Je suis très en retard pour publier, mais ce chapitre est très très long (c'est presque une seule scène, impossible de le couper), j'espère que vous apprécierez !
Bonne lecture !
Chapitre 19
— Attends Sherlock, on ne va pas là.
John avait réussi à le convaincre d'attendre une heure décente pour se pointer à Scotland Yard et faire son show de je-suis-le-meilleur-j'ai-tout-résolu. Ils avaient mis de côté l'étrange scène de ce matin, même si ça semblait flotter dans leurs esprits, de temps à autre.
Arrivé dans le bâtiment, Sherlock avait aussitôt pris la direction des escaliers, faisant le trajet jusqu'au bureau de Lestrade par habitude, avant que John ne l'arrête.
— On va deux étages plus haut, précisa le médecin.
— Pourquoi ? s'étonna le détective.
— Tu te souviens, dans le taxi, il y a dix minutes, quand je t'ai demandé si tu m'écoutais ?
Sherlock fronça les sourcils, ne voyant absolument pas le rapport avec la conversation qu'ils avaient jusque-là.
— Oui, et ?
— Et tu as répondu par l'affirmative. Tu as dit que tu m'écoutais.
— Je m'en souviens, John, merci, c'était il y a dix minutes, répliqua Sherlock, plus sarcastique que jamais.
Un bref instant, John fut démangé par l'idée de le frapper, avant de se rappeler qu'il ne frappait pas les femmes, avant de se rappeler que Sherlock n'était une femme, avant de se rappeler que de toute manière la violence ne résolvait jamais rien, il en était convaincu, avant de se rappeler combien Sherlock nourrissait en lui des envies de violence. Cet homme était un puzzle, un casse-tête qui bouleversait toutes les certitudes de John en permanence, et cela l'épuisait. Il n'aurait pourtant échangé sa place pour rien au monde.
— Oui, et bien si réellement tu m'écoutais, au lieu de simplement le prétendre pour me faire plaisir, tu saurais pourquoi nous n'allons pas dans le bureau de Greg.
John croisa les bras sur sa poitrine, et n'ajouta rien. Il ne ferait pas ce plaisir à Sherlock. Sur un palier dans un escalier plutôt glacial — les moyens de Scotland Yard ne passaient définitivement pas dans le chauffage —, ils avaient l'air plutôt ridicule. Sherlock s'apprêtait à ouvrir la porte du palier, John était un peu plus loin, sur une marche plus haut, en direction des étages supérieurs. Depuis qu'il était une femme, il était plus petit qu'avant, mais toujours d'une taille supérieure à celle de John, et là, ils étaient à égalité. Ils s'affrontaient en chiens de faïence, séparés par un mètre, John bras croisés, Sherlock sourcils froncés. Définitivement ridicules.
— D'accord, céda Sherlock soudainement. Je ne t'écoutais pas. Veux-tu bien le répéter, et me dire pourquoi nous n'allons pas voir Lestrade ?
— Alors là, tu rêves ! Je ne vais certainement pas te répondre tant que je n'aurai pas eu des excuses !
— Des excuses ? À propos de quoi ? Je viens de reconnaître que je ne t'écoutais pas et t'avais donc menti en affirmant l'inverse !
— Ça justement ! Reconnaître les faits ne veut pas dire que tu les regrettes, que tu t'en excuses !
Sherlock leva les yeux au ciel, croisa ses bras sur sa poitrine à son tour. De plus en plus ridicules.
— John, tu as conscience que plus tu nous fais patienter, plus une famille souffre de ne pas savoir ce qui est arrivé à son mari, à leur fils. Des gens comptent sur moi pour la résolution de ce crime !
Il déclama sa tirade d'un ton passionné, presque larmoyant. John contempla le spectacle d'un œil critique. Il aurait pu se reconvertir dans le théâtre ou le cinéma sans la moindre difficulté. Son ami, en revanche, le connaissait trop bien pour se laisser attendrir. La carte de la compassion et de la culpabilité, Sherlock la jouait un peu trop souvent, comme pour prouver au monde entier qu'il était un connard sans cœur, tout en affirmant à quel point John était son exact opposé. La seule chose qui émouvait encore John quand il sortait ce genre de trucs, c'était de lire entre les lignes à quel point c'était un compliment à son égard. À quel point Sherlock disait, à travers ça, que John était un meilleur homme que lui. C'était faux, mais John prenait quand même le compliment.
Par contre, à part ça, ça ne fonctionnait plus du tout.
— À d'autres, Sherlock ! se moqua-t-il. Tout ce qui compte pour toi, c'est la résolution, et t'es fier comme un paon depuis au moins deux heures !
Le détective s'apprêtait à répliquer, quand la poignée de la porte près de laquelle il se tenait s'abaissa. Par réflexe, il s'éloigna brusquement, évitant de se faire cogner quand la porte pivota sur ses gonds et s'ouvrit, révélant une Sally Donovan, surprise de les trouver là.
Elle les observa une poignée de secondes, tous les deux drapés dans leur rôle, John une marche plus haut, clairement en train de jouer une scène dans le quotidien de drama-queen de Sherlock.
— Bande de tarés, marmonna-t-elle avant de se lancer dans la descente, disparaissant rapidement à leurs yeux.
John croisa le regard de Sherlock, y lut l'exact reflet des siens : une pointe de déception de n'avoir pas pu aller au bout de leur jeu, et une envie de rire, parce que Sally ne les comprenait pas, ne les comprendrait jamais, et qu'il valait mieux prendre le parti d'en rire.
John ne put empêcher son visage de sourire largement, à défaut d'éclater de rire, et il eut le sentiment qu'un éclair déchirait son corps tandis que Sherlock lui souriait en retour. Il souriait si peu avec ce sourire-là, le vrai, le pur, le sincère. Pas celui destiné à faire semblant, à faire peur, pas celui de joie sadique et malsaine quand il résolvait des enquêtes ou trouvait un indice décisif. Celui de joie pure, presque enfantine, il était si rare. John réalisait qu'il ne l'avait pas vu depuis sept mois. Deux ans et sept mois. Sherlock n'avait pas souri comme ça depuis son retour. John avait oublié à quoi ressemblait ce sourire, et quand Sherlock le lui offrit, cela lui revint avec force. Ni le temps d'absence, ni la colère et la douleur de son absence et de son retour, ni la transformation de son corps en celui d'une femme n'avaient altéré ce sourire, qui lui broyait les entrailles avec une force incommensurable.
Il aurait pu mourir sans la moindre hésitation pour ce sourire.
— Je m'excuse de ne pas t'avoir écouté dans le taxi, reprit Sherlock doucement. Je regrette de t'avoir menti en affirmant le contraire.
Il était sincère, John pouvait le voir.
— Merci, lui répondit John sur le même ton. Lestrade est malade. Il est arrêté pour quelques temps, et vu l'urgence des enquêtes criminelles, celle-là a été confié à un autre DI. Coulson. On ne le connaît pas, mais c'est à lui qu'on doit en référer désormais. Il est deux étages plus haut. Tu viens ?
Sherlock lui emboîta aussitôt le pas, râlant sur l'organisation des bureaux de Scotland Yard. C'était absurde que les bureaux de tous les DI chargés des enquêtes criminelles ne soient pas au même niveau. Sur ce point, John était totalement d'accord avec lui.
— Comment Lestrade a pu tomber malade, aussi ? rajouta Sherlock à ses jérémiades, comme s'il reprochait à leur ami d'avoir été plus faible que son corps, l'obligeant à devoir travailler avec un autre.
John soupira.
— Le bain forcé d'hier, ça te dit quelque chose ? Il a dû aller aux urgences cette nuit, il a une sale grippe avec infection pulmonaire, le pauvre !
Ils n'avaient jamais vu le DI Coulson avant aujourd'hui, et le découvrirent en entrant dans son bureau. Sherlock étant Sherlock, il entra comme il le faisait toujours, sans frapper ni s'annoncer, comme s'il avait tous les droits d'être ici. Lestrade avait fini par accepter ça comme il acceptait le reste, mais bizarrement, ce ne fut pas le cas du nouveau DI. John aurait volontiers dit à son ami que ça ne se faisait pas, mais il ne lui en avait pas lancé le temps.
Le DI Coulson était l'archétype du flic dans l'imaginaire collectif, grand, imposant, la cinquantaine grisonnante, l'air patibulaire, et prêt à gueuler des ordres à qui mieux-mieux. S'il n'avait pas été interdit de fumer dans les locaux de Scotland Yard, John aurait été prêt à parier qu'il aurait eu une clope au bec en permanence. Bien sûr, il était blanc, hétéro, probablement cisgenre, et raciste, mais ces derniers éléments, le médecin était incapable de les deviner au premier coup d'œil. Sherlock aurait sans doute pu le déduire, mais il avait l'esprit suffisamment obnubilé par l'enquête qu'il laissa son cerveau absorber les informations, les déductions intempestives et habituelles, sans pour autant s'attarder dessus.
Depuis toujours, depuis qu'il avait sérieusement développé sa science de la déduction, son œil voyait en permanence des dizaines de détails à propos de tout et tout le monde, et son cerveau était capable de les convertir en déductions immédiatement, mais il ne les écoutait jamais. Ça faisait partie de l'énorme flux qui passait à l'arrière-plan de son esprit. S'il traitait tout, il deviendrait fou en deux heures.
Le DI Coulson n'avait pour lui aucun intérêt, et donc le déduire était tout aussi inutile. Sherlock voulait juste résoudre l'enquête. Et passer à la suivante, pour avoir son shoot d'adrénaline.
— C'est pour quoi ? demanda le DI Coulson, avec une voix grave et éraillée.
Définitivement une voix de fumeur. Et pas du tout aimable. Il considérait le détective qui s'était laissé tomber avec grâce dans un fauteuil d'un air torve. John, mal à l'aise, resta debout.
— Je dois voir la femme, répliqua Sherlock. Je dois lui poser des questions. J'ai besoin de valider ma théorie.
Sa phrase n'avait pas beaucoup de sens, encore moins sans le moindre contexte. Lestrade aurait compris, bien sûr. Coulson n'y comprit rien, et les regarda, ahuris.
— Docteur John Watson, se présenta John en tendant la main.
Par réflexe, le DI la serra mollement, mais ses yeux revenaient systématiquement à Sherlock.
— Et Sherlock Holmes, détective, poursuivit John en désignant son compagnon. On travaillait avec Lestrade sur l'homme retrouvé dans la Tamise, M. Blackwell. Sherlock a trouvé une théorie pour résoudre le cri...
John n'acheva jamais sa phrase. D'un geste impatient, le DI avait secoué la main pour les congédier et s'était replongé dans les papiers de son bureau très encombré.
— J'ai autre chose à faire que jouer les baby-sitters, aller voir ailleurs si j'y suis, asséna-t-il sans les voir.
John resta abasourdi. Sherlock, arraché à son Palais Mental où il continuait de réfléchir à l'enquête pour vérifier si sa théorie était valide, fronça les sourcils et commença à déduire l'homme en face de lui. Il grimaça presque aussitôt. Père violent et castrateur, bon flic mais agressif, réussit grâce à son instinct davantage que ses réflexions, tendance à rudoyer les suspects et les témoins, muté ici après quelques affaires pas très clean, pour éviter des procès suite à de la violence verbale sur famille endeuillée. Sherlock était le premier à ne pas prendre en considération les sentiments des gens à qui il s'adressait au cours d'une enquête, mais quoi qu'en disait John, il avait du tact. Et jamais il n'aurait hurlé et volontairement secoué ou giflé quelqu'un pour obtenir une réponse. Parfaitement inutile quand il suffisait de poser les bonnes questions et laisser tout le langage non-verbal répondre à la place. Du moins, sauf en cas d'extrême urgence ou de stress aggravé.
Sherlock n'avait même pas encore tout déduit de l'homme, mais déjà ne l'aimait pas. Il se hérissa, prêt à répliquer vertement, quand la main de John se posa sur son épaule, coupant toutes ses velléités de rébellion.
— Je ne suis pas certain de bien vous suivre, répliqua John d'une voix froide. Nous travaillons sur l'enquête, qui vous a été confié par Scotland Yard.
Sherlock eut un demi-sourire. Il aimait beaucoup quand les gens ne se méfiaient pas de John, des dégâts qu'il pouvait faire, que cela soit par les mots ou par les gestes. Les gens s'arrêtaient trop souvent à son apparence de gentil médecin, ce qu'il était assurément. Ils ne voyaient jamais à quel point il pouvait devenir dangereux quand il le voulait bien. Lui adorait son John dangereux.
John n'avait pas aimé le terme de « baby-sitter ». Et surtout, il ne le comprenait pas. Bien sûr, Sherlock pouvait aisément se faire passer pour quelqu'un de dix ans de moins que son âge, ce qui était encore plus frustrant que ses six ans de moins que John, parfois, mais dans tous les cas, il avait l'air d'un adulte. John aussi, personne ne pouvait en douter.
Pourtant l'homme les traitait comme s'ils étaient des enfants, et ça ne lui plaisait pas du tout. À la frontière de sa conscience, une petite voix murmurait à John qu'il savait très bien pourquoi l'homme agissait comme ça, mais il ne l'écoutait pas.
— Vous n'êtes pas dans mon équipe, répliqua la DI. Je n'ai pas à vous écouter, et j'ai mieux à faire que de perdre mon temps avec vous. J'ai un boulot moi.
— Moi aussi, répliqua John.
C'était plus ou moins vrai. Il n'avait pas d'emploi actuellement, sinon d'être sur les talons de Sherlock à chaque instant. Mais il pourrait en avoir un facilement. Malgré sa réputation sur la place londonienne, il n'avait jamais de difficulté à trouver un poste de médecin. Non seulement parce que Londres en manquait et comptait beaucoup de médecins étrangers, mais aussi parce que sa réputation dans l'armée le précédait. Il avait été chirurgien traumatique sur le terrain, dans des conditions beaucoup plus extrêmes que les blocs aseptisés.
Il n'était pas un enfant qu'on pouvait congédier à sa guise.
Et Sherlock encore moins.
— Moi aussi, lui fit écho Sherlock. Le mien étant d'être plus intelligent que vous et résoudre les enquêtes dans lesquelles vos services pataugent lourdement, aux frais du contribuable.
Sherlock était, au vu du ton tranchant qu'il employait, en colère également. En temps normal, John l'aurait calmé, mais là, il n'en avait plus aucune envie, au contraire.
Le DI ricana.
— Écoutez le duo de comiques, je ne sais pas ce que vous foutez, et je m'en branle totalement. Si Lestrade est pas capable de bosser tout seul, c'est son problème, moi je sais ce que je fais, alors vous dégagez.
— Parce que vous avez élucidé le meurtre ? demanda Sherlock. Moi, oui.
C'était faux. Il avait seulement une théorie, qu'il devait vérifier en parlant à l'épouse du macchabée, et revoir certains éléments de la scène de crime. Ils étaient venus à Scotland Yard parce que la femme devait y être interrogée ce matin, et Sherlock voulait en profiter, et ils avaient prévu de se rendre ensuite sur les bords de la Tamise. Mais il préférait le présenter comme une certitude, face à l'homme qui les considérait comme des imbéciles inutiles.
— Écoute ma jolie, reprend soudain le DI en se redressant, t'es bien mignonne, mais je résous des crimes, moi ici, d'accord ? C'est une affaire d'hommes, les crimes, d'accord. Tu peux aller t'amuser aux mœurs si ça t'amuse, avec toutes les autres qui aiment se plaindre à chaque fois qu'un homme leur fait un compliment. Va jouer ailleurs, moi j'ai du boulot, d'accord ?
Il ajouta à sa tirade une œillade de haut en bas, qui déshabilla littéralement Sherlock, assis dans le fauteuil, du regard. Toujours peu habitué à ce corps, le détective s'était installé comme d'habitude, torse bombé, jambes légèrement écartées. Il faisait inconsciemment ressortir sa poitrine et même s'il portait un pantalon, il avait les jambes écartées. Pour bien des connards, c'était une invitation, un consentement. Et dans le regard du DI, il y avait clairement une envie d'accepter l'invitation. Il refusait d'écouter Sherlock parce qu'il était une femme, mais il ne se serait pas fait prier de la sauter, parce que c'était ce à quoi servait les femmes, d'après lui.
John et Sherlock restèrent absolument abasourdis dans un premier temps. La petite voix à la lisière de la conscience de John fanfaronnait en mode « je le savais, moi d'abord, na ! ». La science de la déduction de Sherlock collectait tous les indices qui auraient pu le renseigner sur quel genre d'homme était celui en face d'eux, et qu'il avait négligé jusque-là. Instinctivement, il avait refermé les jambes, et replié ses bras sur sa poitrine. Ça n'avait pas été un geste conscient, il n'avait pas réalisé qu'il se protégeait.
Mais John, lui, vit parfaitement ce geste. Sherlock, SON Sherlock, l'homme le plus arrogant et inconscient qu'il connaissait, se protégeait instinctivement parce qu'un connard machiste le regardait comme s'il était un bout de viande. Le médecin sentit ses poings se serrer instinctivement, empli d'une violence et d'une colère qu'il n'avait pas ressentie depuis très longtemps.
— Je t'en prie, l'invita Sherlock avec un grand geste de la main.
— J'ai ton accord ? demanda le médecin sur le ton de la conversation. Parce que je crains qu'on ne doive appeler Mycroft, ensuite. Et tu ne voulais pas le mettre au courant, jusqu'à maintenant ?
Le DI Coulson les regardait, comme surpris qu'ils ne soient pas encore partis.
— Il n'a pas besoin de connaître les détails, répondit Sherlock en haussant les épaules.
— « Autre DI que Lestrade, réflexions déplacées nous ayant malheureusement conduit à quelques extrémités » ? proposa John.
— Ça me semble parfait.
John hocha la tête. Ça ne serait pas la première fois. Avec un sourire et sans la moindre hésitation, il avança et contourna le bureau pour rejoindre Coulson, qui le regarda venir sans méfiance. Il n'eut pas le temps de réagir que le poing de John s'était déjà abattu sur son visage, en plein milieu. Il y un craquement, et l'os céda sous la pression des phalanges du médecin.
Lequel, pour faire bonne mesure, poursuivit son geste fluide, attrapa l'un des poignets de l'homme — le gauche, il était gaucher — et en quelques torsions bien maîtrisés, jeta le DI à terre avec une entorse qui l'empêcherait de répliquer, si toutefois il avait la bêtise d'essayer.
Sherlock en aurait presque applaudi, ronronnant de joie de voir son John agir ainsi. Ne jamais sous-estimer John Watson.
— On fait quoi, maintenant ? demanda Sherlock nonchalamment tandis que John revenait vers lui.
Le médecin observait sa main pour vérifier s'il ne s'était pas blessé en frappant le DI. Ce dernier était toujours à terre, abasourdi, et gémissant de douleur, d'une manière assez pathétique.
— Je veux dire, précisa Sherlock, on attend de se faire arrêter ou bien on rentre ?
— Il n'y a que moi qui va me faire arrêter, nota John.
Sherlock haussa les épaules.
— Pas forcément. Complice ayant encouragé le coupable ? Non-assistance à personne en danger ? On devrait pouvoir trouver un truc pour m'inculper.
John haussa les épaules à son tour.
— Rentrons, décréta-t-il. On sera mieux à la maison si Mycroft débarque.
— Tu l'appelles ? demanda Sherlock.
Alors qu'ils se dirigeaient vers la sortie, John était en train de sortir son téléphone de sa poche.
— Non. Tu ferais mieux de le faire, toi, répondit le médecin d'une voix douce.
— Ma voix...
— Est modifiée par le téléphone. Je ne suis pas sûr qu'il se rende compte de quoi que ce soit, d'autant qu'il va être furieux, et très occupé à gérer ce bordel.
Ils avaient parfaitement conscience qu'ils avaient réussi à éviter Mycroft par miracle toutes ces dernières semaines. Bien sûr, ils pouvaient passer des mois sans n'avoir aucune nouvelle de l'aîné des Holmes, mais ce dernier semblait toujours savoir exactement ce qui se passait dans leurs vies. Soit il n'avait aucune idée des récentes évolutions de la situation de Sherlock, soit il avait choisi de respecter son frère et ne pas s'en mêler. Bizarrement, aucune option n'était plus crédible que l'autre, tant Mycroft aimait avoir la mainmise sur la vie de Sherlock et que le concept d'ingérence était sa marque de fabrique.
En frappant, dans l'exercice de ses fonctions, un officier de police, John savait qu'il risquait de se faire arrêter, et qu'il lui faudrait l'aide de Mycroft pour s'en sortir sans dommage, mais cela nécessitait de le laisser entrer dans leurs vies, et donc qu'il découvre le changement de Sherlock. John ne l'aurait jamais fait sans le consentement de Sherlock. Évidemment, cela ne voulait pas dire que monsieur le gouvernement britannique allait débarquer chez eux dans les cinq minutes, mais la probabilité de le voir était brusquement devenue beaucoup plus élevée. Et même si Sherlock l'avait compris et accepté, il n'en restait pas moins angoissé à l'idée que Mycroft le voie ainsi. C'était stupide et sans fondement, mais il avait le sentiment que si Mycroft, son grand frère qui lui avait changé les couches (à son grand désarroi, des épisodes dont ils préféraient s'abstenir de se souvenir, tous les deux), le voyait ainsi, cela rendrait la chose réelle et permanente. Même après des semaines ainsi, Sherlock avait encore l'espoir de redevenir comme avant. D'être de nouveau un homme.
— Bonne journée, messieurs-dames.
Ils venaient de sortir du bureau vitré du DI Coulson, et s'apprêtaient à prendre le couloir en direction des escaliers quand la voix d'une femme les interpella. Assise derrière son bureau, elle avait une vue directe sur celui de Coulson. Et elle les souriait, parfaitement sincère dans sa salutation. John n'avait pas besoin de la science de la déduction de Sherlock pour comprendre : secrétaire du machiste qui continuait de se tenir le nez cassé en larmoyant, elle avait suivi toute la scène. Et n'avait pas l'intention de lever le petit doigt pour appeler une ambulance ou les empêcher de partir.
John eut un regard incrédule.
— La violence ne résous rien, poursuivit la jeune femme. Mais je peux comprendre que ça soulage et... je ne pense pas qu'il y aura grand monde pour s'en plaindre à cet étage, ajouta-t-elle d'une voix chantante. Je vous souhaite une excellente journée, monsieur, madame.
Coulson semblait reprendre pied avec la réalité, et commençait à crier. Pour se plaindre, et appeler à l'aide. Jusqu'à présent, la scène n'avait pas attiré grand monde, mais d'ici quelques secondes, cela allait grouiller de flics, et Sherlock entraîna John vers la sortie, sans lui laisser le temps de répondre à la jolie jeune femme qui lui faisait des signes de la main.
Ils se retrouvèrent dans la cage d'escalier sans encombre, presque surpris que personne ne les ait empêchés de partir.
— Ne regrette rien, asséna Sherlock.
Il connaissait suffisamment bien son ami pour savoir qu'il regrettait déjà de s'être laissé aller à une telle explosion de violence. Ça ne changerait ni la mentalité machiste, ni de gros connard du DI, et ne pouvait que leur apporter des ennuis. Et s'il s'était montré désagréable, il ne leur avait rien fait et la réaction de John avait été disproportionnée. Sans Mycroft pour tirer les ficelles de l'ombre, John pouvait être accusé et condamné sans l'ombre d'un doute.
— Je sais que tu l'as fait uniquement pour moi... mais crois-moi, il n'y a rien à regretter. Il rabaisse systématiquement ses collaboratrices tout en leur faisant des avances sexuelles, et semble avoir les mains baladeuses. Un peu trop souvent. Son équipe sur le terrain est exclusivement masculine, et ils ne cautionnent pas son comportement avec ses subordonnées de sexe féminin, ses secrétaires, de sexe féminin toujours, et ses collaboratrices. Mais, ils ferment les yeux, parce qu'ils ne sont pas concernés directement par son sexisme latent et son harcèlement sexuel.
John resta bouche bée. Il aurait eu des tas de choses à dire, sur le fait que l'équipe de ce mec étaient aussi des connards de n'avoir rien dit pendant longtemps, sur le fait que Sherlock l'avait remercié de l'avoir défendu, mais la seule chose qu'il arrivait à penser, c'était combien cet homme (dans un corps de femme, mais ça restait un détail) était magnifique, intelligent, et brillant. Et si son cœur se mit à battre un peu trop fort, c'était uniquement dû à l'effort physique, parce qu'ils descendaient les marches rapidement pour partir du bâtiment dans les plus brefs délais.
— Comment tu... comment tu sais tout ça ? demanda John, toujours abasourdi.
Question beaucoup plus neutre et sans danger que les autres.
Sherlock, qui marchait devant lui, s'arrêta brusquement, en plein milieu d'une volée de marches, et John le percuta de plein fouet, son visage heurtant le dos de son ami sans qu'il n'y puisse rien. Par miracle, Sherlock eut le réflexe de l'attraper et les stabiliser, histoire d'éviter qu'ils ne finissent de descendre dans un roulé-boulé des douzaines de marches plus loin, à moitié cassés, s'ils ne se brisaient pas purement et simplement la nuque au passage.
— Voyons, John, c'est évident ! râla le détective en levant les yeux au ciel.
John ne trouvait absolument pas cela évident, et de toute manière, la proximité du corps de son ami contre le sien, la manière dont il le tenait, était nettement plus perturbante que tout le reste. Le sang battait à ses tempes, le rendant partiellement sourd et aveugle à tout ce qui n'était pas son cœur tambourinant, et il ne réalisa pas que Sherlock aussi était perturbé par cette soudaine proximité.
Ses pommettes rougirent furieusement, et il lâcha John presque aussi soudainement qu'il l'avait agrippé, tout en reprenant sa descente. John, par pur réflexe, le suivit.
— Je l'ai déduit, voyons. De lui, juste avant que tu ne lui casses le nez. De la jeune secrétaire qui nous a parlé. Mais aussi des trois autres collaboratrices qui nous regardaient de loin, en nous écoutant, et le mec dans le bureau d'à côté qui baissait la tête en faisant mine qu'il ne voyait et n'entendait rien... C'était évident.
John n'avait même pas remarqué qu'ils avaient tant de public pour leur scène.
— Ah. Bien sûr. Évident, c'est le mot.
Ils franchirent les portes qui les séparaient du hall dans le plus grand silence. Personne ne sembla les remarquer, et ne vint les arrêter, tandis qu'ils quittaient les bureaux de Scotland Yard sans être inquiétés.
— Je rajouterai à cette analyse la facilité de notre départ, poursuivit Sherlock en arrêtant un taxi. Nous avons plus de soutien que prévu, et personne n'a envie de se donner la peine de nous poursuivre.
John ne répondit rien. Quand Sherlock s'auto congratulait, il valait mieux le laisser parler. Et, de toute manière, il avait raison.
— 221B, Baker Street, indiqua-t-il au chauffeur (chauffeuse ? chauffrice ? c'était une femme. John ne connaissait pas le mot. Cette histoire de Sherlock changé en femme qui l'obligeait à réfléchir à la condition féminine lui faisait mal au crâne, parfois). À moins que tu ne veuilles aller ailleurs ? demanda-t-il obligeamment à Sherlock.
Ce dernier haussa les épaules. La validation de sa théorie et la résolution de l'enquête nécessitait un passage à la scène de crime, mais uniquement s'il avait pu parler à la veuve auparavant, et la rencontre avec le DI Coulson avait coupé court à tout cela, alors tant pis.
— Appelle ton frère, ordonna John en sortant son propre téléphone pour écrire un message à Greg.
Quelques instants plus tard, il réalisa à quel point il était énervé. Au lieu de contacter seulement Greg, il avait écrit sur la conversation qu'ils avaient en commun avec Molly. Et d'une simple description des faits « Coulson est un gros connard machiste, comment tu as pu lui confier cette enquête ? », il était parti dans des messages à la chaîne, râlant sur l'homme, ses commentaires, sa manière de regarder Sherlock, son état d'esprit, le témoignage de l'autre femme, les déductions de Sherlock, l'odieux commentaire infantilisant Sherlock du seul fait que c'était une femme, et il n'en finissait pas de déverser sa colère par messages auprès de ses amis, qui ne répondaient pas spécialement. Après le premier message, Molly avait poliment demandé de développer, de raconter ce qui s'était passé, mais elle devait s'en mordre les doigts, après trente-deux messages furibonds de John. Elle n'avait plus rien écrit.
« Woh, je dormais ! C'est quoi tout ce bordel ? J'ai même pas la force de lire ! » répondit soudain Greg.
« Rien de grave, rendors-toi et soigne-toi. C'est juste John qui découvre le sexisme ordinaire. » commenta Molly.
« Oh. Ouais, Coulson est un connard. Pas moi qui ai décidé de qui récupérait mes affaires en cours. Déso. Je retourne me pieuter »
John se sentit coupable. D'avoir invectivé Greg qui n'avait rien demandé, alors qu'il était malade comme un chien. Et de constater que Molly n'était même pas surprise de tout ce qu'il disait. Son message avait le ton de la normalité blasée, comme s'il découvrait un truc dix ans après tout le monde.
« Désolé, repose-toi Greg. Soigne-toi bien. Molly, c'est vraiment si fréquent, ce genre de choses ? »
« Au point de ce mec, non. Mais sinon, oui. Les réflexions déplacées, les commentaires machistes, ou ceux qui soulignent l'incompétence des femmes simplement du fait de leur sexe ou leur genre, c'est quotidien. Il serait vraiment temps que vous l'appreniez... »
John se sentit encore plus coupable. Il avait toujours su bien sûr, il avait lu les témoignages, s'était indigné comme beaucoup d'autres, mais il ne s'était jamais réellement concerné avant aujourd'hui, et il en avait honte.
À côté de lui, Sherlock avait tenu la conversation la plus brève de tous les temps avec son frère :
— Bonjour Mycroft, nous avons eu un léger souci avec un DI de Scotland Yard, suite à quelques réflexions déplacées de sa part. Merci d'en régler les conséquences rapidement, ainsi que de remettre sur pied Lestrade, il est nettement plus utile. Bonne journée.
Il avait raccroché avant même que Mycroft n'ait eu le temps d'en placer une. Il était en train de s'énerver quand Sherlock avait coupé la conversation. Bien évidemment, il tenta de rappeler son frère, mais ce dernier coupa la sonnerie de son téléphone, et ignora ostensiblement celui-ci.
Il préféra se concentrer sur John, assis à côté de lui dans le taxi qui filait à travers la ville. Tout s'embrouillait, quand il pensait à John.
— Tu te souviens de la dernière fois que tu as frappé quelqu'un ? demanda brusquement Sherlock.
Il maudit presque aussitôt son cerveau. Ce n'était pas son genre de se laisser aller à parler sans réfléchir. Si tout le monde agissait comme ça en permanence, il comprenait le désespoir du reste de l'humanité.
— Pardon ? demanda John en se tournant vers lui. Tu veux vraiment parler de ton grand retour ?
Sherlock frémit. Il n'avait absolument pas besoin d'en parler pour se souvenir, et ressentir de nouveau toutes les émotions qui l'avaient traversé à ce moment-là, un trop plein d'émotions qu'il n'arrivait pas à démêler, et qui s'était toutes réunies en une seule : la douleur, quand John lui avait écrasé son poing dans le visage. À la réflexion, il l'avait fait avec quand même plus de douceur et de gentillesse que le coup qu'il avait asséné au DI. Sherlock avait eu mal, mais pas le nez cassé, lui.
— Non, de la dernière fois que tu as frappé quelqu'un de Scotland Yard, je voulais dire.
— Fallait préciser.
— C'était évident.
— Évident pour toi ne veut pas dire évident pour le reste du monde.
— Ça devrait.
— Ton arrogance te perdra, Sherlock.
Il se permit un sourire arrogant.
— Peut-être. Tu t'en souviens, alors ?
John le regarda, et comme parfois, Sherlock fut incapable de comprendre l'expression inscrite au fond des yeux de son ami. De la nostalgie ? Du chagrin ? De la joie ? Il s'en souvenait, c'était certain. Et il se souvenait aussi du contexte, de leur fuite à travers la nuit, menottés l'un à l'autre, déséquilibrés en rythme. Les choses, ensuite, s'étaient précipitées et Moriarty avait précipité sa chute — littéralement. Le souvenir était un bon souvenir pour Sherlock. Ça n'aurait sans doute pas dû l'être, parce qu'il était accusé d'être un kidnappeur, un cinglé, et un menteur, sans compter l'insulte faite à son génie. De plus, ces évènements avaient marqué un tournant dans leurs existences, il avait dû ensuite se faire passer pour mort, et passer deux longues années loin de chez lui, loin de John. Tout était réuni pour qu'il garde un mauvais souvenir de cette journée, mais il n'y parvenait pas. John l'avait défendu quand on était venu l'arrêter. Il avait frappé le superintendant de Scotland Yard, et l'avait fait sans sourciller, même en ayant parfaitement conscience qu'il allait se faire arrêter. Ils avaient fui ensemble, main dans la main. Littéralement. Sherlock savait déjà plus ou moins, à ce stade, qu'il allait devoir partir, mentir à John, lui infliger la douleur de sa perte. Tout n'était pas encore figé, tout n'était pas encore certain, mais dans toutes les ramifications que son esprit générait pour cette enquête, la possibilité existait.
Alors il avait aimé, cet instant de partage avec son meilleur ami, pendant un moment désespéré, dans une fuite, avant que tout ne le rattrape, et que le cerveau de Sherlock ne doive se reconcentrer sur leurs problèmes.
— Oui, Sherlock, répondit John d'un ton doux. Je m'en souviens. Ce serait difficile de l'oublier.
Le détective détourna les yeux, mal à l'aise. Il ne savait pas interpréter la douceur du ton de John, ce qu'il voulait dire par « difficile de l'oublier ». Qu'est-ce qui était difficile à oublier ? Le moment où il avait frappé le superintendant ? La fuite ? L'arrivée chez Moriarty, ou plus exactement cette stupide journaliste que ce génie du mal avait totalement manipulé ? La suite, et ses désastreuses conséquences ?
— Je n'ai jamais su ce qu'il avait dit pour que tu le frappes, commenta Sherlock.
— Ça a de l'importance ? demanda John en haussant les épaules.
— Oui. Non. Je ne sais pas. C'est pour l'exhaustivité de mon souvenir.
— Ton souvenir est forcément complet. Tu ne peux pas te remémorer ce qu'il a dit qui m'a fait le frapper parce que tu n'étais pas dans la pièce. Tu ne peux avoir des souvenirs que de ce que tu as vécu. Tu n'étais pas là à ce moment-là.
Sherlock haussa les épaules à son tour, toujours tourné vers la fenêtre. Il était incapable d'avoir cette conversation en regardant John.
— Pour l'exhaustivité de ma compréhension de la scène liée à ce souvenir, si tu préfères.
— Parfois, tu es vraiment inutilement compliqué, soupira John. Mais je ne peux pas t'aider sur ce coup-là. Je n'ai pas ta mémoire. Je sais qu'il t'a insulté, et que j'étais déjà fatigué, à bout de nerfs, et que j'ai perdu patience, mais je ne me souviens pas des mots exacts, désolé.
— Oh. D'accord. Merci de ta précision.
Le silence retomba sur l'habitacle. John ne savait pas très bien ce que cette conversation leur avait amené. Ce dont il était certain, cependant, c'était d'avoir menti. Il se souvenait parfaitement ce qu'avait dit le superintendant ce jour-là. Il se souvenait de cette journée avec une précision affolante. Mais il refusait de le dire à son meilleur ami. Il ne voulait pas qu'il comprenne que les mots avaient été relativement anodins, mais que John avait réagi beaucoup trop violemment. Il ne voulait pas qu'il réfléchisse au fait qu'il était capable de frapper n'importe qui traitait Sherlock de taré avec un ton si méprisant.
Ils n'eurent pas besoin d'en discuter davantage. La taxi arrivait devant chez eux, et il ne semblait pas y avoir des voitures de flics en planque pour les arrêter, ce qui était une bonne nouvelle. Ils pouvaient rentrer chez eux.
Prochain chapitre le Me 18/10 !
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