On regrettait souvent le passé, même lorsque celui-ci n'était pas tout rose. Souvent, on se remémorait une innocence qui parfois n'existait pas. Jackson avait eu la chance d'en avoir eu une. D'avoir vécu la majorité de sa vie simplement, sans rencontrer trop d'obstacles. Son nom de famille avait longtemps été un moyen d'éviter les ennuis, de se faire une réputation, de prolonger celle-ci, tout en ayant droit à des choses que le commun des mortels désirait ardemment. Souvent, c'était la richesse, des passe-droits ici et là et surtout, un moyen de ne pas être embêté. Ah, on n'osait pas mal regarder Jackson Whittemore ou le provoquer, non. Si par malheur, on l'agressait ou s'approchait de lui d'un peu trop près, une justice partiale intervenait – lui donnant très souvent gain de cause, même lorsqu'il exagérait.
C'était à peu près à cette époque que tout avait commencé à changer pour lui. Que son nom de famille avait graduellement perdu son importance à ses yeux, qu'il ne lui avait même plus vraiment servi. Parce que c'était à ce moment-là qu'il avait perdu son humanité, gagnant un pouvoir étrange. Derek Hale l'avait mordu ce qui, techniquement, était censé le transformer en loup-garou. Mais Jackson était devenu un hybride, un loup-lézard. Un kanima. Au départ, c'était compliqué. En fait, il n'était pas vraiment lui-même. C'était cette bande d'idiots, celle de Scott McCall, qui l'avait sauvé. Souvent flanqué de son insupportable meilleur ami, Stiles imprononçable Stilinski, le latino un peu simplet s'était évertué à lui rendre le monde surnaturel familier. A l'amadouer aussi un peu. Jackson n'y croyait pas et dans un sens, il était certain qu'on n'arriverait jamais à le changer.
Pourtant, c'était arrivé.
Jackson se croyait insensible. Solitaire. S'imaginait ne penser qu'à sa poire toute sa vie. Se pensait le plus fort de tous. Précieux. Se croyait sans réelle empathie, sans aucun attachement pour quiconque.
Au départ, il avait découvert qu'il pouvait supporter la compagnie de cette bande en construction qui, à la base, le répugnait. Pour lui, ils n'étaient pas du même monde. Puis, peu à peu, Jackson s'était rendu compte qu'il riait avec eux, parfois, qu'il désirait réellement participer aux activités de la meute. Il avait notamment pris conscience du fait qu'il ne se pensait pas si supérieur que cela, qu'il… Avait besoin de prouver sa valeur. Comme si elle n'était pas automatique parce qu'en réalité, son nom de famille ne le définissait pas. Par la suite, il s'était pris à vouloir protéger ses amis. Puisqu'il était devenu un être surnaturel, autant faire en sorte que ses pouvoirs bizarres lui servent à quelque chose. S'ils étaient assez forts pour faire le mal, ne pouvait-ils pas aider à faire le bien ? Jackson avait alors graduellement découvert qu'en fait… Il les aimait, tous. Même cet abruti de McCall. Même cet empaffé de Stilinski.
Jackson remercia le barman qui lui servit un verre de whisky des plus remplis. Au moins, ici, on n'était pas avare, on n'économisait pas la boisson. Sans chercher à se cacher d'aucune manière, il sortit une petite fiole de sa poche, dont il versa une petite partie du contenu dans son verre. La poudre bleu marine disparut lentement, se diluant dans l'alcool avec une facilité déconcertante. Les boissons alcoolisées n'avaient aucun effet sur les loups-garous et ça, c'était de notoriété publique dans le monde surnaturel. Mais l'on savait aussi qu'une petite dose d'aconit permettait aux loups de tricher un peu, de goûter à ce plaisir parfois malsain pendant un moment, un instant. Jamais ils ne finiraient saouls pour autant. L'alcool, mêlé à un peu d'aconit, ne pouvait rien faire de plus que désinhiber et détendre suffisamment celui qui désirait le boire, lui faisant ainsi oublier ses soucis quotidiens.
Et, dans le cas de Jackson, flouter ses souvenirs le temps d'une heure ou deux.
Une douleur aussi soudaine qu'habituelle le fit se crisper sur son tabouret et grimacer. Le kanima poussa un juron, ignora cette salve pleine de décharges électriques et avala son verre d'une traite. Ça aussi, il devait l'oublier. Tout faire pour ne plus la ressentir. Plus consciemment, en tout cas. Jackson prit un second verre et y ajouta une nouvelle dose d'aconit.
Il était loin, le bon temps. Le temps où ils étaient tous ensemble, à courser le mal, à enquêter nuit et jour, à tenter de maintenir de bonnes notes au lycée… Jackson y repensait avec joie. Parce qu'il s'agissait, globalement, de bons souvenirs. De moments qui le poussaient à se dire que la vie valait la peine d'être vécue… Même si la sienne avait perdu tout son éclat. Qu'elle ne valait plus grand-chose. Qu'il la passait à souffrir le martyr. C'était bien pour cela qu'il était venu à Brooklyn, non ? Pour essayer de se soulager un peu, de rendre son existence un peu plus supportable.
De se soigner, au moins pour un temps donné.
Jackson devait toutefois faire attention à ne pas abuser sur le mélange aconit-alcool : il avait des gens à démarcher. Des gens… Oui, ou des créatures selon les avis. Et il ne comptait pas attendre le lendemain pour cela. Ces êtres vivaient et s'animaient la nuit, se cachant le jour pour éviter la mort, et le regard des autres. Jackson lui-même les détestait, mais… Il avait besoin d'eux et ça l'emmerdait réellement de l'avouer. Cependant, c'était le cas et le kanima n'avait d'autre choix que de faire avec.
Ainsi, lorsque minuit sonna, Jackson s'efforça de sortir de ce bar et de prendre la direction de cette adresse qu'on lui avait donnée. Une adresse à laquelle il ne devrait pas se rendre alcoolisé, mais… Le kanima avait perdu la notion de certaines choses, dont son instinct de survie. La faute à son moral, au plus bas depuis des semaines… Ou des mois, il ne le savait plus vraiment. Depuis l'éclatement de la meute, en fait.
Et la mort de deux de ses membres.
Ainsi, il passa les portes d'un club à l'allure mauvaise tout en sachant qu'il allait possiblement tomber dans un traquenard. Au pire, qu'est-ce qu'il risquait ? Se faire vider de son sang, certes. Et à part ça ? Se faire dépouiller de tout son argent. Qu'importe. Sa vie valait-elle encore la peine d'être vécue ? Un nouvel élan de souffrance traversa l'entièreté de son corps. Et ça. Cette douleur. Insupportable. Il fallait qu'il la calme, qu'on l'anesthésie… Un instant, rien qu'un instant.
La musique du club, bien trop forte pour ses tympans lupins, le fit grimacer. Mais Jackson, loin d'abandonner, sortit un petit papier de sa poche et le tendit au barman, qui lui indiqua d'un geste simple d'aller à l'étage. Au moins, il était au bon endroit. Jackson ne remarqua toutefois pas son air quelque peu angélique et le regard étrange qu'il posait sur lui. Il s'en fichait. Seul comptait son but, la raison de sa venue dans ce club, cet hôtel de vampires.
La délivrance d'un instant.
Jackson ne le savait pas, mais sa souffrance se voyait, se sentait, attirait. On l'avait remarqué et on comptait bien ne pas le laisser filer. Après tout, un loup consentant était une proie de choix, surtout lorsqu'il était aussi désespéré. Ainsi, lorsqu'il arriva à l'étage, tout aussi sombre que le rez-de-chaussée, Jackson se fit aussitôt alpaguer par un de ces êtres au cœur mort.
- Qu'est-ce que tu veux, mon loup ? Susurra l'homme à son oreille.
Jackson n'était pas extrêmement fan de cette proximité, mais déjà, l'odeur du venin le charmait, détendait son corps crispé. Le vampire n'était pas stupide : sa souffrance, il la voyait. La douleur, ça rendait les gens faibles et bien plus coopératifs. Les yeux du kanima commencèrent à perdre leur éclat de vie, de conscience. Et rien que ça… Rien que ça, c'était dangereux. Un red flag qui devrait l'alerter. En soi, l'instinct du loup fonctionnait et lui hurlait de ne pas faire ça, de ne pas se laisser tomber si bas.
Mais il avait mal au corps et au cœur.
- Apaise-moi.
Un murmure aux allures de plaintes. Un gémissement presque silencieux. Un appel à l'aide désespéré. Le cri de celui qui avait déjà goûté à l'euphorie du vide et qui n'attendait qu'une chose : recommencer.
Puis faire durer.
Cette ville pullulait de vampires… Et c'était exactement pour ça qu'il y était venu. Jackson détestait ces montres qui avaient détruit sa vie, mais… Ils étaient les seuls détenteurs de l'unique drogue qui pouvait l'apaiser. Tout lui faire oublier, jusqu'à la mort qu'il sentait le gagner à petits feux.
La même mort qui avait emporté Liam, quelques mois plus tôt.
Et maintenant, son propre tour approchait.
Jackson ferma les yeux tandis que le vampire le plaquait contre le mur du couloir d'une façon si doucereuse qu'il n'eut plus aucune réticence à se laisser faire. L'alcool coupé à l'aconit aidant, Jackson accepta l'idée qu'il avait encore cédé, qu'il se laissait tout bonnement devenir une proie.
Lorsque les crocs percèrent la peau de son cou, il ne fut plus capable de répondre de rien.
La douleur sembla s'envoler en un instant et Jackson sentit la petite mort le saisir et l'emporter loin, très loin… Là où la souffrance n'existait pas, où l'inconscience régnait sur tout.
