraîche, mais potable. Ce n'était pas forcément une mauvaise chose comme le songeait la Française : à température ambiante, elle aurait le mérite de mieux les hydrater et de moins leur faire courir de risques qu'une eau trop froide. Cela était assurément moins d'une journée, et déjà plusieurs heures à en croire la position du soleil. L'assoupissement menaçait de la gagner lorsque le murmure du sable du désert résonna avec sa magie. Fleury ouvrit aussitôt les yeux et porta son regard gris-bleu droit vers l'horizon. Waver devait aussi avoir remarqué quelque chose car il s'était redressé et s'était tourné dans la même direction. Une silhouette se dessinait de plus en plus dans l'horizon, bien que trouble, elle s'approchait de l'oasis. Un sourire joyeux se dessina sur les lèvres d'Adélaïde, qui se remit sur ses pieds et fit de grands signes, malgré son compagnon d'infortune dont la méfiance aurait préféré qu'elle attende un peu.

La terre ne mentait jamais, en tout cas pas à elle. Ils étaient sauvés, elle en était convaincue.


Terres des Esprits. Moyen-Orient, Mésopotamie. Royaumes de Sumer. 2014. Désert. Peu après.

Les craintes et réticences initiales de Waver ne s'avérèrent pas fondées, tout comme les sens temporairement acquis par Adélaïde via sa synergie avec l'élément terrestre ne s'étaient pas trompés. C'était bien une grande caravane, composée d'une dizaine de charriots, qui s'était approchée d'eux. Le groupe était d'ailleurs solidement protégé par une petite escorte d'une douzaine de soldats chevauchant des chameaux ou des chevaux de type arabe, réputés pour leur endurance dans le désert. Certains guerriers étaient néanmoins blessés, comme le révélaient des bandages sous leurs habits. D'abord méfiants, les gardes avaient intimé aux mystérieux passagers de rester dans les charriots et les avaient tenus en joue avec des lances – en cuivre, si Adélaïde en croyait la couleur du métal des armes – tandis que les combattants portaient aussi avec eux des épées, des masses, des massues, des haches à douille et des faucilles. Le langage qu'ils employaient sonnait familier à Adélaïde, même s'ils parlaient trop vite pour que son esprit assoupi par son amnésie puisse correctement l'entendre. Waver tenait l'une de ses mains légèrement en retrait et son poing fermé, prêt à défendre chèrement leur peau. Du mouvement sembla faire tressaillir le convoi le mieux protégé de la caravane tandis qu'une ombre se déplaçait à l'intérieur et qu'un garde s'approchait de la voiture. Il y demeura quelques minutes durant avant de revenir vers eux, l'air farouche et méfiant, et de leur faire signe d'y monter. Tout au long de leur déplacement, les deux jeunes gens restaient sous la surveillance vigilante des soldats, et un fantassin avait clairement été placé dans le véhicule pour protéger ses occupants… ou ici, une occupante. Ils furent sommés de s'installer face à eux, la porte se fermant derrière eux tandis qu'une voix claire les interpellait d'un ton qui sonnait tout à la fois poli, affable et joyeux.

- Les dieux étaient avec vous, voyageurs ! Il y a peu d'oasis dans le désert, et les frontières étant en partie fermées, il y a peu de commerce extérieur en ce moment.

Un doux sourire aux lèvres, un visage bienveillant et encore doté des rondeurs du printemps de l'adolescence les observait avec attention. La jeune fille, qui semblait un peu plus petite et un peu plus jeune qu'eux – à en croire sa voix – était revêtue d'une longue et sobre robe de couleur bleu azur, qui s'étendait de la naissance de son buste jusqu'au-dessus de ses chevilles. Là où son épaule et son bras droit étaient dénudés, son épaule et bras gauche étaient recouverts par la seule manche, longue, de la robe jusqu'au-dessus du poignet. De même, une bande du même tissu aux bords liserés de doré s'étendait, en diagonale, de la pointe de son épaule gauche jusqu'à son flanc droit. Sa robe était maintenue par une ceinture d'un bleu un peu plus sombre, soutenue par une bande de tissu doré et un long lacet de la couleur d'un soleil couchant. Des boucles d'oreille d'or ornaient ses oreilles, à l'instar de créoles, tandis qu'un collier d'or embellissait son cou et qu'une paire de bracelets d'or était accrochée autour de chacun de ses poignets. Afin de la protéger sans nul doute du soleil ardent du désert, un voile recouvrait entièrement le sommet de son crâne, sa nuque et tout le long de son dos. Ses cheveux noirs avaient été noués en une haute queue-de-cheval, lui prêtant un front dégagé. Sa peau hâlée soulignait l'éclat émeraude, intense, de magnifiques yeux verts. Son sourire était communicatif, aussi Adélaïde lui répondit-elle avec reconnaissance en retirant son voile improvisé.

- Merci beaucoup pour votre aide ! Sans vous, nous serions restés longtemps bloqués ici.

Ce fût avec soulagement que la Française laissa ses cheveux auburn respirer, profitant de l'ombrage apporté par le véhicule dans lequel ils se trouvaient. C'est alors qu'elle constata que leur interlocutrice était parcourue par une vive surprise, que trahissaient tant ses traits que son regard. Perplexe et nerveuse face à son silence, la Française cherchait comment relancer la discussion lorsque la jeune fille se pencha tout à coup vers elle, ses yeux verts, brillants et ses mains tremblantes serraient les siennes. Avant que Fleury ne puisse dire quoi que ce soit, l'adolescente reprit la parole, très émue.

- Ce n'est pas un mirage, pas vrai ? Non, tu es bien là. Tu es bien réelle. C'est bien toi, Adila !

« Adila » ? Le nom résonnait avec le tintinnabulement d'une clochette sympathique, qui sonnait avec douceur des profondeurs de sa mémoire abîmée. Il tintait avec la chaleur de la familiarité, au creux des ténèbres de son passé dérobé. Il avait échappé aux lèvres immatérielles de cet ami des songes qui hantait ses rêves, qui pressait ses mains entre les siennes, cet être au visage qui lui échappait encore. Confuse, Adélaïde observa du coin de l'œil Waver en quête d'aide ou de conseils, mais le visage de ce dernier était fermé, ses bras croisés. Il n'avait pas encore pris la parole, ce qui la surprenait assez. Elle n'eut cependant pas le temps de s'y appesantir, la jeune fille pressant ses mains entre les siennes.

- J'étais sûre que tu reviendrais ! Je le savais que tu ne nous aurais jamais abandonnés. Où étais-tu, que s'est-il passé ? On s'est fait beaucoup de soucis pour toi. Il te cherche partout !

- Je…

Adélaïde ne savait pas quoi lui répondre. La jeune inconnue semblait tellement sûre d'elle, et honnêtement inquiète, quittant toute attitude protocolaire qu'elle avait pu avoir auparavant. Une partie d'elle espérait que la jeune fille ne se trompait pas de personne et qu'ils étaient enfin sur la bonne piste pour retrouver les souvenirs qu'on lui avait volés ainsi que l'Esprit auquel elle était liée.

- Je suis Aïcha ! Tu ne m'as pas oubliée, tout de même ? Tu as l'air étrange. Que t'est-il arrivé ?

- Je suis désolée. Je ne me souviens de rien de ce qui précède les deux dernières années, en dehors de rêves obscurs. Je ne sais pas ce qu'il s'est passé, mais j'étais dans le monde des humains depuis au moins deux ans. Mon ami ci-présent, Waver, semble penser que je suis au service d'un Esprit, et que mon amnésie n'est pas d'origine naturelle.

Adélaïde se tourna vers lui, de plus en plus étonnée qu'il soit resté aussi silencieux tout ce temps durant. Cela ne lui ressemblait qu'assez peu, de ce qu'elle avait pu dénoter chez lui. La jeune fille prénommée Aïcha porta alors ses intenses yeux verts sur le Britannique, qui, les bras toujours croisés et un sourcil haussé, commenta avec un certain agacement sarcastique dans sa voix calme.

- J'attends juste de pouvoir comprendre deux traîtres mots de ce que vous parlez.

- Comment ça ? On parlait en anglais, non ? Demanda Adélaïde, sans comprendre.

- Non. Je ne sais pas quelle langue vous utilisiez, mais tu peux être sûre que ce n'est ni de l'anglais, ni du français, pas plus que du japonais ou du grec ancien. Rétorqua Waver.

- Tu… tu connais autant de langues que ça ? Commenta Fleury, clairement étonnée.

- L'anglais est ma langue maternelle, mais je connais bien le grec ancien et je me débrouille en japonais et en français. C'est le minimum attendu pour que je puisse servir mon roi.

- Mince, je parlais dans quelle langue alors ? S'étonna Adélaïde, de plus en plus confuse.

Cela faisait sens, se sermonna en pensée la Française. Il lui avait dit qu'il était au service d'Iskandar, il était logique qu'il soit polyglotte s'il était directement au service du Roi des Conquérants. Cela lui donnait néanmoins une piste sur les fonctions qu'il occupait, ou au moins une partie : s'occupait-il aussi d'une manière ou d'une autre de diplomatie ? Il était logique qu'il parle en plus de l'anglais le grec ancien, sans doute de rigueur dans la Macédoine des Terres des Esprits. Le français était connu, de longue date, comme la langue de la diplomatie, suivie de près par l'anglais, et le japonais restait une langue également très parlée dans les échanges internationaux de cette dernière décennie. Imperturbable bien que clairement intriguée, la jeune Aïcha lui répondit alors dans un anglais rugueux.

- Tu me parlais dans la langue sumérienne, qui est en vigueur par ici ! Á côté de ça, je maîtrise bien la langue arabe, je comprends l'anglais même si je ne le parle pas très bien, et je connais un peu le français. Notre roi tient à ce que nous, prêtresses, connaissions également d'autres langues. C'est d'ailleurs toi, Adila, qui m'a appris les bases du français, parmi d'autres choses !

- J'ai… j'ai fait ça, moi ? Demanda Adélaïde, perplexe.

- Oui ! Tu nous as enseigné beaucoup de choses, au palais et dans le grand temple.

- Si Adélaïde est bien cette « Adila » dont tu parles. Commenta Waver, prudent.

- Je sais que c'est elle ! Protesta la jeune Aïcha avant de poursuivre – Outre ta chevelure flamboyante, je sais que tu portes le sceau du pacte qui te lie à notre roi, et qu'il s'étend tout le long de ton dos. Et s'il y a besoin d'une preuve de plus, tu n'as qu'à sortir la Clé !

- Une clé ? Quelle clé ? Demanda Waver, l'air clairement circonspect.

Son ami se tourna vers Fleury, intrigué, qui s'était figée à la mention du terme de clé et dont l'une des mains s'était glissée sous son col. La Française hésita pendant quelques instants, sous les regards conjoints du Britannique et de la Sumérienne, avant de sortir sa main de sous son col. Ses doigts étaient refermés sur sa paume, et ne laissaient entrevoir qu'une chaîne d'or pur. Elle finit par les déplier et laisser voir ce qui était posé sur sa paume, à savoir un étrange pendentif en forme de clé. Forgée d'or pur, sa poignée était creusée par des sillons jusqu'à ce qui ressemblait à une garde, et son embout d'or était également ciselé selon de curieux motifs dont la signification lui échappait. D'une voix aussi posée qu'elle le puisse, tâchant de ne pas montrer son espoir, Adélaïde demanda à Aïcha.

- Est-ce que c'est la fameuse « Clé » dont tu parles ? Elle me paraît un peu petite, par contre.

- Je le savais ! Répondit avec enthousiasme la jeune prêtresse avant de poursuivre – Je savais que tu l'aurais gardée auprès de toi. Oh, le Roi va être tellement content ! Il te l'avait confiée personnellement. Tu ne devrais pas te fier à sa taille. C'est un artefact très, très important !

- Tu es sûre ? Quelqu'un aurait pu la trouver, mon père par exemple, et me la donner ensuite. Il est archéologue, après tout. Et quand bien même, pourquoi le Roi aurait-il confié quelque chose d'aussi précieux à une simple mortelle ? Demanda Adélaïde, confuse.

- C'est parce qu'il te fait confiance, pardi ! Et puis, personne ne peut avoir un objet de Ses collections sans son aval, et surtout pas des pilleurs de tombes. Répliqua Aïcha d'un ton assuré avant de se tourner vers Waver et d'ajouter – Tu veux une preuve ? Très bien ! Essaye de saisir la Clé dans la main d'Adila, si tu l'oses !

La petite prêtresse n'était pas très ravie de l'air circonspect qu'arborait Waver. Le Britannique jeta un regard méfiant envers l'item, en qui il ne semblait porter guère de confiance. Néanmoins, sans doute rattrapé par une inavouable curiosité, le mage tendit sa main vers la paume ouverte de la Française, qui luttait contre un violent instinct d'éloigner l'item. Á peine les doigts de Velvet effleurèrent le métal froid de l'artefact que ce dernier se volatilisa dans un vif éclat doré, avant de réapparaître de lui-même autour du cou d'Adélaïde, où il reposait innocemment. Un sourire satisfait aux lèvres, la petite prêtresse se pencha vers la Française et essaya à son tour de saisir l'artefact. Ce dernier échappa une fois de plus à toute prise, têtu, pour réapparaître de nouveau contre le buste de la Française.

- Tu vois ? Et là encore, tu as de la chance ! Comme c'est la première fois, la Clé s'est contentée de disparaître et de revenir à sa légitime gardienne. Si tu avais essayé de nouveau de t'en emparer, tu aurais subi le courroux du Roi à travers la Clé, et tu aurais été aussitôt brûlé vif. Comme c'est de la magie mythique, rien ne peut bloquer ce mécanisme créé par notre Roi lui-même. Le Roi est très protecteur avec son peuple, et très possessif sur tout ce qui lui appartient. Affirma la jeune prêtresse avec aplomb, arborant un sourire satisfait d'avoir eu raison.

- Tu aurais pu me prévenir que je risquais de brûler vif ! Franchement… et attends une minute, tu veux dire que ces Terres des Esprits sont régies par l'Âge Mythique ? Rouspéta Waver, mécontent, avant de demander avec plus de précipitation qu'il ne l'avait sans doute voulu.

- Eh oui ! Les Dieux foulent encore ces terres, et du coup, c'est pareil pour les monstres. Vous avez eu beaucoup de chance, tous les deux ! Même pour des guerriers et des mages chevronnés, les monstres n'en sont pas moins mortels. Il n'y a que les Dieux, nos Rois et une seule personne qui peuvent repousser aisément les monstres. Répondit Aïcha, du ton de l'évidence.

- « Nos Rois » ? Releva Adélaïde, intriguée par cette mention.

- Oui ! Nous avons deux Rois, ils se partagent le pouvoir. Répondit avec entrain la jeune Aïcha.

La jeune prêtresse entreprit aussitôt de leur expliquer le fonctionnement de la Double-Couronne de Sumer. Le Royaume Sud, au sein duquel ils se trouvaient actuellement, avait pour capitale Uruk, tandis que le Royaume Nord, d'où la prêtresse provenait, avait comme cité-mère Babylone. Les deux royaumes étaient considérés, tant auprès des autres nations des Esprits que des pays des mages, comme un seul et même gouvernement tant les deux souverains collaboraient étroitement entre eux. Il n'était pas rare, aux dires d'Aïcha, qu'ils se relaient l'un et l'autre pour assister aux grandes réunions entre les souverains des Terres des Esprits, voire avec les représentants des mages, puisqu'ils estimaient que leurs interlocuteurs ne valaient pas la peine qu'ils s'y rendent tous les deux. La jeune fille les distinguait par deux surnoms, à savoir « Le Jeune Roi » et « Le Roi Sage », tout en refusant de leur communiquer leurs noms pour l'instant. Dès qu'ils essayaient d'en savoir plus, la prêtresse se contentait d'arborer un sourire innocent, et se laissait bercer par le rythme du charriot. Waver n'était pas très ravi de ne pas avoir plus d'informations, alors qu'Adélaïde lui demandait avec curiosité.

- Dis-moi, c'est courant dans ce monde qu'il y ait plusieurs dirigeants pour une même nation ?

- C'est peu courant, mais ça arrive. Cela ne les empêche pas de se faire la guerre entre eux, de temps en temps, mais ils s'accordent assez pour envoyer l'un d'entre eux, à tour de rôle, représenter l'intérêt de leurs royaumes pour des réunions internationales, après une table-ronde entre eux. Je peux te citer par exemple le cas des Cinq Rome et des Royaumes Grecs.

Avec grande curiosité, Fleury l'écouta avec attention lui mentionner la situation des Royaumes de Quintinus, façonnée selon l'époque antique, et qui était dirigée par non moins de cinq souverains dont les personnalités variaient autant que leurs classes de Berserker, de Saber, de Lancer et de Ruler. Il lui évoqua aussi le cas des Royaumes Grecs, divisé en six couronnes à l'alliance tumultueuse. Enfin, le jeune britannique qui était devenu son ami lui présenta, en contre-point, le cas de la Terre des Esprits qui prenait racine dans les légendes de la Grande-Bretagne, qui était scindée en deux royaumes hostiles l'un envers l'autre : Camelot d'un côté, terre des humains, et Albion de l'autre, terre des Fées. Si les premiers étaient réputés comme favorables aux humains et enclins à coopérer avec l'Égide, les seconds étaient hostiles envers les humains, et revendiquaient leur indépendance, leur rejet de la civilisation et la quasi-fermeture de leurs frontières envers les autres nations, mages et spirituelles. Ce n'étaient certes pas les seuls exemples, mais le britannique ne souhaitait pas s'étendre sur le sujet, ce qu'il exprima en détournant la tête et en fermant les yeux, même si son dos restait encore tendu. Adélaïde garda le silence et porta son regard sur les tentures claires qui protégeaient leurs yeux de l'éclat incendiaire du soleil désertique. « Adila » … pourquoi ce nom lui semblait-il aussi familier ?

Qui était-elle, cette personne qu'elle avait été avant que ses souvenirs ne lui soient arrachés ?


Terres des Esprits. Moyen-Orient, Mésopotamie. Royaumes de Sumer. Uruk. Quelques jours plus tard. Crépuscule.

Adélaïde n'avait pas vu les jours s'écouler tout au long de la traversée dans le désert, qu'ils savaient désormais se situer en Mésopotamie, dans le Moyen-Orient. Quand elle ne discutait pas avec Waver en anglais ou avec Aïcha en sumérien dans la voiture où ils se trouvaient, la jeune fille réfléchissait à ce qu'ils avaient appris auprès de la jeune prêtresse. La caravane qui les avait rejoints était composée en grande majorité de marchands qui venaient vendre leurs produits et en acheter d'autres à la capitale d'Uruk, pour rejoindre le grand marché qui y était organisé chaque matin, aux heures clémentes. Aïcha, pour sa part, était une petite prêtresse au service du « Jeune Roi », qui ralliait Uruk depuis Babylone afin d'obtenir une audience auprès du « Roi Sage » au nom de son souverain. Á ses dires, elle était l'adjointe de l'assistante principale du « Jeune Roi », qu'elle remplaçait actuellement. Les deux adolescents décidèrent, lors du premier souper partagé avec les membres de la caravane, d'offrir et d'ouvrir une bonne bouteille de vin provenant des affaires emmenées par Waver. La bouteille, d'un assez bon cru, faisait partie du stock destiné à Iskandar, mais ils en rachèteraient une à Uruk pour compenser le don de celle-ci. Le geste de remerciement fut apprécié par les voyageurs, en particulier les gardes qui les accompagnaient et par les marchands, et ouvrit les échanges d'abord en langue sumérienne, puis en anglais afin que Waver puisse être inclus aux discussions. Ils étaient en majorité originaires de la région, même s'ils provenaient de différentes villes sumériennes, et parcouraient le double-royaume au gré de ses voies commerciales, des sentiers et chemins qu'ils connaissaient bien.

Plus que le banditisme, qui était sévèrement puni par l'armée des deux rois, la principale menace vivante lors de ces longs trajets étaient les monstres qui pullulaient dans la région, hors des villes. La plupart d'entre eux étaient endémiques aux deux royaumes, tel que le « lion-chien », un monstrueux hybride entre le canidé et le félin, aux immenses dents acérées, aux griffes tranchantes et au souffle de feu dévastateur, qui se distinguait par son pelage pourpre parsemé de symboles d'un rouge plus clair, par sa queue foisonnante et sa crinière d'un jaune ocre. Les habitants l'appelaient 'Uridimmu'. Ils leur parlèrent aussi du 'Mušḫuššu', ou le « serpent terrifiant », un quadrupède reptilien doté de solides écailles d'un bleu sombre, strié de brun sur son ventre et le revers de son immense queue empoisonnée, et dont le venin pouvait s'avérer mortel si un antidote n'était pas administré rapidement. Ils mentionnèrent aussi la menace représentée par ce qu'ils appelaient un 'Ušumgallu', ou « Vicieux Serpent d'eau », un hybride entre un quadrupède et un reptile dont les hurlements pétrifiaient de terreur ses malheureuses proies, ensuite déchiquetées par ses griffes et ses crocs implacables. Quand ils évoquèrent la présence d'insectes « Lames-de-Vent », de golems de pierre, de fantômes tueurs, de dragons, de crabes ermites et de sangliers démoniaques, Waver reconnût aisément les créatures et révéla à Adélaïde que ces engeances se trouvaient également dans le royaume auquel il était rattaché, et qu'elles étaient assez communes au sein des Mondes des Esprits. Ils eurent d'ailleurs le loisir de croiser plusieurs de ces charmantes créatures au cours de leur traversée du désert et, peu désireux d'être des poids pour la caravane – malgré la réticence de Waver à les exposer autant au danger – ils aidèrent de leur mieux à défendre les véhicules et leurs passagers face aux assauts des monstruosités, assistant les gardes avec les arts géomanciens de la Française et les arts thaumaturgiques du Britannique. Leur aide, bien que modeste, leur permit d'obtenir l'appréciation des gardes qui protégeaient le convoi, et favorisa leur intégration au sein de la petite communauté des voyageurs.

Adélaïde regrettait souvent de ne pas pouvoir en faire plus. Elle ne pouvait que sporadiquement et sur une durée très restreinte solliciter ses circuits magiques, sur un usage également très limité. Même Waver qui, des dires agacés du principal concerné, n'était pas un mage particulièrement talentueux, parvenait à en faire un meilleur usage qu'elle. Elle considérait cependant que le manque de puissance pure en magie de son nouvel ami était largement compensé par son intelligence et ses vives capacités de réflexion. Il grommelait souvent, pestait régulièrement, mais était doté d'un bon sens tactique qui, reposant sur ses connaissances et ses observations, s'adaptait assez aisément aux différentes situations.

- Nous sommes presque arrivés à Uruk ! Déclara avec entrain Aïcha, tout en les invitant d'un signe de tête malicieux à observer à travers l'une des embrasures le paysage qui les entourait.

Adélaïde ne se fit pas prier et, repoussant puis maintenant d'une main la toile qui recouvrait l'ouverture, la Française dévora des yeux le paysage qui s'offrait à leur regard. Le désert avait peu à peu laissé sa place à des plaines qui commençaient à verdir, la végétation se faisait plus présente. Sous ses yeux émerveillés, une gigantesque cité se révélait dans sa formidable majesté, solidement défendue par d'immenses et épais murailles de pierre d'une blancheur légèrement ocrée. La cité, baignant dans la lueur orangée d'un superbe crépuscule, semblait s'étendre sur plusieurs lieuses, et était tapissée d'innombrables bâtisses claires qui entouraient un bâtiment encore plus imposant, immense et majestueux que les autres, qui surplombait la capitale. Le terme de « Ziggurat » vint aussitôt à l'esprit de la jeune fille lorsqu'elle l'observait attentivement. Les yeux clairs de Fleury se posèrent ensuite sur les imposantes portes vers lesquelles ils se dirigeaient, entourée de deux colossales colonnes d'un bleu azuré, et magnifiquement ornées de peintures fauniques dont la peinture d'or ne laissait aucun doute sur la pureté du métal fondu qui avait été utilisé. Fasciné par toute cette beauté architecturale, Adélaïde ne revint à ses esprits que lorsque Waver, dont elle n'avait pas remarqué la présence derrière elle et qui avait observé également les alentours, la saisit doucement mais fermement par le bras pour l'inviter à retourner à l'ombre de leur charriot. La caravane s'immobilisa une quinzaine de minutes plus tard, sous l'ombrage massif des fastueuses portes.

- C'est ici qu'on descend ! Nous quitterons la caravane dès que les contrôles seront terminés. Mon garde du corps, Amal, ira régler le reste du montant pour le voyage et nous irons en ville après. Exposa Aïcha en anglais, avec l'entrain de la jeunesse mêlée à la sérénité de l'habituée.

- D'accord, mais pour notre participation, combien devons-nous…, commença Adélaïde.

- On s'en occupe. Je suis toujours prudente, je garde systématiquement un fonds de réserve au cas où. On ne sait jamais ce qu'il peut arriver. L'interrompit la prêtresse, posément.

- C'est généreux. Vous êtes sûre de ne pas vouloir qu'on vous dédommage ? Demanda Waver.

- Certaine. Je me voyais mal vous abandonner dans le désert, surtout que vous nous avez ramené Adila, sir Velvet. C'est bien la moindre des choses que je puisse faire. Répondit Aïcha.

Le garde du corps, qui était resté en retrait et silencieux tout au long du voyage, acquiesça d'un signe de tête respectueux et indiqua aux deux adolescents de sortir les premiers. Le conducteur les aida à descendre l'un après l'autre, et ils ne purent s'empêcher de s'étirer avec bonheur une fois les pieds au sol après un long voyage de plusieurs heures, ballotés par les cahots des sentiers sauvages. De nombreux soldats inspectaient les véhicules, la cargaison et les passagers des différents charriots de la caravane. Cinq d'entre s'approchèrent de leur charriot alors que la jeune Aïcha et son protecteur, Amal, descendaient à leur tour du véhicule. Chacun d'entre eux était armé d'une lance et d'un large bouclier rond de teinte cuivrée, ainsi que d'une épée de même teinte à la ceinture. Ils étaient revêtus d'une tunique vert sombre liserée d'un jaune doré, ornée de deux bandes de tissus du même teint croisées en forme de « X » au niveau de leur torse et maintenues par un petit disque en cuivre. Leur teint de peau, comme le nota rapidement Adélaïde, était principalement hâlé, mais de nombreux soldats présentaient une carnation également plus claire, plus foncée ou encore plus cuivrée. Bien qu'ils se trouvaient dans un monde spirituel ancré dans la culture mythique orientale, la jeune fille se fit la remarque que cela tendait à révéler une certaine mixité ethnique chez les soldats, et de là, sans doute aussi chez les habitants. Un soldat dont les traits laissaient plutôt entendre des origines arabes observait avec méfiance les deux adolescents caucasiens, avant de se tourner vers l'un de ses homologues et de lui indiquer d'un signe de tête de s'occuper d'eux. L'homme, à la peau plus pâle et aux cheveux courts brun-sombre, tourna ses yeux noirs vers eux et s'approcha avec un sourire cordial. Avant que Waver ne puisse lui indiquer qu'il ne comprenait pas la langue arabe et le sumérien, le jeune garde d'une trentaine d'années prit la parole avec aplomb, s'exprimant dans un anglais limpide.

- Bienvenue à vous, voyageurs ! Je suis Ilias, soldat de la Garde de la cité d'Uruk. En tant que tel, nous vous demandons de décliner votre identité et la raison de votre venue.

Waver prit les devants et, s'avançant d'un pas pour s'interposer entre les gardes et la jeune Française.

- Bonjour Ilias, messieurs. Je m'appelle Waver et elle Adélaïde, voyageurs. Nous nous sommes perdus dans le désert lors d'un déplacement, nous avons été secourus par les membres de la caravane ici présente et la prêtresse Aïcha, qui a eu la bienveillance de nous conduire jusqu'ici.

- Bonjour à vous. Se contenta volontiers de répondre Fleury, veillant à faire preuve de politesse.

La jeune fille laissa volontiers le Britannique prendre l'initiative, ignorant quelles informations elle pouvait leur communication et quels éléments il valait mieux garder sous silence pour le moment. Une fois de plus, elle fût surprise par le contraste entre son comportement en privé et son attitude en public. Là, l'Anglais faisait preuve d'une cordialité inhabituelle, éloignée de son sarcasme bien connu, et arborait plus de confiance en lui qu'il ne lui avait montré jusque lors. Cela étant dit, en observant bien, elle décelait les esquisses de fêlures sur le masque invisible qu'il revêtait, il faisait des efforts et, peut-être instinctivement, il se drapait dans la persona attendue pour ses fonctions auprès de Rider. La Française observait le soin particulier avec lequel il semblait choisir ses mots, avec une fluidité pourtant irréprochable afin de le dissimuler avec une habileté peu commune. Techniquement, tout ce qu'il avait dit était vrai. Ils pouvaient être considérés comme des voyageurs, théoriquement parlant, sans pour autant susciter plus de méfiance que nécessaire en révélant qu'ils étaient des mages étrangers, dont l'un occupait des fonctions importantes auprès d'un Esprit d'une autre nation. C'était malin, jugeait Fleury. Ils étaient en train de se déplacer, et pour sûr, ils étaient tout à fait perdus alors. Le reste était strictement véridique et aisément vérifiable auprès des marchands et de la prêtresse. Sa capacité d'improvisation en situation potentiellement délicate l'impressionnait, en occultant tous les points potentiellement gênants aux yeux des contrôles, notamment le recours à un portail de transport. Le garde dévisageait le Britannique et la Française avec insistance, suspicieux. Avant qu'il ne puisse toutefois ajouter quelque chose, la prêtresse Aïcha s'était avancée vers eux avec son garde du corps.

- Je suis Aïcha, prêtresse de Babylone et émissaire du Jeune Roi. Je vous confirme la droiture de leur parole. Au nom d'Anu, je me porte garante d'eux. Ils sont mes accompagnateurs.

Son intervention leur fût, une fois de plus, salutaire car les gardes s'inclinèrent face à son autorité, qu'ils ne questionnèrent pas. Adélaïde songea intérieurement que les personnes placées au service d'un Esprit-Roi étaient dotées d'une réelle influence dans ces sociétés parallèles à la leur, et semblaient occuper un certain rang social et de respectabilité. Elle ne pût s'y attarder alors qu'Aïcha leur saisissait une main et les entraînait à sa suite avec entrain, passant sous l'arche des portes d'azur.

Adélaïde n'avait pas l'ombre d'une idée de ce qui les attendrait entre les murs de l'éclatante Uruk, pas plus que l'accueil qui leur serait réservé par l'énigmatique Esprit-Roi qui y siégeait en maître.