Ce texte a été écrit pour la 166e Nuit du FoF autour des thèmes «invocation» et «frisson».Le FoF est un forum ouvert à tous les francophones de ffnet où l'on peut discuter, demander de l'aide ou participer à des jeux. Le lien est dans mes favoris !
Dudley
Des chandelles dansaient dans les cavités oculaires des citrouilles grimaçantes, une guirlande de chauves-souris traversait la pièce, de fausses toiles d'araignée pendaient du plafond et des araignées en plastique semblaient courir le long des rideaux. Une longue nappe tachée de rouge recouvrait la table où de grands bols débordaient de pop-corn et de bonbons à côté de bouteilles de soda entamées. Avachis dans les fauteuils et sur le canapé du salon des Polkiss, ils ricanaient de satisfaction tandis que défilait à l'écran le générique du film d'horreur qu'ils venaient de regarder.
« C'était trop cool ! déclara Malcolm avec enthousiasme avant de remettre ses fausses dents de vampire. 'ur'out quand il a 'ué la 'ille !
– Quelle andouille, celle-là ! renchérit Dennis qui grattait son crâne aux cheveux coupés en brosse, au risque de décoller les deux boulons couronnant ses tempes de monstre de Frankenstein. À part crier, elle ne savait vraiment rien faire d'autre !
– Bien fait pour eux, qu'ils soient tous morts, déclara Gordon sous son drap blanc de fantôme. Ils étaient tous débiles !
– C'est vrai, ça ! approuva Piers en rajustant le papier-toilette qui entourait ses membres prétendument momifiés. Dans la réalité, personne ne serait assez idiot pour aller tout seul dans un endroit désert alors qu'un tueur rôde dans les parages !
– Mais c'était quand même un bon film, conclut Dudley, son costume de squelette tendu sur son torse volumineux. On a bien rigolé. »
Les autres approuvèrent tandis que Piers resservait une tournée de Coca. C'était la première année qu'ils ne participaient pas à la traditionnelle chasse aux bonbons ; la première aussi qu'à la place ils s'étaient réunis pour visionner des films dont leurs parents auraient certainement désapprouvé le choix. Mr et Mrs Polkiss, absents pour la soirée, les avaient laissés à la garde du frère aîné de Piers, qui s'était retiré dans sa chambre en compagnie de sa petite amie en ordonnant aux garçons de ne les déranger qu'en cas de mort imminente.
« On s'en fait un troisième ? proposa Dennis en brandissant la cassette qu'il avait louée au vidéoclub l'après-midi même.
– Encore ? protesta Gordon. Oh non, les gars, je sature, moi !
– 'is 'lu'ôt que 'as la 'rouille ! lui lança Malcolm, narquois. Il a la 'rouilleuh, il a la 'rouilleuh…
– Ferme-la !
– Je suis d'accord avec Gordy, moi aussi j'en ai assez », lâcha Dudley d'un ton nonchalant.
Malcolm arrêta aussitôt de se moquer : même parmi sa bande d'amis, personne n'était assez inconscient pour se payer la tête de Dudley Dursley.
« Bon, on fait quoi, alors ? insista Dennis.
– Si on appelait les esprits ? » lança Piers tout-à-coup.
À côté de la petite pile de VHS soigneusement sélectionnées que son frère avait disposée sur le meublé télé, il y avait une planche ouija. Malcolm retira ses fausses canines.
« T'y crois, toi, à ces trucs ? fit-il avec mépris.
– Heu, j'ai pas dit ça…, répondit Piers d'un air incertain en consultant du regard Dudley et Dennis afin de déterminer l'opinion qui le rendrait le moins ridicule.
– Les esprits, ça existe pas ! affirma Malcolm, railleur.
– Bien sûr que si, ça existe ! »
Gordon se débattit un instant avec son drap puis le fit passer par-dessus sa tête, comme un voile de mariée. Il leva le menton et regarda Malcolm d'un air de défi.
« Ma grande sœur, elle a vu un fantôme l'été dernier, quand on est allés dans la maison de mes grands-parents. Même que c'était ma grand-mère qui est morte quand j'étais petit.
– Y a pas mal de gens qui disent qu'ils peuvent communiquer avec les esprits, risqua Dennis. Des médiums, ça s'appelle. Même qu'y en a qui se font payer pour ça.
– Trop fort ! s'extasia Gordon, les yeux brillants sous son drap en désordre.
– Tu parles ! C'est rien que des charlatans ! asséna Malcolm.
– T'en penses quoi, toi, Dud ? » demanda Piers.
Dudley réfléchit. Lui non plus ne voulait pas se rendre ridicule en donnant une réponse inappropriée : il était le chef de leur petite bande, et un chef ne pouvait se permettre de se montrer craintif ou superstitieux. Depuis l'été de ses onze ans, il savait que certaines choses qui n'étaient pas censées être réelles existaient bel et bien. Il savait que des gens à moitié fous jouaient avec des forces surnaturelles très dangereuses, ce qui lui avait valu une honteuse queue de cochon qui aurait fait mourir ses amis de rire si jamais ils l'avaient vue. Il savait qu'ils étaient capables de choses insensées, comme projeter des gâteaux dans les airs ou faire voler des voitures – son père ne s'était pas encore complètement remis du choc de l'évasion de Harry, quelques mois plus tôt… Mais les fantômes ? Il n'en avait jamais été question jusque-là, et c'était tant mieux. D'un autre côté, qu'est-ce qui empêcherait les fantômes d'exister dans un monde pareil ?
Les autres le dévisageaient d'un air perplexe et Dudley comprit soudain qu'il était resté silencieux trop longtemps.
« J'en pense…, hésita-t-il. J'en pense qu'on n'a qu'à essayer pour voir. »
C'était une réponse drôlement futée, se dit-il. Visiblement, Piers et Dennis partageaient cette opinion.
« Bien dit ! rugit la momie en lui assénant une claque sur l'épaule tandis que le monstre de Frankenstein se fendait d'un large sourire.
– Moi, je vous dis qu'on verra rien du tout », ronchonna Malcolm, mais il participa tout de même de bon gré aux préparatifs de la séance.
Seul à traîner des pieds, Gordon marmonnait qu'il les aurait prévenus et qu'ils ne devraient pas se plaindre s'il se passait quelque chose.
Ils débarrassèrent la table des friandises et des boissons qui l'encombraient, placèrent le ouija au centre et s'assirent tout autour, un doigt posé sur la goutte triangulaire qui permettrait à l'esprit d'épeler ses réponses. Dennis suggéra qu'on éteigne la lumière électrique, mais Dudley objecta qu'il serait alors impossible de déchiffrer les messages.
« Esprit, es-tu là ? » lança Piers d'une voix forte.
Malcolm ricanait bêtement sous la table ; Gordon lui donna un coup de pied.
« Il faut se concentrer, dit-il. Ça marchera pas si on prend pas le truc au sérieux. Ça pourrait même les mettre en colère. »
Lui avait l'air si sérieux que Malcolm fit un effort pour contenir son hilarité. Dudley détourna le regard pour ne pas se laisser gagner par le rire, et il vit que Dennis en faisait autant. Gordon contemplait la planche, plus concentré que pendant un examen de maths.
« Esprit, es-tu là ? » redemanda Piers d'un ton solennel.
Ils attendirent. Leurs cinq index posés sur elle, la goutte ne bougea pas.
« Esprit, es-tu là ? » répéta Piers.
La goutte demeura immobile.
« Ils n'ont peut-être rien d'intéressant à dire ? commenta Malcolm à voix basse.
– Ferme-la ! siffla Gordon entre ses dents. Tu ne sens pas qu'ils nous observent ? »
De ses lèvres rouges de comte Dracula, Malcolm lui adressa un sourire railleur que Dudley trouva un peu forcé. La question de Gordon avait fait froncer les sourcils à Piers ; sans bouger la tête, Dennis lançait de rapides regards autour de lui. « Tu ne sens pas qu'ils nous observent ? » Il n'y avait rien d'anormal dans cette pièce illuminée au décor de carton-pâte ; ils devaient même paraître un peu ridicules, assis tous les cinq autour du ouija dans leurs costumes d'Halloween avec des seaux de friandises à leurs pieds. Pourtant, Dudley n'avait plus envie de rire. Maintenant que Gordon en parlait, il sentait comme un léger frisson le long de son épine dorsale…
« Esprit, es-tu là ? » demanda Piers.
La goutte bougea. Incrédules, ils regardèrent l'accessoire se déplacer sur la planche jusqu'à ce que sa pointe désigne la lettre P.
« Qui l'a fait bouger ? demanda Malcolm à voix basse. Hein, qui ?
– Je dirais que la réponse commence par un M », railla Dennis.
Malcolm sourit, d'un sourire de moins en moins assuré selon Dudley, mais ne confirma pas.
« Esprit, nous sommes à votre écoute, annonça Piers. Parlez sans crainte. »
Dudley trouvait cela un peu pompeux mais plus personne ne ricanait, à présent. Gordon, lui, paraissait même franchement inquiet.
La goutte pivota lentement en direction du R.
« OK, je ne sais pas lequel d'entre vous fait ça, mais il est drôlement doué, déclara Malcolm, incapable de dissimuler le léger tremblement de sa voix.
– Tais-toi, imbécile ! murmura Gordon. Tu vas tout faire rater !
– Non mais, sérieusement, protesta faiblement Piers, tu n'es pas en train de dire que ça marche pour de vrai…
– Continue ! intima Gordon. »
Piers consulta Dudley du regard. La momie avait le teint verdâtre, constata celui-ci. À nouveau, Dudley se trouvait confronté à un dilemme : un chef ne se dégonflait pas ; mais si vraiment aucun d'entre eux ne faisait bouger la goutte… Quoi qu'il en soit, un esprit serait certainement beaucoup moins dangereux qu'un être comme Harry.
« On continue », décida-t-il bravement.
Piers soupira et se lécha les lèvres.
« P, R, épela-t-il. Continuez, esprit. »
Docile, la goutte glissa sur le plateau jusqu'à la lettre O.
« Bon sang ! gémit Dennis en blêmissant sous son maquillage.
– Les gars, c'est pas drôle, protesta faiblement Malcolm.
– P, R, O, qu'est-ce que ça peut vouloir dire ? réfléchit tout haut Gordon. Professeur ? Prophétie ? Promesse ? »
Dudley dévisageait maintenant ses amis à tour de rôle : l'un d'entre eux était-il en train de leur faire une farce ? Ou était-ce pire ? Il ne croyait pas vraiment aux fantômes, et ils ne lui faisaient pas vraiment peur ; mais si ce n'était pas un fantôme ? Il tourna brusquement la tête vers la fenêtre : dehors, il faisait nuit noire, impossible de voir à l'extérieur. Harry était parti dans son école pour cinglés, se dit-il pour se rassurer, ça ne pouvait pas être lui… Mais l'autre, l'affreux monstre barbu ? Et si c'était lui qui faisait bouger le ouija ?
« P, R, O, reprit Piers sans attendre de consigne cette fois. Nous attendons la suite, esprit. »
Dudley se retint à grand peine de lui ordonner de se taire. Si le géant au parapluie rose s'était tenu derrière la vitre, il l'aurait forcément vu malgré l'obscurité… sauf s'il pouvait se rendre invisible…
« U ! proclama Gordon lorsque la goutte se fut immobilisée.
– Prou…, ânonna Malcolm, le regard vide. Prou, quoi ? Prouver ? Prou…
– Proust ? suggéra Dennis, incertain.
– Prost », corrigea aussitôt Piers qui adorait la Formule 1.
Dudley s'était figé sur sa chaise. Et s'il s'agissait d'un mot qu'il ne fallait surtout pas prononcer à haute voix ? Et si quelque chose de terrible allait se produire dès qu'ils l'auraient fait ? Quelque chose de bien pire que de se retrouver affublé d'une queue en tire-bouchon ?
« Regardez ! » s'écria Piers.
La goutte s'était remise en mouvement. Plus lentement que jamais, elle glissa le long du plateau, hésitante, et pivota pour pointer vers le T.
Un profond silence s'abattit autour de la table.
Puis Gordon éclata de rire.
« Je vous ai bien eus ! s'exclama-t-il en martelant la nappe du plat de la main. Si vous aviez vu vos têtes ! »
Dennis, qui était assis à côté de lui, lui asséna une claque sur la nuque. Malcolm affichait un sourire soulagé. Piers secouait la tête en marmonnant des jurons. Dudley, lui, hésitait entre rire, renverser la table et assommer Gordon à coups de poings. C'est alors qu'un cri perçant retentit au-dessus d'eux.
Les cinq garçons sursautèrent et levèrent aussitôt la tête vers le plafond. Des coups se faisaient entendre, de plus en plus rapprochés ; le lustre s'était mis à frémir, des gémissements sourds accompagnant ses balancements.
« G-gordy, c'est toi qui fais ça ? demanda Malcolm d'une voix blanche.
– Ne sois pas idiot, comment tu voudrais que je fasse ? répondit Gordon sur le même ton.
– Nom de Dieu, mais qu'est-ce qui se passe ? geignait Dennis en se tordant les mains. Qu'est-ce qui se passe ?
– Qu'est-ce qu'on fait, Dud ? » couina Piers.
Dudley était paralysé. Il se rappelait les coups contre le bois de la porte, et le grincement des gonds arrachés, et la silhouette massive, hirsute, qui se déployait dans l'encadrement…
Un nouveau cri, plus aigu, plus plaintif, leur glaça le sang.
« On s'en va ! » beugla Dudley en bondissant de sa chaise.
Comme électrisés, les cinq garçons se précipitèrent hors de la maison en renversant le seau de pop-corn.
Quelques minutes plus tard, un adolescent dégingandé apparut dans l'escalier qui menait au premier étage, torse nu, braguette à-demi ouverte. Derrière lui se tenait une fille uniquement vêtue d'un tee-shirt trop grand pour elle.
« Je le crois pas, ils se sont barrés ! pesta le frère de Piers. Putain de gosses !
– Je te l'avais dit, observa sa petite amie. Tu leur as fichu la trouille avec tes films d'horreur ! Tu les as entendus crier ? »
