Zhong Xing en resta la bouche ouverte et les bras ballant un long moment avant de quitter son bureau pour venir prendre Boya dans ses bras.
"- Ho, Boya… Pourquoi voudriez-vous perdre quoi que ce soit ici ?"
"- Parce que j'ai toujours tout perdu à un moment ou un autre." Souffla le jeune chasseur. "Mon père, ma mère, le contrôle de ma vie, ma vue, mes frères, mes amis, ma secte… Qu'est ce qui me reste ?" Finit-il difficilement. "J'ai une nouvelle secte, de nouveaux frères, des amis même peut-être. Mais ça ne durera pas. Ça ne dure jamais. Il arrivera bien un moment où il y aura une catastrophe qui m'arrachera tout. Si je m'habitue à être heureux… Je ne sais pas si j'arriverai à y survivre cette fois. Je ne sais pas si j'arriverai à continuer encore."
Il était passé très près de s'ouvrir la gorge lorsque JingYun l'avait vendu. Boya ne savait pas s'il arriverait à rebondir une fois encore. Il était… Fatigué.
Zhong Xing le serrait étroitement contre lui. Boya était peut-être un adulte, mais pour lui il n'était guère plus qu'un enfant timide et maladroit, un jeune chasseur blessé qu'il fallait aider et remettre sur ses pieds.
Que Boya ait ainsi peur de perdre ce qui lui avait été donné était à la fois charmant et très triste. Zhong Xing ne voulait pas voir Boya craindre encore de perdre tout ce qu'il avait. Il voulait au contraire qu'il s'émancipe et qu'il retrouve confiance en lui. Pas qu'il se recroqueville sur lui-même.
"- Boya…"
"- J'ai peur de stagner. J'ai peur de ne plus arriver à progresser assez pour tenir la catastrophe à distance."
Zhong Xing comprit soudain ce que voulait dire Boya. Il avait besoin de dépasser ses limites en permanence pour avoir l'impression de contrôler sa vie. Parce que le jour où il ne pourrait plus les dépasser, ça voudrait dire que quelqu'un était plus fort que lui et pourrait le défaire sans qu'il n'ait d'espoir d'y survivre. Dans un temple comme celui du Yin Yang où cheminaient en permanence des dizaines de démons et d'esprits, où leur voisin immédiat était un Seigneur Démon millénaire et avec son passé, Boya n'avait que sa capacité à se dépasser en permanence pour se rappeler qu'il n'était ni une proie, ni une victime.
Le chef de secte s'en voulu de ne pas avoir compris plus tôt ce que le Maître d'Armes lui avait pourtant expliqué. Boya n'était pas de ceux qui fleurissent dans le calme et la tranquillité. Boya était de ceux qui s'épanouissent dans l'adversité et les problèmes. C'était ce qui faisait de lui le meilleur des Chasseurs. C'était ce qui faisait de lui quelqu'un de dangereux.
Et son infirmité lui avait pris les deux.
S'il ne pouvait les remplacer par quelque chose maintenant qu'il était quasi totalement autonome dans la secte et que s'y déplacer n'était plus un objectif qui paraissait inatteignable, alors il allait stagner et s'enfoncer dans le marasme.
"- Je vois… Alors il va falloir trouver quelque chose pour te dépasser. Où en sont tes recherches sur le troisième œil ?"
"- Je n'avance que doucement. Le langage utilisé dans les documents est archaïque au mieux, illisible plus généralement. Et je ne peux travailler que sur des documents qui ont été copiés pour moi." Sinon, il ne pouvait même pas les lire.
"- C'est trop long. Je veux voir des résultats sous six semaines. Et tes résultats à l'épée étaient bons mais décevant. Je veux que tu ais retrouvé ton niveau d'avant sous trois mois. Idem pour ton archerie."
Boya frissonna d'angoisse. Mais c'était une bonne angoisse. C'était une angoisse qui le poussait en avant. C'étaient des objectif qui lui paraissaient impossible. Et c'était pour ça qu'il allait tout faire pour prouver qu'il était capable de les atteindre.
Et pourtant.
Boya grinça un peu des dents. Il savait que Zhong Xing lui donnait ce qui lui était nécessaire mais qu'il n'y avait aucune nécessité. Il ne risquait finalement rien non plus s'il ne pouvait réussir.
Il était vraiment tordu ? Ou son éducation avait-elle dévoyé quelque chose tout au fond de lui ?
"- Si tu échoues, je veillerai à ce que ton séjour parmi nous soit moins confortable."
Zhong Xing ne pensait pas à grand-chose dans l'absolu. Mais si Boya avait besoin d'avoir un bâton en plus d'une carotte, il pouvait le lui tendre.
"- Ho et ton absence a été remarquée hier. Aussi, j'attends de toi que tu sois présent pour la fin des jeux. Je sais que ce n'est guère palpitant, mais…"
"- C'est politique." C'était quelque chose qu'il comprenait, au moins.
"- Tu seras à nouveau libre de tes mouvements demain."
Boya s'inclina, bizarrement soulagé et rassuré d'avoir des objectifs et des échéances sous peine de punition. Ça, c'était normal. Trop de liberté, surtout pour un esclave… Il était régulièrement submergé par la liberté qui était la sienne. Il avait besoin que quelqu'un la lui arrache.
Il avait besoin que quelqu'un prenne soin de lui, même s'il ne parvenait pas à le reconnaitre. Avant qu'il puisse assumer une réelle liberté, il allait devoir la reconquérir lui-même morceau par morceau. Pas qu'on la lui jette à la figure comme c'était plus ou moins le cas dans les faits depuis son arrivée dans le nord.
…D'accord, il était un fichu masochiste tordu.
C'était… ennuyeux d'assister aux combats sans rien voir, il fallait avouer. Il y avait tellement de monde, l'excitation était telle, qu'il lui était totalement impossible de concentrer son qi sur son environnement pour "voir" un peu ce qui se passait.
Heureusement, dès qu'il avait rejoint les gradins autour de l'arène, Xie Weizhe l'avait embarqué d'autorité avec lui et ses amis. Il se retrouvait donc, à sa grande horreur mêlée de fascination un peu outragée au milieu d'un groupe de démons très occupés à hurler pour encourager leur camarade qui s'échauffait sur le sable.
La finale était entre un démon des arbres et une petite disciple haute comme trois pommes à genoux mais plus agressive qu'un blaireau affecté d'un rhume de cerveau.
La petite bonne femme qui devait avoir bien entamé la soixantaine mais aux joues lisses comme de la peau de bébé grâce à sa cultivation n'était pas là par hasard. De ce que Boya entendait, elle était déjà la finaliste de la précédente édition. Comme le démon en face d'elle dans son uniforme zinzolin de la garde rapprochée du Seigneur Anbei était également le second finaliste de la fois d'avant. C'était une revanche fantastique pour le démon qui avait perdu par surprise contre la petite bonne femme.
Elle eut un large sourire.
"- Zhing Jinhai." Salua-t-elle.
"- Yao YuanYu " Répondit le démon, tout aussi heureux d'être là, face à elle
Ils se connaissaient bien. Hormis pendant les joutes amicales entre les sectes, ils étaient souvent amenés à travailler ensemble. Il n'y avait pas de corps de police commun entre la secte et le Domaine, mais lorsqu'ils devaient travailler ensemble sur une situation commune, c'était toujours les même qui étaient affectés. Pourquoi s'embêter à recréer des équipes tous les quatre matins quand tout fonctionnait bien et quand les gens se connaissaient assez pour se faire confiance. Il y avait eu des rumeurs de romance entre les deux à une époque mais si elles avaient été vraies, peut-être, maintenant c'était surtout une solide amitié entre les deux.
Mais l'amitié, comme l'amour, n'avait aucune limite quand il s'agissait de se taper dessus.
Les deux épées se heurtèrent avec une violence rare lorsque Zhong Xing donna le signal.
Des boucliers avaient été levés devant les spectateurs les plus proches pour éviter que des projections de sable, de pierre ou même des étincelles ne les touche lorsque les deux brutes entraient au contact.
Boya regretta immédiatement de ne pas voir et de ne pouvoir "voir" le combat. Son sang de combattant rugissait dans ses veines. Il aurait voulu VOIR ce qu'il sentait ! Les deux combattants étaient exceptionnels et il était privé du spectacle.
Xie Weizhe se pencha à son oreille pour lui raconter en détail le moindre coup, la moindre feinte, le moindre évitement avec une excitation de môme.
C'était une spectacle splendide et ils le savaient tous. Même les disciples qui n'avaient jamais touchés une épée de leur vie savaient que ce qu'ils voyaient était exceptionnel.
Lorsque le démon se retrouva dos contre la terre, son épée au loin et le pied de la disciple sur le torse, il leva les mains.
"- J'abandonne."
Il avait perdu. Encore. Mais il ne le regrettait pas une seule seconde.
La maître du yin yang retira son pied de son torse pour lui offrir sa main. Le démon la prit pour remonter sur ses pieds.
Les spectateurs applaudissaient à tout rompre et si les démons étaient désolés d'avoir perdu, ils prenaient leur échec avec philosophie et bonne humeur. Si bien que la vieille Yao YuanYu se retrouva bien vite juchée sur les épaule du général Xue Mao et trimbalée dans toute la secte avec derrière elle un cortège hétéroclite de démons et de disciples de tous les âges. Ils n'allaient pas tarder à aller marauder jusqu'au plus proche village et surtout son auberge pour fêter ça.
"- Boya, tu viens avec nous ?"
"- Il reste le tir à l'arc…"
"- Le temps qu'ils finissent, on sera à la porte et le gagnant nous rejoindra." Assura Xie Weizhe
"- Alors venez me chercher à ce moment-là."
Le démon faillit insister avant de réaliser que se balader en hurlant, en se marchant presque dessus et en se tombant les uns sur les autres dans les couloirs de la secte serait juste une source de terreur pour un aveugle.
"- Promis !"
Xie Weizhe courut après ses amis pendant que les anciens du temple finissaient de mettre en place la cible unique.
Cette fois, il faudrait tirer à cinquante pas.
Boya était un peu déçut d'être seul. Il n'avait plus personne pour lui décrire ce qui se passait, jusqu'à ce qu'une démone se glisse près de lui.
"- Boya Daren ?"
Il connaissait cette voix. Il avait combattu et perdu contre cette démone.
"- Zhong Xing Zongzhu et le Seigneur Anbei vous proposent de les rejoindre."
Boya accepta malgré son malaise. Il n'aimait pas trop se retrouver entre les deux dirigeants. Il avait l'impression qu'ils se disputaient un peu sa présence. C'était bien évidemment ridicule. Il était juste un esclave aveugle. Un petit peu plus doué que d'autre, mais à part ça..
Il s'assit sur le coussin qu'on avait prévu pour lui et y resta sagement sans rien dire jusqu'aux premières volées de flèches. Zhong Xing lui décrivit sommairement les volées de chacun des deux candidats. Cette fois, c'était deux démons.
Boya comprenait mieux pourquoi les démons étaient déjà partit faire la bringue. Qui que soit le gagnant, il serait de chez eux.
"- Il n'y a que trois volées ?" Questionna timidement Boya.
Même si une bonne partie des plus excités était partit, il en restait encore trop pour qu'il puisse utiliser sa "vision". Surtout nerveusement fatigué comme il l'était
"- Non, c'est la finale." La voix du Seigneur Anbei était toujours aussi douce et caressante. Elle lui rappelai un peu celle de Abe no Seimei dans son rythme et sa douceur. Sans doute parce qu'ils étaient tous les deux très vieux. Malgré l'évolution de la langue, ils gardaient des vestiges de l'époque qui les avait vu naitre. Etaient-ils contemporains ? Si, comme la rumeur le disait, Seimei était le dernier des Fondateurs encore en vie, ils devaient l'être. "Pour une finale, c'est neuf volées de neuf flèches." On restait quand même sur des chiffres signifiants.
"- Merci de ces explications, Seigneur Anbei."
Boya sentit les neuf queues du renard s'agiter derrière leur propriétaire avec satisfaction. Comme si ses remerciements avaient de l'importance pour le Seigneur Anbei, en plus de la simple politesse.
Le jeune chasseur préféra ne pas se perdre en conjecture sur le sujet. Sinon, il allait finir carrément inquiet.
Il ne vit pas son chef de secte foudroyer du regard le renard, pas plus qu'il ne vit Fangyue cacher son amusement derrière sa manche. He Shouyue aussi était là. Assis à côté de sa mère, il donnait l'impression de périr d'ennui. Maintenant qu'il était puni et n'avait plus le droit de participer, il avait retrouvé le caractère maussade et irrité qui était toujours le sien normalement pendant ces évènements qu'il ne pouvait éviter.
Boya en venait à se demander s'il ne haïssait pas simplement les démons plus que lui. He Shouyue semblait avoir un véritable problème avec le Seigneur Anbei. Pourtant, son shishen était un démon aussi n'est-ce pas ?
La première volée de flèches se termina sans qu'un gagnant potentiel ne se dessine. Les deux démons se connaissaient bien. Ils s'entrainaient ensemble, ils travaillaient ensemble, les départager allait prendre l'intégralité des neuf volées.
Petit à petit, flèche après flèche, la fébrilité de Boya augmenta. Il avait hâte de savoir qui allait gagner. Il restait un compétiteur dans l'âme de par son entrainement même. Alors même s'il ne voyait rien, il était gagné par l'excitation des autres.
Lorsque l'un de deux démons faillit rater une flèche à cause d'un souffle de vent inattendu, il se leva comme les autres par reflexe pour mieux voir.
Le seul qui était resté assis était le Seigneur Anbei qui ne regardait plus le concours mais le jeune chasseur avec une lueur concupiscible dans l'œil. Comment aurait-il pu faire autrement. Boya était absolument désirable avec les joues roses, un petit sourire, les lèvres trop rouges légèrement entrouvertes et humides de salive…
S'il n'y avait pas eu autant de monde autour d'eux, s'il n'avait pas été si vieux, s'il ne s'était pas aussi bien contrôlé… Il aurait ouvert un portail, aurait jeté le jeune homme dans ses bras et l'aurait porté jusqu'à ses appartements privés pour en faire sa première épouse. Même si, dans le cas qui l'occupait, s'eut été plutôt l'inverse. Il recherchait un mari. Pas une épouse. Il cherchait quelqu'un capable de lui donner des petits, pas de les porter pour lui.
Les spectateurs se rassirent. Les deux concurrents étaient d'accord pour rejouer la volée.
Tout le reste du concours, Boya sentit très clairement un regard chaud et avide sur lui. Mais pas dangereux. C'était d'ailleurs la seule chose qui avait évité qu'il ne s'emporte et demande à l'outrageant personnage qui le reluquait de venir le lui dire en face.
Lorsque les dernières flèches furent dans la dernière cible, ils retinrent tous leur souffle jusqu'à ce que le gagnant soit désigné.
Le temps qu'il soit félicité par le chef de secte et le maître du Domaine, la procession des épéistes venait les chercher avec leurs fans pour les embarquer avec eux au village en bas du temple pour aller boire.
Xie Weizhe embarqua Boya au vol avec ses amis.
"- Vous en faites pas Zhong Xing Zongzhu ! Je vais prendre soin de lui comme de mes propres petits !"
Le chef de secte ne protesta pas davantage. Boya un peu plus. Des portails s'ouvrirent devant eux et tout le groupe de joyeux fêtards les passa pour fondre sur la grande auberge comme des criquets sur du blé tendre.
Zhong Xing, les anciens de la secte, le Seigneur Anbei et ses plus proches conseillers et collaborateurs étaient restés au temple.
Comme à chaque fois, il était bon que les plus jeunes s'amusent un peu sans la présence de leurs supérieurs. L'aubergiste avait l'habitude. Il était la dernière auberge avant les montagnes et faisait également régulièrement relais-étape pour les fonctionnaires de l'Empire. L'hiver, il était le plus souvent vide de voyageurs et ne servait que les habitants de la ville, mais l'été, il n'était pas rare que les cinquante chambres soient toutes occupées et que des voyageurs doivent dormir dans le grenier à foin. L'aubergiste était également le chef du village, sans grande surprise. Il savait que s'il y avait des dégradations, le temple paierait. Le temple avait toujours payé en cas de problème. Aussi n'était-il pas frileux de voir le troupeau de prêtres et de démons se ruer dans son auberge pour réclamer nourriture et boisson. Il avait l'habitude et avait fait le plein pour ne manquer de rien.
Moins d'une heure après l'arrivée des fêtards, la moitié était déjà ivre, un quart était bien partit pour, et le reste observait les idiots se rendre ridicule en restant gentiment sur du thé bien corsé.
Lorsqu'on commença à chanter aussi mal que bruyamment et qu'on monta sur les table pour danser, Boya se recula quelque peu. Jusque-là, il avait subi la chose sans trop moufter. Même aveugle, il profitait de l'ambiance festive, des rires et des chants, des plaisanteries et de la nourriture. Il avait refusé l'alcool. Sa situation était déjà assez compliquée sans qu'il ne prenne le risque de rouler sous la table.
Xie Weizhe était près de lui avec ses amis pour faire tampon avec d'éventuels démons éméchés qui voulaient lui demander des comptes pour les morts qu'il avait pu faire quand il était encore à JingYun.
A mesure que le taux d'alcool montait dans le sang des uns et des autres, la situation se faisait un peu plus tendue. Ses protecteurs l'étaient de moins en moins et les autres démons s'échauffaient lentement. Il y avait bien d'autre disciples avec eux mais ils s'enivraient bien plus rapidement que les démons.
Boya finit par sortir aussi discrètement que possible de l'auberge pour s'asseoir sur les marches devant le bâtiment.
Il faisait un froid de gueux, mais il préférait avoir un peu froid et s'en protéger consciemment avec sa cultivation que prendre le risque de se faire couper en deux parce qu'un démon aurait trop bu.
Lorsqu'il entendit des bruits de destruction à l'intérieur, il se recroquevilla sur lui-même. Il espérait juste qu'il pourrait rentrer à la maison.
Au bout de quelques minutes, on posa sur ses épaules une épaisse fourrure. Quelqu'un s'assit près de lui. Il sentit le regard du démon près de lui sur lui.
Sha ShengShi avait accompagné le mouvement, moins pour se rincer le gosier qu'à la demande de son maître qu'il tenait au courant de ce qui se passait. Il resta de longues minutes à surveiller le chasseur avant de se décider à parler.
"- Je vous ai dit que le pipa que j'ai volé à JingYun avait appartenu à mon épouse je crois ?"
Boya se détendit. Il avait cherché à tuer le démon de pierre et de feu mais étrangement, il ne se sentait pas en danger avec lui.
"- Vous m'avez dit. Je n'aurais jamais cru qu'un démon puisse aimer."
"- Ho, les démons ne sont pas si loin des humains vous savez. Nos émotions sont les même. Les nôtres sont sans doute juste plus violentes parce que nous sommes en moyenne une race non seulement plus violente mais plus puissante aussi."
"- Pourtant, tout le monde n'arrête pas de me répéter à quel point le Domaine du Seigneur Anbei est civilisé."
"- Et il l'est !" Boya entendait le sourire dans la voix du jeune démon. "Mais notre Royaume reste celui des démons. Certains d'entre nous mangent des humains, des âmes et des fantômes. Ou d'autre démons. Surtout d'autres démons finalement. Nous sommes ce que nous sommes. Comme vous autres humains détruisez des espèces animales entières sans vous en soucier et sans y faire attention. Au moins, nous faisons attention à notre ressource principale. Sans humains, les démons disparaitraient. Vous, vous ne vous souciez pas une seconde des catastrophes que vos actions peuvent causer sur une zone entière."
Boya ouvrit la bouche pour répondre mais la referma sans rien dire. Comment pourrait-il protester alors que Sha ShengShi avait totalement raison ?
"- Si les circonstances avaient été différentes, nous aurions peut-être pu être amis." Murmura le chasseur d'une voix rêveuse.
"- Et qu'est ce qui nous en empêche ?" Il y avait du défit dans la voix du démon.
"- Vous êtes un démon."
"- Et vous un chasseur."
"- Ne serait-ce pas… contre-nature ?"
"- Ne sommes nous pas un peu sobres pour parler philosophie ?"
Les deux hommes eurent le même petit sourire en coin. Ils avaient un peu le même humour noir et cynique.
Derrière eux, les cris et les chants se faisaient aussi forts que les meubles qui se brisaient.
"- Heureusement que toute la casse sera payée par le temple ou ce pauvre aubergiste devrait mettre la clé sous la porte." Murmura ShengShi.
"- Je suis sûr qu'il en profite pour faire refaire toute son auberge une fois par an."
"- Pas idiot… Vous êtes déjà venu au village, Boya Daren ?"
"- Non, je ne savais même pas qu'il y en avait un. Mon arrivée au temple a été… Directe. C'est la première fois que j'en sort depuis que je suis arrivé."
"- Zhong Xing Zongzhu ne vous laisse pas sortir ?" Sha ShengShi était un peu scandalisé.
"- Je ne lui ai jamais demandé. Et je n'y ai pas pensé non plus." Avoua Boya, penaud. "Je ne savais pas qu'il y avait une ville au pied des montagnes. Et puis… Je reste un esclave. Un esclave, ça ne sort pas."
Sha ShengShi hocha la tête en silence. Lui savait exactement ce que signifiait être un esclave dans l'Est et à la Capitale. Il en avait vu passer tellement quand il était plus jeune…
"- Je ne connais pas la ville non plus mais les commerces ont l'air encore ouvert. Que diriez-vous d'aller explorer un peu ?"
"- Pour rentrer…"
"- Je suis le shishen du Seigneur Anbei. Je n'ai qu'à le contacter mentalement pour qu'il vienne nous chercher."
Boya hésita encore un peu mais les cris dans leur dos se faisaient de plus en plus violent aussi hocha-t-il la tête.
"- Très bien. Mais vous devrez être mes yeux. Je suis incapable d'arriver à me concentrer assez pour avoir une "vision" de ce qu'il y a autour de moi. Surtout dans un environnement aussi pauvre en qi". Il allait devoir laisser totalement sa sécurité entre les mains d'un démon qu'il avait tenté de tuer. Il devait être fou.
Sha ShengShi glissa son bras sous le sien.
"- Expliquez-moi comment vous faites voulez-vous ? Des fois, j'ai l'impression que vous voyez aussi bien que tout le monde, sinon vous n'auriez pu vous battre comme vous l'avez fait ni tirer à l'arc aussi bien. Et a d'autre moment, vous semblez véritablement totalement aveugle."
"- Je suis totalement aveugle, Sha ShengShi."
"- Juste ShengShi. Ou Shi-ge si vous voulez !"
Boya le foudroya du bandeau mais le sourire de Sha ShengShi était totalement exempt de remords.
"- Alors juste Boya." Souffla finalement Boya.
Était-il en train de se faire un autre ami ?
"- Juste Boya, d'accord. Alors, comment faites-vous ?"
"- Je concentre mon qi sur mes yeux. Mais ils sont morts et ne perçoivent plus la lumière. Alors je les utilise pour percevoir le qi autour de moi. Mais… Comment expliquer. Ce n'est pas réellement mes yeux que j'utilise. C'est tout mon corps. Je me concentre sur mes yeux parce que c'est la zone de mon corps qui est habituée à voir, même s'ils ne voient plus. Je perçois les meubles autour de moi au temple parce que la plus part sont dénués de toute vie, de tout qi. Ils sont des zones noires dans ma "vision". A l'inverse, un cultivateur, un esprit ou un démon, je "vois" leur forme générale. S'ils utilisent une arme, comme ils la touchent, je la vois aussi. Pareil pour tirer à l'arc. Dans l'air surchargé de qi de la secte, les cibles sont vides et noires. Je n'ai qu'à tenter de toucher le centre."
"- Donc… Si on chargeait chaque zone de la cible de plus ou moins de qi, vous pourriez être encore plus précis ?"
"- Absolument."
ShengShi resta silencieux un long moment.
"- C'est remarquable."
"- Je ne désespère pas de retrouver comment ouvrir mon troisième œil."
le démon faillit en tomber à la renverse. Ouvrir son troisième œil ? Même pour lui c'était une connaissance qui était déjà ancienne quand il était jeune. Il doutait que quiconque sache encore le faire, même parmi les esprits les plus fort. Peut-être le Seigneur Anbei avait-il des textes sur le sujet mais…
"- Vous devriez demander au Seigneur Anbei l'accès à sa bibliothèque. Il a des copies de documents qui ont disparus de partout ailleurs."
Boya resta silencieux. Ce n'était pas la première fois qu'on lui faisait une remarque dans ce sens. Peut-être qu'il le ferait un jour.
Mais pas pour l'instant. Pour l'instant, il avait trois mois pour épuiser les ressources du temple pour trouver quelque chose et parvenir à l'utiliser. D'ici la prochaine visite du Seigneur Anbei et de sa cours, il lui fallait réussit à avancer seul.
Sha ShengShi fouilla dans son frusquin pour en tirer quelques maigres pièces. Il n'était pas du genre à avoir de l'argent sur lui. En général, il ne sortait qu'avec son maître. Quand il avait envie de quelque chose, c'était lui qui payait. Et de toute façon, il était rare qu'il ait envie de quelque chose.
"- Je vous offre quelque chose à boire ou à manger ?"
Malgré la nuit qui s'avançait, le marché de la ville était toujours ouvert. La ville ne dormait jamais à ces latitudes. L'hiver, le soleil ne se montrait jamais. L'été, c'était la nuit qui ne venait jamais. Alors les horaires… Il n'y avait pas de marché de nuit et de marché de jour. Il n'y avait que le marché qui était ouvert en permanence.
"- Je n'ai pas.."
"- Je vous l'offre j'ai dit. Vous voulez me vexer ?"
Boya grimaça avant de s'excuser. Ce n'était évidemment pas son but. Il accepta le tube de bambou avec du thé au lait et au miel avec une paille et des espèces de petites boules de gelée au fond qui remontaient dans la paille et qu'il devait macher avant d'avaler. C'était bizarre mais pas désagréable.
"- Qu'est-ce que c'est ?"
"- Ils appellent ça un thé aux perles. Ne me demandez pas, je ne sais pas ce que c'est. Je sais juste que ça vient du sud. Ça commence à faire fureur aussi chez nous. Il y a même eut des gens qui sont tombés malade à trop en manger. Surtout des adolescents d'ailleurs. Ils sont incapables de se modérer." Rit le démon avec affection. "Vous voulez quelque chose à manger aussi ?"
"- Je n'aurais rien contre quelque chose de salé." Le thé aux perles était bon mais affreusement sucré au point d'en être écœurant. Surtout pour quelqu'un comme lui qui n'avait pas la dent sucrée de base. Il aimait manger des sucreries quand il pouvait, mais il avait si peu l'habitude quand il était jeune qu'il s'en écœurait très vite.
Sha ShengShi acheta des petites galettes roulées avec de la friture de poulet à l'intérieur et une sauce piquante qui n'arrachait pas trop les papilles.
"- Ça vous convient ?"
"- C'est parfait, merci." Même si les piments lui donnaient chauds. Mais dans le nord, c'était sans doute fait exprès.
Boya resserra la fourrure que Sha ShengShi lui avait mis sur les épaules un peu plus étroitement.
"- Vous n'avez pas froid ?"
"- Je suis un démon du feu et de la pierre. Je ne crains aucune température. Ni haute, ni basse."
"- Je vous envie."
Le sourire de Sha ShengShi était immense lorsqu'il tourna la tête vers Boya avant de voir son bandeau et de se souvenir qu'il ne pouvait rien voir.
"- Les autres doivent avoir fini de détruire l'auberge. Il est temps d'y retourner, de prévenir Zhong Xing et le Seigneur Anbei puis de rentrer. Ou de rentrer avant."
Boya ne résista pas. La journée avait été trop bizarre, trop surréaliste pour qu'il la maitrise encore d'une quelconque façon.
"Seigneur Anbei ?"
"Sha ShengShi ? Un problème ?"
"Aucun, j'ai Yuan Boya avec moi. Il n'a rien bu et était mal à l'aise alors nous avons été faire un tour de la ville. L'Auberge est au bord de la destruction. Pouvez-vous nous faire rentrer ?"
Un portail s'ouvrit presque immédiatement devant eux pour en laisser sortir le démon renard et Zhong Xing qui grogna. Ça allait encore lui couter une fortune cette blague.
"- Je vais payez si vous voulez bien. Je crois qu'il y a plus d'hommes à moi là-dedans que des vôtres." Sourit le renard en cachant son sourire carnassier derrière son éventail.
Zhong Xing aurait pu, aurait dut protester mais il remercia le démon de sa générosité. Il se sentait fatigué. Tellement fatigué. Entre son fils qui faisait n'importe quoi, Boya qui faisait n'importe quoi, il était épuisé.
Le Seigneur Anbei garda le portail ouvert le temps que le chef de secte aille payer l'aubergiste avec la grosse bourse replète qu'il venait de donner à Zhong Xing pendant qu'il discutait une fois encore avec Boya et son shishen. S'il y allait lui-même, il risquait de se produire un drame avec autant de démons ivres jusqu'à la couenne.
"- Vous devriez vraiment vous ouvrir à l'idée d'avoir un shishen, Yuan Boya." Le ton était doux, calme et gracieux, comme toujours.
Boya avala sa salive avec difficulté. Le Seigneur démon était des plus doux avec lui au point qu'il s'en sentait quelque peu mal à l'aise. Tout cet intérêt pour lui ? Avec sa propre fatigue, il se mettait sur la défensive. Il était soulagé de la présence de son Zongzhu mais celle du Seigneur Anbei était autrement plus formidable. Suffisamment pour qu'il se sente bien près de lui. Trop bien.
"- Vous utilisez vos talents de renard sur moi, Seigneur Anbei ?" Le ton de Boya était soudain très sec et rebelle.
