S'il y a bien une chose que je dois reconnaitre, c'est que le sport n'a jamais été ma tasse de thé. Autrement dit : je n'ai jamais aimé ça. Pas pour l'effort physique mais plutôt pour l'ennui ressenti. Sauf peut-être avec du bon son dans les oreilles. J'ai toujours été naturellement bonne à ce niveau, mes muscles se sculptent rapidement, et la graisse s'envole avant même d'envisager pouvoir se fixer sur mes hanches, mes bras, ou autres zones propices aux formes. La génétique m'avait gâtée à la naissance. Courir ne présente aucune difficulté particulière lorsqu'on s'y habitue et qu'on gère correctement notre respiration. Et pourtant, qu'est-ce que j'ai pu en chier à réaliser ces foutus et interminables tours de pistes de Nevrand lors de cette dernière année !
Dans mon ancien bahut, je finissais toujours première en athlétisme, ou dans n'importe quelle discipline sportive. A l'époque, je passais pas mal de mon temps libre à travailler mon corps (au moins autant que je jouais aux jeux-vidéo). Je courais régulièrement le soir au rythme du rock qui délivrait des décibels dans mes oreilles qu'un quartier tout entier pouvait entendre. Je nageais un nombre de longueurs que je ne comptais même plus à la piscine du lycée devant les autres fatigués d'en faire seulement deux ou trois. Cela me permettait de relâcher toute la tension, la frustration, et dans une moindre mesure la colère, accumulées la journée. Lorsque j'étais contrariée, j'enfilai mes baskets. Lorsque j'étais peinée (et cela arrivait parfois) je me jetais à l'eau. Je faisais toujours en sorte d'occuper ma tête de façon à ne penser à rien. Jusqu'à mon exclusion. Après, je n'allais plus courir. Je n'allais plus nager. Mais je ne pensais à rien non plus. Alors, c'était okay.
La totalité des trois promotions de dernière année avait été divisée en deux parties. La première effectuait des tours de pistes sous les coups de sifflet de Nevrand, la seconde s'entraînait sur les différents ateliers proposés par Charon : sauts en hauteur, longueurs, à la perche, et lancés de poids, javelots, et disques. Je me demande encore laquelle de ces activités est la plus ennuyante. Parfois, il y avait des ateliers dit « bonus ». Tir à l'arc, par exemple. Nevrand aimait particulièrement cette activité. Finalement, courir sous son regard exigeant n'était pas compliqué même si j'en avais perdu l'habitude. J'avais passé la deuxième moitié de l'été sur les jeux-vidéos (et la première à livrer des pizzas pour une enseigne de restauration rapide proposant « deux achetés plus une offerte » tous les vendredi soir) alors mes poumons n'étaient pas au meilleur de leur forme. La technologie toujours plus aguicheuse était seule responsable (hors de question d'incriminer la cigarette). Toutefois, avec la motivation nécessaire, j'étais certaine de pouvoir rapidement récupérer mon niveau d'antan. J'arrivais à suivre la cadence d'Edelgard, après tout. Et Edelgard courait plutôt rapidement pour une fille d'un mètre cinquante-huit seulement.
—Est-ce que tu espères terminer avant moi, Byleth ?
Je ne trouvai la force de répondre à la blanche dont les longueurs attachées par un ruban parme se soulevait dans son sillage (et parfois dans mon visage) alors que je la suivais de près. Si elle avait réussi à me poser la question sans montrer signe de difficulté respiratoire je ne pouvais pas en dire autant. Parce qu'après plusieurs tours de plateau (je n'avais pas compté), un point de côté, la cage thoracique en position latérale de sécurité et au moins trois côtes cassés (c'était seulement une impression) j'en chiais sévère. Et malgré toute ma bonne volonté : c'était horrible. Je pensais à toutes ces boites de chocolat que je m'enfilai sans le réaliser devant ma console en espérant que cela me donnerait l'énergie nécessaire pour terminer cette course, mais je n'en pouvais vraiment plus.
—C'est bientôt terminé.
C'était tellement facile à dire pour elle, mais ce « bientôt » était très relatif. Courir une seule minute supplémentaire s'avérait déjà être un miracle pour moi. Retrouver ma forme physique n'était cependant pas ma seule motivation, je voulais aussi lui montrer de quoi j'étais capable. Pourquoi ? Car tout le monde me sous-estimait ici, Edelgard également. Et j'avais décidé que la faire redescendre de son pied d'estale ne lui ferait pas de mal de temps en temps. Et j'allais lui prouver. Nevrand jeta un œil à sa montre quand nous passâmes une énième fois devant elle. Elle le faisait uniquement lorsqu'il ne restait qu'une minute à son chrono. C'était le moment : je pris une grande et douloureuse inspiration et mis toute mon énergie dans mes jambes pour dépasser Edelgard de quelques centimètres. J'étais capable de tenir une minute, même un peu moins serait assez, mais la jeune femme accéléra le pas et j'écarquillai les yeux lorsque la distance qui nous séparait jusque-là dépassa le mètre linéaire et laissa une traînée de flocons blanc devant mon regard déconfit.
—C'est terminé !
Le coup de sifflet annonça la fin du calvaire et ma défaite par la même occasion puisque je terminai à la seconde place.
—Bonne performance Eisner !
Mes jambes ralentirent et mes mains se posèrent sur mes genoux le temps de reprendre assez d'oxygène pour aller m'écrouler dans l'herbe en bord de plateau. Ma poitrine se soulevait péniblement. Je ressemblais à toutes ces plantes vertes fatiguées de vivre dans le bureau de Manuela.
—Tiens.
J'arrivai à peine à ouvrir les yeux et les rayons du soleil derrière la silhouette d'Edelgard m'éblouirent un instant. Je me relevai assez pour saisir la bouteille d'eau qu'elle me tendait. C'était la sienne. Un indice intelligemment placé pensai-je.
—Merci.
L'eau se déversa dans ma bouche et ma gorge et m'apporta le même plaisir que si je souffrais de déshydratation depuis dix jours au moins. Je terminai ce qu'il restait dans la bouteille en quelques gorgées seulement.
—Il va falloir faire mieux que ça, entendis-je en m'écroulant de nouveau.
—Ouais ouais, les fameux résultats exemplaires dans toutes les disciplines, soufflai-je pour la citer. C'est tellement facile pour toi.
—Ca en a seulement l'air.
—Tu n'as pourtant même pas l'air fatiguée. Tu as à peine changé de teint.
Ce qui n'aurait pas dû être difficile avec sa peau de porcelaine, mais ses joues étaient à peines rosées. Cela mettait un peu plus ses prunelles parme en valeur réalisai-je.
—Je ne le suis pas. Mais j'ai beaucoup travaillé pour en arriver là.
Par « là » comprenez loin du piteux état dans lequel je me trouvais après avoir tout donné.
—Tu as fait exprès ?
—Je ne vois pas de quoi tu parles.
—De me laisser croire que je pourrais te dépasser, ajoutai-je.
Edelgard m'observa quelques secondes avant de me faire grâce d'un sourire. Une maigre récompense face à une telle déception.
—Cela aurait été moins amusant si j'avais disparu de ton champ de vision après le premier tour de piste.
—Y trouver un quelconque amusement vient de me propulser un peu plus loin dans ton sillage.
—Tu exagères. Et puis, je n'aurais jamais terminé première si Claude ou Dimitri avaient été présents.
Les deux garçons, tout comme Dorothea et le reste des lions étaient dans le groupe de Catherine et tournaient sur des activités que je n'avais plus du tout la force de réaliser. J'en avais déjà trop donné.
—Et ainsi tout le monde peut avoir le luxe de nous voir discuter, c'est ça ?
—C'est exact.
—Tu penses vraiment à tout.
J'étais vraiment un pion. Un pion à deux doigts de l'arrêt cardiaque et prêt à prendre un billet dans la prochaine ambulance.
—En effet. N'est-ce pas toi qui te souciais du fait que les autres élèves ne trouvent pas cela crédible ?
—La prochaine fois, je t'apporterai du crédit en te faisant un sandwich, pas en réfléchissant à la parfaite épitaphe. En plus, tout le monde y croirait quand même. Quand les autres t'aperçoivent, ils voient tous une sorte de vérité universelle et absolue.
—Et toi ?
—Moi ?
—Est-ce une vision de moi que tu partages ?
—Je ne sais pas. Je n'ai pas vraiment de réponse à cette question.
Je lâchai un soupire pas très sexy pour enfoncer un peu plus mes bras, épaules, et mon corps tout entier dans l'herbe fraiche de l'automne.
—Et je suis trop fatiguée pour réfléchir à cette question.
—Tu penses que beaucoup ne sont que des idiots, et je ne peux pas te contredire sur ce point.
Tout comme l'habit ne faisait pas le moine, les moyens pécuniaires ne reflétaient pas les capacités intellectuelles (parfois inexistantes) de certains. Ce qui en disait déjà long.
—Tout le monde n'a pas besoin d'y croire.
Edelgard me toisa pendant un moment, puis elle tendit sa main vers moi. Elle portait encore des gants ce jour-là (elle en portait tous les jours) qui laissaient seulement apparaitre timidement ses doigts.
—Maintenant relève-toi, le cours n'est pas terminé.
Je n'ai plus pensé à grand-chose après cette séance de sport plutôt marquante. Je me souviens avoir dévalisé le distributeur de la cafétéria avant qu'il ne soit pris d'assaut, et les maux de ventre dû à l'engloutissement de deux sandwiches et d'un paquet de chips à moi seule. Je me souviens aussi qu'en attrapant la main d'Edelgard pour la toute première fois, ce mercredi matin-là, j'ai apporté un peu plus de crédit à une histoire qui n'avait pas encore vu le jour, mais qui allait prendre une ampleur que je n'avais pas prévue.
