Mes petits chats,
Ce soir, une autre tranche de vie de l'histoire de Steve et Bucky :)
Je vais procéder à un petit changement dans les jours à venir en modifiant les intitulés des parties pour ajouter une chronologie. En effet, cette histoire se déroule sur plusieurs mois, en prenant tranquillement son temps. C'est ce que je souhaite rendre dans mon écriture, quelque chose du quotidien qui pourrait être celui de tous. Les différentes parties sont très denses, je suis la première à m'embrouiller un peu sur la temporalité. Je teste donc une forme un peu différente pour la partie d'aujourd'hui, un ajout minime mais je l'espère, utile. N'hésitez pas à me dire ce que vous en pensez ou si vous avez d'autres suggestions sur cette mise en forme :)
Comme d'habitude, quelques notes explicatives pour les curieux/curieuses ci-dessous.
A tous, je vous souhaite bonne lecture et vous retrouve bientôt pour la suite :)
Bien à vous,
ChatonLakmé
Grenadia signifie grenade en anglais. C'est un clin d'œil à un des fruits dont la Californie tient la première place en termes de production.
L'Internal Revenue Service (IRS) est l'agence gouvernementale en charge de la collecte de l'impôt sur le revenu, des taxes diverses et du respect des lois fiscales aux États-Unis.
La babka est une brioche à pâte levée traditionnelle de Pologne, souvent garnie. Par extension, elle désigne aujourd'hui une brioche feuilletée devenue très populaire.
La California State Polytechnic University (CSPU) est le nom de l'université d'État de Humboldt. Elle se trouve dans la ville d'Arcata, au nord d'Eureka et de l'autre côté d'Arcata Bay et est une des rares universités polytechniques des États-Unis.
Times Standard est un grand quotidien, le seul à couvrir l'actualité de la côte extrême nord de la Californie. Ses locaux sont installés à Eureka. Il rend compte de l'actualité locale et internationale et possède une énorme base de petites annonces.
Le High School Diploma est le diplôme validant la fin du cycle des études secondaires. Il est l'équivalent du baccalauréat français mais se passe en contrôle continu sur les quatre années de lycée et ne comporte aucune examen final comme en France. Il permet de clôturer l'année par la fameuse cérémonie des diplômes.
Les gender studies (ou études de genres) sont une approche pluridisciplinaire des sciences humaines sous l'angle du genre. Elles se sont développées dans le paysage universitaire anglo-saxons à partir des années 1980. Il en va de même des études postcoloniales. Ces études thématiques sont un champ très importants de la recherche contemporaine. Je ne les critique pas, ce que j'expose plus loin n'est qu'un récit de fiction et elle ne reflète en rien mes opinions personnelles.
Le male gaze (regard masculin en français) est un concept décrivant une vision fantasmée et sexualisée des femmes du point de vue d'un homme hétérosexuel et cisgenre. On l'emploie notamment dans les arts visuels (cinéma, télévision, publicité).
ED (United States Department of Education, souvent abrégé) est le département de l'administration fédérale américaine en charge de la politique en matière d'éducation. Sa mission est de promouvoir la réussite scolaire et de préparer leur réussite dans un environnement concurrentiel à l'échelle mondiale en favorisant un enseignement de haute qualité, accessible à tous. Il fixe les priorités nationales en matière d'éducation. Aux États-Unis, l'administration de l'enseignement relève toutefois des prérogatives de chaque États. Le ED n'a qu'un rôle de soutien.
L'homme de la plage
o0O0o o0O0o
Huitième partie
Fin septembre
Le réveil sonne sur la table de chevet. Bucky étend mollement un bras hors de ses draps, renverse un ou deux objets non identifiés en tâtonnant avant de l'éteindre d'un geste paresseux.
Le brun roule mollement sur le ventre puis enfouit son visage dans l'oreiller. Malgré ses sens agréablement engourdis et le petit grattement de Sandy derrière sa porte, accompagné de gémissements étouffés, il tend l'oreille. Bucky tente de saisir le pouls de la maison, ces menus bruits qui indiquent la vie.
Seul le silence lui répond. Et les petits bruits plaintifs de la chienne.
Le jeune homme sourit. Il roule à nouveau sur le dos, glisse un bras sous son oreiller pour soutenir sa tête.
Il a entendu Chris occuper la salle de bain un peu plus tôt. Juste un léger bruissement d'eau et un discret froissement d'étoffes qui ont semblé résonner bruyamment dans la maison encore endormie. Sandy a couiné de plaisir quand il l'a caressé sur le palier tandis que le blond descendait lentement les marches pour ne pas les faire craquer. Pour ne pas le réveiller.
Bucky sourit une nouvelle fois.
Depuis trois semaines, le blond se lève, va dans la salle de bain et redescend dans la cuisine au même horaire parfaitement réglé. Il a trouvé un travail dans un coffee-shop branché de Old Town.
Bucky n'a eu besoin que de trois jours pour se réveiller en même temps que son colocataire et l'entendre se préparer le matin. Il ne l'a pas réellement voulu, c'est comme si son esprit en veille n'attendait qu'un bruit de lame de parquet pour émerger. Dans ces moments-là, le brun reste allongé en silence dans son lit, encore plongé dans l'agréable torpeur du sommeil. Enroulé dans ses draps, il se laisse bercer par le bruit de cascade du pommeau de douche puis le chuintement plus discret du robinet du lavabo. Il entend aussi avec une acuité étonnante le glissement des tiroirs, le léger claquement des portes des placards, tous ces petits bruits qui indiquent que Chris est près de lui. Parfois, Sandy jappe plus fort, ravie d'avoir de la compagnie à une heure si matinale car le café ouvre à neuf heures tapantes. Le blond la sermonne gentiment de ne pas faire de bruits et Bucky l'entend parler doucement sur le palier. Très près de la porte de sa chambre. Bucky dort. Ne le réveille pas. Sois gentille, ne le dérange pas. C'est absurde comme le brun se sent heureux. Il guette encore un peu, entend parfois son estomac gronder bruyamment d'envie en sentant l'odeur du café imprégner la maison. Le corps lourd, il ne se rendort qu'au claquement de portière et au ronronnement du pick-up Ford lui indiquant que Chris vient de partir pour Eureka. La maison replonge dans le sommeil. Bucky sait que quand son propre réveil sonnera, deux heures plus tard, il trouvera la cafetière en veille à son intention et probablement un post-it sur le frigo. Probablement encore un petit mot d'un banal quotidien. C'est domestique et doux. Ça rend le café meilleur quand Bucky le boit sur la terrasse. Chris part trop tôt pour que les deux hommes prennent leur petit-déjeuner ensemble mais il flotte toujours dans le salon le parfum d'une autre présence. Le brun voit Chris à côté de lui, rayonnant de joie et de fierté depuis qu'il porte le tablier vert et blanc du coffee-shop. Ça le rend vraiment beau.
Dans sa chambre encore plongée dans le noir, Bucky rit tendrement.
Il a fait un effort pour son premier jour, pour ne pas le laisser seul dans la cuisine et partager ce moment avec lui. Ça ressemblait un peu à l'effervescence d'une rentrée des classes, c'était mignon. Sam a beaucoup rit quand il l'a appris. Le brun manquait de se rendormir à chaque instant dans le salon, son menton dans la paume de sa main. Chris vibrait d'une excitation presque palpable et débitait un flot de paroles continu comme pour s'étourdir du son de sa propre voix.
Bucky avait les paupières lourdes de sommeil mais il le voyait sans cesse vérifier son reflet dans la vitre du four. C'était adorable. On est tous pareil pour son premier jour. Son colocataire était nerveux, gêné et un peu timide. Le brun avait juste envie de le conduire lui-même au Grenadia Coffee-Shop pour le déposer devant. Ou de le prendre par la main, de le traîner jusqu'au canapé pour le bécoter et faire disparaître agréablement son stress. Il n'avait fait ni l'un ni l'autre. À part acquiescer distraitement à chaque interpellation de son colocataire.
Puis il y avait eu le moment de quitter la maison.
Bucky l'avait accompagné jusqu'au perron. Chris avait eu un regard soudain si incertain qu'il avait tendu la main pour le recoiffer un peu inutilement – le blond était parfait – et l'encourager affectueusement. Un baiser sur le pas de la porte aurait été bien aussi, accompagné d'un « Bonne journée chéri. À ce soir ». Juste un petit contact bouche contre bouche comme un porte-bonheur. Pas plus courageux non plus. Il avait juste suivi le pick-up Ford du regard jusqu'à ce qu'il disparaisse dans un coude de la route. En même temps, le brun retenait Sandy qui regardait son ami partir et gémissait bruyamment d'inquiétude. Là, Bucky s'était tout autorisé. Le baiser tendre, les paroles comme il faut, l'étreinte. Lui aussi était très stressé par cette journée.
Sandy gémit plus fort derrière la porte fermée de sa chambre, ses griffes crissent désagréablement sur le bois. Le brun grimace.
— « Oh Sand', tu sais que Chris va revenir ! », s'exclame-t-il en passant une main sur son visage. « Il sera là à dix-neuf heures, comme tous les jours depuis trois semaines. »
Le grattement vigoureux sur le seuil de la porte s'arrête. Le jeune homme a à peine le temps d'en être satisfait, la chienne recommence plus vigoureusement encore. Bucky grogne.
— « Il sera de retour dans quelques heures et il ramènera des muffins. Tu sais qu'il en garde un tout spécialement pour toi », crie-t-il plus fort. « Pendant ce temps, laisse-le vivre sa vie ! J'y arrive bien moi ! »
Seul un long geignement proche du désespoir lui répond.
Le brun roule des yeux et claque sa langue contre son palais d'agacement. Sandy ne lui rend pas la tâche facile.
Il est toujours stressé par le nouvel emploi de Chris mais pour des raisons différentes à présent.
Au début, il a été chatouillé par sa joie d'avoir réussi, seul. Cet emploi est la fierté de son colocataire et la sienne. Bucky en a parlé avec tant d'enthousiasme à Sam que son meilleur ami lui a demandé avec taquinerie s'il avait bien préparé le goûter de Chris pour l'école. L'enfoiré moqueur. C'est juste que l'assurance du blond le rend vraiment… renversant. Surtout quand Bucky le contemplait dans la cuisine, les paupières encore lourdes de sommeil. Puis il y a eu les nouvelles collègues de Chris, les clientes, les gens du quartier, la moitié d'Eureka qui passe sur Railwood Hwy et prend un café et une viennoiserie à emporter le matin. Il exagère, bien sûr mais ça l'inquiète. Ça lui fait encore plus peur que l'idée absurde que son colocataire ne soit pas apprécié à son travail ou qu'il ait une crise migraineuse à onze kilomètres de la maison.
Sandy pleure toujours derrière la porte.
Bucky se frotte vigoureusement le visage à deux mains. Ses draps lui semblent soudain un peu froids, son lit un peu vide et la maison un peu trop silencieuse. Il s'empresse de se redresser et balance ses jambes hors du matelas. Quelques étirements pour sa nuque – il doit vraiment changer son fauteuil de bureau – puis le jeune homme se lève pour ouvrir les lourds rideaux occultants. Il prend quelques vêtements dans la penderie et sort de la chambre. Sur le palier, Sandy l'accueille par des transports de joie. Le parquet est éraflé devant sa porte, Bucky préfère l'ignorer et la gratte distraitement derrière les oreilles. Dans les longs poils dorés, il trouve quelques grains de sable.
— « Chris t'a ouvert la baie vitrée pour que tu ailles voir l'océan, c'est ça ? », lui dit-il tendrement en baissant les yeux sur le parquet, marbré de traces humides. « Et tu es allée mettre les pattes dans l'eau mais il t'a bien essuyé avant de te faire rentrer. »
Gueule ouverte et langue pendante, Sandy le regarde de ses beaux yeux marron et veloutés tandis qu'elle se tortille d'aise contre lui. Elle a les yeux mi-clos quand le brun la gratte à un endroit particulièrement délicieux sur son dos. Bucky sourit doucement. Sur le palier, l'odeur du café est plus forte que jamais. Il sent aussi le pain grillé. Chris a sans doute préparé la table du petit-déjeuner pour lui avant de partir.
— « Il est parfait avec nous, pas vrai ? », souffle-t-il en se redressant.
Le brun étouffe un bâillement et marche jusqu'à la salle de bain, Sandy se jetant dans ses jambes. Un autre regard éperdu, il accepte de laisser la porte légèrement entrouverte pour qu'elle puisse l'apercevoir. La chienne a comme des angoisses de séparation maintenant que Chris ne la promène plus les matins sur Manila Beach.
Sandy s'assoit sagement sur le seuil, sans bouger. Elle l'attend.
Bucky s'empresse de retirer son pyjama, son tee-shirt colle un peu à sa peau humide. Il fait encore chaud en Californie en septembre. Il entre dans la douche, sourit de manière stupide en sentant le parfum du gel douche de Chris et s'empresse de se laver. Un bref passage devant le miroir, il range les barrettes qu'il a oubliées sur le rebord du lavabo le soir précédent. L'une d'entre elle est décorée d'une tête de lapin. Chris la lui a ramené de la plage un soir, couverte de sable. Ses yeux bleus brillaient de malice et son sourire taquin creusait une fossette terriblement attirante sur sa joue. Ça a rendu Bucky un peu faible, il a accepté la plaisanterie avec bonhommie et utilise régulièrement son cadeau.
Le brun descend dans la cuisine. Il ne s'est pas trompé, la table est dressée pour lui. Dans une assiette, il y a un gros morceau de brioche que Chris a rapporté le soir précédent parmi les invendus du coffee-shop. Son colocataire a laissé un post-it sur la meilleure manière de la réchauffer pour la rendre à nouveau moelleuse et délicieuse.
Ce matin-là, remonté à bloc, Bucky avance comme jamais dans sa traduction.
Il sort promener Sandy un long moment après le déjeuner et fait une vidéo de la chienne en train de jouer avec son ombre pour l'envoyer au blond. Chris ne lui répond pas, il doit être en train de terminer le service du midi.
Le soleil est chaud et l'air humide. Sur le chemin du retour, le brun retire son tee-shirt pour être plus à son aise. Il relève ses cheveux en un chignon négligé et grimace de sentir sa nuque poisseuse sous ses doigts. À proximité de la maison, Sandy lève soudain la tête et le bouscule pour grimper quatre à quatre l'escalier de la terrasse. Bucky monte à son tour sans se presser. Il pense à la manière dont il va organiser son après-midi de travail et combler encore un peu plus son retard.
Son plan parfaitement construit s'écroule quand il remarque que quelqu'un est assis dans le salon, une silhouette bien connue. Elle a juste les épaules un peu voûtées, la tête basse.
Bucky rentre si vite qu'il manque de trébucher sur le seuil de la baie vitrée.
— « Chris ? Tu es déjà rentré ? », s'étonne-t-il.
Le blond tourne la tête vers lui. Quelque chose passe dans ses prunelles bleues. Bucky frissonne et s'empresse de remettre son tee-shirt dans un grand désordre de membres. Il tire sur l'ourlet pour l'ajuster et passe une main dans ses cheveux. C'est stupide, il a déjà vu Chris à demi-nu plusieurs fois quand ce dernier rentre d'une séance de sport sur la plage mais… Bref.
Le brun se racle la gorge pour retrouver une contenance. Son ami le salue d'un sourire, tout petit et très fragile. Bucky fronce les sourcils. Il traverse le salon pour le rejoindre, caresse distraitement Sandy qui a posé sa tête sur la cuisse de Chris et gémit doucement. La chienne a senti qu'il était de retour, c'est la raison pour laquelle elle est rentrée comme une tornade en manquant de le faire tomber. Elle a aussi compris que c'est anormal. Bucky la gratte gentiment entre les oreilles puis s'assoie à côté du blond. Chris lui sourit une nouvelle fois mais ce n'est pas plus convainquant.
— « Tu es là très tôt », note doucement le brun en retirant ses baskets. « Il s'est passé quelque chose ? »
Son colocataire enfonce un peu plus sa tête entre ses épaules.
— « En quelque sorte. »
Bucky roule des yeux et lui donne un léger coup d'épaule pour l'inviter à continuer. Chris ne cille pas. Il reste étonnamment immobile. Le brun remarque que ses doigts, noués sur ses genoux sont si crispés que ses jointures sont blanches. Sa mâchoire, dont il aime tant regarder la ligne, est douloureusement serrée. Il hausse un sourcil.
— « …Est-ce que tu vas bien ? », lui demande-t-il.
Nouveau petit coup d'épaule. Chris lève les yeux et lui rend son coup en une rude bourrade dans les côtes. Bucky ricane. Bien, ils progressent. Son ami esquisse un sourire timide. Il s'engouffre immédiatement dans la brèche.
— « Raconte-moi Chris. »
— « … Ce n'est pas la grande forme », avoue finalement le blond après un silence. « Mr. Miller m'a renvoyé. »
— « Quoi ? Mais pourquoi ? » Bucky écarquille les yeux de surprise et se tourne vers lui. « Il était ravi de t'embaucher et tu as dû faire augmenter la fréquentation de son café de cinquante pour cent depuis que tu es derrière le comptoir. »
— « Tu viens aussi très régulièrement pour boire un café », lui rappelle doucement Chris.
Ça sonne comme un compliment, juste plus délicat que le sien, mais le brun élude en grommelant dans sa barbe. Ce n'est pas le sujet. Le vrai sujet, c'est que son colocataire ressemble à un petit garçon décontenancé par une punition dont il ne comprend pas la raison. Bucky s'assombrit.
— « Qu'est-ce qu'il a fait ? »
— « Pourquoi penses-tu qu'il est responsable ? », lui demande Chris en esquissant un sourire fragile.
— « Parce que c'est lui qui t'a renvoyé et que je sais qu'il n'a aucune raison de le faire », lui répond le brun d'un air suffisant.
Son ami rit doucement. Il passe une main sur son visage, ébouriffe ses cheveux puis s'affale dans le canapé, la nuque appuyée sur le haut du dossier. Les mains sur son ventre, Chris contemple le plafond.
— « Ce n'est pas vraiment de sa faute, je ne peux pas lui en vouloir. »
— « Chris ! C'est lui le con qui – »
Le blond le fait taire d'un regard et Bucky se mord les joues d'agacement. Il a encore beaucoup de choses à dire bon sang !
— « L'officier Ruiz est venue récupérer une commande au comptoir pendant que je servais. Elle m'a reconnu et elle m'a appelé John. » Le blond ferme les yeux. « Mr. Miller a embauché Chris. »
— « Tu ne lui as pas caché ce qu'il t'est arrivé, tu as été honnête avec lui dès ton entretien d'embauche », proteste le brun.
— « Je pense que se retrouver face à face avec la police l'a un peu inquiété. Tu sais qu'il me paye une partie de mon salaire par virement bancaire sur ton compte et le reste en liquide, probablement pour s'arranger un peu avec l'IRS », lui rappelle Chris. « Ça ne le dérange pas, il pense que nous sommes… Tu vois. »
Bucky déglutit. Ouais, il voit plutôt bien et il aimerait bien savoir ce que son ami en pense. Chris se contente de lui adresser un sourire adorablement gêné. C'est bien aussi. Son colocataire se cambre légèrement sur le canapé tandis qu'il plonge une main dans la poche de son jean. Bucky a la bouche un peu sèche. Il sort une enveloppe soigneusement pliée en deux et la pose devant lui sur la table basse.
— « C'est ma paye pour la semaine. Mr. Miller m'a réglé la totalité du mois à titre d'indemnité. »
— « Trop aimable de sa part », grince Bucky en la regardant d'un air mauvais.
Le brun fusille l'enveloppe du regard et pianote des doigts sur le canapé d'un geste saccadé. Chris lui donne un petit coup de genou pour le dérider.
— « Il m'a aussi dit de prendre ce que je voulais dans la vitrine. J'ai ramené des babkas, je sais que tu les aimes beaucoup. Et nous aurons un assortiment de sandwiches pour le dîner. », poursuit le blond d'un ton badin.
Bucky le remercie d'un sourire crispé. Il ne parvient pas à détacher son regard de la table basse.
Dire qu'il appréciait les cafés de Grenadia Coffee-Shop. Il n'y remettra plus les pieds. Jamais. De toute sa vie.
Il a envie de serrer le blond contre lui et en même temps d'aller voir son ancien patron pour lui dire sa manière de penser. Peut-être en faisant un crochet par le commissariat sur 6th Street. Peut-être tout ça en même temps.
À la place, le brun serre douloureusement la mâchoire et crispe ses doigts sur un coussin tout en tapant nerveusement du pied sur le parquet. Tap tap tap tap. Chris pose doucement une main sur son genou pour le faire cesser.
— « Il a été plutôt correct avec moi. »
— « Tu parles », siffle le brun.
— « Il avait l'air navré de ne pas pouvoir me garder. »
— « Il va regretter l'afflux de clientèles que tu provoquais », continue à persifler Bucky.
— « Il se sentait coupable. »
— « Te régler tes indemnités de licenciement en sandwiches n'est pas cher payé. »
Chris lui donne un coup dans les côtes accompagné d'un regard noir. Le brun se mord les joues et prend sur lui, même si la situation est terriblement injuste. Il s'affale à son tour dans le canapé et pose sa nuque sur le dossier.
— « Je n'arrive pas à croire qu'il t'a renvoyé pour ça… Eureka est une petite ville mais tu n'as pas la moindre idée de ce qu'il se passe pendant le Spring Break quand les étudiants fauchés de CSPU viennent ici pour faire la fête… »
Son ami rit doucement et hausse les épaules.
— « L'officier Ruiz n'a pas fait grand-chose pour le rassurer sur ma situation. Elle avait cet air, tu sais avec les sourcils un peu froncés et les lèvres pincées », mime mollement Chris. « Je savais que le paiement en liquide était probablement une manière pour lui de s'arranger avec le fisc, je ne peux pas lui en vouloir d'avoir préféré faire autrement. »
Cette fois, le brun se mord les joues jusqu'au sang pour ne pas jurer comme un charretier. Chris n'aime pas ça, lui non plus mais cette garce… Il enfonce sans pitié ses ongles dans le coussin à côté de lui.
— « Mr. Miller aurait aussi pu régulariser les choses et te garder. Tu fais du bon travail, il n'aurait pas perdu au change. »
— « Il a embauché un étudiant de CSPU pour me remplacer. Je me souviens de lui, j'étais là quand il est venu déposer son CV. … Il a plus besoin que moi de ce travail tu sais. »
Seigneur, Chris est adorablement attentionné. Il fronce les sourcils et se renfrogne dans son coin de canapé.
— « J'espère au moins que Ruiz a eu l'air navré de ce qu'elle a provoqué », grogne-t-il d'un air mauvais. « Je déteste déjà la manière dont elle te parle quand tu vas au commissariat mais maintenant, je la hais tout entier. »
Le blond esquisse un sourire un peu fatigué.
— « Elle avait plutôt l'air satisfaite d'avoir fait son travail. Elle ne t'apprécie pas non plus d'ailleurs. Je pense qu'elle reste persuadée que nous sommes une sorte de couple criminel très suspect en cavale », soupire-t-il en passant une main dans sa nuque. « Avant que tu ne décides de haïr aussi tous les services de police du comté, sache que l'officier Porterfield est toujours très gentil quand je le croise. »
Il n'est pas le seul. Bucky pense brièvement à la jeune femme qui était derrière le comptoir d'accueil la dernière fois qu'ils sont allés sur 6th Street. Une œillade avenante pour lui mais un regard réellement enflammé pour Chris. Le brun ne pensait pas qu'on pouvait rendre un regard aussi explicitement sexuel. C'est malheureusement insuffisant pour déposer plainte pour harcèlement. Bucky soupire à son tour. Il se décale légèrement sur le canapé pour appuyer son épaule contre celle de son ami.
— « Je suis désolé Chris. »
— « … Moi aussi. »
Ça sonne vraiment insuffisant à ses oreilles pour dire combien il est blessé par la situation. De la perte de cet emploi qui le rendait si fier, de la réaction de l'officier Ruiz qui devrait l'aider parce que c'est sa mission, du fait que rien n'avance réellement comme il faudrait. Bucky aussi est navré. Il se fustige de ne pas avoir suffisamment cultivé ses relations sociales à Eureka et pouvoir offrir un nouvel emploi à Chris sur un plateau d'argent. Il se débat toujours avec les questions administratives relatives aux nouveaux papiers d'identité de son colocataire sans parvenir à conclure. Presque trois mois et Chris Doe n'existe toujours pas légalement. Le brun aimerait tant faire plus. Tellement plus pour lui.
— « Je n'étais pas mauvais pour préparer les expressos et les cafés latte », reprend doucement son ami.
— « C'est vrai. » Bucky esquisse un sourire affectueux avant de se mordre les joues. « Je ne peux pas t'aider plus mais Sam connaît énormément de monde à Eureka. Tu pourrais l'appeler pour en parler avec lui, il t'a déjà proposé de te recommander. »
Chris secoue lentement la tête. Ses doigts lissent machinalement sa cicatrice sur sa tempe droite. Bucky sait qu'il fait ça quand il est stressé.
— « Tu sais que je ne veux pas le faire, je veux me débrouiller seul. J'ai réussi à trouver ce travail, je peux le refaire ailleurs. C'est important pour moi Bucky, j'en ai besoin. »
Adorable obstination.
— « C'est grâce à Sam que j'ai trouvé mon emploi chez Stark Publishing », lui rappelle-t-il gentiment.
— « C'est différent Bucky, tu as un vrai travail. »
Le ton est tranchant, le brun n'insiste pas. Il comprend que Chris doit digérer la nouvelle. S'obstiner à lui répéter que préparer des cafés à la mode est honorable et important n'est sans doute pas ce qu'il a envie d'entendre.
Devant eux, Sandy se tortille, hésite avant de bondir sur le canapé pour s'affaler entre eux. Les deux hommes la caressent lentement. Si leurs mains se rencontrent dans les poils dorés, aucun n'en dit mot.
— « Nous allons racheter des journaux de petites annonces », reprend Bucky après un silence. « Je comprends que tu veuilles te débrouiller seul mais tu peux peut-être accepter mon aide pour les lire. »
— « J'apprécierai, tu pourras me conseiller les bonnes et les mauvaises adresses », s'esclaffe Chris. « Merci Bucky. »
Ils se sourient. Sans rancune. Entre eux, Sandy soupire d'aise. L'atmosphère un peu poisseuse se dissipe complètement et Chris rit.
— « Pardonne-moi d'avoir été un peu sec », dit-il d'un air gêné. « Je ne voulais pas être désagréable mais c'est un peu… difficile à accepter. J'étais vraiment content d'avoir réussi quelque chose. »
— « Pense à la théorie de l'escalier. Grimper une marche après l'autre et toujours pour monter », le taquine gentiment le brun. « J'étais vraiment content pour toi mais je suis sûr que tu trouveras encore mieux. »
— « La théorie de l'escalier ? »
— « La théorie de l'escalier », répète Bucky avec emphase.
Chris éclate de rire. Il s'appuie contre son épaule, vraiment très lourd mais le brun ne bouge pas. Jamais. À la place, il s'autorise à lever un bras pour ébouriffer ses cheveux courts. C'est peut-être un peu trop, une frontière qui vacille mais son ami ne dit rien. Bucky l'entend seulement soupirer de contentement alors il continue. C'est une question de savant dosage entre la pression et le mouvement de ses doigts pour que ce ne soit pas… trop. Tout en caressant aussi Sandy, le jeune homme réalise distraitement qu'il est très difficile de faire deux choses différentes avec ses mains. Pourtant il a vu Chris faire des préparations derrière le comptoir du Grenadia Coffee-Shop d'une manière vraiment habile. Il renifle légèrement. Bon sang, bien sûr qu'il va trouver bien mieux. Il est exceptionnel.
— « … Est-ce que tu étais fier aussi ? De moi ? »
Bucky tourne maladroitement la tête pour regarder Chris mais ce dernier évite son regard. Le brun déglutit.
— « Tu m'héberges et tu me permets de t'aider dans la maison et – Je sais que nous avons déjà eu cette conversation mais je voulais faire quelque chose pour moi et te montrer que je n'étais pas un poids. »
— « Tu n'es pas un poids », souffle le brun avec stupeur.
— « Je ne dépense pas énormément d'argent mais je sais que je n'ai pas de moyens. L'immobilier est coûteux à Eureka, je ne pourrais jamais louer quelque chose si j'étais seul. Je ne pourrais pas louer une voiture et encore moins en posséder une alors que j'en ai besoin. » Chris crispe les poings sur ses cuisses. « Tu m'entretiens… »
— « Est-ce que tu voudrais qu'on signe une reconnaissance de dettes ? Avec un plan de remboursement des frais que tu penses me coûter ? », lui demande lentement Bucky.
Le blond sort la tête de son giron et le regarde.
— « Tu le ferais ? »
— « Certainement pas et que tu puisses le penser est un peu blessant », grogne le jeune homme en s'éloignant de lui. « Tu es mon ami Chris. Comme tu l'as dit, nous avons déjà eu cette conversation mais je suis obligé de répéter. Tu participes aux frais fixes de la maison, tu m'as offert des cafés chez Grenadia – »
— « Ce n'est arrivé qu'une fois », proteste le blond.
— « Tu payes avec mois les courses, les factures et toutes les autres dépenses liées à notre colocation. Et je sais que tu prévoyais de m'inviter au restaurant à la fin du mois avec l'argent de ta paye, j'ai vu tes recherches sur l'ordinateur. »
Chris rougit violemment. Il esquisse un geste pour se lever mais Bucky enroule ses doigts autour de son poignet pour le retenir. Non, pas cette fois. Il a des choses à dire, beaucoup, alors il va tenter d'être concis. Une parole échappée est si vite arrivée.
— « Ta participation ici n'a rien à voir avec le montant que ton compte en banque ou ta situation professionnelle. Ça n'a pas d'importance pour moi », ajoute-t-il avec fougue. « Mon ex avait un salaire à six chiffres et ça ne m'a pas empêché de rompre avec lui. Tu comprends ? Ça n'a pas d'importance. »
Son ami acquiesce timidement. Bien, première étape du plan réussie. Il peut poursuivre. Bucky relâche imperceptiblement l'étreinte de ses doigts.
— « Je me moque de ce que tu n'es pas Chris. J'étais très fier de toi quand tu as obtenu ce job. Demande à Sam de te raconter, il te dira que je ressemblais à un père stupidement heureux de voir son fils aller à son premier jour d'école. »
Cette fois, le blond rit doucement. Ses yeux brillent un peu plus, il s'amollit lentement sous dans sa poigne. Dernière étape. Au point où Bucky en est, il peut bien pousser encore un peu plus loin.
— « Et bien entendu, je suis toujours fier de toi. D'accord ? », achève-t-il en le regardant dans les yeux.
— « D'accord. »
— « Et je serai ravi qu'on aille dîner ensemble avec ton premier salaire. J'ai repéré un excellent restaurant indien à côté de R Street où je voulais justement t'emmener. Tu aimes la cuisine indienne ? »
Chris éclate de rire et opine joyeusement. Bucky lâche son poignet. Le blond reste assis à ses côtés. Plus de fuite, plus de gêne. Il ne s'agit que d'un repas entre amis un soir et si cela peut rassurer son colocataire sur le fait qu'il participe vraiment, il se dévouera pour commander les plats les plus chers de la carte.
Le blond se penche légèrement vers lui et Bucky inspire brusquement. Il se penche encore et va embrasser Sandy sur le crâne. Le brun expire bruyamment. Ah.
Chris lui jette un regard en coin.
— « Merci Bucky. »
— « Pas de quoi », croasse le brun avant de jeter un regard à l'horloge murale. « J'ai un rendez-vous avec Tony et le Pr. Chemay dans dix minutes. Ça va probablement s'éterniser un peu mais tu peux prendre la tablette. Le Times Standard a des annonces en ligne si tu veux commencer à regarder. »
Le jeune homme hausse légèrement les épaules.
— « Ça attendra que tu aies fini », le taquine-t-il. « Je vais plutôt aller courir sur la plage. »
— « Il y a des bouteilles d'eau au frigo », répond Bucky en se dirigeant vers son bureau. « Et n'oublie pas ton portable. »
Chris roule des yeux tandis qu'il lui emboîte le pas pour gagner sa chambre.
— « Je le ferai », ricane-t-il en le bousculant malicieusement de l'épaule.
Sur le pas de la porte, le jeune homme est déjà en train de retirer son tee-shirt.
Bucky s'engouffre dans le bureau et ferme soigneusement la porte derrière lui. C'est une tentative de fuite un peu ridicule. La maison est ancienne, l'isolation entre les pièces de faible qualité. Il entend Chris aller et venir entre sa penderie et son lit, le bruit sourd de ses chaussures de ville tombant sur le parquet, le discret bruissement des vêtements qui –
Il déglutit et se jette presque sur son fauteuil de bureau. Le brun ouvre Skype, sa réunion est déjà en ligne. Le visage de Tony apparaît à l'écran, avenant et malicieux. Dans la fenêtre voisine, il voit le Pr. Chemay, jeune, rousse et les sourcils légèrement froncés.
Bucky soupire. Voilà qui va lui changer efficacement les idées.
o0O0o
Quand Bucky sort de son bureau près de trois heures plus tard, il est fatigué, très énervé et vaguement nauséeux. Ses poings sont serrés et un peu douloureux, des élancements courent jusque dans ses avant-bras.
Sur le seuil, il jette un regard profondément mauvais à son ordinateur portable. L'écran est encore ouvert sur Skype, la visio terminée. Le brun s'est brusquement déconnecté après un dernier mot qui pourrait tout aussi bien être une formule de politesse qu'une insulte.
C'est bien, il n'a pas envie de faire d'effort.
Le jeune homme croit que Tony a rit discrètement, il n'en est pas sûr. Il s'en moque en réalité.
À côté du clavier, son exemplaire d'Anna Karénine est ouvert, les pages hérissées de signets. Il y a également des feuilles volantes couvertes de son écriture serrée, franchement agacée. Plus de mots qu'il n'en a écrit depuis ses derniers examens pour obtenir son High School Diploma à dix-huit ans.
Le brun fait une nouvelle fois jouer ses phalanges durement contractées puis rouler sa mâchoire.
Il pense avoir été à l'écoute et plutôt diplomate. Il a pris des notes avec diligence et a fait bonne figure quand la voix du Pr. Chemay lui vrillait de plus en plus les tempes. Bucky se frotte machinalement le front du bout des doigts. Il a un mal de tête de la puissance d'une tempête d'automne. Il se demande distraitement où Chris range ses antimigraineux.
Bucky serre les dents et claque la porte derrière lui.
Il savait que la jeune femme et lui avaient des divergences mais la réalité a été brutale. Tony en a même momentanément perdu ses mots. À ce stade, ça ne pouvait être que quelque chose de vraiment laid. Le brun a vraiment tenté d'être le plus mature quand bien même cela signifiait accepter la réécriture de toutes ses propres notes de bas de page par le Pr. Chemay. Soit, cela peut encore se négocier, il ne s'agit que d'éléments de recontextualisation et pas de l'analyse du texte à proprement parler. Grave erreur. Malgré sa bonne volonté, il s'est heurté à un mur très haut, très large et très épais. Couronné de barbelés. Jamais il n'aurait pu deviner qu'avec tous les efforts du monde, son travail ne trouvera jamais grâce aux yeux de la jeune femme. La raison est pour lui incongrue. Et très blessante.
— « Soyons sérieux Mr. Barnes. Votre style est beau, l'écriture agréable mais fluide mais vous ne pourrez jamais comprendre Anna Karénine. Vous êtes un homme et cela se lit dans votre traduction. »
Le brun ricane d'un air sombre dans le couloir. Difficile de pouvoir lutter contre son propre sexe. Mais il est plus mature alors il a même réussi à ne pas exploser de colère quand le Pr. Chemay a suggéré sans subtilité à Tony de lui préférer une traductrice.
— « Vous comprenez, c'est plus correct, plus honnête intellectuellement. »
Honnête en quoi ? De faire une relecture complète du roman à l'aune des gender studies avec des anachronismes douteux qui viennent servir un propos militant ? Bucky n'a pas signé pour ça. Ni pour se voir reprocher son pseudo-paternalisme, son sexe de mâle dominant qui a rendu l'héroïne faible et fragile sous le male gaze. D'être un prédateur. Cette fille a-t-elle seulement la moindre idée de ce qu'elle raconte ?
— « Conneries », siffle-t-il avec colère.
Bucky a été élevée par une mère divorcée qu'il a éperdument admiré et respecté, comme toutes les femmes qu'il a déjà côtoyées dans sa vie. Il a lui-même été confronté à l'exclusion, aux paroles qui blessent parce qu'il est un homme qui aime les hommes. Participer à des stéréotypes de genre quand on lui a reproché de ne pas être un vrai homme ? Très peu pour lui.
Il se mord les joues.
Peut-être aurait-il dû le lui cracher au visage. Assorti d'une ou deux paroles bien senties sur ce qu'il pensait de ses propos incroyablement discriminants. Un regard de Tony l'en a dissuadé mais il aurait dû insister. Les mots restent sur sa langue, lourds et amers. Il en a la gorge serrée.
Bucky gagne la cuisine et se lave vigoureusement les mains. Bon sang, ce n'est pas à lui de se sentir sale mais à cette pimbêche biberonnée au féminisme militant. Le brun reconnaît avec la plus grande honnêteté intellectuelle l'importance des études universitaires sur les genres et le postcolonialisme depuis les années 1980. Il a lui-même eu un professeur passionné à l'université d'État d'Humboldt qui lui a montré toute l'ambiguïté sexuelle qu'il pouvait y avoir dans les écrits de certains auteurs américains. Bucky s'est senti mieux de le savoir, un peu moins différent.
Le Pr. Chemay est sans doute brillante mais appliquer des concepts modernes à une œuvre ancienne est au mieux maladroit, au pire complètement anachronique et donc erroné. Pourquoi s'en prendre à lui quand elle est la seule en tort ? De ça, Bucky n'en démordra pas.
— « Putain de conneries », grogne-t-il un peu plus fort.
Ses gestes sont brusques, il inonde le pourtour de l'évier d'eau mousseuse et parfumée. Le jeune homme prend un torchon propre pour les essuyer et laisse la porte du placard claquer bruyamment. Il prend plaisir à rouler le tissu humide en boule et à le jeter sur le plan de travail. Cette visio a été un enfer. Et il a vraiment mal à la tête. Bucky se pince l'arête du nez et soupire lourdement. Où sont les antalgiques de Chris déjà ? Il pourrait peut-être lui prendre un comprimé contre ses crises de migraine aïgue, le blond ne le remarquerait pas.
— « Ça ne s'est pas bien passé ? »
Bucky sursaute violemment. Chris est à côté de lui, il ne l'a pas entendu le rejoindre. Le blond prend le torchon, le plie avec soin puis essuie l'évier d'un coup d'éponge. Le jeune homme a soudain un peu honte de son impulsivité qui l'a fait tout salir comme un enfant capricieux. Mais bon sang, ça lui a fait du bien.
Chris lui sourit gentiment. Le jeune homme porte à nouveau ses habits de ville. Ses cheveux sont légèrement humides, sa peau encore rose de l'eau très chaude de sa douche. Le brun se mord les joues.
— « Tu es rentré il y a longtemps ? »
— « J'ai fait du sport pendant deux heures et j'ai marché sur la plage. Le soleil est encore très chaud, c'est agréable. »
Le brun hoche distraitement la tête. Ça semble bien, bien plus agréable que les trois heures terribles qu'il vient de passer. Le fait seul d'y penser l'agace à nouveau et il se rembrunit. Bordel, quel enfer.
Chris ouvre le frigo et en sort deux bières fraîches. Bucky jette un regard à l'heure du four. Dix-huit heures, c'est acceptable pour considérer que sa journée est finie. Il prend la sienne avec reconnaissance et appuie le verre froid contre son front qui pulse douloureusement. Il soupire de soulagement.
— « C'était si horrible que ça ? », l'interroge doucement le blond. « Tu as l'air d'avoir envie de mordre ton oreiller. »
Bucky a trop mal à la tête pour s'attarder vraiment sur cette phrase un peu tendancieuse. … Ou pas longtemps. Voilà qui serait un agréable moyen de passer sa frustration et de se sentir vraiment apprécié alors qu'on le serrerait fort contre soi.
Il secoue lentement la tête.
— « Ça l'a été », grogne-t-il. « J'ai appris que je faisais du mauvais travail parce que j'étais un symbole du patriarcat, que ma manière d'écrire était sexiste et que mes mots avilissaient les femmes. Mais mon style est beau. »
Chris hausse un sourcil.
— « … C'est absurde. »
— « Je ne te le fais pas dire », souffle Bucky d'un air las. « Bon sang, j'ai tellement mal à la tête. Où sont tes antimigraineux déjà ? »
— « Dans l'armoire à pharmacie de la salle de bain mais tu ne devrais pas en prendre avec de l'alcool », lui répond doucement le blond.
— « Quelle journée pourrie… »
— « … J'aurai peut-être dû me servir encore un peu plus dans les vitrines du café avant de partir. Toi et moi nous avons beaucoup de choses à noyer sous le sucre aujourd'hui… »
Le brun jette un regard à son ami avant de rire joyeusement. Ça résonne dans sa boîte crânienne et ça fait mal. Merde. Chris le pousse gentiment vers la terrasse en posant sa main sur ses reins.
— « Va t'asseoir, je vais commencer à préparer le dîner. »
— « Tu vas juste sortir des trucs déjà prêts d'emballages en papier », marmotte Bucky.
— « Et ça va être délicieux. Je te propose qu'on pique-nique sur la terrasse. »
— « Si tu acceptes qu'on mange dans les plats, alors je dis que c'est la meilleure soirée depuis très longtemps. Rien à faire, rien à gérer », s'esclaffe le brun.
Chris grimace légèrement mais Bucky sait qu'il a gagné. Il lui pince affectueusement la hanche en guise de remerciement avant de sortir sur la terrasse. Le brun se laisse tombe sur une banquette et ferme les yeux. Quand il les rouvre, il voit un cachet posé devant lui avec un verre d'eau. Sandy lorgne dessus avec intérêt, Bucky s'empresse de l'avaler.
Il boit lentement sa bière, bercé par les petits bruits domestiques de Chris dans la cuisine. C'est apaisant mais insuffisant à le distraire réellement. Il rumine sa colère et son malaise dans son coin.
Le brun fronce toujours les sourcils quand son colocataire dépose sur la table basse un assortiment de sandwiches et d'autres produits de snacking. Encore dans leurs emballages. Bucky rit doucement. Pas de couvert non plus, ils vont manger avec les doigts. C'est une bonne manière de finir la journée. Chris a allumé la télé en fond sonore sur un épisode de Masterchef, une de ses émissions préférées du moment. C'est tellement foutrement adorable. Le brun en oublie momentanément son mal de tête.
Le soleil est encore chaud, l'air est doux et embaume de l'odeur des herbes sèches qui couronnent les dunes de Manila. Bucky pourrait rester très longtemps ainsi, assis en face de Chris et leurs mains s'effleurant quand ils se servent en même temps dans les plats. Le brun lèche distraitement son index, couvert de sauce tomate.
— « Tu as regardé les annonces dans le Times Standard cet après-midi ? »
— « Pas encore. J'ai préféré marcher longtemps sur Manila Beach et réfléchir. Ce n'est pas comme si les choses allaient soudain se débloquer aujourd'hui après tout. Je me suis dit que je pouvais bien m'accorder quelques heures pour penser à ce que j'allais faire. »
Le brun acquiesce. Il jette un regard à Sandy qui, déjà repue de morceaux de poulet et de boulettes de pain, sommeille à côté d'eux. Chris surveille à intervalle régulier l'écran de la télévision. Bucky sourit.
— « Tu n'es pas obligé de m'accompagner pour la sortir tout à l'heure », lui dit-il gentiment.
Chris tourne immédiatement la tête vers lui.
— « Tu as aussi besoin de temps pour réfléchir ? »
— « Pas vraiment. » Le brun hausse les épaules. « C'est juste que ton émission préférée passe à la télé et que tu as déjà arpenté Manila Beach en long, en large et en travail cet après-midi. »
— « Je viens avec toi. L'épisode ne dure qu'une heure, nous pourrons partir après. »
Bucky sourit en coin avant de continuer à manger avec appétit malgré son mal de tête persistant. Il en veut encore à Mr. Miller d'avoir renvoyé son ami mais ses croquettes épicées au boeuf sont sans aucun doute les meilleurs d'Eureka.
Des mouettes planent au-dessus de la maison. Leurs cris sont stridents et le jeune homme peut entendre le battement puissant de leurs ailes. Allongée de tout son long sur la terrasse, Sandy rouvre les yeux et tend la tête vers le ciel, l'air inquiet. Les oiseaux descendent en piqué sur la plage. Ils sont trop nombreux pour que la chienne ait envie de leur courir après. À la place, Bucky la voit ramper discrètement pour se rapprocher d'eux. Un oiseau frôle de ses pattes la rambarde et son cri aigu leur vrille les tympans. Le jeune homme grimace de douleur tandis que Sandy enfouit son museau entre les pieds de Chris.
— « Quelle impitoyable gardienne de maison tu fais », se moque-t-il en massant son front du bout des doigts.
Le blond se penche et la caresse gentiment entre les deux oreilles. La chienne roule lentement sur le flanc pour lui montrer son ventre. Bucky roule des yeux tandis que Chris rit tendrement.
— « Elle fait de son mieux », la défend le jeune homme.
— « Sand' est peureuse », affirme le brun en la montrant du doigt. « C'est mignon maintenant mais tu changeras d'avis pendant la saison des tempêtes. Elle peut couiner toute la nuit devant la porte de la chambre quand il y a de l'orage ou trop de vent. »
— « Et tu la laisses comme ça ? »
Le ton de Chris est si outré que Bucky ne peut s'empêcher d'éclater de rire.
— « De toute manière, la porte de ta chambre lui est toujours ouverte maintenant, n'est-ce pas ? Je mettais exceptionnellement son panier dans la mienne quand ça arrivait mais je suis heureux de voir que tu vas partager ses angoisses avec elle. Toute la nuit… », sourit-il d'un air entendu.
Le blond fronce les sourcils et lui jette une serviette en papier roulée en boule en guise de vengeance. Bucky ignore si c'est l'effet du bon repas ou de l'ambiance qu'ils partagent mais il n'a plus mal à la tête. Il mange avec un appétit redoublé et sourit de bonheur en voyant Chris lui mettre l'air de rien de côté tout ce qu'il préfère. Après avoir fait honneur au carrot cake, il s'affale sur la banquette, repu et heureux. Son ami se lève pour commencer à débarrasser, Bucky veut faire de même mais Chris l'invite à rester assis d'un sourire. Le brun obtempère. Que c'est bon.
Depuis le salon, il croit entendre son portable sonner. L'appareil lui semble démesurément loin, il se persuade que cela peut attendre.
— « Tu as reçu un message de Tony », lui dit Chris en revenant chercher des emballages souillés.
— « Il attendra », maugrée Bucky.
— « Il est dix-neuf heures passées, c'est peut-être important », plaide gentiment le blond.
Il hausse les épaules.
— « Je suis sûr que Stark Publishing ne s'arrêtera pas de fonctionner parce que je ne suis pas disponible ce soir. Je n'ai pas envie de parler travail avec lui, il ne m'a beaucoup soutenu devant le Pr. Chemay. »
— « Il est dans une position délicate. Tu m'as dit que c'est lui qui l'avait démarché pour participer à cette édition, il ne peut pas la renvoyer. » Bucky lui jette un regard suspicieux et Chris lève les yeux au ciel. « Je suis de ton côté mais ça ne m'empêche pas de penser que je n'aimerai pas être à sa place. »
Le brun se mord les joues. Lui non plus. C'est vrai qu'il est un peu vexé que Tony ait mis autant les formes avec la jeune femme tandis qu'elle l'insultait. Il omet juste de préciser que ce projet coûte des dizaines de milliers de dollars à la maison d'éditions et que son bouillonnant directeur prend un vrai risque. Qui a envie de lire Tolstoï aujourd'hui ? Il n'y a pas eu d'adaptation récente au cinéma pour booster les ventes en librairie, l'œuvre ne fait pas partie du programme d'études du ED. … Qui lit encore de toute manière ? Il passe une main dans ses cheveux.
— « J'aurais quand même apprécié qu'il prenne la défense de mon travail. … Je travaille bien tu sais. »
— « Bien sûr que tu le fais », sourit affectueusement Chris.
— « … Il veut peut-être me reprocher d'avoir quitté la visio sans attendre la fin. Je vais attendre demain pour lire ce qu'il m'a écrit. »
Le blond rit malicieusement. Bucky se lève et achève de ramener les reliefs de leur repas dans la cuisine. Il aide Chris à jeter les emballages et à faire le peu de vaisselle qu'ils ont sali.
Tandis qu'il essuie leurs verres, le brun entend dans son dos leurs pleurs d'une candidate et une musique très dramatique. La voix du journaliste annonce la diffusion immédiate d'un autre épisode de Masterchef. Les mains dans l'eau savonneuse, Chris jette un regard en coin plein d'envie à la télévision.
— « Nous ne sommes pas pressés, nous pouvons sortir après », dit Bucky en frôlant son dos pour ranger les verres dans le placard.
Son colocataire hésite avant de secouer la tête.
— « Ce sera probablement encore le cas des épisodes suivants. Je termine ça et nous pouvons y aller. »
Le brun acquiesce mollement. Comme il veut.
En voyant Chris mettre ses baskets, Sandy se relève avec intérêt. Petit signe de tête dans sa direction et la chienne est déjà descendue sur Manila Beach, les deux hommes sur les talons. Bucky ne fait que quelques pas à côté des vagues avant de retirer ses chaussures pour marcher pieds nus sur le sable. Celui-ci est humide mais agréablement réchauffé par le généreux soleil de la journée. Les parfums qui montent du sol meuble sont puissants, à la fois salés et un peu âcres. Ça lui rappelle l'été. Il aime bien. Devant lui, Sandy semble être du même avis. Elle trottine doucement, la truffe au ras du sable.
Chris marche d'un pas identique à côté de lui, lent et tranquille. Il regarde la chienne et sourit joliment de cet air de bonheur doux qui tord toujours un peu le ventre de Bucky.
Chris va bien, il est heureux et c'est un peu grâce à lui.
Sandy s'arrête et enfouit soudain sa truffe dans le sol. Elle tire vigoureusement sur un morceau de bois qui affleure et parvient à le retirer dans une grande gerbe de sable mouillé. Bucky grimace légèrement. Elle en a plein les pattes et le poil. Il va falloir la rincer soigneusement à leur retour. Une épreuve pour eux deux. La chienne jappe joyeusement et apporte son trophée à Chris, le jeune homme a beaucoup de force dans le bras et il lance loin. Le brun a oublié de se vexer. Ça le distrait de voir son ami jouer avec Sandy, la faire grogner quand il tire puissamment sur l'autre extrémité du bois dans leur jeu.
— « Tu en as déjà un coffre plein à la maison », râle-t-il en regardant le débris.
— « Il y a encore de la place dedans et regarde comme elle est contente. »
— « Laisse-moi donc gérer encore une partie de l'éducation de notre fille, tu veux », ricane Bucky en roulant des yeux. « Ce bout de bois est trop gros. »
— « Je le porterai pour elle. »
Le jeune homme hausse un sourcil avant de rire. Chris n'a pas compris le sens de ses paroles et il tient déjà le fragment contre lui comme si c'était son trésor. Bucky abandonne. Il ne peut pas lutter contre ça. Ou la chaleur qui inonde agréablement son corps en regardant son ami. Foutu pour foutu…
