On avait tapé sur le côté du chariot pour prévenir du départ. Il s'était assis par terre pour ne pas tomber avant que le chariot ne redémarre. Boya avait resserré ses simples robes marrons autour de lui puis s'était recroquevillé sur lui-même. Il aurait pu utiliser sa cultivation à présent fragile pour savoir combien de personnes étaient dans le chariot avec lui, combien de ses compagnons d'infortune allaient être vendu avec lui. Il ne l'avait pas fait. L'annonce de son Shifu avait cassé quelque chose au fond de lui. Qu'on lui arrache son nom aussi. Que sa secte le trahisse ainsi, qu'elle se débarrasse de lui pour de basiques questions de personnes, pour des batailles d'égo que les disciples subissaient encore et encore… Il était fatigué. Si fatigué.
Il n'avait eu aucune chance. A partir du moment où il avait été blessé, les charognards de sa secte n'avaient eu de cesse que d'attendre le bon moment pour le coup de grâce envers son Shifu. Et c'était lui qui était l'arme.
Boya se recroquevilla un peu plus sur lui-même. Il passa ses bras autour de ses genoux et posa son front contre. Il aurait pu pleurer. Autour de lui, il entendait les pleurs et les murmures des autres. Sans même le vouloir, il compta cinq femmes, trois hommes, deux petites filles et une dizaine de petits garçons. Les jeunes garçons valaient presque aussi cher que des hommes adultes. Ils pouvaient facilement être éduqué à n'importe quelle tache ou presque après tout.
JingYun n'avait même pas eut le décence de bloquer sa cultivation. Lui retirer son Nom avait suffi pour déstabiliser assez son Node et ses méridiens pour qu'il ne puisse quasiment rien en faire. Il lui faudrait des semaines, des mois pour qu'il se stabilise. Et encore. Sans le Nom qui l'avait vu grandir, il savait qu'il ne retrouverait jamais le niveau qui avait été le sien.
Boya se recroquevilla encore un peu plus étroitement sur lui-même.
Il aurait dû se rebeller. Il aurait dû faire quelque chose.
Il n'en avait même pas la force.
Pourquoi lutter quand on vous jetait comme un détritus ? Ce n'était pas assez que de lui avoir pris sa vue, son nom, sa vie...
Mais de cette dernière, il pouvait encore disposer. C'était même son ultime liberté. Suivant à qui il serait vendu, il savait comment se tuer facilement. Le peu de cultivation qu'il lui restait aidait son cœur à battre. Puisqu'il n'avait plus sa dague, l'utiliser pour arrêter son cœur ne serait guère compliqué.
Il ne serait pas vendu à un bordel. Il refusait de se prostituer pour une dette qu'il estimait ne plus être la sienne. A la seconde où JingYun avait bradé sa vie par pur opportunisme politique, Boya avait estimé qu'il ne leur devait plus rien. La secte devait le secours et l'aide à ses membres en échange de leur travail et de leur respect. Même sans ses yeux, il avait trouvé comment remplir sa part du contrat.
JingYun... JingYun avait choisi de l'abandonner. JingYun avait choisi de le détruire.
JingYun était responsable.
Il ne se sentait plus lié à eux.
Le chariot s'arrêta d'un coup. Combien de temps avaient-ils roulés ? Déjà trois heures ? C'était le temps de trajet qui les séparaient de la Capitale.
On les fit descendre sans douceur mais sans violence gratuite non plus. On les traitait comme du bétail qui allait rapporter de l'argent. Rien de plus, rien de moins. On n'abimait pas le bétail si on voulait le vendre à un bon prix.
Une fois installés dans une grande salle avec d'autres esclaves qui attendaient d'être vendu, on leur apporta de quoi boire et manger. Le thé était clair, l'eau tiède mais propre, le riz sans gout et les légumes trop cuits mais c'était de la nourriture. Boya mangea sa part sans rien dire ni réagir lorsqu'une bagarre éclata non loin de lui. Il fallait bien que certains tentent de prouver leur supériorité dans le minuscule microcosme humain qui était le leur pour quelques jours. Boya serait sans doute intervenu avant. Même sans ses yeux, il restait un cultivateur, aussi instable et fragile qu'il soit à présent.
Maintenant ? Maintenant plus rien ne l'intéressait. S'il n'avait pas eu sa flute avec lui, il aurait probablement déjà fait le nécessaire pour en finir. Stupidement, cette flute restait un espoir. Peut-être que son maitre avait fait quelque chose pour lui ? Peut-être qu'il avait prévenu des amis pour qu'ils le rachètent ? Mais cet espoir était ridicule. Boya en était conscient. A force d'attendre, il voulait juste en finir.
On le secoua doucement plusieurs fois. A chaque fois, c'était pour lui donner à boire et à manger. Il somnolait et végétait dans l'attente de quelque chose.
Il dormait quand on le leur ordonnait. Il suivait les autres aux bains rudimentaires qu'on leur imposait pour rester propre et veillait bien à ne rien laisser hors de sa portée. Il lavait ses vêtements avec lui pour les garder propres et tant pis s'il les remettait humide. Ils étaient propre et personne ne les lui volait.
Comme tous les hommes, on lui avait coupé les cheveux au-dessus des épaules. Ne pas hurler lorsque les cisailles avaient coupé à la diable la longue masse noire avait été de la torture.
Au bout d'un temps qu'il ne pouvait, non, n'avait aucune envie de faire l'effort d'estimer, on les fit se lever pour les séparer. Les femmes d'un côté, les hommes de l'autre, les enfants ensuite... Ils seraient les premiers à être vendu, puis les femmes et enfin les hommes. On l'arrêta d'une touche de bâton sur le torse. Le geste n'avait pas été violent une fois de plus parce qu'il ne résista pas. On le poussa vers les femmes.
Boya sut exactement ce que ça voulait dire. Avec son visage fin et son corps souple, les vendeurs estimaient qu'il rapporterait plus vendu à un bordel qu'ailleurs, même avec les cicatrices autour de ses yeux et sa bouche et celles qui couvrait le reste de son corps. Et puis, on avait pas besoin de ses yeux pour rester sur le dos les jambes écartées après tout. Sans compter qu'il avait un "avantage" non négligeable. Sans ses yeux, il était impossible de reconnaitre un client qui voulait de la discrétion.
On les fit se déshabiller pour juste porter un qun très court pour lui et une robe vaporeuse pour les femmes. Un des hommes qui s'occupaient d'eux lui recoupa les cheveux proprement. Lorsqu'il eut finit, ils ne couvraient même plus sa nuque et le tatouage fait lors de son entrée à JingYun.
Il fallait que les acheteurs puissent juger de la qualité de ce qu'ils achetaient mais jamais Boya ne s'était sentit aussi humilié, misérable et insignifiant de toute sa vie.
Il eut la chance d'échapper à la vérification de sa virginité contrairement aux pauvres femmes avec lui qui furent séparées en deux groupes une fois de plus.
Puis ce fut leur tour.
Chaque femme fut poussée l'une après l'autre sur l'estrade. Boya n'écoutait pas mais il entendait. Le vendeur faisait l'article.
"Regardez cette peau blanche, ces bras forts, cette bouche délicate et ces yeux de biche. Regardez cette taille fine et ses mains délicates..."
"regardez.. regardez... regardez... "
Et surtout n'écoutez pas les pleurs des mères séparées de leurs enfants, ceux des jeunes filles promises à une vie de prostitution pour payer les dettes de leur père alcoolique ou d'une concubine répudiée par ce qu'elle n'avait pas produit de garçon pour son "mari".
Regardez et achetez sans vous soucier de la vie humaine. La vie humaine n'avait aucune valeur après tout.
On le poussa à son tour sur l'estrade.
Avec la canne en bambou qu'on lui avait fourni pour qu'il ne tombe pas cul par-dessus tête, il était évidemment bien moins intéressant que des jolies filles en larmes.
Boya savait qu'il n'y avait aucune expression sur son visage. Ni peur, ni colère... rien. juste le néant. Il aurait presque pu se tuer ici, devant tout le monde, juste pour les embêter. Mais ce bête et stupide espoir qui restait tout au fond de son ventre le retenait encore.
Le vendeur proposa une somme assez faible après celui des filles vendues avant lui. Il appuya sur sa cécité comme étant un avantage. Pas besoin de faire passer des clients par les égouts. Pas besoin de tuer la prostituée après pour garder le secret. Il ne voyait rien. Il était incapable de savoir qui était ses clients. Et s'ils avaient à ce point peur qu'il ne parle, ils pouvaient aussi bien lui faire couper les cordes vocales en plus. Lui faire couper la langue aurait été un mauvais investissement pour un bordel.
Mais les Dames connaissaient ce genre de regard vide qi n'avait rien à voir avec son infirmité. Elles connaissaient ce manque de réaction. Elles l'avaient toutes vu une ou deux fois chez une de leur fille avant qu'elle ne se tue. Boya était déjà mort dans son cœur. Elles n'allaient pas dépenser de l'argent pour qu'il se tue chez elles. Elles n'avait ni temps, ni argent à perdre et personne pour nettoyer derrière lui. Non vraiment, il était peut-être très joli garçon, ses cicatrices ajoutaient réellement à son esthétisme, mais il ne valait pas deux taels d'argent. Pas alors qu'il aurait pu se tuer juste là, sous leurs yeux.
Le vendeur insista. Il baissa le prix de plus en plus jusqu'à proposer aux acheteurs de le prendre pour ce qu'ils voulaient. C'était la seule chance qu'il lui restait de le vendre.
Si personne ne voulait de lui, le vendeur ne savait pas ce qu'il ferait de Boya. Peut-être le vendre aux mines de sel. Mais avec sa cécité, il était douteux qu'ils le prennent même s'il le donnait. Que faire de lui alors ? Le jeter dehors ? Il ne valait même pas ce qu'il avait couté à nourrir.
"- Un tael d'argent." Proposa soudain une voix calme et douce.
"- Vous m'arrachez le cœur !" Protesta le vendeur.
"- Un tael d'argent." Insista encore la voix calme.
Le vendeur tenta d'insister encore mais juste avant qu'il n'accepte, une autre voix, plus basse, renchérit.
"- Un tael d'argent et deux de cuivre."
Le vendeur soupira silencieusement. Sérieusement ? Il allait avoir droit à un duel d'enchères qui allait prendre des heures pour des sommes ridicules ? Il sentait que ça puait.
Il ne se trompait pas.
Le premier acheteur renchérit, puis le second. Puis, à la surprise des deux premiers, un troisième acheteur potentiel enchérit à son tour. Puis enfin une Dame puis une seconde. Si on enchérissait finalement sur Boya, c'était bien qu'il devait avoir valeur et intérêt n'est-ce pas ?
Les deux premiers acheteurs étaient également mécontents. Le prix du jeune homme allait s'envoler à ce rythme. Ils tentèrent bien de juguler la hausse de prix mais la vente s'enflammait autour d'eux au point qu'ils arrêtèrent d'enchérir jusqu'à ce que la vente s'arrête d'elle-même. Ça dura peu de temps, mais lorsqu'il ne resta plus qu'un noble triomphant après avoir séché les deux Dames, ils reprirent leurs offres. Le noble était déterminé à gagner. Il ne savait pas ce qu'il ferait de Boya. Il ne savait pas à quoi il était bon. Il savait juste qu'il le voulait parce qu'il avait envie de l'avoir, qu'il avait l'argent pour ça et… C'était tout.
Les prix continuèrent à monter de plus en plus haut.
Petit à petit, Boya pâlissait lentement.
Quoi qu'il se passe maintenant, il n'aurait jamais assez d'une vie pour rembourser une telle dette.
"- Mille tael d'or !" Lâcha soudain le noble en décuplant l'offre d'un coup, certain que ce serait suffisant.
Les deux autres acheteurs s'étaient tut. Le premier était blême. C'était beaucoup trop pour lui !
Il allait devoir renoncer lorsque quelqu'un, un jeune homme avec une épée à la ceinture, se glissa près de lui pour lui murmurer quelque mots à l'oreille.
"- Mille tael d'or une fois !"'
L'homme jeta un coup d'œil surpris sur le second acheteur qui écarta à peine l'éventail blanc qu'il avait la main et le salua d'un signe de tête.
"- Mille tael d'or deux fois !"
Le premier acheteur et le jeune homme échangèrent encore quelques mots avant que le premier ne hoche la tête vers le second acheteur puis lève la main.
"- Deux milles." Il le les avait pas. Mais le second acheteur les avait, lui. Et il les lui prêtait.
Le marteau du commissaire-priseur s'abattit sur la tablette de bois devant lui lorsque le noble lui fit signe qu'il laissait tomber.
"- Adjugé."
Deux milles tael d'or pour un cultivateur aveugle et brisé aux cheveux coupés. C'était totalement ridicule.
Boya aurait presque pu ricaner. Dans leur frénésie à se débarrasser de lui le plus vite possible, le temple avait utilisé un vendeur qui n'était pas sous contrat avec le temple. Le vendeur l'avait donc acheté au temple pour le revendre.
JingYun ne toucherait pas une fraction de la somme colossale.
JingYun devrait se contenter de la dizaine de taels d'argent que le vendeur avait accepté de leur donner.
C'était peu, mais ça faisait grandement plaisir à Boya.
Vu sa situation, on se satisfaisait de peu.
On fit descendre Boya de l'estrade pour le ramener après des filles qui pleuraient. On le fit asseoir dans un coin en attendant la fin de la vente.
Au bout de plusieurs heures, on vint attacher un collier de cuir autour de son cou avec une laisse puis on le conduisit jusqu'à son propriétaire.
Il le suivit sans un mot jusqu'à l'extérieur. Les documents avaient déjà été remplis. Il était officiellement passé du statut de Maître de JingYun à esclave. Boya avait envie de pleurer. Il regrettait déjà de ne pas s'être ouvert les veines. Ou de ne pas être mort avec ses frères.
"- Je m'appelle Zhong Xing." Murmura doucement l'homme. "Je suis un vieil ami de ton Shifu, Yuan Boya. Il m'a demandé de venir te sortir de là."
Hébété, Boya sentit une pression de qi étrange comme il n'en avait jamais ressenti. Son Shifu ? Son Shifu avait trouvé le moyen de l'aider ?
L'homme lui avait prit les mains pour le guider.
"- Je viens d'ouvrir un portail. Je suis le chef du bureau du yin yang. Tu es sous ma responsabilité à présent. Nous ne pratiquons pas l'esclavage dans le nord. Fais attention au bord du portail. Lève bien les pieds... Voila."
Le froid gifla Boya brutalement. Il se mis à trembler. On posa une robe épaisse sur ses épaules.
"- Tu as besoin de repos. Quand tu auras calmé ton esprit et saisit ce qui vient de se passer, nous discuterons."
On retira le collier de son cou puis on repris ses mains pour le guider le long d'un long couloir. On le conduisit jusqu'à un lit étroit. Il s'y allongea sans trouver une parole, perdu dans le choc, l'espoir et l'angoisse.
Deux doigts se posèrent sur son front.
Il sombra dans l'inconscience.
