Quelques minutes plus tard, nous avançons lentement côte-à-côte dans un silence désagréable. J'essaie de me concentrer pour marcher droit, histoire de faire un minimum bonne figure, même si une partie de moi-même n'en a plus grand-chose à faire.

— ... Je suis vraiment content de te revoir, me dites-vous soudain. Tu as bien changé. Je ne devrais pas être étonné que tu sois devenu un adulte accompli... Mais tu étais encore un jeune lycéen la dernière fois que nous nous sommes vus...

— ... Ça fait vraiment longtemps, hein ? rappelé-je avec un sourire en coin. Trois ans. C'était long.

J'ose relever la tête vers vous, laissant mon manque de contrôle actuel parler sans filtre.

— C'était long pour vous aussi ?

Vous me jetez un coup d'œil, mais détournez aussitôt le regard. Vous finissez tout de même par répondre après une hésitation :

— ... Oui. Oui, c'était long. J'ai laissé derrière moi un adolescent qui se remettait encore des cruelles épreuves qu'il a traversées et je retrouve aujourd'hui un véritable héros, qui possède sa propre agence, ses responsabilités, son appartement...

— Et qui se bourre la gueule avec ses amis au restaurant, rajouté-je avec une pointe d'ironie.

Mais vous avez un léger rire.

— Que celui qui ose me dire qu'il n'a jamais été ivre me jette la première pierre.

— C'est vrai. Et puis, j'avais une bonne raison de faire ça.

Mes mots sortent plus vite que ce que ma raison voudrait, mais l'Izuku ivre en moi ne demande qu'à marteler toujours plus fort.

J'en ai bavé durant ces trois longues années. Et il apparaît que maintenant que je vous ai retrouvé et suite à votre crasse d'hier, j'ai juste envie de vous faire payer la monnaie de votre pièce.

Mais une fois de plus, vous ne répondez rien et semblez simplement vous morfondre. Encore.

Il y a bien longtemps, je me serais haï de vous mettre dans cet état. De vous arracher la moindre goutte de culpabilité, même involontairement.

Je crois que l'Izuku de cette époque est toujours là tout de même, quelque part, à essayer de batailler avec l'autre qui se croit pousser des plus grandes ailes que celles de Hawks lui-même.

— ... Je n'ai aucune idée de ce que je comptais vous dire hier, continué-je pour changer de sujet. J'avais juste... égoïstement envie de vous voir. Je ne voulais pas rater votre passage au Japon, surtout en sachant que vous repartiez vite. Et d'autant plus en sachant que vous êtes venu à notre agence quand je n'y étais pas, et-

— Midoriya, me coupez-vous en arrêtant soudainement notre marche pour me regarder, l'air grave. Je comprends que tu m'en veuilles. Pour ce qu'il s'est passé hier à la NHA comme le fait qu'en effet, cela m'ait bien arrangé que tu sois absent de l'agence quand je suis passé. Je ne cherche pas d'excuse en disant ça, mais... En vérité, vu les circonstances dans lesquelles nous nous sommes quittés la dernière fois, je n'avais pas la moindre idée de comment renouer contact avec toi.

Vous avez raison, je le sais bien. Personne ne saurait comment agir dans ce genre de situation... qu'une année entière soit passée ou pas.

— Quand bien même j'avais très envie de te revoir... précisez-vous et j'ai l'impression que quelque chose en moi a fondu.

Probablement mon cœur. Et probablement de bonheur.

— J'ai longtemps hésité à revenir au Japon lors de cette dernière année, alors que j'ai une tonne de choses à faire ici. Mais je n'arrêtais pas de repousser l'échéance... Car il me semblait impensable de venir ici sans te saluer. Cela n'aurait pas été correct de ma part.

— Alors... pourquoi... murmuré-je, apparemment trop bas pour que vous n'y fassiez réellement attention.

— Mais lorsque je suis passé à l'agence d'Endeavor il y a quelques jours... Je ne vais pas oser dire que le jeune Todoroki est devenu plus expressif aujourd'hui, mais il n'empêche que je ne pouvais pas passer à côté de tous ses sous-entendus.

... Ah. Shôto.

J'imagine bien qu'il n'était pas le plus ravi de vous voir, c'est vrai.

— Je suis désolé que ça se soit fini de cette manière, entre vous.

Je plisse les yeux.

— ... Il vous a raconté ?

— Plus ou moins. Bien que je croie plutôt qu'il était heureux de pouvoir s'exprimer librement sur le sujet. Mais il a coupé court à la conversation en rappelant que je n'avais rien fait... J'ai encore des doutes sur ce point, mais-

Je décroche un peu du reste, accusant le coup et l'alcool ne m'aidant toujours pas à faire deux choses en même temps.

J'aimerais en vouloir à Shôto pour un coup pareil... Mais je n'ai que ce que je mérite. Il a le droit d'avoir encore tout ça en travers de la gorge. Sans nul doute qu'on aurait pu aller loin sans cette histoire, lui et moi.

— J'ai donc... finalement changé d'avis, continuez-vous. Aussi brise-cœur que cette décision de repartir sans passer te voir pouvait être, mais... La vérité, c'est que si au moment où tu m'as avoué ces-...

Vous vous arrêtez net en me regardant sans me voir, les yeux dans le vide. Cet étrange raté dure une seconde à peine et vous reprenez comme si de rien n'était. Comme si vous n'aviez pas littéralement oublié un mot dans votre phrase.

Oublié, ou omis ? Quel mot vouliez-vous utiliser ? Ces « sentiments « ? Ces « trucs » ? Ces « conneries » ?

— Si à ce moment je ne savais déjà pas comment réagir, je ne le sais pas plus aujourd'hui et je me sens idiot pour ça. Ce jour-là, tu as été le plus intelligent et le plus mature de nous deux... Même si je me doute que cette décision t'a beaucoup coûtée.

Ma mâchoire se met à trembler. C'est tellement peu de le dire.

— Ça m'a coûté énormément, oui, martelège-je donc sans ciller.

J'ai l'impression de vous mettre un autre coup alors que je ne vous ai même pas touché.

Bon sang, arrêtez-ça, All Might. D'accord, vous avez vraiment déconné ces deux derniers jours, mais... Dans les faits, vous avez raison : c'est moi qui ai merdé le premier et vous ne faites que tenter d'agir en conséquence.

Mais vous ne répondez rien, vos yeux tombent à nouveau au sol pour vous complaire dans je ne sais quelle honte. Comme si ce jour-là, c'était vous qui avez pris la décision de nous dire au revoir.

Cela fait revenir ma colère malgré moi :

— C'était le mieux à faire parce que toute cette situation est ridicule, mais évidemment que ça m'a coûté... ! J'en ai bavé pour tenter de sauver ce qu'il y avait entre Shôto et moi, j'en ai bavé quand il a fini par partir parce qu'il a épuisé son stock de patience envers la cause perdue que je suis ! Et depuis j'en bave encore plus ! Depuis que Shôto est parti, depuis que je suis seul dans ce putain d'appartement trop grand et trop calme, je-... Il n'y a pas un seul jour qui passe sans que je regrette d'avoir effacé votre numéro... Il n'y a pas un jour qui passe sans que je vous maudisse encore d'être parti si loin, de m'avoir abandonné alors que j'avais encore tellement besoin de vous... ! Il n'y a pas un seul jour qui passe sans que je ne me dise que je suis vraiment un énorme abruti d'être tombé amoureux de vous ! De vous, mon mentor, mon héros, un homme qui est plus âgé que ma propre mère et qui n'aspire probablement qu'à la tranquillité, et-... Et aujourd'hui je suis encore là à vous rendre la vie impossible comme je l'ai toujours fait, à vous mettre dans des situations terribles que vous n'avez pas demandées-

— M-mon garçon ! vous alarmez-vous, blême face à mon souffle court, mes larmes qui coulent à torrents et ma voix qui n'a fait que monter un peu plus dans les aigus.

Je m'arrête donc et éclate juste en sanglots, pitoyablement, planté devant vous en plein milieu d'une rue silencieuse.

Si j'avais voulu me ridiculiser un peu plus et rendre cette situation encore plus malaisante, je n'aurais pas pu faire mieux.

Mais... ça me fait du bien. De pouvoir enfin vous lâcher tout ça me fait du bien. Et d'exploser en sanglots en sachant que vous n'avez pas l'air décidé à partir, mais bien plutôt à rester là pour me soutenir, vu vos mains affolées qui hésitent à m'attraper par les épaules...

S'il vous plaît, oui. Attrapez-moi par les épaules, comme à l'époque. Posez votre immense main protectrice sur mes cheveux. Souriez-moi en me promettant que tout ça sera bientôt fini. Que tout ira bien.

J'essaie de me calmer, pour le moment. J'essaie d'arrêter mes pleurs ridicules qui me font encore me sentir comme un gosse devant vous qui êtes si grand et toujours aussi impressionnant malgré cette forme.

Et je tressaille en sentant finalement une de vos mains chaudes se poser sur mon bras. Forte, immense, rassurante.

Le premier contact depuis trois ans et bon sang, qu'est-ce que ça a pu me manquer.

— Mon garçon... Midoriya... soufflez-vous, l'inquiétude et l'affliction se lisant sur vos traits. Tu ne me rends pas la vie impossible, bien au contraire... Je n'ose imaginer ce que tu as dû subir toutes ces années, et avant même que je ne parte, n'est-ce pas... ? J'aimerais tellement pouvoir t'enlever tout ce chagrin que tu sembles garder en toi d'un simple claquement de doigts... C'est horrible de te savoir dans cet état à cause de moi, surtout toi qui as cette personnalité si belle, si lumineuse... Tu ne mérites pas de souffrir encore...

— A-arrêtez de me dire des trucs comme ça... articulé-je difficilement, un sourire amer vicieusement revenu. Arrêtez de me faire des compliments comme ça, ça n'aide pas...

— Ce... c'est vrai... bégayez-vous en me lâchant, surpris. Mais... Je le pense réellement. Je n'ai pas envie de t'entendre te sous-estimer, ni de dire que tu es idiot. Tu es beaucoup de choses, Izuku Midoriya, mais tu n'es pas un idiot !

Je m'en veux de tellement d'apprécier entendre mon prénom sortir de votre bouche.

Vous m'aurez à l'usure, c'est certain. Et sans même le vouloir, en plus.

— Si, je suis un idiot. Je suis un idiot d'avoir laissé mes sentiments partir dans cette direction. Je ne vaux pas mieux que toutes ces fangirls qui vous courent après. C'est stupide et-

— Non ! tonnez-vous avec fermeté, assez fortement pour que vous me surpreniez. Ce n'est pas stupide ! Notre relation était particulière, assez pour troubler n'importe qui ! Sans parler du One for All qui nous lie malgré nous, je te le rappelle... Mais vers la fin, tu m'appelais tous les jours. Moi-même, j'adorais ces appels réguliers, ils me faisaient un bien fou, surtout là-bas, loin de tout, avec ce traitement de la dernière chance qui me laissait perplexe au départ... Ce-ce n'est pas étonnant que tu aies fini par développer pour moi quelque chose de plus sérieux... J-je veux dire, m-moi-même, j'ai-...

Mes yeux s'écarquillent.

Vous voilà qui bégayez à nouveau. Qui perdez carrément vos mots. Qui... rougissez ?

C'est une blague... ?

— ... Vous-même ? insisté-je en me rapprochant un peu de vous.

J'ai peur de comprendre.

Non, excusez-moi : je suis soudainement exalté de penser comprendre ce que je dois comprendre.

Vous me fixez comme si j'étais un fantôme et vous ne bougez plus d'un pouce. Votre bouche s'ouvre et se ferme plusieurs fois sans que le moindre son n'en sorte.

Je suis toujours ivre. Je vous promets que je ne contrôle pas le sourire qui naît doucement sur mes joues à cette douce éventualité que vous me laissez sous-entendre là.

— All Might... Qu'est-ce que vous comptiez dire ?

— Ce-... Rien, je-... Ne fais pas attention à moi : je suis troublé de te voir dans cet état, et-...

— All Might ! hurlé-je presque en me saisissant de votre bras avec peut-être un peu trop de forces. Si vous avez quelque chose à me dire, je pense que c'est vraiment le moment !

Nos visages sont proches l'un de l'autre maintenant. Vous vous êtes reculé le plus possible de moi malgré vos deux têtes de plus. Votre regard me fuit, je ne vous ai jamais vu aussi incertain, aussi dépassé. Aussi intimité presque face à quelqu'un.

Et ce quelqu'un, c'est moi...

Encore.

Pitié, si vous avez quelque chose à me dire...

— ... Je ne devrais pas... marmonnez-vous, plus pour vous-même que pour moi. Ce n'est pas-... C'est bien moi le plus idiot des deux... C'est moi l'adulte, et...

Vos yeux reviennent à moi, implorants. Désolés, peut-être.

— ... Mon garçon, si toi tu es idiot d'être tombé amoureux de moi... Qu'est-ce que moi je suis, alors... ?

Chaque cellule de mon corps se fige.

Et tout s'éclaire, soudainement.

Vous ne paniquiez pas parce que vous ne saviez pas comment réagir face à un énième jeune idiot qui est tombé pour vous... Ce jour-là, au téléphone, vous n'avez pas su quoi dire non pas parce que vous tombiez des nues que votre élève vous dise ça...

Non...

Vous avez paniqué, vous vous êtes retrouvé interdit, parce que...

— C'est réciproque... ? complété-je à voix haute.

Vos yeux me fuient à nouveau.

Et vos joues s'empourprent de plus belle.

Vous cherchez encore vos mots. Je devine à votre expression résolue que vous allez me sommer d'oublier cette histoire, de ne pas prendre vos sentiments en compte.

Que c'est une belle connerie.

Je suis désolé. Il est hors de question que je vous laisse le dire.

Je vous lâche enfin, mais pour mieux crocheter mes doigts à votre veste. Je vous attire à moi avec force, je me mets sur la pointe des pieds pour être certain de pouvoir pallier votre éventuelle rebuffade.

Je n'aurais jamais cru avoir l'immense privilège et bonheur de pouvoir vous embrasser un jour.

Vous êtes surpris et raide contre moi et je ne vous en veux pas. Le fait que vous ne me repoussiez pas est déjà une félicité que je n'aurais jamais osé demander au ciel. Alors je profite de cette peau que j'ai rêvé maintes et maintes fois sans jamais croire que je pourrais la posséder un jour. Vos lèvres sont tellement fines dans cette forme, mais elles me donnent tout de même la sensation de retrouver un oxygène véritable pour la première fois depuis au moins cinq ans.

Je pourrais avaler votre légendaire sourire en entier avec le mien.

Et je pense que c'est ce qui arrive lorsque je sens vos bras s'enrouler finalement autour de moi. Ils sont hésitants, tendus à l'extrême...

Mais vous ne me repoussez pas. Vous m'acceptez.

Un sanglot d'exaltation et de soulagement m'échappe malgré moi et je repars à l'assaut aussitôt. Je me repais de votre touché, de votre odeur, de votre chaleur ; de tout ce que j'ai regretté et de tout ce que j'ai fantasmé. Mes lèvres bougent toutes seules contre les vôtres et je resserre ma prise autour de votre cou un peu plus à chaque seconde. Je ne sais pas si je serai physiquement capable de me décoller de votre corps un jour.

Mais, évidemment, vous finissez par m'éloigner. Je dois dire que je suis même agréablement étonné de la force dans votre poigne lorsque vous me décollez de vous fermement par les hanches.

Vos pommettes sont toujours légèrement rouges. Je n'aurais jamais cru vous octroyer un jour l'adjectif « adorable », et pourtant, c'est un fait à cet instant.

— Midoriya... Il ne faut pas.

Mon esprit embrouillé par l'ivresse et les émotions redescend de son nuage de béatitude, mais il faut que je sente vos pouces balayer mes larmes pour réaliser que je joue à nouveau les saules pleureurs.

Malgré tout, et même malgré cette horrible phrase que vous venez de prononcer, je n'arrive pas à me débarrasser de mon sourire bien trop heureux. Je n'arrive pas à vous lâcher. Mes doigts se plantent dans votre dos et je dois probablement vous faire mal.

Mais je ne contrôle plus rien.

Je ne contrôle même plus le rire nerveux qui s'échappe de moi, pas plus que les violents soubresauts de mon corps.

Mais vous vous rapprochez de moi pour balayer encore mes larmes et votre expression est à la fois inquiète et attendrie, je crois.

— Regarde dans quel état tu es, mon garçon... Nous ferions mieux d'aller discuter de ça chez toi, au calme. Et surtout, à l'abri des regards...

Ah. C'est vrai. Merci de me rappeler que nous sommes en plein milieu de la rue, que nous sommes toujours deux personnalités publiques beaucoup trop célèbres ici et que si jamais quelqu'un nous reconnaît et nous prend en photo...

Mon dieu. Je n'ose imaginer les conséquences sur nos deux images.

Vous passez votre bras autour de mes épaules pour m'inviter à reprendre notre marche. L'afflux violent d'émotions en moi continue de me faire trembler, me donne presque la nausée. Je vous laisse me guider. De mon côté, je peine à réaliser ce qu'il vient réellement de se passer.

Vous m'avez avoué que vous aviez également des sentiments pour moi et nous nous sommes embrassés.

Je n'ai jamais osé aspirer à un tel espoir, même dans mes rêves les plus insensés.

Mais vous êtes aussi réticent... Et ce « il ne faut pas »... ? J'arrive à rassembler suffisamment mes esprits pour me demander si vous parliez juste de ce geste d'affection public.

Je prie de toute mon âme pour que ça ne soit que ça.