Stiles était content. Content de boire, de plaisanter, de discuter avec certains de ses collègues sans oublier son père. Content également de voir que celui-ci restait très mesuré sur la boisson et qu'il n'en était qu'à son premier verre, qu'il dégustait à coup de petites gorgées une fois de temps à autres. Content de se détendre un peu malgré cette sensation étrange d'avoir toujours besoin de faire quelque chose. Des affaires à résoudre, il en avait des tas sur son bureau. Stiles, par souci de bien faire, relisait toujours une ou deux fois les dossiers qu'il avait clos, histoire de s'assurer n'avoir rien manqué. D'un autre côté, il entretenait toujours ce petit côté perfectionniste qui ne l'avait jamais lâché depuis des années : un aspect de sa personnalité qui ne cessait de croître et qu'il s'assurait d'entretenir malgré lui. Dans sa tête, c'était une espèce de protocole qui ne faisait que se dérouler à l'infini – il avait l'air de ne jamais connaître de fin.
Alors voilà, même si Stiles souriait et était heureux de passer ce petit moment qui coupait momentanément sa routine de travail, il pensait encore et toujours à certaines affaires soit parce que certains détails l'interpelaient, soit parce qu'il réfléchissait aux tenants et aux aboutissants de certaines… En fait, tout chez lui passait inévitablement par la case « boulot ». Il vivait boulot, il mangeait boulot, il pensait boulot. Et parfois, il dormait boulot. Résumer son existence à un domaine en particulier rendait celle-ci plus simple : c'était en tout cas ce que pensait Stiles. Après une période d'errance à laquelle il préférait ne pas penser. Pas qu'il s'y était passé quoi que ce soit de particulier, simplement… Stiles avait beaucoup pensé. Beaucoup, beaucoup trop. Pas fait grand-chose de sa vie non plus.
Les choses avaient bien changé. Il avait suffi qu'il se lève un matin et qu'il trouve la force d'aller voir son père au poste, de reprendre certaines études et ainsi, de gravir les échelons jusqu'à en arriver là. Il avait travaillé d'arrache-pied et ce, sans que son ascension soit facilitée grâce à son nom. Que son père soit shérif était une chose : il n'empêche que Stiles tenait à y arriver par ses propres moyens – et c'était chose faite. On le savait travailleurs et méritant – ainsi, on ne le jalousait pas méchamment.
Et si Noah l'avait toujours soutenu, c'était sur le plan moral.
Là, Stiles était utile : il faisait quelque chose de sa vie. A ses yeux, il n'y avait rien de plus gratifiant que de réaliser une activité constructive, de venir en aide à des gens, de résoudre des affaires qui en faisaient toujours souffrir plus d'un.
Alors ce verre de whisky, il le savourait aux côtés de son père. Stiles n'était pas un grand buveur et s'il s'était mis quelques caisses au lycée, c'était souvent parce qu'il n'avait pas le moral adéquat pour supporter certaines situations. Puis, souvent, on n'y faisait pas plus attention que cela. De toute façon, ces épisodes-là appartenaient au passé. Il avait bu à outrance pour oublier que son cœur souffrirait éternellement, maintenant ce n'était qu'occasionnel – rare serait un terme plus juste. Il suffisait de compter sur les doigts d'une main les moments où il s'accordait une sortie, souvent poussé par Noah, ou certains collègues qu'il appréciait beaucoup.
Autant dire que cela n'arrivait pas souvent.
- Je peux vous dire que lui, quand je lui ai passé les menottes, il n'a pas beaucoup ri !
Autour de Stiles, on s'esclaffa et s'il ne comprit pas pourquoi, c'était tout simplement parce qu'il n'avait rien écouté à l'histoire de son collègue Andrew. S'il s'agissait d'un homme fort sympathique, l'hyperactif ne lui parlait pas souvent. A vrai dire, il n'adressait la parole aux gens et ne plaisantait avec eux que lorsque c'était nécessaire. La plupart du temps, il n'écoutait pas ce qu'il se passait autour de lui.
Il était absent.
C'était bête parce qu'autrefois, Stiles maniait fort bien sa langue et savait rebondir comme il le fallait. Chaque interaction sociale était un plaisir, un jeu, l'occasion d'une joute aiguisée.
Un petit bonheur qui avait disparu avec le temps.
Stiles en était arrivé au point où il détestait parler, devoir entretenir une conversation pour la simple et bonne raison que c'était difficile. Ecouter autrui s'avérait être une véritable corvée et si l'hyperactif était toujours là, ce n'était pas pour renforcer quelque lien que ce soit. Il voulait juste être là, avec son père, profiter silencieusement de sa compagnie chaleureuse. Il lui jeta un regard de biais. Avec le temps, Noah s'était beaucoup ouvert. Il parlait, riait, faisait des blagues et – oh ! – sociabilisait de plus en plus. C'était comme si père et fils avaient inversé leurs habitudes, comme si une part de leurs personnalités si différentes s'étaient interchangées. Stiles ne comprenait pas d'où venait ce phénomène, mais il ne relevait pas réellement. Tant que Noah était heureux dans son travail et qu'il s'épanouissait dans sa vie, tant mieux. C'était tout ce qu'il souhaitait à ce père qui n'avait plus vraiment vécu depuis la mort de sa femme des années plus tôt.
Alors Stiles força un rire qui passa plutôt bien sans même avoir écouté l'histoire de son collègue qui avait provoqué l'hilarité générale. Le tout était de se fondre dans la masse, de faire comme tout le monde. C'était comme ça que ça fonctionnait, non ? Stiles ne savait plus vraiment, il n'avait plus l'habitude. Cela faisait des années qu'il fonctionnait par mimétisme socialement, ses névroses l'ayant profondément atteint jusqu'à détruire certains pans de sa personnalité à petits feux.
Et Stiles n'imaginait pas à quel point ces discrètes fragilités allaient lui porter préjudice, être le point de départ de quelque chose bien plus profond qu'il n'aurait pu l'imaginer.
Néanmoins, il profita de sa soirée à sa manière, ne parla réellement que lorsqu'on lui adressa directement la parole. Mais il apprécia. Sincèrement, il apprécia. Une petite pause de temps à autres dans son travail ne lui faisait pas de mal. Le pire, c'est qu'il en avait conscience. Il n'avait juste pas suffisamment de volonté pour changer son quotidien, aussi morne que millimétré. La routine le rassurait.
Noah et Stiles quittèrent le bar aux alentours de vingt-trois heures. L'un et l'autre étaient raisonnables et savaient que parler jusqu'au bout de la nuit ne leur ferait pas faire du bon travail le lendemain. S'amuser, ok. Abuser était prohibé. De ce côté-là, Stiles était exemplaire : il ne sortait jamais. L'envie lui manquait.
Mais lorsqu'il monta dans la voiture et que son père s'installa côté passager, Stiles sentit qu'il avait les épaules détendues. Un peu plus que d'habitude, en tout cas et c'était là le signe que cette petite soirée lui avait fait du bien malgré tout. Il n'appréciait plus le monde, les sorties, les petites soirées, mais quand c'était rare, ça allait. Pour Stiles, il s'agissait d'un mix entre joie et malaise. Deux choses contradictoires mais chez lui, bizarrement complémentaires. Était-il normal qu'il apprécie les moments de détente comme celui-ci et qu'il s'en sente gêné ? Il n'en avait aucune idée, mais le fait est qu'il n'irait pas refaire cela de sitôt. La rareté faisait l'agréable.
- Tu dors à la maison ce soir ?
La voix de Noah était parfaitement claire, comme s'il n'avait rien bu. En soi, c'était presque le cas : deux verres de whisky – père et fils avaient les mêmes goûts – n'iraient pas le faire tomber dans l'ivresse, d'autant plkus que ce n'était rien à côté de sa consommation d'autrefois.
Stiles secoua la tête mais ses yeux ne se détachèrent pas de la route.
- Je te dépose et je rentre, lui indiqua-t-il simplement.
Pas besoin de sourire, il savait son visage détendu. Bien sûr, il aurait pu s'arrêter et dormir chez son vieux père, qui lui avait gardé sa chambre à cet effet pour les fois où il en avait besoin. Deux mois plus tôt, l'on avait fait des travaux dans son immeuble. Le chantier était si bruyant que Stiles avait dû passer une bonne semaine chez son paternel pour être sûr de pouvoir se reposer en toute circonstance.
Du reste, la chose restait quand même difficile. Pour véritablement bien dormir et surtout, tranquillement, Stiles avait besoin d'être chez lui, dans son petit cocon, son petit lit une place, son petit appartement cosy. Il n'y avait que dans cet endroit qu'il se sentait réellement en confiance, à sa place.
A l'abri de ses propres démons, parfois.
Démons qui l'attendaient à la porte du domicile familial. Loin de s'imaginer ce qui allait se passer à son arrivée, Stiles fonçait tout droit dans la gueule du loup. Comment pouvait-il le savoir ? Le jeune homme n'avait pas d'ouïe ou d'odorat surnaturel, aucune capacité surpuissante ou divinatoire.
Non, c'était un humain.
Juste un humain.
