Chapitre 5 : Restriction I
Je ne peux pas... songeait Ikki, alors que son ancien adversaire le regardait, immobile. Il faut que je parte d'ici… Il faut que je m'en aille loin, très loin...
Mais il était trop tard. Une voix douce et fière s'éleva.
« Je suis heureux de te voir, Ikki. »
« Tu as changé... » se contenta de répondre le Phénix.
« Comme tu le vois », dit Shaka, « j'ai renoncé à mon ancienne vie de moine et d'ascète. »
Le regard du Japonais semblait s'interroger sur une déchirure de son pantalon.
« J'ai nettoyé mon temple, ce matin... » expliqua Shaka. « Mais que fais-tu ici ? J'attendais quelqu'un, il est vrai… Cependant, ce n'était pas toi. »
« Milo m'a dit que tu avais besoin d'une aide… pour… »
L'Indien pâlit brusquement.
« Quoi ? Il t'a parlé de ça ? »
« Oui… »
« Mais il ne m'avait pas dit que c'était toi ! Je n'aurais jamais accepté... »
Shaka avait reculé et s'était appuyé contre la rambarde de la terrasse, l'air extrêmement contrarié et peiné. Ikki n'avait jamais vu une telle expression sur son visage. La peur que le Japonais ressentait disparut tout à coup, pour laisser place à un autre sentiment.
« Je suis désolé, Shaka. Si j'avais su... »
« Non, ce n'est pas de ta faute. »
Le chevalier d'or de la Vierge se retourna, pour regarder la mer. Ikki s'approcha, jusqu'à être à ses côtés. Les yeux de Shaka semblaient être devenus de la même couleur que les flots d'un bleu profond qu'ils contemplaient.
« C'est si beau... » dit-il. « Je ne pouvais le savoir auparavant. »
Il regarda ensuite Ikki, qui en eut mal au ventre.
« Je ne me souvenais pas de ton visage… » dit le chevalier d'or. « Mais il est comme je l'imaginais. »
Il posa la pulpe de ses doigts sur sa joue. Ikki eut l'impression d'un contact électrique. Comme s'il pouvait mourir de ce simple effleurement.
Mais tout à coup, à la vue de la tache rose sur son cou, les images répugnantes liées au récit de Milo lui revinrent en tête.
« Pourquoi... » s'entendit-il dire soudain. « Pourquoi es-tu allé voir des prostituées ? »
Shaka fronça les sourcils.
« Milo a dû te l'expliquer. Il t'a sans doute offert bon nombre de drachmes pour que tu viennes ici... »
« Pour qui me prends-tu ? J'ai refusé son argent. Shaka, ce n'est pas en fréquentant un bordel que tu apprendras la vie. »
« Pourquoi cela ? »
« Parce que rien n'est vrai là-dedans… Ça n'est que de la comédie. »
« Je suppose que c'est une question de point de vue. »
Le Phénix eut un petit rire. La colère lui avait redonné toute son assurance.
« Tu le sais au fond de toi… C'est pour cela que tu n'y arrives pas. »
Comme vexé, l'ancien moine s'éloigna d'un coup, et rentra à l'intérieur.
« Tu as fait tout ce chemin pour me dire ceci ? Je n'ai jamais connu de femmes de cette manière auparavant… Il est normal que j'éprouve quelques difficultés. Par ailleurs, j'ai eu très peu de contact physique avec d'autres humains depuis que je suis né. »
Cela n'étonna guère Ikki. Il l'interrogea cependant.
« Pourquoi ? »
« Hé bien... Je ne touchais les autres ou n'étais touché par les autres que pour m'entraîner au combat, ou par pure nécessité vitale. Je me souviens d'une seule fois… »
« Laquelle ? »
« Une fois, Aiolia du Lion a posé sa main sur mon épaule. Pour me 'réconforter' disait-il. En réalité, je n'avais pas besoin d'être réconforté. »
« Mais… Tes parents… Tu es orphelin ? »
« Oui, je crois. Mais je me souviens d'eux. Beaucoup de gens disent ne pas se souvenir de ce qui précède leurs cinq ans. Ce n'est pas mon cas. Mon père ne voulait pas me toucher, affirmant que j'étais impur. Ma mère a cessé de me toucher lorsqu'elle a compris que je n'étais pas comme les autres. Un jour, mon père l'a battue à mort. Et lui, après cela, je ne l'ai plus revu. »
Il racontait cela très calmement. Ikki avait toujours eu le don de faire parler les gens, avec ou sans Illusion du Phénix. Il ne disait rien, le visage resté dans l'ombre.
« Peut-être », finit-il par murmurer, « peut-être as-tu vraiment besoin d'être réconforté après tout. »
Shaka haussa les sourcils.
« Les Bouddhas m'ont aidé à me libérer de mes craintes et de mes désirs… J'avais cru avoir trouvé la paix… Mais ce n'était qu'une illusion. La paix n'existe pas pour les simples humains. Je ne trouverai jamais la paix. »
Ikki ouvrit la bouche, ne parvint à rien dire. Puis son bras se tendit et il prit la main gauche de Shaka dans la sienne. Elle était étonnamment chaude et vivante. Il en sentit les jointures contre sa paume.
Shaka tressaillit à ce contact, et il dévisagea l'autre chevalier avec incompréhension.
« Alors, ils baisent ? » demanda Deathmask dans le couloir.
« Pas vraiment… » répondit le Scorpion, l'œil collé à la serrure.
Ikki baissa les yeux, regardant la main masculine qu'il tenait dans la sienne.
« Je te comprends », dit-il sobrement. « Peut-être pourrons-nous être amis, un jour... »
Il lui lâcha la main, et se dirigea vers la porte.
Quelques heures plus tard, dans le brouhaha teinté de notes de lyre du Dionysos, Milo en était à son cinquième verre de vin. Il avait déjà perdu toute sa solde du mois au poker, et ses compagnons de jeu partis, il achevait de vider ses réserves financières.
« Quelle descente... » constata Alikè en le resservant. « Un problème de cœur ? »
« Non... »
« Je te rappelle que tu as une nuit gratuite avec une de mes dames… Cela te consolerait peut-être... »
« Ça m'étonnerait. »
Une courtisane aux longs cheveux roux noués en chignon l'observait derrière le comptoir.
« Bonsoir Pyra… Shaka te manque ? » lança Milo avec ironie.
« Pas du tout... Ce n'est pas mon style d'homme. Mais ne lui répète pas. »
« Et quel est ton style d'homme ? » répondit Milo en plongeant son regard bleu dans le sien.
« Je préfère les chevaliers comme toi, qui sont forts mais ne sont pas arrogants, qui ont de beaux yeux clairs mais ne nous méprisent pas. »
« Vraiment ? »
« Oui… »
La jeune femme continua d'essuyer ses verres, lui jetant un regard de temps à autre. Puis lorsqu'elle eut terminé, elle vint lui apporter des fruits à la cannelle.
« Merci. »
« Tu sais Milo », confia-t-elle en s'asseyant à sa table, « si je devais en choisir un, ce serait toi... »
« Tu le penses ? »
« Oui… Tu es le seul qui me plaise vraiment. »
Elle posa un bras nausicaéen sur sa veste noire.
« J'ai beaucoup pensé à toi ces derniers temps. Si j'ai accepté de participer à cette orgie avec Shaka, c'était uniquement pour te voir et te parler. Je cherchais un moyen de me rapprocher de toi... »
« ...Quoi ? »
« On pourrait en discuter ailleurs », ajouta la jeune femme. « Je n'aime pas sentir tous ces yeux sur nous.. »
Milo hocha la tête.
« Viens dans ma chambre... » conclut-elle.
Elle l'entraîna à l'étage.
à suivre
