Chapitre 13

Boya s'était réfugié à la Bibliothèque après une journée de plus bien trop mémorable.

Les tailleurs avaient proposés plusieurs bandeaux à Boya. Ils lui avaient proposés de la soie et du coton, du cuir et du lin. Mais la seule fonction de l'objet était de le rassurer lui sur l'autorisation silencieuse qu'il avait de garder les yeux fermés et de cesser de se mentir à lui-même. Il ne retrouverait jamais la vue. Point. Ce chapitre de sa vie était fermé et son combat contre He Shouyue lui avait permis de faire la paix avec lui-même là-dessus. Il n'était pas incompétent. Il n'était pas incapable. Il était peut-être handicapé mais pas inutile. Il avait vaincu celui qui ne cessait de lui susurrer à l'oreille depuis son arrivée qu'il n'était qu'une charge et un serviteur. Il avait vaincu son croque-mitaine pour réaliser qu'il n'était qu'un gosse qui avait eu beaucoup trop d'attention et malheureusement pas la bonne. Il lui avait donné la fessée. Maintenant, il était plus que temps que les adultes aillent travailler. Libre à He Shouyue de continuer à pleurnicher par terre. Il pouvait aussi finir par murir et les rejoindre parmi les adultes.

Cette nouvelle confiance en lui-même avait fait du bien au reste de la cultivation de Boya. Il était enfin stable sur ses jambes, stable dans sa tête, et stable dans sa vision de l'avenir.

Il se voyait en avoir un, tout simplement. Il n'était peut-être qu'un esclave, mais il était plus libre dans le nord qu'il ne l'avait jamais été à JingYun.

"- Boya, j'ai reçu quelque chose pour vous." La voix de Seimei était inattendue.

Le chasseur releva le nez du document qu'il lisait. C'était ce qui était magique avec son encre. Il ne lisait pas avec ses yeux mais avec son qi. Alors il pouvait lire sans avoir besoin de retirer son bandage de son visage.

"- Quelque chose pour moi ?"

Boya continuait à venir à la Bibliothèque à toute heure du jour ou de la nuit. Lorsqu'il y venait la nuit, il n'était pas rare qu'il y croise Abe no Seimei. Zhong Xing l'avait une fois encore mis en garde contre le maître mais il ne pouvait dire à Boya en quoi il était dangereux. Il n'en savait rien. Juste qu'il était vieux et qu'il ne lui faisait pas confiance. Pire, l'homme semblait avoir été pris d'un intérêt tout particulier pour Boya. Lui qui n'était là que de façon très épisodique, qui ne venait parfois au temple qu'une fois tous les dix ou vingt ans, avait décidé de rouvrir sa petite chambre perdue dans des couloirs oubliés depuis très, très longtemps. Plus personne ou presque ne vivait dans les chambres de l'aile nord de la secte. C'étaient les plus anciennes, les plus spartiates aussi. Contrairement aux ailes les plus récentes, les chambres de ce côté n'avaient pas de salle de bain personnelle, ni de micro-cuisine. Elles n'avaient même pas de cheminée. La seule chaleur que les habitants de ces chambres pouvaient espérer venaient de talismans gravés dans les murs. Il était régulièrement question d'en évacuer la poignée de vieux maîtres qui y étaient encore installés mais la majorités étaient en séclusion définitive. Les changer d'environnement les aurait tués. Alors on attendait. Soit qu'ils s'élèvent, soit qu'ils défuntent. Ensuite, l'aile complète serait démolie de l'intérieur et reconstruite. Ce n'était pas très compliqué. Comme le reste du temple, toute l'aile était en glace. La faire fondre, évacuer les péta-litres d'eau par les sous-terrain sans noyer le reste de la secte serait le plus compliqué. Puis, il faudrait reconstruire avec tout le luxe moderne. Ça prendrait encore quelques décennies. Personne n'était pressé.

"- Vous devriez déménager, vous savez." Lâcha soudain Boya.

"- Plait-il ?"

"- Vos appartements sont dans la vieille tour nord je crois. Tout y est vétuste et inconfortable. Vous devriez demander un nouvel appartement dans l'aile ouest."

C'était l'aile la plus récente. Celle où Boya avait emménagé depuis que Zhong Xing l'avait estimé assez indépendant pour ne plus avoir besoin d'être protégé en permanence.

"- Je suis habitué à mes appartements. Et je suis si peu là que je ne vois pas pourquoi je prendrais la place de quelqu'un d'autre."

Boya haussa les épaules.

"- La tour nord n'attends que d'être vidée totalement pour être démolie et reconstruite. Vous feriez plaisir à tout le monde en la quittant. Et vous-même dans la foulée. Si vous avez un logement un peu plus décent, peut-être que vous resteriez un peu plus."

Boya sentit le sourire de son interlocuteur.

"- Je ne sais pas si les anciens seraient très heureux que je sois là plus souvent."

"- Vous prenez plaisir à les rendre fous."

Seimei éclata d'un rire chaud qui fit monter un sourire sur les lèvres de Boya malgré ses joues roses.

"- Je ne peux pas dire que vous avez tort. J'y penserai. En attendant, j'ai quand même quelque chose pour vous."

Boya avait reposé son livre sur sa table. Il prenait des notes depuis des heures, toujours déterminé à ressusciter l'art disparu du troisième œil. Il progressait, il en était sûr. Plusieurs fois, Shao Zhiqiang lui avait dit que des signes rouges apparaissaient sur son front quand il se concentrait pour tenter d'ouvrir son troisième œil avant de disparaitre tout aussi vite.

"- Qu'est-ce que c'est ?"

"- C'est pour vous, je ne me serais pas permis d'ouvrir."

Boya jeta un coup de bandeau noir vers Seimei à défaut d'une regard noir. Ce jour-là, le bandeau était de coton épais bleu tendre brodé avec des petites fleurs blanches. Les tailleurs adoraient trouver les couleurs les plus jolies pour les bandeaux de Boya qui s'en fichait totalement. Si ça pouvait leur faire plaisir de vouloir lui faire plaisir, il aurait été mesquin de se plaindre. Il savait que certains shidi s'amusaient comme des fous à lui piquer ses bandeaux pour les broder avant de les lui rendre. Il n'allait pas les priver non plus de ce petit plaisir. Qui était-il pour refuser la moindre marque d'affection ?

Seimei retira les livres, les pinceaux et les encres de la table pour poser devant Boya une boite en bois fin assez étroite mais très longue.

"- Qu'est-ce que…"

Ça ne pouvait pas être…

Il lutta un peu pour ouvrir la boite. Seimei l'aida en silence pour poser le couvercle de la boite sur le côté, puis l'aider à en sortir une seconde boite dans un bois sombre et poli d'une rare élégance. La boite avait été sculptée de lotus et de magnolias délicats.

Les mains de Boya tremblaient. S'il ne savait toujours pas ce qu'il y avait dans la boite, la forme en était connue. Il la caressa encore un instant. Le bois réagissait à son qi et s'illuminait doucement sous sa "vision". Il chargea la boite de qi suffisamment pour trouver le loquet et l'ouvrir.

"- … Un arc ?" Seimei était surpris. La forme en U était bizarre. Il n'avait jamais vu d'arc pliant.

"- Un arc de chasse."

Boya sortit l'arc plié avec révérence. Ce n'était pas "son"' arc qui avait été abimé par JingYun au-delà de tout espoir de réparation pour le priver de son arme si par hasard il avait eu l'outrecuidance de se croire encore un chasseur et non un misérable esclave mais c'était un arc de JingYun. Un arc pliant comme le sien. C'était…

"- Où l'avez-vous eut ?"

"- Ho, vous savez, je vais de gauche et de droite. Je me suis arrêté à la capitale il y a quelques semaines. J'ai rencontré un vieux cultivateur dans la maison de thé où je me suis arrêté pour boire quelque chose de chaud. Il a reconnu mes robes blanches de nordiste et m'a demandé si je suis un maître du yin yang. Quand je lui ai dit oui, il m'a demandé si je connaissais un esclave aveugle en provenance de l'Est. Je lui ai confirmé que je connaissais Yuan Boya. Visiblement, la nouvelle que vous ayez pu retrouver votre Nom lui a fait un grand choc. Il m'a demandé de patienter deux jours. Lorsqu'il est revenu, il avait ceci. Pour vous. Il y a aussi une lettre de sa part quelque part dans la boite. Entre les cordes, les flèches, le carquois et tout le petit matériel dont vous aurez besoin, j'imagine. Je n'y connais rien à ces petites choses. Mais en tout cas, il était très heureux de toutes les maigres informations que j'ai pu lui donner sur vous. A l'occasion, écrivez lui quelque chose. Je lui transmettrai quand je repasserai par la capitale. "

Boya retint un petit sanglot.

L'arc était vierge, totalement neuf, une toile immaculée dont il pourrait faire ce qu'il voulait. L'arc se tendait vers son qi dans sa faim de se nourrir de son maître et de lui appartenir. L'arme était d'une magnifique facture et n'avait été finit que depuis peu.

"- Je vous remercie, Abe no Seimei."

"- je vous en prie. Je vais rester encore quelques jours ici. Au moins le temps qu'on me fasse de nouvelles robes. Toutes celles que j'ai sont affreusement abimées." Soupira-t-il comme si c'était l'information la plus importante de l'univers.

Boya ne put retenir un petit rire où transpiraient quand même des larmes.

"- Merci." Soufflât-il encore en berçant l'arme contre lui comme si c'était un bébé.

"- Je dois bien avouer que malgré mon âge, mes compétences en archerie se limitent à m'arracher la peau des bras et me planter des flèches dans les fesses."

Boya eut un rire explosif. Comment était-ce possible ?

"- Ne riez pas, mes servants prennent plaisir à me le rappeler régulièrement quand je prends trop la grosse tête à leur goût."

Boya gloussait sans pouvoir s'en empêcher. Avoir un arc dans les mains lui faisait un bien fou.

"- Dois-je vous demander comment vous avez fait ?"

"- N'importe comment, bien évidemment. Mais si vous écoutez mes servants, c'est ce que je fais de mieux." Boya riait encore. "En fait, j'ai malencontreusement laissé une flèche à moitié posée sur un coussin. Et je me suis assis."

Cette fois, Boya pleurait de rire. Même le pire de ses petits shidi n'avait jamais réussi ça. Il leur était arrivé de tirer sur le voisin, de rater complètement le pas de tir ou de perdre une flèche, mais jamais, au grand jamais personne n'avait réussi à se planter une flèche dans les fesses.

Son interlocuteur ne semblait pas mal prendre son amusement. Au contraire. Il l'observait avec un sourire emplis non de tendresse mais de gentillesse.

"- Ha Boya Daren, vous me blessez." Mais le ton lui-même était si clownesque que Boya repartit dans un long rire de gorge qui n'en finissait pas.

Seimei finit par s'asseoir près de lui et attendre qu'il finisse de rire. Un de ses servants était venu et repartit après avoir déposé du thé dont Seimei servit une tasse à Boya.

Le jeune chasseur finir par essuyer les larmes d'hilarité qui avaient coulées sur ses joues.

"- Pa… Pardonnez-moi, Seimei Daren. Je ne sais pas pourquoi votre situation m'a paru si cocasse. Je ne voulais pas être insultant."

Seimei eut un geste vague de la main avant de se souvenir que son interlocuteur ne voyait rien.

"- Ne vous excusez pas. Les nouvelles recrues qui viennent à nous dans des circonstances similaires aux vôtres ont souvent leurs émotions à fleur de peau. Il faut un certain temps pour que tout se calme. Certains mettent des années. Mais vous entendre rire n'est pas un outrage. Au contraire. Vous avez un beau rire et un sourire superbe."

Boya se sentit rougir. Depuis quand quelqu'un n'avait pas loué son physique ? La dernière devait être l'épouse d'un conseiller aux finances dont l'époux avait dépensé une coquette somme pour qu'il lui serve d'étalon. L'époux était vieux, l'épouse était jeune et les deux ne fonctionnaient pas très bien ensemble. Boya avait fait ce pour quoi il avait été payé en quelques jours à peine avant que tout le monde se sépare en bonne intelligence. Boya savait qu'il n'était pas le seul à servir d'étalon à JingYun. C'était même l'une des seules méthodes fiables à part comme amuseur d'épouse pour payer ses dettes un jour. Ceux qui n'y pensaient pas… Mais ce n'était pas la question.

Est-ce que Abe no Seimei le trouvait à son gout et voulait quelque chose de lui ou son commentaire était-il purement esthétique ? Boya n'avait soudain pas envie de le savoir. Malgré le luxe de précaution que Zhong Xing lui recommandait d'avoir avec le vieux, très vieux maître, il n'arrivait pas à se méfier de lui. Pas alors qu'il avait un humour tordu, une extrême autodérision et qu'il lui donnait l'impression de ne plus rien attendre de la nature humaine.

"- Merci."

"- Je vous en prie. Maintenant, feriez-vous plaisir à un vieux maître tout décatit ?"

"- Je doute qu'il y ait un os décatit dans toute votre personne mais dites toujours ?"

Boya s'était retenu de se mettre sur la défensive. Il voulait croire que le vieux maître allait le respecter assez pour ne pas lui demander ce qu'il ne voulait plus vendre.

"- Accepteriez-vous de m'apprendre à tirer à l'arc ?"

Le chasseur resta incrédule un instant. Il avait espéré quelque chose de cette eau mais n'avait osé y croire.

"- Bien sûr !" Il souriait encore largement, heureux de l'occasion autant que de la demande. "Mais pour ça, il vous faudra votre propre arc." Il ne voulait pas souiller le sien alors qu'il était encore vierge de tout qi.

"- Puisque je dois rester un peu plus ici pour préparer mon déménagement, j'espère pouvoir compter sur vous dans les jours à venir ?"

"- Avec le plus grand plaisir !"

Et Boya réalisa soudain que c'était la stricte vérité. Il avait hâte de travailler avec le vieux maître.

Boya se réveilla en hurlant.

Comme souvent, il rêvait de l'attaque concertée que lui et ses frères avaient subi avant qu'ils ne meurent tous et qu'il se retrouve handicapé à vie.

Dans la panique de son cauchemar, il bondit de son lit, toujours dans le noir le plus absolu. Il se débattit contre les ténèbres avant de chuter sur sa table de chevet. Un cri de douleur lui échappa mais il rampa de son mieux pour s'éloigner de… de… Il voulait juste s'éloigner.

Lorsqu'il se cogna tête la première dans le mur, il rampa encore jusqu'à se cacher de son mieux dans un coin. Les genoux remontés contre le torse, il hyperventilait dans le néant d'obscurité qu'était à présent sa vie. Il avait pris sa tête dans ses bras et tentait sans grand succès de ne pas succomber une fois de plus à une crise de panique nocturne.

Depuis qu'il avait sa propre chambre, loin de Zhong Xing, loin de Gold Spirit, loin de Fangyue, loin de qui que ce soit qui puisse lui apporter du réconfort, il était engloutit sous l'angoisse presque chaque nuit.

Chaque nuit il revoyait les dernières images qui avaient frappé sa rétine avant que ses yeux ne soient détruits. Chaque nuit, il retrouvait un peu plus les souvenirs des tortures qu'il avait subi.

Chaque nuit, il se voyait mourir encore et encore.

Pire, il se voyait survivre.

Boya resta un long moment à trembler recroquevillé dans son coin jusqu'à ce que l'épuisement réclame son attention et qu'il s'effondre où il était dans un sommeil désagréable et peu réparateur.

Une fois de plus.

Le jour était plus facile. Le jour il était occupé et pouvait prétendre. Le jour il n'était pas totalement seul comme il l'était dans sa chambre. C'était aussi pour ça qu'il restait si souvent dans la bibliothèque la nuit. Au début, ce n'était pas conscient. Mais maintenant…

Il était encore une heure avant l'aube lorsque se furent des courbatures qui le réveillèrent.

Comme à chaque fois, la crise d'angoisse n'avait pas laissé grand-chose derrière elle à part une évidente désolation et un épuisement certain.

Prétendre le jour était facile.
Survivre à la nuit était le plus compliqué.

Au moins, maintenant qu'il était seul dans son appartement protégé comme les autres par des talismans d'intimité, personne n'entendait ses cris et ses larmes lorsque les terreurs nocturnes le submergeaient totalement.

Il se traina à sa petite salle de bain. C'était un luxe auquel il avait pris gout. La baignoire était petite mais confortable. L'eau y était toujours chaude, richement chargée en minéraux, parfaite pour soigner les blessures. Seul inconvénient qui l'avait perturbé un peu au début, elle était justement tellement minérale qu'il lui fallait, comme tout le monde, se tartiner d'huile pour que sa peau ne lui fasse pas mal à force d'être sèche. C'était une expérience étrange pour un garçon comme lui qui ne s'était jamais occupé de son apparence davantage que comme une aide pour séduire des clientes que de sentir sa peau s'ouvrir seule sans raison. Il avait beaucoup fait rire les guérisseurs avant qu'ils ne l'envoient à l'intendance prendre de l'huile pour le corps. Au moins sentait-il toujours bon…

Boya se laissa glisser dans l'eau brûlante. La chaleur autour de lui le réconforta davantage qu'il n'aimait à l'avouer. Il aurait préféré que quelqu'un le prenne dans ses bras bien sûr. Mais l'eau chaude, c'était bien aussi.
Sans doute.

A être dans un environnement aussi tactile que le Yin Yang, il commençait à s'habituer à cette présence permanente de quelqu'un près de lui lorsqu'il se sentait mal.

Boya se laissa couler dans la baignoire. Il resta sous l'eau à retenir son souffle aussi longtemps que possible avant de refaire surface avec une respiration explosive.

Ça faisait du bien de se torturer ainsi, sans danger, juste pour avoir autre chose à penser, autre chose à faire…

Le chasseur grogna. Il était si fatigué…
Une fois sortit de l'eau, il eut besoin de méditer un peu et de faire circuler son qi plus vite dans ses méridiens pour faire disparaitre ses cernes.

S'il n'avait pas eu si peur de déranger son shixiong, il lui aurait demandé s'il pouvait rester chez lui une nuit ou deux, le temps de récupérer.

C'était dans ces cas-là, pendant ces matinées difficiles et douloureuses où Boya se reprenaient tout dans la figure qu'il affleurait des doigts l'idée d'accepter un shishen si quelqu'un voulait bien de lui. Il aurait tué pour avoir un ami auprès de lui. Puis la détresse passait et il avait honte de son égoïsme.

Il n'était qu'un esclave, un handicapé, un ancien chasseur fragile à la psyché blessée. Comment aurait-il pu demander à quelque de partager sa vie alors qu'il n'était déjà qu'un poids pour la communauté ? On le tolérait sans doute, et Boya ne comprenait toujours pas vraiment pourquoi, mais ça ne changeait rien à ce qu'il était : un poids.

S'il y avait une brutale famine ou un accident qui demandait de sacrifier une partie des membres de la secte, il ferait partie des premiers qu'on sacrifierait.
Et c'était normal.

Boya n'aurait pas une seconde protesté contre la chose.

Le jeune homme soupira lourdement. Il s'habilla, brossa ses cheveux puis les attacha sur sa nuque avec une barrette en argent que Zhong Xing lui avait offerte. Ils étaient encore courts, mais plus assez pour être indécents ou le marquer comme un criminel ou un esclave plus longtemps. Encore quelques mois et il pourrait suffisamment tricher pour que plus personne ne hausse un sourcil devant sa coiffure.
Ce serait un réel soulagement pour lui.

Boya enfila ses bottes, glissa sa canne dans sa ceinture au cas où il en aurait besoin, mis un bandeau sur ses yeux, puis quitta son appartement.

Il était prêt pour une nouvelle journée.

Restait à ne pas s'écrouler de fatigue.

Une nuit de plus, un cauchemar de plus, une crise de panique de plus…

Cette fois, elle l'avait jeté dans les couloirs de la secte malgré l'heure tardive.

Il avait croisé plusieurs shishen qui s'étaient inquiétés de son état. Boya les avait difficilement remercié. Ils n'avaient pas besoin de s'inquiéter pour lui. Il allait très bien. Il avait juste besoin d'air. Il avait juste besoin de calme, de se changer les idées…

Il avait très vite retrouvé la bibliothèque, le panier avec ses dernières recherches et sa table dans un coin. Il n'avait même pas allumé les lampes sourdes de la pièce. Il n'en avait évidemment pas besoin.

"- Boya Daren ?"

"- … Seimei Daren. Vous ai-je dérangé ?"

Le vieux maître n'avait rien à faire là à cette heure. Pas plus que Boya finalement.

"- Dérangé, non. Mais je ne m'attendais pas à ce que vous veniez ici à cette heure."

Boya y décela une infime trace, non d'irritation, mais d'autre chose… Comme si… Comme si Boya le dérangeait mais sans réellement être un problème. C'était…Bizarre.

"- Boya Daren ? Vous semblez troublé."

Le chasseur secoua la tête.

"- Je ne voulais pas déranger qui que ce soit. Je vais vous laisser." Boya était déjà debout mais une main fine, douce, très grande et surtout brûlante le retint gentiment par le poignet.

"- Vous ne me dérangez pas vous ai-je dis. Mais vous n'êtes pas en état non plus de rester seul, il me semble. Venez."

Boya n'eut pas d'autre choix que de suivre Seimei qui le conduisit par un portail jusqu'à une partie du Temple que Boya ne connaissait pas.

"- Mes appartements sont petits et bien moins confortable nativement que le vôtre, mais j'y suis chez moi. J'imagine que les prochains seront plus grands."

Boya se retrouva très vite assis dans ce qu'il lui semblait être un énorme nid de coussins. Le qi qui s'en dégageait était doux et apaisant. Le jeune homme se sentit rougir. C'était le propre lit du vieux maître. Pas un canapé de réception.

Pendant qu'il débattait avec lui-même de protester ou non, Seimei lui poussa une tasse de thé entre les doigts. L'odeur en était charmante, chargée de sucre, de soleil et de fruits.

"- Buvez ça. Les plus jeunes adorent ce gout."

"- Je ne suis pas un enfant, vous savez ?"

"- Pour moi, même Zhong Xing est un gamin. Vous ? A peine un poussin sortit de son œuf."

Le rire du vieux cultivateur devant le visage absolument scandalisé de Boya fit monter une douce chaleur dans le ventre de ce dernier. C'était un rire heureux. Un rire naturel, bas et chaud, le genre de rire qu'il était plaisant d'entendre, même lorsqu'on en était la victime

"- Vous vous moquez de moi."

"- Un peu." Avoua Seimei. "Mais vous avez des attitudes corporelles tellement adorables, je ne peux que prendre plaisir à vous voir outré et protestataire."

Une moue boudeuse de petit garçon remplaça le scandale.

"- Buvez d'abord, vous me direz si j'ai tort ensuite." Insista Seimei.

Boya finit par obéir. Il porta la tasse à ses lèvres pour profiter du chaud liquide sucré et absolument parfait qui lui coula dans la gorge. Il n'avait pas bu la moitié de la tasse qu'il se sentait somnoler soudain. Un somnifère ? Non… Il se sentait juste soudain en sécurité, sa crise d'angoisse étrangement bien loin. Le calmant avait fait son effet mais plus encore, soufflait les dernières traces d'énergie nerveuse qui maintenait le jeune homme éveillé.

Il se laissa allonger dans le nid de coussins et s'y endormit sans frémir.

Seimei s'allongea près de lui pour lui tenir chaud. Dans cette partie du temple, la nuit, il n'était pas rare que la température tombe largement sous zéro. Boya se retourna dans son sommeil pour se rencogner contre le torse du vieux maître qui le couvrit de ses manches trop grandes.

"- Dormez, Yuan Boya. Personne ne vous fera le moindre mal ici."

Personne n'en aurait eu la force de toute façon. Le temple aurait explosé avant que quiconque puisse s'approcher assez du jeune chasseur pour lui faire du mal avec un gardien comme Seimei pour le protéger.

Boya dormit tout son saoul.

Lorsque Boya s'était réveillé, seul, il avait eu besoin d'une minute ou deux pour se souvenir de ce qui c'était passé. Et d'où il était.

Heureusement qu'il était seul ! Il avait déjà assez honte comme ça ! Il s'était redressé d'un coup pour qu'un papier posé sur son torse lui tombe sur les genoux. Il le déplia pour le trouver, à son grand soulagement, écrit avec son encre si pratique. L'écriture de Abe no Seimei était délicate et distinguée, sans fioriture mais élégante. Peut-être trop sage pour celui qui avait écrit le mot.

Boya soupira de soulagement. Le vieux maître avait eu besoin de partir tôt mais lui laissait l'usage de sa chambre aussi longtemps qu'il en avait envie et besoin. Lorsque Seimei Daren avait dut partir, Boya dormait déjà depuis deux nuits et un jour. Il avait aussi prévenu Zhong Xing pour qu'il ne s'inquiète pas. Puis Seimei Daren encourageait très fort Boya à appeler à lui un shishen. Il avait besoin de quelqu'un pour partager sa vie. Il en avait besoin et il en était digne. Qu'il ne laisse pas sa propre opinion de lui-même le rabaisser.

Boya avait passé encore une bonne heure dans le nid de coussin du vieux maître puis avait effacé autant que possible toute trace de sa présence. Retrouver les couloirs qui lui étaient familier fut extrêmement difficile pour l'aveugle. Il eut la chance heureusement de tomber sur un shishen, une jeune fille à la voix douce et prévenante, qui le conduisit jusqu'au grand hall. Il n'eut même pas le temps de lui demander son nom que la démone avait déjà filé, sans doute pour rejoindre son maître.

"- BOYA !"

"- Ha. Zongzhu… Bonjour."'

"- Boya, comment vas-tu ? Seimei Daren m'a prévenu qu'il t'avait trouvé à la bibliothèque dans une grande détresse. Que s'est-il passé ?" Le chef de secte était réellement inquiet.

"- Il est tout pâle, A-Xing. Il faut qu'il mange !" Fangyue houspilla son mari avant de prendre le jeune homme par les mains pour le guider à la table la plus proche. Elle envoya Gold Spirit en cuisine pour rapporter du bouillon de poule, du riz blanc et des baos sucrés au chasseur pour qu'il se remettre rapidement sur pied.

"- Je vais bien." S'excusa Boya, honteux d'avoir fait s'inquiéter quelqu'un.

"- Alors, vous l'avez retrouvé ?" La voix de He Shouyue était méprisante. "Je vous avais bien dit qu'il allait bien. Pff. Il n'y avait pas besoin de s'inquiéter. C'est toujours solide ces bêtes-là." Railla encore le jeune homme avant de poser sèchement une tasse de thé devant Boya, les baos qu'il avait à la mains puis de tourner les talons.

Boya ouvrit de grands yeux ronds, comme le chef de secte et sa femme. Malgré le ton ouvertement méprisant et railleur, He Shouyue avait quand même dut s'inquiéter quelque part. Sinon, il ne lui aurait pas donné sa propre tasse de thé et son déjeuner pour aller en chercher d'autres. Et il n'aurait pas rassuré les inquiets de son absence.

Diantre. Boya ne s'attendait absolument pas à ça. He Shouyue était un petit con et un insupportable snob méprisant, mais il y avait peut-être quelque chose à sauver dans cette grande carcasse finalement.

Gold Spirit rapporta la commande de Fangyue pour Boya et resta à côté de lui jusqu'à être certaine qu'il avait tout avalé. Puis elle prit une bonne dizaine de minutes pour le gronder comme un gamin pour leur avoir fait faire du soucis, ne pas avoir dit qu'il faisait des cauchemars, ne pas avoir été à l'infirmerie et pire, avoir laissé son état de santé déjà limite se dégrader sous la fatigue.
Une fois un Boya à la limite des larmes de s'être fait gronder comme un petit, elle le prit dans ses bras pour un câlin. Puis elle le passa à Shao Zhiqiang qui le gronda à son tour avant de le cajoler. Puis aux shidi dont le jeune homme s'occupait qui lui firent part de leur tristesse qu'il soit aussi mal avant de le tacler au sol pour un câlin général supplémentaire.

Dans l'Est, on ne noyait pas les erreurs et le mal-être de gentils reproches et de câlins mais de coups de fouet et de tours de gardes épuisants jusqu'à ce qu'il ne soit plus possible de réfléchir.

Boya devait avouer qu'il préférait grandement la méthode locale même si elle le mettait intérieurement en vrac à chaque fois. C'était nerveusement épuisant pour un petit Boya émotionnellement constipé depuis la mort de sa mère d'être ainsi maltraité sous autant d'affection et de compréhension par une secte entière.

Pendant que Boya était pris en charge par son shixiong, Zhong Xing prit le temps d'envoyer un mot pour Abe no Seimei grâce à Gold Spirit. Il hésitait un peu entre les insultes et les remerciements. Mais toute sa relation avec le vieux maître oscillait en permanence entre ces deux extrêmes alors ça ne changeait pas grand-chose.