Chapitre 9 : Perdus dans la Brume

Une fois sortie de la ville, je prends une grande inspiration tandis que la pesanteur de la Brume s'abat sur moi. Les murs de Lindblum nous protégeaient de sa présence oppressante, et j'avais presque oublié l'effet qu'elle avait. C'est plus une impression générale d'hostilité qu'une sensation physique, mais elle est assez forte pour qu'il faille presque se concentrer pour mettre un pied devant l'autre. J'en viens même à me demander, l'espace d'une seconde, si je n'aurais pas mieux fait de rester derrière, à l'abri. Mais cette idée me paraît aussitôt ridicule : je donnerais n'importe quoi pour continuer de passer du temps avec Djidane et les autres.

. Je me mets à réfléchir en suivant Freyja, qui prend la tête de notre groupe avec un air déterminé. Dans le jeu, j'aurais fait un détour par la Forêt des Chocobos pour récupérer un moyen de transport plus rapide et pour éviter les combats aléatoires, je passerais par la Porte Sud pour trouver le Moka de Moricio, puis j'irais au marais des Kwe pour intégrer Kweena dans le groupe, mais je doute que le chevalier-dragon accepte de faire trop de détours, concentrée comme elle l'est sur le danger qui pèse sur son pays natal. Et de toute façon, si je proposais ce genre de choses, je ne vois pas comment je pourrais arriver à justifier ce que je sais sans trahir mon secret. Et qui sait comment mes amis réagiraient : je pense qu'ils me soupçonnent déjà de ne pas être tout à fait honnête avec eux, alors si je disais toute la vérité, ils ne me feraient probablement plus confiance du tout, et me forceraient à retourner à Lindblum, ce qui serait absolument inenvisageable pour moi. Par ailleurs, je ne sais pas ce que je peux réellement faire pour eux, mais j'espère que savoir un peu ce qui nous attend me permettra de les aider un peu, ou au moins d'éviter certains des pires dangers qui nous attendent.

« À quoi est-ce que tu penses, Claire ? me demande Bibi en s'approchant de moi et en prenant ma main.

- Oh, euh, à rien, je réponds de manière très convaincante. Je me demandais juste comment Freyja fait pour savoir où elle va dans cette purée de pois.

- J'ai beaucoup voyagé au cours des années, répond la femme-rat sans se retourner ni ralentir. Et c'est un trajet que j'ai fait à de maintes reprises, donc je le connais assez bien. Par ailleurs, on peut voir les pics des monts Aerbs vers le Nord, et je sais que la Caverne de Guismar où nous nous rendons les traverse. Nous ne devrions donc pas avoir de difficultés à la trouver. »

De fait, en plissant les yeux, j'arrive tant bien que mal à distinguer une forme sombre qui se dresse à l'horizon, mais Freyja doit avoir une bien meilleure vue que moi pour être aussi sûre d'elle.

Après un moment de réflexion, j'avance à côté de Djidane pour entamer la conversation et subtilement la diriger vers les Chocobos. Normalement, il devrait avoir vu la forêt où il va rencontrer Choco quand il a regardé dans le télescope au sommet du château de Lindblum, et j'espère qu'il va s'en rappeler et être tenté de s'y rendre. Surtout si je fais l'éloge de la vitesse de ces oiseaux et de la manière dont ils protègent leur cavalier des monstres.

« Allez, crache le morceau, me coupe le voleur avec un sourire un peu forcé. Je vois bien que tu as quelque chose derrière la tête, alors arrête de tourner autour du pot. »

Visiblement, « subtil » a beau être mon deuxième prénom, le premier, c'est « pas du tout ». Je rougis, embarrassée, avant de bafouiller que j'ai lu quelque part qu'il y avait une forêt où vivaient des Chocobos à l'Est d'ici, et que je me demandais si le détour pourrait en valoir la peine.

« Hum-hum. Tu as lu quelque part. Tu sais, à un moment, c'est une excuse qui va finir par ressembler à un mensonge. »

Je ne sais pas quoi lui répondre, et je baisse les yeux avec honte. Il pousse un long soupir avant de déclarer :

« Je ne suis pas sûr que Freyja ait trop la tête à se laisser distraire, mais je ne pense pas que tu aies tort, et dans tous les cas, ça peut toujours servir. Je vais lui en parler. »

Je redresse la tête si vite que je suis certaine de m'être brisée au moins une ou deux vertèbres. Il sait que je lui mens, à lui et aux autres, depuis le début, mais ça ne le dérange pas. Comme s'il continuait de me faire confiance...

« Ne reste pas bouche bée comme ça, fait-il avec un sourire moqueur. Sinon, la Brume va rentrer et il va y avoir un monstre qui va te pousser dans l'estomac !

- Mais... Je... Je veux dire, tu... Pourquoi ? Je bégaie avec la plus grande cohérence.

- Ecoute, je vois bien que tu caches quelque chose. Mais jusque-là, tu as été de très bon conseil, et tu n'as jamais hésité à risquer ta vie pour moi et pour les autres. Si tu penses que c'est une bonne idée d'aller chercher cette forêt, ça vaut sans doute le coup d'y jeter un œil. Je suis affreusement curieux, bien sûr, et j'aimerais vraiment savoir quel secret tu me caches, mais tu m'en parleras quand tu seras prête. T'es d'accord, Bibi ?

- Tu as toujours été gentille avec moi, acquiesce le petit mage noir qui s'est approché sans que je m'en aperçoive. Tu es un peu bizarre, mais moi aussi, et tu es mon amie. Enfin, je crois ?

- Bien sûr ! Je m'exclame. Enfin, si tu veux bien. Merci, tous les deux. Je ne sais pas comment...

- Ouais, ouais, on en parlera plus tard. » fait Djidane avec désinvolture avant de s'éloigner au trot pour rejoindre Freyja.

Ce sale petit... Il a de la chance d'avoir un beau cul, que j'observe avec sans doute trop peu de discrétion alors qu'il s'éloigne. Sérieusement, il va falloir que je trouve un moyen de mettre mes hormones en veilleuse, parce que ça devient indécent, à ce stade. Après quelques minutes de palabre, le voleur revient vers moi avec un grand sourire :

« J'ai réussi à négocier, avec tout le talent qui me caractérise : Freyja va continuer d'avancer avec Bibi, si tu veux bien, et toi et moi, on part à la chasse aux Chocobos, Claire ! On se retrouve à l'entrée de la caverne de Guismar d'ici deux jours, a-t-elle dit.

- Cool. Merci pour ta confiance, Djidane, je réponds. Et on ne va rien chasser du tout, je te préviens d'avance. Si on trouve un Chocobo qui veut bien nous porter, tant mieux, sinon, on rebrousse chemin.

- Et où est passé ton sens de l'aventure ? Tu ne me vois pas chevaucher un Chocobo sauvage en agitant mon lasso pour essayer de le dompter ? »

Bibi et moi, on se regarde avec le plus grand scepticisme.

« Mais Djidane, tu n'as pas de lasso, commente enfin le mage noir.

- Pffft ! Un héros comme moi ne s'arrête pas à des détails de ce genre ! »

Je lève les yeux au ciel, mais je dis au revoir à Bibi en le serrant dans mes bras et en lui recommandant d'être bien prudent, je lui laisse une partie des ressources de mon sac, notamment un stock de potions, puis je suis Djidane. Je me demande à haute voix le temps qu'il nous faudra pour faire l'aller-retour, et il me répond qu'il a vu la forêt dont je parle quand il était à Lindblum, et il conclut en me demandant si je suis prête à courir. Je grimace et je grince des dents : je n'ai jamais été très sportive, et je suis en meilleure forme depuis que je suis arrivée ici, mais je doute d'arriver à garder un rythme trop soutenu. Le voleur me sourit avec insolence et commente :

« Pour rendre ça intéressant, je te promets un câlin spécial Djidane si tu arrives à me suivre ! »

J'écarquille les yeux, interdite, puis je réponds avec toute l'assurance dont je me sens capable alors que mon cœur bat à cent à l'heure :

« Dans tes rêves, mon pote ! Et que dirait Dagga si elle savait que tu dragues d'autres filles ? »

Cette fois, c'est lui que je vois rougir, mais il se reprend aussitôt et me tire la langue, ce qui provoque, pour ma plus grande honte, une réaction profondément agréable au creux de mon ventre et de mon bas-ventre. OK, le plan « contenir les hormones » est officiellement ma priorité numéro un.

Mais il était largement sérieux, et il m'incite à me mettre à courir. Je m'élance à sa suite, mais je suis vite essoufflée. Je fais ce que je peux pour tenir le plus longtemps possible, mais je finis par ralentir et par revenir au pas de marche, et Djidane se place à mon niveau. Il me laisse reprendre mon souffle, puis m'encourage à nouveau. Nous continuons ainsi pendant le reste de la journée, et quand vient l'heure du repas, je m'effondre littéralement au sol et je reste allongée, incapable de bouger, pendant de longues minutes. Quand j'arrive enfin à me redresser, je constate que le jeune homme a déjà monté le camp et il me tend une gourde, que je porte à mes lèvres pour me désaltérer. Je vais sans doute trop vite, car je suis saisie de nausée, et je me mets à vomir. Djidane pose un main sur mon dos et me conseille de prendre plus mon temps. Il me donne une ration, que je mange plus prudemment, tandis qu'il croque dans la sienne à pleines dents. Je recommence à boire, à plus petites gorgées, ce qui passe effectivement mieux. Dans les points positifs, c'est une solution à mes hormones hors de contrôle : je ne suis absolument pas état de penser à autre chose qu'à la fatigue que je ressens, et je doute que Djidane puisse me trouver particulièrement sexy après m'avoir vue dans cet état.

Nous discutons un peu de la suite du trajet : nous devrions être à proximité du fleuve Siber, qui traverse le continent et va se jeter dans l'océan juste à l'Est de Lindblum. Il faudra qu'on trouve le pont qui l'enjambe, et à partir de là, la Forêt des Chocobos ne devrait plus être très loin. Cela devrait nous laisser largement assez de temps pour retrouver les autres à la Caverne de Guismar, mais je crains qu'on ne doive renoncer à l'idée de recruter Kweena, sauf si Freyja fait un détour par les marais, ce qui m'étonnerait fort. Djidane suggère alors d'organiser deux tours de garde chacun pour la nuit : vu notre fatigue (surtout la mienne, même s'il ne le dit pas), cela devrait limiter les risques de s'endormir et de laisser le camp sans surveillance en essayant de rester éveillés trop longtemps. J'approuve son conseil, et il prend le premier tour pour me laisser me remettre un peu, ce dont je lui suis très reconnaissante. Je m'installe sous la tente avec délice, et je m'endors instantanément.

Avec seulement quelque chose comme quatre heures de sommeil, la nuit me paraît très courte : la deuxième fois que Djidane vient me réveiller, pour le dernier tour de garde, je me sens incroyablement vaseuse, et je dois me forcer à rester debout et à marcher un peu pour m'assurer de ne pas me rendormir. Le jeune voleur se rend bien compte de mon état, car même s'il maintient un rythme de marche assez rapide, il n'insiste pas pour qu'on coure comme hier, et je lui en suis reconnaissante. Du moins, je lui en serais reconnaissante si je n'avais pas les jambes en compote et si je n'avais pas l'impression de nager dans un océan d'ouate (la Brume n'aide clairement pas de ce point de vue).

Aussi, lorsqu'un duo de Maydor (des genres de dragons qui font la taille d'un poney et qui ont une queue armée d'un dard visiblement empoisonné, un peu comme des scorpions) nous surprend, ma réaction est moins qu'optimale. Je commence par paniquer et trébucher. Puis j'essaie de me relever, mais je fais tomber mon arc en essayant de saisir une flèche. Quand j'arrive enfin à le bander pour viser, Djidane est déjà venu à bout d'un des monstres. Je me rends alors compte que j'ai fait une grave erreur d'appréciation : je n'étais déjà pas sûre de pouvoir toucher un ennemi dans le feu de l'action. Mais je dois en plus éviter de blesser mes amis. Malgré tout, je crois discerner une ouverture, et je décide de tenter ma chance. Djidane pousse un grand cri quand il sent la flèche s'enfoncer dans son bras gauche, et il fait tomber sa double-lame. Il a heureusement le réflexe de saisir une de ses dagues, qu'il plante résolument dans la gueule du Maydor alors que celui-ci se rue sur lui. Alors que le monstre s'effondre à terre, je cours vers mon ami en fouillant dans mon sac pour lui donner une potion en m'excusant platement. Il arrache la flèche de sa chair en criant à nouveau de douleur, puis avale le remède d'une traite.

« T'inquiète, me dit-il avec un sourire forcé. J'ai connu pire. Mais la prochaine fois, je veux bien que tu t'abstiennes. Je sais bien que tu essaies d'aider, mais...

- Je suis vraiment désolée ! je m'exclame en essayant d'empêcher mes mains de trembler sous l'effet de la panique. Je me sentais tellement nulle de ne pas pouvoir vous aider au combat, je me suis dit que c'était une bonne idée d'apprendre, et je croyais que le tir à l'arc serait facile, mais maintenant, c'est toi que j'ai blessé, et c'était complètement stupide de ma part et je n'ai rien à faire là, et... »

Il m'interrompt en me prenant par le bras et en me regardant droit dans les yeux :

« Arrête un peu ça. Tu as fait une connerie, ok. Mais il ne s'est rien passé de grave, et ça partait d'une bonne intention. Enfin, je crois. Ça arrive. On a tous commencé quelque part, pis après l'équipée d'hier, je me doute que tu n'es pas au mieux de ta forme. Fais juste gaffe pour la suite, ok ? »

Je hoche la tête en retenant mes larmes à grand-peine. Je me sens vraiment coupable, mais Djidane me sourit, plus sincèrement cette fois, et il se remet en route en me faisant signe de le suivre. Nous trouvons rapidement le pont qui permet de traverser le Siber, et à peine une heure plus tard, j'aperçois une ombre qui se dessine dans la Brume : c'est la Forêt des Chocobos ! Je pousse un grand soupir de soulagement, et Djidane se détend lui aussi en voyant que nous arrivons à destination.

Le lieu est moins accueillant que ce à quoi je m'attendais : l'obscurité et le silence n'y sont pas aussi oppressants que dans la Forêt Maudite, et il ne se dégage pas la même atmosphère d'hostilité, mais les feuillages des arbres forment tout de même un dôme qui cache le soleil. Ou plutôt la Brume, j'imagine. En tout cas, ça n'a rien à voir avec la lumière chaleureuse dont j'avais l'habitude dans le jeu, et l'absence de la musique entraînante n'aide pas.

Djidane et moi progressons lentement : je fixe le sol du regard à la recherche de traces de Chocobos qui pourraient m'indiquer où se trouvent Méné et son ami, pendant que le voleur scrute les environs au cas où des ennemis s'en prendraient à nous. Enfin, je pousse une exclamation soulagée : j'ai vu une empreinte de pas d'oiseaux très reconnaissable. Nous suivons la direction dans laquelle les traces nous conduisent, et nous débouchons sur une clairière qui me rappelle davantage le jeu : je peux y voir le ciel, et même le soleil qui apparaît par un trou dans la Brume, et il y a un promontoire sur la droite. Je n'ai pas le temps de réagir qu'une forme se jette sur moi, me percutant de plein fouet et m'expédiant au sol avec un cri de douleur.

« Vous n'aurez pas Choco ! » s'écrie la petite boule de poils, qui se met à me rouer de coups.

Ses petits bras ne risquent pas de me blesser gravement, mais le Mog est suffisamment furieux pour me faire mal alors que je me défends de mon mieux. Enfin, je parviens à le repousser en disant :

« On ne vous veut pas de mal, je te promets ! »

La créature s'arrête, surprise, et je le lâche délicatement en gardant les mains en évidence pour montrer que mes intentions sont pacifiques. Lorsque je regarde autour de moi, je réalisé pourquoi Djidane n'est pas venu m'aider : il fait face avec un Chocobo qui le regarde d'un air curieux. Mais lorsque le voleur s'approche de lui, l'oiseau recule d'un bond en poussant un « Kwee ! » joueur, avant de revenir vers lui.

« Ça alors, c'est la première fois que je vois Choco apprécier un étranger, fait le Mog d'une voix songeuse. Au fait, je m'appelle Méné. Désolé de vous avoir attaqués.

- Pas de souci, je lui réponds avec un sourire. Tu protégeais ton ami, c'est tout. C'est même carrément courageux de ta part. Je m'appelle Claire, et lui, c'est Djidane. »

Le voleur s'interrompt pour nous adresser un signe de la main, puis il reprend son manège avec Choco. Au bout de quelques minutes, l'oiseau finit par se laisser approcher, et Djidane commence à caresser son bec, puis à flatter son long cou. Le Chocobo se penche alors en avant, et l'adolescent comprend instantanément le message : il bondit sur le dos de l'animal, qui se redresse et part au galop. Je ne suis pas déçue : il file comme une flèche ! Si Méné nous laisse partir avec lui, nous devrions atteindre la Caverne de Guismar en un instant.

À ce moment, je sens quelque chose de dur toucher mon dos, et je fais un bond de cinq mètres. Je tombe par terre et j'essaie de détaler à quatre pattes tout en me relevant. Je ne m'interromps que quand j'entends Méné éclater d'un rire joyeux. Je me retourne, le cœur battant à cent à l'heure, et je vois le Mog perché sur la tête d'un autre Chocobo qui me regarde d'un air curieux, la tête penchée sur le côté.

« Ne t'inquiète pas, Claire, c'est juste Koko qui était n'as rien à craindre, je te promets qu'elle ne te fera pas de mal. »

Je me relève, un peu honteuse, et je frotte mon pantalon pour essayer d'en enlever les traces d'herbe et de boue, puis je m'approche de l'oiseau, qui se laisse caresser le cou avec un plaisir évident. Dans le jeu, il n'y a qu'un Chocobo, donc c'est une nouveauté absolue pour moi d'en trouver un deuxième, mais c'est une surprise plutôt agréable. Sur ces entrefaites, Djidane et son nouvel ami reviennent, tout essouflés mais pleins d'entrain.

« Wouhou ! C'est carrément génial ! S'exclame le voleur en descendant de sa monture. Tu dois absolument essayer ça, Claire, tu vas voir, tu vas adorer !

- Merci, mais je suis moins une casse-cou que toi » je rétorque avec un sourire, même si je dois avouer que je suis tentée.

Je me tourne vers Méné, et je lui demande :

« Je suis désolée, mais on est un peu pressés et on doit retrouver nos amis à la Caverne de Guismar. Est-ce que tu crois que Choco et Koko accepteraient de nous laisser les chevaucher jusque là-bas ?

- C'est plutôt à eux qu'il faut demander » répond le Mog avec réticence.

Je n'ai même pas besoin de dire quoi que ce soit que les deux oiseaux bondissent en poussant un cri enthousiaste. Je ne peux que partir du principe qu'ils ont compris la conversation et qu'ils ont envie de voyager avec nous. Méné s'approche alors d'eux avec tristesse et les étreint longuement en leur disant qu'ils vont affreusement lui manquer. Je me sens absolument désolée pour le Mog, et je lui promets que nous reviendrons le voir dès que possible. Il se force à me sourire et me tend un sachet de ChocoLégumes pour pouvoir appeler nos montures lorsque nous en aurons besoin, et finit de dire au revoir à ses amis. Djdane bondit alors sur le dos de sa monture pendant que je m'approche plus prudemment de Koko.

« Allez, n'aie pas peur. » m'encourage le voleur, dont le Chocobo trépigne d'impatience autant que lui.

J'essaie de monter sur le dos de Koko, mais elle est trop haute pour moi. Heureusement, elle se penche pour m'aider. Je la sens se raidir quand j'agrippe une poignée de plumes pour prendre appui, et je m'arrête aussitôt. Elle frotte son bec contre ma poitrine, avant de me faire signe de réessayer. Je suis plus prudente, cette fois, et je parviens enfin à m'asseoir entre ses ailes et son cou, auquel je m'accroche de toutes mes forces. Elle pousse un petit cri de protestation et je m'efforce de relâcher ma prise, mais je suis loin d'être à l'aise. Je ne suis jamais montée à cheval, encore moins à Chocobo, et sans selle, je suis terrifiée de tomber. Mais lorsque Koko se met à marcher, je m'aperçois que sa démarche chaloupée m'aide en réalité à garder mon équilibre, et je me détends un peu.

Nous adressons un dernier au revoir à Méné, puis nous repartons sous les frondaisons de la Forêt. Je regrette de ne pas avoir pu jouer au mini-jeu et creuser avec Choco, mais je sais que le temps nous est compté, et que nous aurons d'autres occasions de partir à la chasse au trésor. Lorsque nous atteignons la lisière du bois, Djidane et sa monture partent au trot et Koko et moi les suivons. Je sens bien que le voleur aurait envie de s'élancer à toute vitesse, et Choco et Koko le désirent visiblement tout autant, mais je leur suis très reconnaissante de tenir compte de mon inexpérience.

Malgré tout, nous avançons à un bon rythme, et lorsque la nuit tombe, nous avons déjà retraversé le Siber, et j'ai pu apercevoir le Marais des Kwe sur notre gauche il y a plusieurs heures. Nous devrions être à la Caverne de Guismar demain dans la matinée, largement à temps pour y retrouver Freyja et Bibi. Djidane et moi montons le camp pendant que les Chocobos s'éloignent un peu pour folâtrer à proximité. Nous mangeons en discutant gaiement, avant de nous coucher. Les tours de garde me pèsent moins qu'hier, et lorsque je me réveille, je me sens un peu moins épuisée. Peut-être est-ce le soulagement d'avoir trouvé les Chocobos, ou bien le fait que je m'habitue à ma nouvelle vie, mais en tout cas, j'en suis heureuse : j'en ai marre de ne servir à rien et de toujours devoir être protégée et dorlotée parce que je suis trop faible ! Il était temps que je commence à m'endurcir un peu.

Nous arrivons devant l'entrée de la caverne après quelques heures de route. En descendant de nos Chocobos, nous pouvons voir des traces de combat tout autour : le sol et la paroi de la montagne portent de nombreuses marques de brûlure, les piliers et la porte de la caverne sont gravement endommagés et de nombreux cadavres jonchent le sol. Toute forme d'enthousiasme m'a quittée, et je me tourne vers Djidane pour chercher un peu de réconfort, mais il ne peut que hausser les épaules et s'approcher des corps pour vérifier s'ils sont toujours en vie. Mais il n'y a plus rien à faire pour eux. Sans réfléchir, je commente :

« Regarde s'ils n'ont pas une clef ou quelque chose pour nous aider à entrer dans la caverne. »

Le voleur se tourne vers moi, une expression impénétrable sur le visage, et je réalise que je viens de suggérer de fouiller les cadavres de soldats morts pour leur patrie, afin de leur voler ce qu'ils possédaient. Je suis prise d'un violent haut-le-cœur, et je me mets à vomir sans pouvoir me retenir. Djidane se précipite vers moi, mais je le repousse sans ménagement. Je ne sais pas trop pourquoi : je pense que je commence à ne plus supporter d'être une petite chose fragile dont on doit prendre soin, mais je crois qu'il y a aussi de la honte dans mon geste. Je veux dire, est-ce que je mérite vraiment qu'on se préoccupe de moi après l'atrocité que je viens de proposer ?

Il me faut plusieurs minutes pour que ma nausée diminue. Je crache la bile qu'il me reste dans la bouche, puis je m'essuie du revers de la main, en sueur et embarrassée. Je n'ose pas regarder vers Djidane et je m'assois lourdement au sol à quelques pas de là. Je n'aurais jamais dû venir ici, je n'ai pas ma place au milieu des combats. Koko s'approche de moi et frotte son bec contre moi. Je lui caresse la tête avec distraction, mais je n'arrive pas à empêcher ces pensées de me tourner dans la tête : qu'est-ce que je fiche là ? Est-ce que j'aurais été tellement mieux avec Dagga, ou même à Lindblum ? Qu'est-ce que je peux espérer accomplir, alors que je ne suis qu'une gamine sans expérience et sans aucune compétence particulière, juste des connaissances qui viennent d'un jeu vidéo, d'une œuvre de pure fiction qui n'a rien à voir avec la réalité de ce que je vis désormais ?

« Tu avais raison, intervient Djidane. Il y en avait un qui avait une cloche qui ressemble au symbole sur la porte. Je n'ai vu aucun autre mécanisme pour l'ouvre, donc j'imagine qu'il s'agit d'un genre de clef, mais je préfère attendre que Freyja arrive pour l'essayer. »

Je lève les yeux et je le vois esquisser un sourire qui se veut rassurant, mais il est bien plus pâle que d'habitude. Je réalise qu'il essaie de faire bonne figure pour moi, mais qu'il n'en mène pas large non plus. Après tout, je me doute qu'il a eu plus affaire à la mort que moi, mais ce n'est pas un soldat, et ça m'étonnerait qu'il ait déjà vu un massacre comme celui-là. Je me relève avec difficulté et j'étreins Koko pour la remercier, avant de proposer qu'on enterre ces pauvres bougres avant de trouver un endroit moins malsain pour attendre les autres. Le voleur me regarde en fronçant les sourcils, sans comprendre ce que je veux dire. Je réalise alors qu'il n'y a pas de raison que les gens de cet univers enterrent leurs morts comme nous, et j'essaie d'expliquer ce que je veux dire. Djidane hoche alors la tête et m'envoie chercher du bois mort pendant qu'il réunit les cadavres pour leur donner un bûcher funéraire digne de ce nom. Ok, donc dans cet univers, on brûle les morts au lieu de les enterrer. Vu ce qui nous attend, c'est bon à savoir.

Nous renvoyons les deux Chocobos en leur disant de retourner voir Méné, puis nous nous occupons de rendre les derniers honneurs aux morts, ce qui nous prend le reste de la journée. Djidane et moi restons immobile à regarder les flammes qui s'élèvent. Je n'ai jamais cru en aucun dieu, mais j'adresse une prière à toute divinité susceptible de m'écouter pour qu'elle accueille les âmes des soldats. Je sais bien que c'est peine perdue, car leurs âmes seront canalisées par l'Ifa pour produire encore plus de Brume, mais cela m'aide au moins à me sentir un peu mieux, et j'espère que cela leur apporte un peu de repos. Djidane reste silencieux jusqu'à ce que les dernières flammes s'éteignent, puis il déclare :

« Freyja aurait dû arriver, maintenant. Qu'est-ce qu'elle fiche, bordel ?

- Elle avait l'air pressée d'arriver, je réponds lentement. Je ne pense pas qu'elle aurait traîné volontairement en route, elle a dû être retenue quelque part.

- Et merde ! rage le voleur. On ne peut quand même pas les attendre pendant des jours !

- J'ai vu un marais sur le chemin, tu crois qu'ils ont pu se perdre dedans ? »

Je suis très inquiète moi aussi, moins pour le chevalier-dragon, qui est tout à fait capable de se débrouiller, que pour Bibi. Je sais qu'il est assez puissant pour se défendre contre tous les monstres qu'on peut rencontrer à ce stade du jeu, mais j'ai aussi pu constater qu'il n'avait aucune confiance en ses capacités, et qu'il manquait autant d'expérience que moi. Cela étant, d'une certaine manière, j'espère qu'ils sont effectivement passés par le Marais de Kwe : d'expérience, je sais qu'il est bien plus facile d'aborder la suite des événements avec Kweena dans l'équipe. Djidane réfléchit à ma suggestion, puis hoche la tête avec détermination :

« On va passer la nuit ici, et on reviendra en arrière en direction de Lindblum pour essayer de les retrouver.

- Euh, je fais, les yeux écarquillés d'horreur, tu veux bien qu'on s'éloigne un peu d'ici ? Je ne... Je veux dire, dormir juste à côté des soldats, c'est... »

En prononçant ces mots, je recommence à me sentir mal, et je dois me pencher sur le côté pour recommencer à vomir. Je n'ai plus que de la bile à rendre à ce stade, et le liquide rance et âcre m'arrache la gorge. Le voleur ne fait aucun commentaire, mais pose une main sur mon dos et me frotte doucement, avant de nous conduire à quelques dizaines de mètres de là. L'odeur de la fumée et des cendres est encore discernable, mais je ne vois plus les restes du bûcher à travers la Brume, et cela m'aide à me calmer un peu. Malgré tout, je dois vraiment avoir une sale tête, car Djidane en est à s'excuser de me demander d'assurer un tour de garde pour lui permettre de dormir quelques heures. Je proteste vivement : je ne suis peut-être bonne à rien, mais ça, au moins, c'est quelque chose dont je suis capable ! J'annonce même que je prendrai la première veille, en insistant malgré la surprise du voleur. J'arrive à me contrôler le temps que nous érigions une sépulture rapide, puis Djidane se glisse sous la tente pour dormir avec un dernier regard dans ma direction, et je me retrouve toute seule dans le noir avec mes pensées. Je suis alors prise d'un mélange de terreur et de dégoût. Je prends mon arc pour essayer de me calmer, mais le moindre bruit me fait sursauter.

Je crois que j'ai perdu la notion du temps, car Djidane se lève sans que je l'aie réveillé. De fait, c'est difficile de savoir exactement combien d'heures se sont écoulées au milieu de la nuit quand on est entourée d'une Brume aussi opaque que celle qui nous environne, mais jusque-là, j'avais plus ou moins réussi à m'en sortir. Le voleur doit s'apercevoir que je ne suis pas dans mon état normal, car il s'approche prudemment de moi en me demandant si tout va bien. Il me faut plusieurs secondes pour lui répondre que ça va. Je crois que c'est un mensonge, mais pour être honnête, je n'arrive même plus à savoir ce que je ressens. Djidane me prend alors dans ses bras et me serre fort contre lui. Je fonds instantanément en larmes, et il commence à me murmurer des paroles rassurantes. Le temps qu'il me faut pour me calmer un peu me paraît infini, mais je finis par arrêter de sangloter. Mon ami me lâche alors et m'adresse un petit sourire triste.

« Je suis désolé, Claire, j'aurais dû me douter que ce serait trop dur pour toi. »

Je m'apprête à protester, mais il me coupe et poursuit :

« Même pour moi, c'est horrible. Je veux dire, ce n'est pas la première fois que je vois des cadavres. Ce ne serait même pas la première fois que je vois des gens mourir sous mes yeux ! Mais je n'en avais jamais vu autant à la fois. Et crever comme ça, sans raison, loin de tout ? Il n'y a pas de mots pour décrire à quel point c'est horrible.

- Je crois que le mot en question, c'est la guerre, je commente avec abattement.

- Ouais, fait le voleur, tout aussi éteint que moi. Ouais. C'est pour ça que je ne voulais pas que Dagga vienne. L'idée même qu'elle ait dû faire face à ce spectacle... Merde, je ne veux même pas y penser !

- Elle est partie pour Alexandrie, je réponds sans pouvoir m'en empêcher, avant d'ajouter en rougissant. Désolée, je vous ai menti. Je n'avais presque pas touché au festin à Lindblum, alors les somnifères n'ont pas eu d'effet sur moi.

- Qu'est-ce qu'elle t'a dit ? demande Djidane avec empressement.

- Elle était désolée de vous avoir fait ça, je réponds, soulagée qu'il ne m'en veuille pas. Et elle tenait à parler avec Branet pour essayer d'arrêter cette foutue guerre. Je ne crois pas que ça marchera, mais elle était déterminée, et je ne savais pas quoi dire pour la convaincre. Je suis juste heureuse que Steiner soit avec elle.

- Ouais, le vieux a un balais coincé dans le cul et il faut qu'il apprenne à se détendre un peu, mais il est fiable, il n'y a pas à dire. Au moins, avec lui, Dagga est en sécurité, et tant qu'elle est loin de Bloumécia, ça devrait aller. Après tout, sa mère ne lui fera pas de mal, pas vrai ? »

Je me garde bien de répondre, car je sais parfaitement que c'est faux. Mais le voleur poursuit :

« Mais j'aurais dû savoir que ce serait la même chose pour toi.

- Pardon, je demande en fronçant les sourcils. De quoi tu parles ?

- J'ai trop l'habitude que tu aies l'air de tout savoir à l'avance. C'est toi qui nous as guidés dans la Forêt Maudite et dans la Grotte des Glaces, tu as fait face aux pires monstres avec nous sans moufter, et tu as vu comme tu as été efficace à Lindblum ! On a pu gagner pas mal de gils grâce à toi. Mais en vrai, tu es comme la princesse, tu n'as jamais eu à vivre à la dure, je me trompe ? »

Je ne réponds rien, alors il poursuit :

« Alors tu n'as jamais été confrontée à des horreurs comme celles qu'on vient de voir. Je n''aurais jamais dû te laisser venir avec nous... »

Cette fois, je proteste avec énergie :

« Je serais venue quand même ! Je sais bien que je n'ai pas ma place ici, avec toi, ni avec Dagga, que je n'ai pas l'expérience de Freyja ou de Steiner, ni la magie de Bibi, mais tu crois vraiment que je serais mieux à Lindblum, à attendre de vos nouvelles sans savoir si vous êtes encore en vie ou si un mage noir vous a fait cramer ? »

Le voleur me sourit et me serre une nouvelle fois dans ses bras. Mais cette fois, j'ai l'impression que ce n'est pas seulement pour me rassurer, mais aussi parce qu'il en a lui aussi besoin. Il m'annonce ensuite qu'il va prendre le tour de garde suivant, mais il me propose de rester avec lui plutôt que de me retrouver seule sous la tente. J'hésite un peu, mais je cède à la tentation, et il s'assied au sol en me faisant signe de m'installer contre lui. Il me prend dans ses bras et je m'endors rapidement dans son étreinte chaude et rassurante.

Quand j'ouvre les yeux, Djidane a disparu. Je me perds dans la Brume à le chercher, jusqu'à ce que j'entende un drôle de bruit. J'approche, et j'aperçois quelque chose qui creuse sous la terre. Je recule avec effroi quand une main putréfiée surgit du sol, suivie d'un soldat de Bloumécia en décomposition. Bientôt, je suis entourée de rats zombies qui hurlent à la mort. J'essaie de m'enfuir, mais quand je me retourne, je me retrouve face-à-face avec Freyja, elle aussi morte. Son visage est verdâtre et des lambeaux de peau pendent de ses joues, laissant apparaître les os de sa mâchoire. Elle grogne :

« Pourquoi nous as-tu abandonnés, espèce de menteuse ? »

Je cours pour lui échapper, mais j'ai l'impression de faire du surplace. Les zombies restent sur mes talons, et parmi eux, j'aperçois Dagga, fraîche comme une fleur. Mais quand je lui demande de l'aide, elle se met à hurler elle aussi :

« Tu veux me voler Djidane, je vais te tuer ! »

Et elle bondit sur moi et utilise les griffes qui lui ont poussé pour m'arracher les yeux.

Je me réveille alors en hurlant de terreur, le dos et le visage trempés de sueur. Djidane me murmure des paroles rassurantes en me caressant délicatement les cheveux. J'éclate alors en sanglots, et il me serre fort contre lui. Je ne devrais probablement pas, mais je ne peux pas m'empêcher de me blottir contre lui.

« Là, là, c'était juste un cauchemar. Ça va aller, je te le promets. »

Il me faut un long moment pour me calmer un peu. J'essaie d'essuyer mes larmes en m'excusant d'être à ce point une chiffe molle, mais mon ami m'empêche de continuer.

« Claire. Combien tu connais de personnes qui sont prêtes à risquer leur vie, à faire face à tout un tas d'horreurs et à combattre tout un tas de monstres, le tout sans avoir aucune expérience des batailles ? Tu es la fille la plus courageuse que je connaisse, OK ? Et ça inclut Freyja.

- Tu oublies Dagga, je réponds en esquissant un sourire malgré moi. Elle est aussi paumée que moi, et elle continue, sans avoir besoin qu'on la rassure, elle.

- D'accord, si tu y tiens, tu es presque aussi géniale que la princesse d'Alexandrie, qui est probablement la fille la plus exceptionnelle du monde, ça te va ?

- Dit comme ça, ça pourrait effectivement être pire, je dis en haussant les épaules. Ce n'est pas vrai, mais c'est sympa. »

Il insiste, et malgré mes efforts, il finit par me forcer à accepter son compliment. Ça fait bizarre d'avoir quelqu'un qui est prêt à me trouver des qualités comme ça, je n'ai pas vraiment l'habitude. Le voleur me propose de me rendormir, mais outre le fait que j'ai peur de refaire des cauchemars, je lui signale qu'il a lui aussi besoin de se reposer, et je me force à assurer le tour de garde suivant. Il me laisse me relever, mais reste à proximité du feu de camp au lieu d'aller s'allonger sous la tente : il n'a visiblement pas plus envie que moi d'être seul.

Cette fois, j'arrive un peu mieux à garder le contrôle de moi-même, même si je suis épuisée et que je bâille constamment. Mais je dois vite me reconcentrer quand une forme sombre apparaît à la lisière de notre campement de fortune.

« Freyja ? Bibi ? C'est vous ? » je demande en saisissant mon arc, juste au cas où.

Je fais bien, car je m'aperçois rapidement que la créature qui s'approche n'a rien à voir avec mes compagnons, bien qu'elle soit humanoÏde. Sa silhouette fine et élancée est surmontée d'un casque où est plantée une longue plum qui retombe sur ses épaules, et elle tient une longue lame recourbée. C'est un Jayrfo ! J'encoche une flèche aussi rapidement que je le peux en criant à Djidane de se réveiller. Le monstre pousse un cri strident et s'élance vers moi. Je devrais être terrifiée, mais je suis étrangement calme, et j'ai l'impression que tout va au ralenti autour de moi. Je prends le temps de viser mon ennemi, et je relâche la corde de mon arc, exactement comme quand je m'entraînais. La flèche siffle à mes oreilles, et m'écorche la joue en partant, mais elle va se ficher droit dans la poitrine du Jayrfo, qui s'effondre au sol dans un râle visiblement douloureux. Il lui faut quelques seconde pour se vider de son sang, mais il finit par cesser de bouger. Je le fixe sans pouvoir réagir. C'est... C'est moi qui ai fait ça ? Le poids de ce que je viens de faire s'abat sur moi en un instant comme une tonne de briques, et je me mets à trembler comme une feuille. Je lâche mon arme et je me laisse tomber à quatre pattes sans pouvoir me contrôler. J'entends à peine Djidane qui me crie de faire attention avant de bondir au-dessus de moi pour décapiter le second Jayrfo qui s'apprêtait à m'attaquer. Je suis prise d'une nouvelle vague de nausée et je me mets à vomir tout ce que j'ai dans l'estomac, c'est-à-dire pas grand-chose. J'ai la gorge en feu, et les larmes qui me sont montées aux yeux rendent tout trouble autour de moi.

« Ça va, Claire ? » me demande Djidane avec inquiétude.

J'essaie de lui répondre, mais un nouveau haut-le-cœur m'interrompt.

« C'était lui ou toi, tu sais. Tu as fait exactement ce qu'il fallait.

- Je l'ai... Oh putain, je l'ai tué ! » je m'exclame en fondant à nouveau en larmes.

Je dois me retenir de toutes mes forces de ne pas me laisser tomber au sol, parce que je ne veux pas m'étaler dans mon propre vomi, mais je n'arrive pas à bouger jusqu'à ce que mon ami me prenne délicatement par les épaules pour me relever.

« C'était juste un monstre, Claire, et il t'aurait tuée si tu n'avais rien fait. »

Je continue à pleurer, mais je parviens à reprendre peu à peu le contrôle de mon corps. Je fais tout ce qui est en mon pouvoir pour ne pas regarder dans la direction du cadavre — de la créature que je viens d'assassiner — mais à chaque fois que je ferme les yeux, son image s'impose à moi. Malgré tout, ma respiration finit par se calmer, et j'arrive à remercier Djidane d'une toute petite voix et sans oser le regarder. Je lui propose alors qu'on déplace le campement pour éviter l'odeur nauséabonde de mon vomi. L'adolescent acquiesce en silence et une fois que nous sommes à nouveau installés, il me force à me coucher pour essayer de dormir. Je m'attendais à ce qu'il me faille du temps pour trouver le sommeil, mais après ces derniers jours, je suis absolument épuisée, et je sombre rapidement dans l'inconscience. Heureusement, je ne refais pas de cauchemar, et quand je me réveille, il fait déjà jour.

« Comment tu vas aujourd'hui ? interroge Djidane, tout sourire, quand il me voit sortir de la tente.

- Je... J'ai pas mal honte, mais à part ça, ça pourrait aller plus mal.

- Ne t'inquiète pas, on est tous passés par là. Le premier monstre que j'ai vaincu, il m'a fallu trois jours pour arrêter de chialer. Tu demanderas à Freyja ce que ça lui a fait, je doute que ce soit très différent pour elle.

- C'est gentil d'essayer de me réconforter, je réponds sans aucune conviction. Mais en parlant de Freyja, toujours aucun signe d'elle et de Bibi ?

- Aucun, grimace le voleur. J'aurais aimé qu'on avance, mais il faut qu'on rebrousse chemin : on ne va pas les abandonner comme ça. »

J'approuve sa décision sans une seconde d'hésitation, et nous nous mettons en route en grignotant une ration en silence.