Chapitre 90 : Le choc, partie 1 : Le chaos

Lorsqu'enfin le vacarme cessa, Merlin relâcha son sortilège, tremblant et couvert de suie.

Le bouclier qu'il avait érigé autour d'Arthur et lui-même, inspiré de celui généré par Gilli à Willowdale, disparut aussitôt. A son grand soulagement, la colonne de flammes furieuses qu'il avait générée sans le vouloir s'éteignit à son tour. Pour obtenir une bulle de protection suffisamment résistante, il avait été forcé d'agir sans se contenir, créant un bouclier brûlant d'énergie qui avait accidentellement propulsé ce torrent enflammé dans les airs. Celui-ci n'avait heureusement blessé personne, quoique le voir égratigner l'ennemi n'aurait pas forcément déplu au jeune sorcier. Mais même en recourant à de telles extrémités, Merlin n'avait résisté que de peu à la surpuissance du druide.

S'il l'avait souhaité, Mordred aurait pu faire tomber les murailles, celles-ci étant uniquement protégées par l'enchantement dont Merlin les avait imprégnées quelques heures plus tôt. Comme il n'avait même pas essayé, elles avaient tenu. Cependant, on ne pouvait pas en dire autant du chemin de ronde à leur sommet, l'endroit précis où se tenaient encore Arthur et Merlin, l'emplacement que le jeune druide avait visé. Il n'avait visiblement jamais abandonné l'idée de se débarrasser d'Emrys avant d'attaquer Camelot. Sans doute avait-il compris qu'il ne pourrait pas l'emporter autrement. La méthode détournée consistant à lui transférer les émotions du roi n'ayant pas eu l'effet recherché, il était passé à la force brute et avait entraîné ses hommes à lui transmettre leur magie sur commande. Cela avait dû leur demander énormément de travail, car ce type de sortilèges n'était pas anodin. Il n'avait toutefois pas dû s'approprier celle de Morgane, puisque Merlin n'avait pas perçu de perturbation : le sort qu'il avait posé sur la jeune femme l'aurait alerté si elle avait tenté d'envoyer son pouvoir quelque part.

La poussière retombait lentement, dévoilant les reliefs du désastre. Le sol s'était fendu à plusieurs endroits sous leurs pieds. Les pierres de la tourelle s'étaient effondrées sur une large portion de la muraille, mais celles qui auraient dû les ensevelir avaient été arrêtées de justesse par le bouclier. Rendues incandescentes par les flammes, elles avaient alors glissé le long de la paroi et étaient tombées en formant un cercle autour des deux hommes, rejoignant le reste des ruines. Ils étaient à présent encerclés par ces éboulis hauts de plusieurs mètres, qui ne laissaient voir qu'une petite portion de ciel au-dessus de leurs têtes.

La zone qui avait échappé au désastre était assez large, dû au fait que Merlin avait vainement tenté d'inclure sous la protection de sa bulle le groupe de chevaliers qui se trouvait à proximité. Malheureusement, ceux-ci s'étaient trouvés un peu trop loin pour que cela suffise. A présent, il espérait que ces hommes s'étaient trouvés encore plus loin, assez loin pour échapper aux pierres.

Le roi semblait sous le choc, comme surpris d'être vivant au milieu de ce champ de ruines tièdes.

-Vous m'avez encore sauvé la vie…

Le sorcier n'en était pas si sûr. Mordred lévitait vers eux, rejoint dans les airs par une seconde silhouette qu'il attirait à lui sans effort apparent. Morgane.

-Les chevaliers ! s'exclama Arthur. Léon !

-Je ne sais pas s'ils s'en sont sortis…

Malgré la douleur qu'il ressentait à cette idée, il se força à se concentrer sur Mordred et Morgane, qui approchaient rapidement. Comment survivre ? Comment protéger Arthur ?

Le flux magique qui parcourait le corps du druide lui permettait de jeter les sorts les plus exigeants sans la moindre difficulté. Il avait dû passer un temps considérable à s'habituer à cette force pour en garder le contrôle, contrairement à Merlin qui ne pouvait pas encore relâcher la sienne sans en perdre la maîtrise. Si le sorcier avait eu un peu plus de temps, il aurait pu l'apprivoiser, mais elle ne s'était développée qu'au fil des dernières heures, c'était trop récent. Il était obligé de se limiter. De même, s'il révélait son secret à Arthur, il serait plus puissant encore, mais le danger serait aussi plus grand. Était-ce pour cela que Morgane n'avait pas saisi l'occasion de leur échange télépathique pour en parler au roi ? Mordred et la jeune femme avaient-ils compris ce que cela entraînerait, et craignaient-il d'affronter un Emrys au sommet de sa puissance ? Pour une fois, Merlin était d'accord avec eux…

Cela n'avait évidemment rien à voir avec sa peur de dire la vérité à son ami.

Merlin vit que la jeune femme l'observait avec plus de méfiance que jamais. Son regard ne restait toutefois pas fixé sur lui et parcourait les environs avec un trouble mal dissimulé. Les quelques flammes qui léchaient encore certaines pierres attiraient tout particulièrement son attention. Elle avait avoué à Guy sa crainte d'Emrys, et celle-ci semblait s'être accentué depuis qu'elle avait appris que Merlin, Guy et Emrys n'étaient qu'une seule et même personne. Les deux assaillants se posèrent devant Merlin et Arthur, qui firent un pas en arrière. Au milieu de cette arène de gravats qui les isolait du reste du monde, Morgane se plaçait face au roi, et Mordred face au sorcier.

Mais une image traversa soudain l'esprit de Merlin, et il tressaillit. Le sablier qu'il avait si souvent vu en rêve lui apparaissait à nouveau, cette fois-ci alors qu'il était parfaitement éveillé. Le dernier grain de sable venait de s'écouler. Le compte à rebours s'achevait. Il revint à la réalité et tourna la tête en voyant que Morgane avait sursauté en même temps que lui. Leurs regards confus et inquiets se rencontrèrent. Ils avaient vu la même chose, et tous deux se remémoraient à présent la nuit durant laquelle ils avaient échangé leurs rêves. Ce que ces visions annonçaient venait de se produire, même s'ils ignoraient encore de quoi il s'agissait.

Désorientés mais conscients que la situation ne se prêtait pas à de telles réflexions, ils reprirent leurs esprits tant bien que mal et reportèrent leur attention sur leurs adversaires respectifs. Ceux-ci avaient de toute évidence observé l'échange silencieux sans le comprendre, et ils les interrogeaient du regard. Mais la priorité de Merlin était de s'assurer qu'Arthur et lui restaient en vie : il se prépara donc à une nouvelle attaque, tandis que Morgane faisait un signe de tête à Mordred pour lui assurer qu'elle était bien prête.

A ce moment précis, tous quatre arboraient la même expression crispée, mélange de détermination forcée et de terreur incontrôlable.

Un espoir pourtant : Merlin avait une capacité particulière qui lui avait déjà permis de s'en sortir dans des situations qui le dépassaient, celle de ralentir le temps quelques instants. Du point de vue de Mordred, Emrys deviendrait beaucoup plus rapide, ce qui pourrait l'aider à prendre le dessus. Timidement, il essaya d'utiliser ce pouvoir. Tout ce qui l'entourait sembla presque se figer, Mordred compris, mais cela ne dura qu'un bref instant. Voyant ce qu'il se passait, le druide l'avait suivi dans ce mouvement magique et se calquait soudain sur son nouveau rythme. Il ne lui laisserait pas l'avantage de la vitesse.

Alors, soupirant, Merlin cessa son sortilège. Le temps recommença à s'écouler normalement. Malgré tous ses efforts pour le nier, il comprenait qu'il n'aurait pas le choix. Pour s'en sortir, il devrait à nouveau libérer sa magie sans se contenir. En faisant de son mieux pour limiter les conséquences, comme il l'avait fait à l'instant.

Les mains moites et les jambes flageolantes, il s'obligeait à se concentrer.

Morgane et Mordred attaquèrent en même temps.

Le sorcier bloqua sans difficulté le sort que Morgane destinait à Arthur mais, déstabilisé par l'attaque simultanée, il réagit plus tard qu'il ne l'aurait voulu à celui du druide. Mordred déversait sur lui un torrent de flammes inspiré par Merlin lui-même. Comme dans le pire de ses cauchemars, le bûcher que celui-ci avait si souvent craint le rattrapait. Sans prononcer le moindre mot, il sentit sa propre magie parcourir ses membres à pleine puissance et il poussa un long cri de douleur au moment de l'impact.

Pourtant, il survivait. La chaleur l'enveloppait, mais il ne brûlait pas. Le feu se déversa sur lui durant de longues secondes, mais son pouvoir le protégeait. Il sentait un courant glacé dans toutes les fibres de son être, qui l'immunisait contre le flot brûlant de son ennemi. C'était une torture, presque insoutenable, et il ne parvenait à résister aux flammes que de justesse, mais il y parvenait.

Il entendait Arthur crier le nom d'Emrys dans le lointain.

Lorsqu'enfin elles se tarirent, Merlin sentit sa magie lui échapper. N'ayant plus de chaleur à laquelle se confronter, le froid qui se dégageait de son corps fit baisser la température autour d'eux à toute vitesse. Ce ne fut qu'au moment où Morgane, Arthur et lui-même se mirent à grelotter et lorsqu'il sentit la sueur sur son visage se solidifier qu'il parvint à reprendre le contrôle. Etant le seul en mesure de résister à une telle force, Mordred n'avait pas été touché.

La température redevint normale, et Merlin tomba à genoux.

-Emrys, dit Arthur, est-ce que…

Il comprenait à demi-mot ce que le roi ne parvenait pas à demander. Êtes-vous bien sûr d'être encore vivant après cela ?

La brutalité du jeune druide le surprenait. Celui-ci semblait effrayé, pressé d'en finir, plus déterminé que jamais. Il avait renoncé à toute la subtilité dont il faisait habituellement preuve, et c'était bien une décision stratégique loin d'une simple perte de contrôle. Il savait depuis longtemps que prendre Camelot ne serait pas possible sans neutraliser Emrys en premier, et il avait compris que le meilleur moyen d'y parvenir était de surmonter sa peur et de se confronter à lui directement, en profitant de l'avantage qu'il avait à sa disposition.

Merlin reprit son souffle. Il n'était pas sûr de survivre à une nouvelle attaque de même intensité. Mordred était trop puissant, trop entraîné, trop déterminé. Le sorcier ne faisait pas le poids. Non seulement libérer toute sa magie lui permettait à peine de se défendre mais cela entraînait aussi d'autres dégâts imprévisibles et hors de contrôle.

Ils allaient mourir et livrer Camelot à l'ennemi.

Une voix brisa l'étau de ces pensées paralysantes :

-Que m'as-tu fait ?! criait Morgane. Comment as-tu réussi à me…

Elle poussa un cri de frustration tandis que Mordred se tournait vers elle.

-Il bloque ma magie ! s'exclama-t-elle. J'ignore comment il a fait, mais il m'a ensorcelée !

Merlin savait qu'elle ressentait cela comme une énième trahison et que sa colère envers lui s'en trouvait amplifiée, mais il n'en avait que faire. Il lui en voulait trop pour concevoir la moindre empathie à son égard, même si la personne à qui il en voulait le plus restait lui-même, lui qui avait entretenu l'espoir qu'elle pourrait changer. Il profita de cet instant pour réfléchir à un moyen de l'emporter, échangeant un regard avec Arthur. Le roi acquiesça, comprenant à son expression la gravité de la situation, et il balaya les alentours d'un œil désespéré, cherchant lui aussi une solution.

Mordred eut un rapide instant de réflexion, puis il dit à Morgane :

-Continue d'essayer d'utiliser ta magie contre Arthur. Cela distraira Emrys, il devra se concentrer et dépenser de l'énergie pour t'arrêter. Cela pourrait bien faire la différence.

Grimaçant, elle hocha la tête sans un mot, et le cœur de Merlin se serra. Il projeta ses pensées dans l'esprit d'Arthur, lui demandant s'il avait la moindre idée qui puisse leur permettre de s'en sortir.

-Avez-vous essayé de ralentir le temps ? demanda Arthur par ce canal télépathique. Comme vous l'avez fait lors de notre affrontement dans la ville basse ?

-J'ai essayé, mais Mordred l'a immédiatement perçu et s'est adapté à ma nouvelle vitesse.

-Et comment se transmet la magie qui part de ces hommes ? Est-ce un flot continu qu'ils doivent maintenir ? Ou bien un transfert qui s'est fait en une fois ?

Merlin sentait la puissance invisible du torrent qui se déversait toujours vers le druide.

-Un flot continu.

-Dans ce cas, il n'y a qu'une véritable issue. Tenons-nous en à notre stratégie initiale : je vais faire mon annonce pour lui faire perdre ses partisans et ainsi l'affaiblir. Son pouvoir vient de son armée, alors il nous faut la réduire. Pouvez-vous recréer et maintenir le lien qui portait mes paroles vers tous les esprits du château et des alentours ?

-C'est une bonne idée, dit Merlin, mais ils vont certainement tenter de vous en empêcher.

Mordred s'était à nouveau tourné vers le sorcier, et il l'observait, le jaugeant en silence, s'interrogeant peut-être sur la nature de sa prochaine attaque.

-Mordred est trop occupé à essayer de vous tuer, dit Arthur dans son esprit. Je peux voir dans son regard que c'est là son unique but et qu'il ne s'en détournera plus. S'il voit ce que j'essaie de faire, il misera sur le fait de vous tuer le plus vite possible, avant que mes mots aient le moindre impact. Il n'essaiera pas de m'arrêter. Quant à Morgane, elle ne peut pas jeter de sort tant que vous l'en empêchez, et je sais me défendre contre les attaques non-magiques. Pensez-vous pouvoir à la fois bloquer Morgane, maintenir le lien télépathique, et résister à Mordred ?

-Bloquer Morgane et maintenir le lien ne demande qu'une quantité de magie négligeable par rapport au reste. En revanche, cela risque de me déconcentrer, surtout si Morgane mobilise ses pouvoirs à des moments critiques, ce que je ne doute pas qu'elle fera. Mais je peux y arriver, il le faut. Et vous, pensez-vous pouvoir faire un discours et vous battre en même temps.

-Il le faut.

Alors, Merlin réactiva le lien télépathique et le signala à Arthur, avant de reporter son attention sur leurs adversaires.

Il se questionnait sur l'absence de Kilgarrah et des Cathas, qui auraient déjà dû les rejoindre pour leur porter assistance depuis un moment, espérant que Mordred ne les avait pas interceptés d'une manière ou d'une autre avant leur arrivée. Quoiqu'il en soit, il ne pouvait pas compter sur leur soutien à cet instant. Peut-être les druides ralliés par Arthur pourraient-ils faire quelque chose mais quoi ? Leurs pouvoirs n'étaient rien comparés à ceux de leur ennemi. Peut-être l'armée commune pourrait-elle faire quelque chose contre celle de Mordred, mais pourrait-elle faire tomber suffisamment de sorciers pour affaiblir le jeune druide avant qu'il soit trop tard ? Probablement pas.

La voix du roi se fit entendre dans tous les esprits :

-Peuple de Camelot et d'Albion !

Mordred et Morgane se figèrent un instant et le fixèrent du regard. Puis, comme d'un commun accord, ils lancèrent l'assaut en même temps.

Provoqué par le jeune druide, un gigantesque éclair fendit le ciel gris et frappa directement Merlin, qui laissa à nouveau tous ses instincts prendre le dessus. Il bloqua le sortilège que Morgane lançait sur Arthur, tout en s'ancrant fermement au sol. Cette fois-ci, cela dura plus longtemps, presque une minute entière durant laquelle il ne put plus inspirer une seule bouffée d'air. La foudre le traversait et, une fois de plus, sa magie le protégeait. Immunisant chaque parcelle de son être qui entrait en contact avec cette énergie venue du ciel. Il parvint à rediriger une partie du courant vers Mordred, qui érigea un mur de pierres devant lui pour l'intercepter. Lorsque le sorcier eut entièrement maîtrisé la foudre qui s'était abattue sur lui, il resta à terre, immobile, épuisé, peinant à retrouver l'usage de ses muscles, incapable de respirer.

Il sentait des secousses autour de lui et se demanda pourquoi se déclarait soudain un tremblement de terre, avant de comprendre qu'il en était le responsable. Il jugula sa magie, et la muraille cessa de trembler. L'air remplit à nouveau ses poumons, et il toussa lorsque la poussière et les cendres s'engouffrèrent dans sa gorge. Quelque part en lui, il sentit que Morgane tentait à nouveau d'utiliser la magie. La jeune femme avait dû se trouver si choquée par les spectacle de son affrontement avec Mordred qu'elle n'avait pas renouvelé ses tentatives jusque-là, mais elle murmurait à présent plusieurs sortilèges à voix basse. Merlin leva les yeux vers elle et y mit fin silencieusement. Elle continuait à articuler des mots qu'il n'entendait pas mais peu importait : il n'avait pas besoin de savoir ce qu'elle faisait pour l'en empêcher.

Arthur dut comprendre qu'il allait bien, car il reprit son discours sans plus tarder :

-Peuple de Camelot et d'Albion, je prends la parole aujourd'hui pour vous présenter mes excuses.


Note : Merci à Dragonikana, clems17 et Gwenetsi pour vos reviews, ainsi qu'à Nienna Chantilly Elendil et Anna2304 pour l'ajout de cette histoire à vos abonnements et/ou favoris. :) Et merci à Bull3, pour qui je n'avais pas reçu de notification la dernière fois mais que je viens de voir aussi dans la liste.