Bonjour bonjour !

J'espère que vous allez bien ! Voici la suite, cette fois sans trop tarder :) Sakura a trouvé une barque pour s'approcher de l'île d'Ingvar, je vous propose de la retrouver dans ce chapitre ...

Bonne lecture à toutes et à tous !


Chapitre 42 - Plutôt souffrir que mourir

Sakura plongea silencieusement les rames dans l'eau, ramena ses bras vers elle et jeta un œil par-dessus son épaule : elle approchait de l'île d'Ingvar. La nuit confondait la mer et le ciel dans une poix épaisse, qui donnait à la jeune fille la sensation d'avancer au milieu d'une mer de pétrole. Au milieu de cette toile à l'apprêt obscur, la forteresse surgissait du néant, nimbée de torches dont les flammes se tordaient sur les remparts comme des feux follets. D'ici peu, elle entrerait dans la zone de surveillance des soldats d'Ingvar ; elle serait alors à découvert.

Leur ennemi s'attendait sûrement à ce qu'elle et ses amis viennent porter secours à Shaolan. Il se servait du jeune homme comme appât, ce qui signifiait qu'un piège les attendait sans doute à l'intérieur. Seule, Sakura espérait cependant passer au travers des mailles de son filet. Ingvar savait qu'ils arriveraient par voie de terre, il avait probablement posté plus de gardes face à la côte. Si sa supposition était juste, le chemin de ronde face à la mer devait être plus clairsemé. À l'aide de ses rames, elle contourna largement l'île pour atteindre l'arrière de la forteresse. Un souffle glacé effleurait sur ses épaules et poussait sa barque vers la côte, l'obligeant à lutter contre le courant pour ne pas être déportée. Elle ralentit le mouvement de son embarcation et plissa les yeux. Elle ne s'était pas trompée : face au large, seuls trois soldats patrouillaient sur le chemin de ronde. Le reste des effectifs se concentrait de l'autre côté, lui laissant le champ libre pour s'approcher à la nage.

Elle estima la distance qui la séparait de l'île : cinq cent mètres, tout au plus. Elle se pencha sur l'eau noire et lisse, le cœur battant. Elle pouvait y arriver. Elle devait y arriver, pour Shaolan. Elle lâcha doucement ses rames, prit une grande inspiration, passa ses jambes par-dessus le rebord de l'embarcation et se glissa dans l'eau.

Un courant glacé s'infiltra aussitôt entre ses vêtements et mordit sa chair comme les crocs d'une bête sauvage. La différence de température fut si brutale qu'elle lui coupa le souffle. Elle ouvrit la bouche pour avaler de l'air, mais rien n'arriva à ses poumons. Paniquée, elle s'agita dans tous les sens, faisant entrer encore plus d'eau entre ses vêtements. Le mot fusa dans son esprit, presque étrange pour elle qui ne jurait jamais. Putain, ce qu'elle est froide ! Elle avait l'impression que l'ensemble de son corps se recroquevillait comme une feuille morte. Elle rouvrit les yeux, réussit enfin à reprendre sa respiration et inspira une grande goulée d'air. Son cœur se remit en marche et pulsa à une telle vitesse qu'elle crut qu'il allait lâcher. Tremblante, elle releva la tête. Sur la mer d'encre, la forteresse d'Ingvar lui parut soudain minuscule et lointaine. Et si elle mourrait de froid avant d'y parvenir ?

Ne sois pas défaitiste ! Et bouge, par tous les dieux, bouge ! D'un mouvement ample, elle se mit à nager. Elle accéléra la cadence pour réchauffer son organisme, mais cela ne suffit pas à faire circuler le sang dans ses veines. Elle avait l'impression qu'on piquait sa chair de milliers d'aiguilles, que sa respiration se désynchronisait du rythme de son cœur. Elle tenta de garder son calme, mais l'angoisse la gagnait. Elle avançait de plus en plus vite, comme si les brasses frénétiques qu'elle esquissait pouvaient repousser les mains de la mort.

Cette cadence infernale l'épuisa rapidement. Elle fut contrainte de ralentir, malgré le froid abominable qui la tenaillait. Encore, encore ! Tu peux le faire, il y moins d'un quart d'heure à nager ! Elle se remit en mouvement malgré les tremblements de son corps frigorifié. Allez ! Garde les yeux fixés sur la forteresse, tu n'es pas si loin ! Si, elle était loin. Beaucoup trop. Ses membres s'engourdissaient, chaque brasse exigeait d'elle une énergie considérable pour parcourir une distance dérisoire. Plus elle s'acharnait, moins elle avait l'impression de progresser. S'y prenait-elle mal ? Devait-elle nager le plus vite possible, ou au contraire ralentir le rythme pour économiser ses forces ? Si elle s'exténuait, ne risquait-elle pas d'entrer plus vite en hypothermie ? À moins qu'elle n'y soit déjà …?

Pense à Shaolan ! S'il a survécu aux mauvais traitements des généraux d'Ingvar, tu peux survivre à cette eau glacée ! Elle se raccrocha à cette pensée, y puisa des images chaleureuses pour oblitérer la sensation du froid sur sa peau. Elle respira plus profondément, réussit à avancer de quelques dizaines de mètres. Forte de ce succès, elle se revigora et poursuivit. Le visage de Shaolan, qu'elle dessinait mentalement sur l'eau noire, finit toutefois par s'estomper, pour se diluer dans les profondeurs de la mer. Les souvenirs, aussi puissants fussent-ils, ne pouvaient réchauffer son corps. Elle tremblait de tous ses membres, donnant à sa brasse un rythme chaotique. La fatigue, qu'elle avait tenue à distance, revint l'assaillir. Elle commençait à ne plus sentir ses doigts, ni ses pieds. Elle avait l'intuition qu'elle devait absolument garder la tête hors de l'eau, sinon elle se noierait. Elle se força à maintenir la cadence malgré la douleur, malgré sa faiblesse. Les soldats du chemin de ronde ne regardaient pas dans sa direction, elle devait en profiter pour se rapprocher ...

Son cœur ralentissait. Elle effectuait de grandes brassées, poussait sur ses jambes, mais la forteresse demeurait toujours aussi loin. Un brouillard diffus s'insinua dans son esprit, troubla peu à peu sa vision, alourdit ses paupières. Ses membres lui parurent soudain très lourds. Ne somnole pas ! Si tu t'endors, tout est fichu ! Elle nageait au ralenti, mais elle nageait encore. L'ombre cerclée de feu de la forteresse lui semblait plus près, mais n'était-elle pas en train d'halluciner ? Elle cligna des yeux, se rendit compte que ses cils avaient gelés. Encore, encore ! Tu as fait plus de la moitié du chemin, tu vas y arriver ! Elle se berçait d'illusions, elle le savait. Elle avait tellement froid, tellement sommeil … un reflux la ballotta, et une vague atteignit sa tête. Les dents de glace mordirent son cou, mouillèrent ses cheveux. Son corps se raidit, transformé en pierre. Une nouvelle vague l'atteignit, brisant sa résistance.

Elle n'y arriverait jamais. Elle allait couler au fond de cette eau glacée, sans un cri, sans que personne ne s'aperçoive de sa mort. Elle avait été folle de penser qu'elle pouvait atteindre cette île seule. Si seulement elle avait attendu Fye et Kurogane ! Si seulement elle avait pu revoir Shaolan, une dernière fois … Sa conscience lui échappait, sans qu'elle ne puisse lutter. Son corps devenait de plus en plus lourd, de plus en plus inerte. Elle ferma les yeux …

À cet instant, son pied droit, qui lui semblait s'être transformé en un bloc de glace, heurta quelque chose. La douleur, d'abord endormie par le froid, finit par irradier dans sa jambe. Arrachée au sommeil dans lequel elle glissait, Sakura rouvrit les yeux. Devant elle se dressait une masse informe et minérale. Étourdie par l'hypothermie, elle ne comprit d'abord pas ce qu'elle voyait. Lentement, son cerveau anesthésié analysa l'image transmise par ses yeux. Des rochers. Un amas de rochers s'amoncelait devant elle, noirs et massifs. Elle cilla, leva la tête et distingua un gigantesque mur, dont les fondations prenaient appui sur la rive qu'elle venait de heurter. En haut de la paroi, elle devina une ligne crénelée, et, au loin, sur le chemin de ronde, des silhouettes qui ne regardaient pas dans sa direction. Sakura battit des cils, et soudain la lumière se fit dans son esprit.

La forteresse … elle avait atteint la forteresse. Cela voulait dire … qu'elle avait réussi ? Qu'elle avait vraiment réussi ?! Elle n'arrivait pas à le croire. Elle devait se hisser sur les rochers, trouver un moyen d'entrer dans le repaire d'Ingvar, mais elle ne sentait plus son corps. Ses doigts et ses pieds, complètement engourdis, lui semblaient s'être mués en pierre. Comment grimper sur la berge, dans cet état ? Son cœur, qui battait si faiblement, lui donnerait-il assez d'énergie pour y parvenir ? Elle pouvait encore bouger les jambes et les bras, et son cou, bien que raide, avait conservé sa mobilité. Elle devait essayer, tenter sa chance …

Comme une corde que l'on lance sur une borne d'amarrage, elle jeta un premier bras vers les rochers et le referma autour d'une pierre solide. Ses doigts ne bougeaient plus, mais elle pouvait encore se servir de ses coudes. Elle agrippa un second rocher, battit des jambes, tira de toutes ses forces. C'est alors qu'elle prit conscience du poids de son corps. Bon sang, ce que je suis lourde ! Était-ce parce qu'elle était épuisée qu'elle peinait autant ? Parce qu'elle était trempée, à moitié gelée ? Elle n'aurait su le dire. Elle tira encore une fois, sans parvenir à se sortir de l'eau. Le cœur battant, le souffle court, elle essaya une troisième fois, une quatrième fois. En vain. Elle retomba contre la pierre, à demi-immergée dans l'eau, à bout de souffle. Elle n'y arriverait pas. Elle n'avait plus assez de forces pour accomplir un tel exploit. Face contre la roche, elle sentit le désespoir l'envahir.

Sur les rochers, l'eau clapotait doucement au gré du ressac. Au-dessus d'elle, elle percevait confusément une lumière ténue qui émanait de la forteresse, comme un phare au milieu de l'enfer. Elle ferma les yeux, ressentit la pierre dure et froide contre sa joue, huma l'odeur salée qui s'en dégageait. Son respiration erratique ralentit, se réduisit à un murmure. Elle plongea au fond d'elle-même, réveillant des images tapies dans les tréfonds de sa mémoire. Des souvenirs d'enfance avec ses parents, au pays de Clow. Des jeux avec son frère, Tôya, des entraînements à la magie, avec Yukito. Puis vinrent les rires clairs de Fye et de Mokona, les bougonnements de Kurogane, la voix douce de Watanuki. Le goût des crêpes et de la confiture, du lapin mijoté qu'ils avaient cuit avec Chitose. Les douleurs de son corps s'atténuèrent, le froid mordant se relâcha sur sa chair. L'épuisement la quitta lentement, elle retrouva la paix. Elle sombra plus profondément encore, s'abandonna à cette douce rêverie. Elle oublia sa mission, oublia à quel point son corps la tiraillait de toutes part, oublia la mer glacée. Des souvenirs pastel la berçaient, effaçant ses peurs et sa volonté …

… quand soudain, un souvenir ressurgit. Des lèvres douces contre les siennes, un soir de neige. De la buée montait de leur bouche, leurs yeux brillaient comme deux miroirs. Au loin, les échos rythmés d'une ville en fête accompagnait la danse des lampions. Elle ressentit des bras chauds autour d'elle, se souvint de cette odeur mêlée de soleil, de poussière et de forêt. Une odeur de voyages.

L'odeur de Shaolan.

Sakura rouvrit les yeux, le cœur battant. Sur ses joues, un liquide tiède coula et cristallisa aussitôt, laissant des traînées de glace sur sa peau.

Elle était parvenue à la forteresse. Malgré la mer glacée, elle y était arrivée. Elle n'avait pas le droit de renoncer, pas maintenant. Elle raffermit sa prise sur les rochers et agita ses jambes. Puisque ses pieds ne répondaient plus, elle pouvait encore recourir à ses genoux. Les os s'égratignèrent sur la roche, ses coudes verrouillés autour des pierres la tirèrent vers le haut. Elle avait l'impression de soulever une masse de plusieurs tonnes, mais elle tint bon. Enfin, elle sentit son corps quitter cette gangue glacée. Elle lança ses coudes plus hauts pour s'arrimer à d'autres rochers, ses mollets raclèrent la pierre pour la pousser plus loin. Elle souleva sa jambe droite, puis la gauche. Elle sortit complètement de l'eau et s'écroula sur la berge, à bout de forces.

Elle avait réussi. Elle avait atteint l'île d'Ingvar. Les soldats ne l'avaient pas repérée, elle les avait même vus s'éloigner. Quelque part dans cette forteresse, Shaolan l'attendait. Elle aurait voulu se lever, courir vers la muraille, mais elle réalisa à quel point elle était exténuée. Pour sortir de l'eau, elle avait puisé dans ses ultimes ressources, et maintenant qu'elle se trouvait sur la rive, elle n'avait même plus la force de bouger la tête. Elle voulait lutter, mais c'était son corps qui s'y refusait. Tant qu'elle se trouvait dans l'eau, aussi froide fût-elle, elle ne sentait pas les effets du vent. À présent que la bise assaillait son corps trempé, le froid était si intense qu'il lui brûlait la peau. Elle comprit que la volonté, aussi tenace soit-elle, avait ses limites. Une vague de rage l'envahit. Ça ne peut pas se terminer de cette façon ! Pas après avoir bravé la mer de Valeria ! Elle aurait voulu taper du poing, mais son corps ne répondait plus. Elle ne pouvait pas mourir si près de Shaolan, pas mourir sans lui avoir porté secours, sans l'avoir revu … déjà, ses paupières se fermaient. Aucune sensation ne parcourait plus ses bras, ni ses jambes, endormis par le froid. De nouveau, les souvenirs nimbés de brouillard engourdirent sa pensée. Elle ferma les yeux et sombra dans un abysse sans retour.

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Watanuki ouvrit les yeux et se redressa sur le sofa, les poings serrés et le front crispé. Il se leva, fit coulisser les portes du salon et se dirigea vers la terrasse de la boutique, où Dômeki prenait son petit-déjeuner. Près de lui, Mokona grignotait son propre plateau. Le soleil du petit matin enjambait la haie du jardin et s'étirait jusqu'à leurs pieds.

– Alors ? fit Dômeki.

– Rien à faire, je n'arrive pas à contacter Sakura-chan.

– Quelque chose bloque ton pouvoir ?

– Je ne pense pas … Je dois l'avertir qu'Ingvar a adressé un ultimatum à Fye et aux autres. C'est elle qui se trouve le plus près de la forteresse, elle ne doit surtout pas tenter d'y entrer seule.

– Si rien n'entrave ton pouvoir, pourquoi n'arrives-tu pas à la contacter ?

– Je ne sais pas. C'est la nuit à Valeria, pourtant, on dirait que Sakura ne dort pas.

– Peut-être est-elle déjà en route pour la forteresse ?

– J'espère que non. Elle n'est pas de taille à affronter Ingvar.

– Fye et Kurogane n'ont-ils aucun moyen de la contacter ?

– Aucun qui leur permette de l'avertir du danger …

– Alors, elle s'est peut-être jetée dans la gueule du loup.

Watanuki fronça les sourcils et son regard se perdit dans le néant. Au bas d'un ciel pâle, le soleil achevait de se hisser par-dessus de la palissade, tel un voleur s'apprêtant à entrer par effraction dans toutes maisons. La lumière qu'il déversa sur la pelouse se dilua en teintes écarlates, aussi vives que le sang d'un soldat mort au bord d'un lac.

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Gowan gravit l'escalier qui conduisait au chemin de ronde, le visage sombre. Ingvar attendait Fye et l'ancienne reine de Valeria avec impatience. Sur son ordre, Gowan avait concentré ses soldats sur la partie des remparts qui faisaient face à la côte pour guetter leur approche. Le général savait qu'il serait tranquille sur la partie qui regardait vers la mer ; il congédia les seuls gardes qu'il rencontra.

Il s'approcha du bord de la muraille, posa ses mains dans le creux d'un créneau de pierre et porta son regard vers le large. Aucune lune n'éclairait l'horizon. Seules les torches, disposées à intervalle régulier sur le chemin de ronde, créaient un halo permettant la surveillance des abords. La magie d'Ingvar maintenait leur flamme vivace, que le vent aurait rapidement éteinte. On aurait pu croire que la forteresse flottait au milieu du néant ; seul le reflux des vagues, au pied des rochers, rappelait la mer à leur souvenir. Une bise glacée effleura le cou de Gowan et une odeur de sel envahit ses narines. Le corps dans lequel Ingvar avait placé son âme avait beau être un cadavre réanimé par un sortilège, il n'en possédait pas moins les sens d'un être vivant. Il était moins sensible à la douleur, mais il demeurait un être humain. Pourtant, le maître pouvait rendre à cette enveloppe charnelle son statut de dépouille à tout instant. Alors, Gowan savait que son âme s'en échapperait, sans pouvoir retourner à son véritable corps. Il était prisonnier d'Ingvar, soumis à sa volonté comme un pantin. Il n'avait pas la force de l'affronter, encore moins de le vaincre ; sa vie allait être gaspillée, comme celles de centaines d'hommes avant lui.

Comme celle de Moira finirait par l'être. Les poings de Gowan se serrèrent : si seulement il pouvait trouver un moyen de la sauver, si seulement il pouvait offrir sa vie contre celle de sa coéquipière … mais Ingvar ne montrerait aucune compassion, ne ferait aucune distinction. Lui, Moira et les autres seraient tous mis au rebut, comme jadis le roi aîné de Valeria jetait les corps des condamnés dans cette fosse abominable. A l'époque où il servait encore comme soldat dans l'armée royale, il avait accompagné des charrettes chargées de cadavres pour les précipiter dans ce trou. On racontait que les princes jumeaux y avaient été enfermés, pour expier leurs péchés. Malgré toute la haine que Gowan portait aux deux frères, la seule idée de mettre des enfants dans une vallée aussi terrible le révoltait. Enfin, tout cela n'avait plus d'importance.

Gowan s'inclina par-dessus la muraille et observa les vagues qui se mourraient au pied de la muraille. Leur eau dansait sur la roche comme les festons d'une robe noire. S'il se penchait un peu plus, tout serait terminé. Il retrouverait sa femme et sa petite fille, après vingt années de séparation. Il n'aurait plus à se soucier d'Ingvar, ni de son ancien corps, ni de rendre la justice. Il serait libéré de ses responsabilités. Le rythme des vagues imprimait un tempo régulier sur ses tympans, et sans qu'il ne sache pourquoi, une chanson lui vint à l'esprit. Il ouvrit la bouche, quelques notes en sortirent, dans un murmure. Puis d'autres. D'où lui venait cet air ? Il n'en savait rien. Il fredonna le premier couplet, puis le refrain, surpris par sa mémoire …

Soudain, il s'arrêta. Cette comptine, il savait d'où elle venait. Il s'agissait de la berceuse que sa femme chantait jadis à leur petite fille, pour l'aider à s'endormir. Pourquoi s'en rappelait-il maintenant ? Cela signifiait-il que son heure était arrivée ? Il se pencha un peu plus, le regard rivé sur la roche …

… quand il aperçut une silhouette, étendue au pied de la muraille. Un corps mince, immobile, qui paraissait sans vie. Les yeux du général s'écarquillèrent : qui était-ce ? Il jeta un œil par-dessus son épaule : personne. Il redescendit du chemin de ronde, se dirigea au fond de la basse-cour, où une petite porte en bois se découpait dans la muraille. Elle donnait accès à un escalier qui conduisait au pied de la forteresse. Il arriva au bas des marches et repéra le corps qu'il avait aperçu depuis les remparts. Il la reconnut immédiatement : c'était la jeune fille qui accompagnait Shaolan et ses compagnons. Sakura, s'il se rappelait bien. Pourquoi était-elle seule ? Où étaient ses amis ? Comment était-elle parvenue jusqu'à l'île ? Serait-elle venue … à la nage ? Il ne pouvait le croire. Pourtant, en découvrant ses vêtements trempés, à demi-gelés, il dut se rendre à l'évidence. Il s'agenouilla près d'elle, la secoua par l'épaule. Aucune réaction. Saisi d'un doute, il posa deux doigts au niveau de son cou.

D'abord, il ne sentit rien. Puis, quelque chose battit sous ses doigts. C'était comme l'écho d'un pouls, si ténu, si filant qu'il le percevait à peine. Il se redressa, observa le visage blême de Sakura, ses lèvres bleues. Les cheveux qui collaient à son front avaient déjà gelé, tout comme ses sourcils et ses vêtements. Elle avait bel et bien atteint la forteresse à la nage, pour porter secours à Shaolan. Quelle folie …

Gowan fronça les sourcils. Que devait-il faire ? La conduire à Ingvar ? L'eau glaciale l'avait vidée de ses forces, elle n'en avait plus pour longtemps. À quoi bon la mener devant le maître ? Qu'y gagnerait-il ? La preuve d'une fausse fidélité ? Il haïssait beaucoup Ingvar pour jouer une telle comédie. Il retourna doucement Sakura sur le dos, contempla ses traits figés, paralysés par le froid. Il lui avait sans doute fallu un grand courage pour nager seule jusqu'ici. Tant d'efforts pour mourir sur le rivage … pour mourir en vain. Ce serait bien son tour, à lui.

Ne valait-il pas mieux abréger ses souffrances ? Cette fille allait bientôt rendre l'âme, de toute façon. Et s'il la rejetait à la mer ? Il envisagea un instant cette possibilité, puis secoua la tête. Non, elle ne méritait pas de se noyer après être parvenue jusqu'ici. Il serra les poings, hésita, les ouvrit, approcha ses mains de son cou.

C'était la meilleure solution. Même si elle se réveillait, elle ne pourrait pas se mesurer à Ingvar. Elle était en train de sombrer, autant la libérer dès maintenant. Les mains du général se resserrèrent sur le cou de la jeune fille, y exercèrent une pression. Sa peau était déjà si froide … il ferma les yeux pour ne plus avoir à affronter son expression mortuaire. Bientôt, elle ne ressentirait plus rien, elle ne serait plus prisonnière de cette existence terrestre. Plutôt mourir que souffrir, Gowan voulait s'en persuader. Pourtant, au fond de lui, un étrange instinct résistait à cette pensée. Le visage de Moira s'imposa à lui, sans qu'il ne sache pourquoi. Il entendit les derniers mots acerbes qu'ils s'étaient échangés, revécut leur dispute à propos des mauvais traitements qu'elle avait infligés à Shaolan.

« Pour obtenir ce que le maître nous a promis, jusqu'où serais-tu capable d'aller ?

– Jusqu'où il faudra. Je tuerai des vieillards, des enfants s'il le faut. Je tuerai Shaolan si le maître me le demande.

– Comment peux-tu dire une telle chose ? Ce gamin, il pourrait être ton fils ! »

Gowan tressaillit, rouvrit brutalement les yeux. Le visage de Sakura, pâle comme la mort, le frappa avec violence.

« Papa ! Viens jouer avec moi, papa ! »

Cette voix. C'était celle de sa fille, sa petite fille adorée qui avait été exécutée vingt ans plus tôt. Si elle avait vécu, elle aurait eu le même âge que Sakura.

Les mains de Gowan se desserrèrent du cou de la jeune fille. Il s'assit sur ses talons, le souffle court, tremblant. Qu'avait-il été sur le point de faire ? Comment avait-il pu tenter de tuer un être aussi faible ? Des sueurs froides coulèrent le long de son dos. Il posa deux doigts sur son cou de Sakura, chercha fébrilement son pouls. Il battait encore. Faiblement, mais il battait. Il était encore temps ... il retira son manteau, en enveloppa complètement la jeune fille et la souleva dans ses bras. Il devait agir vite, trouver un moyen de la réchauffer, de la réanimer, sans quoi elle ne survivrait pas. Il courut vers la forteresse, remonta les marches quatre à quatre. S'il avait été seul, il aurait hurlé, mais le cri n'explosa que dans tête.

Non !

Il ne laisserait pas cette jeune fille périr. Il ne laisserait pas Ingvar gagner sans s'être battu.

Plutôt souffrir que mourir, il en était maintenu convaincu.