Chapitre 31

Boya frémissait de plaisir.

Il avait été surpris quand on l'avait convoqué dans le bureau du chef de secte. Il n'avait rien fait de mal, il mangeait ce qu'on lui donnait et même He Shouyue lui fichait la paix. Ou plus exactement, He Shouyue tentait de lui parler même s'il finissait toujours par l'insulter au bout de quelques minutes. Mais pendant quelques minutes, il restait cordial.

Lorsqu'il avait retrouvé sa petite équipe de juniors et de séniors pour une nouvelle chasse tous ensemble, il n'avait pu retenir un très large sourire.

Comme la fois précédente, il n'était pas question de devoir se battre. Tout au moins, ce n'était pas le but.

La Capitale du Nord avait demandé l'intervention d'un Maître du Yin Yang pour enquêter sur des morts suspectes et bizarres. La garde locale connaissait son boulot. S'ils estimaient avoir besoin d'une aide qui ne soit pas que toute en muscles, Zhong Xing leur faisait confiance.

C'était pourquoi Boya était dans les cavernes inférieures avec ses six juniors, leurs trois shixiong et qu'il attendait que le sien finisse de mettre la dernière touche à leurs paquetages.

Comme la fois précédente, Boya était le chef d'équipe mais devait aider les plus jeunes à faire leurs armes. Les six gamins allaient se retrouver pour la première fois au contact de nobles. Boya connaissait parfaitement cette faune. L'envoyer comme responsable était la chose logique à faire.

Seimei avait un peu grommelé pour le principe de le voir partir mais s'était montré néanmoins satisfait que Boya fasse une pause dans l'emploi du temps sans fin que le jeune homme s'était fait. Sans plaisanter, il l'avait encouragé à se reposer un peu pendant ses vacances.

Boya avait été tenté un instant de le taper avec la canne de métal qu'il avait toujours à la main. Les artisans de la secte avait ajouté une dragonne pour qu'il ne risque pas de la perdre s'il la lâchait et le pommeau s'ouvrait pour révéler une longue dague acérée cachée à l'intérieur. L'arme était de la belle ouvrage.

"- Tout est prêt ?"

Les gosses vérifièrent leurs vêtements et leurs paquetages. C'était la première fois qu'ils avaient sur le dos des robes aussi riches. Les trois séniors n'étaient pas beaucoup plus à l'aise dans la soie des leurs. Il n'y avait bien que Boya qui semblait parfaitement tranquille dans les sucreries qu'il avait sur le dos.

"- Quelqu'un à une référence visuelle dans la ville ?"

Zhong Xing soupira. Il ouvrit lui-même un portail près des portes en bois épais bardées de métal qui se refermaient chaque nuit.

"- Allez-y. Je compte sur vous."

Pendant qu'on préparait leurs affaires, Ils avaient eu le temps de lire et d'apprendre quasi par cœur le rapport qu'on leur avait fait parvenir.

"- Merci Zongzhu." Si tout allait bien, ils rentreraient d'ici quelques jours.

Boya passa le portail juste après les séniors. Les juniors se serrèrent dans ses jupes, un peu inquiets. Ils n'étaient pas encore à l'intérieur de la ville qu'ils en sentaient déjà l'odeur âcre de milliers de corps vivant ensemble, de cheminées innombrables, d'âtres trop nombreux, de détritus et de déjections pas forcément très bien évacués et d'animaux entassés dans le dédale de pierre et de terre.

Boya n'y était jamais venu avant. Il allait devoir faire totalement confiance à ses séniors pour se déplacer. Ce n'était pas comme un petit village paumé dans la pampa avec douze péons dans trois maisons. Là, même avec la distance, Boya était déjà gêné et ses sens agressés par la multitude de stimuli qui lui prenaient les narines et les oreilles.

"- Boya Daren, ça va aller ?"

Les petits s'étaient resserrés davantage autour de ses jambes. Le chasseur eut un sourire un peu difficile.

"- Oui, ne vous en faites pas. Je n'ai jamais été très fan d'autant de bruit et de fureur. Il faut juste que je m'habitue." Ses sens étaient encore plus fins qu'avant. Retrouver la 'vraie' vie était désagréable.

L'un des gamins prit sa main libre dans la sienne pour le guider plus efficacement et qu'il n'aille pas s'épuiser pour rien. Les séniors avec eux s'étaient légèrement écartés pour savoir exactement où ils étaient

"- Nous sommes à quelques encablures de la Porte Nord. Elle ferme dans moins d'une heure. Il faudrait entrer dans la ville immédiatement et rejoindre le palais du Seigneur local."

Un des séniors resta à l'avant de leur petite procession, les juniors et Boya au milieu bien rangés et les deux derniers séniors à l'arrière garde.

Ils faisaient vraiment très dignes tous les dix.

Les enfants étaient en gris foncé, les séniors en gris clair et Boya, toujours totalement en blanc. Ses cheveux noirs se détachaient presque douloureusement sur cette mer de blanc.

Des gardes les arrêtèrent à la porte dès qu'ils s'en furent approchés.

Boya produit le document que Zhong Xing leur avait remis. Ils étaient là à la demande du Seigneur Local.

Les gardes s'empressèrent de s'excuser puis de les emmener à l'écart de la porte où les travailleurs de jour se pressaient pour rentrer autant que ceux de nuit se pressaient pour en sortir.

Les disciples du nord attendirent un peu qu'un serviteur arrive du palais pour venir les chercher et les escorter jusqu'à son maître.

On leur avait amené une litière pour Boya qu'il dédaigna avec un sourire. Il restait avec ses disciples. Il était peut-être aveugle mais pas handicapé.

L'eunuque était venu accompagné d'une phalange de gardes pour les accompagner jusqu'au palais. Sur leur chemin, plus d'un médiocre leur souriait ou inclinait la tête avec un soulagement évident.
Ce qui pourrissait la vie des quelques nobles qui avaient demandés une intervention de la part du yin yang avait dû commencer à se répandre parmi la population. A moins, plus certainement, que ce qui pourrissait la vie de la population depuis sans doute trop longtemps se soit enfin attaqué aux nobles qui avaient assez geints auprès du seigneur local pour qu'il demande une intervention de la secte.

Le petit groupe passa les lourdes portes de pierre qui gardait l'entrée du palais du Seigneur du Nord. Boya utilisa quelques secondes sa "vision" pour tenter de distinguer quelque chose. Le bâtiment était vieux. Assez pour qu'il apparaisse faiblement sous ses sens. C'était une copie plus petite et surtout, plus rustique du palais impérial que Boya avait connu.
Un infime sourire lui monta aux lèvres. Il était à peu près sûr qu'il parviendrait sans peine à retrouver son chemin à l'intérieur sans avoir besoin d'aide s'il le fallait.

"- Le Seigneur Feng Guowei va vous recevoir immédiatement."

Pour qu'on ne les fasse pas attendre, c'était que la situation était compliquée.

Boya hocha sèchement la tête.

"- Très bien."

"- Veuillez me suivre s'il vous plait. Les enfants…"

"- Les enfants viennent avec nous."

L'eunuque parut troublé.

"- Daren…"

"- Ce que vous appelez des enfants sont des disciples. Ils ne portent peut-être pas encore le blanc de leur charge, mais ils le feront dans peu de temps." Boya ne justifierait pas davantage leur présence. Elle était à prendre ou ils partaient.

La politique avait déjà commencé et Boya marquait qu'il ne se laisserait pas manipuler.

Les six enfants eurent un large sourire pour leur Shixiong.

L'eunuque n'insista pas davantage. Sa connaissance des enfants se limitait aux poisons violents des nobles et aux larves soumises des serviteurs. Alors voir des enfants déjà compétents et utiles ? Il était perplexe. Pourtant, les six bambins se tenaient correctement, ils restaient silencieux et lorsqu'ils furent en présence du Seigneur Feng Guowei, ils s'inclinèrent profondément comme on l'attendait de leur part. Les séniors s'inclinèrent légèrement moins et le Maître inclina simplement la tête.

"- Seigneur Feng Guowei. Le yin yang réponds à votre appel."

"- Je m'attendais à voir Zhong Xing Daren."

"- Mon Shifu à d'autres obligations à honorer qu'il ne pouvait décaler s'il voulait que votre requête soit honoré au plus vite."

Le Seigneur renifla. Il aurait pu s'en irriter mais ça ne changerait pas grand-chose. Les autres "obligations" étaient probablement en relation avec ce Seigneur démon qui tenait l'extrême nord dans sa paume et dont le yin yang les protégeait comme ils pouvaient. Savoir que le Temple était l'ultime rempart contre des marées de démons écumants avait tendance à faire accepter toutes les excentricités du Bureau ou presque.

"- Je ne vous avais jamais vu."

"- Je n'ai rejoint le Bureau que depuis peu."

Le Seigneur Feng Guowei grogna encore un peu. Appuyé contre le dossier de son fauteuil, il faisait la moue. Il attendait Zhong Xing et on lui envoyait un aveugle. Il avait besoin de guerriers capables de vaincre les esprits qui terrorisaient la ville et on lui envoyait un handicapé avec des enfants. Tsss.

L'homme lissa sa moustache et son bouc une minute. Il s'attendait à voir au moins les gosses se tortiller sous son regard noir mais ils ne bronchaient pas plus que les jeunes gens en gris clairs. Ils s'étaient naturellement mis sous la protection de leur supérieur qui attendait sereinement, la main sur sa canne, que leur client cesse de faire son ronchon et leur explique ce qu'il voulait d'eux.

La moue du Seigneur Feng Guowei s'accentua. Il mâchonna un peu sa moustache avant de soupirer encore. Il n'arriverait pas à faire peur au Maître présent. Et si lui n'avait pas peur, les autres non plus.

Il pouvait crier comme il voulait, le Maître se contenterait d'attendre calmement.

Le Seigneur du Nord claqua des doigts.

Des serviteurs se précipitèrent avec des tables, des coussins, du thé et des petits gâteaux.

Le groupe de prêtres s'installa une fois que le Seigneur Feng Guowei leur en donna la possibilité.
les enfants attendirent la permission de leurs supérieurs pour boire le thé et surtout, grignoter les gâteaux. Alors seulement ils se comportèrent comme des enfants normaux pendant quelques secondes. Les gâteaux à la pâte de graines de lotus étaient une sucrerie qu'ils n'attendaient pas du tout. Leurs sourires de pure délectation étonnée étaient… adorables. Le ronchon nordiste devait l'avouer.

Les Séniors aussi grignotèrent les sucreries, un peu honteux de montrer eux aussi leur plaisir à manger les petits gâteaux. Le seul qui ne montra aucune réaction fut le Maître qui reposa sa tasse avec tranquillité, comme si c'était un niveau de luxe qu'il avait déjà connu et pire, qu'il attendait dans un endroit comme celui-là.

"- J'imagine que vous avez déjà lu le rapport qui vous a été envoyé."

"- Bien sûr, Seigneur Feng Guowei "

"- Et comment avez-vous trouvé le rapport ?"

"- Comme toujours dans ce type de rapport : inconsistant, vide de sens, avec plus de trous qu'un mur en papier après une tempête et globalement ridicule et inutilisable."

Le Seigneur du Nord faillit en cracher son thé. Le Maître du Bureau était d'une franchise aussi inattendue que brutale.

"- Il n'est pas si inutile que ça quand même !" Protesta le noble, piqué.

"- Bien sûr que non, Seigneur. Mais il passe plus de temps à cacher des éléments pour ne heurter personne qu'à donner une vue d'ensemble de la situation."

"- Daren…"

"- Pardonnez mon outrecuidance, Seigneur Feng. Mais j'ai passé des années à la capitale et au palais. Je sais comment fonctionne la politique de cour. Je sais comment fonctionne le jeu des factions. Et je ne suis pas ici pour jouer dans le jeu de qui que ce soit mais pour remettre au pas le ou les esprits qui ont décidés qu'il était amusant de mettre votre ville en émois. C'est la seule chose qui m'intéresse. Les histoires de cœur des uns et des autres, les amitiés et les haines ordinaires ne me concernent ni ne m'intéressent." Boya savait qu'il abusait mais il était dans une position délicate.

S'il laissait ne serait-ce qu'une fraction de pouce de marge à quelque noble que ce soit, on tenterait de l'utiliser. De les utiliser. Au mieux. Voir de tenter de leur mettre des dettes d'honneur sur le dos pour les enchainer dans une toile sans fin de clientélisme absolument affreuse. Non. Il fallait qu'il écrase toute idée de ce genre du talon immédiatement.

"- Vous êtes dur en affaire, Daren."

Boya resta silencieux. Il se contenta de sourire tranquillement.
Ses instincts de chasseur lui hurlaient aux oreilles que ce n'était pas comme ça qu'il devait traiter une chasse. Son apprentissage au Ying Yang un peu. Les histoires de situations similaires racontées par Seimei beaucoup plus. Toutes l'encourageaient au contraire à rester aussi calme et tranquille que possible. Il devait être un bambou dans la tourmente et plus l'ours qui renverse tout sur son passage.

C'était difficile pour lui.
Avant, il aurait déjà tiré son épée pour courir dans la ville en tous sens à la recherche des responsables de…. De… De quoi exactement ? Comme il l'avait dit au Seigneur du Nord, le rapport qu'ils avaient eu était quelque peu ridicule.

"- J'aurais besoin d'une véritable explication. Et de parler à des témoins directs si possible. Nos tarifs vous seront remis dans la soirée."

Cette fois, Boya entendit au-dessus du hoquet de surprise du Seigneur local les coassements d'outrage de ses conseillers qui étaient restés silencieux jusque-là.

"- Des tarifs ! Quel est donc cette nouveauté !"

Boya eut un sourire toujours aussi doux. Sans le savoir, il copiait celui de Seimei. Et peut-être aussi un peu celui du Seigneur Anbei sans doute. Il ne les avait jamais vu, mais il les avait entendu dans la voix des deux hommes. Il avait entendu le calme tranquille, la jubilation moqueuse et supérieure. Et la menace. La menace voilée et subtile qui faisait remonter un infime frisson dans le dos sans qu'il ne soit possible de savoir vraiment d'où elle venait.

"- C'est une habitude qui gagne à être étendue. Il est toujours un peu irritant pour quelqu'un qui a besoin de l'aide d'un cultivateur de renoncer dans la crainte de ne pouvoir payer pour l'aide nécessaire. Je sais que la secte nord a pour habitude de ne jamais demander plus que nécessaire, et surtout jamais plus qu'il n'est possible, mais il est bon d'avoir une idée générale quand même." Tout au moins pour ceux qui avaient la bourse assez pleine pour payer pour ceux qui l'avait vide. Tout était une question d'équilibre.

Boya n'épilogua pas mais ce n'était pas nécessaire. Les conseillers avaient compris.

"- Bien sûr, libre au requérant de donner plus qu'il n'est estimé." Ou comment dire que faire son gros rat en ne donnant que le strict minimum était mal vu.

Les trois séniors qui accompagnaient Boya se mordaient la langue pour ne pas ricaner. Malgré leur jeune âge, ils avaient tous subit une ou deux chasses où on les avait fichu dehors sans rien leur donner malgré un volant financier suffisant. Il n'était pas dans les habitudes du Yin Yang de réclamer. Boya semblait bien plus terre à terre.

"- Maintenant, résumez-nous la situation, voulez-vous ?"

Le seigneur du nord ne savait s'il devait se mettre en colère, éclater de rire ou se moquer de ses conseillers. Il comprenait pourquoi Zhong Xing avait envoyé ce jeune maître. Il était là pour mettre un pied sur la gorge de ses conseillers. C'était une vengeance pour la dernière chasse dans la ville où son ministre des finances s'était montré particulièrement radin et odieux avec les maîtres qui s'étaient déplacés. Zhong Xing n'avait rien dit sur le moment mais il avait été ulcéré. Ils avaient mis en colère une entité dont ils avaient à présent désespérément besoin et le temple allait leur faire payer son humiliation.

"- Ça a commencé dans la ville basse."

"- Bien évidemment." Quoi qu'il se passe, ça commençait généralement toujours parmi les plus pauvres.

"- Au début, on a cru à une peste comme il s'en produit parfois en plein hiver. Le froid, le manque de nourriture… Vous connaissez."

L'un des séniors se pencha à l'oreille de Boya.

"- Les fièvres des neiges sont dues à un manque de légumes frais dans l'alimentation. Ça détériore le cerveau. Il suffit de supplémenter l'alimentation avec certaines tisanes mais les pauvres n'y ont que peu accès."

Boya hocha la tête. Classique. La pauvreté faisait des ravages partout.

"- Des pertes humaines ?"

"- Pas d'enfants si c'est ce que vous pensez. Mais des pertes oui. Surtout parmi les hommes entre vingt et quarante ans. La force vive de la ville. Plusieurs centaines sont tombés malades en quelques jours."

"- Les morts ?"

"- Rares. Les gens tombaient malades, restaient souffrants quelques jours, puis se remettaient sans difficultés. Comme bien des épidémies d'hiver. C'est fréquent ici. Au début, ça n'a inquiété personne. Même quand l'épidémie a gagné les sphères les plus hautes, ce n'était rien qu'on a pas déjà vu. Il y a des épidémies de maladie des poumons tous les ans pendant l'hiver. Ça tousse, ça tousse, il y a quelques morts, mais rien de bien méchant. Les pires années, on ramasse quelques centaines de cadavres au total et ça finit avec le retour du soleil."

"- Mais pas cette année."

"- Après les hommes, ce sont les femmes dans la même tranche d'âge qui sont tombées malades."

"- Même symptômes ?"

"- A peu près. Les hommes se plaignaient de fièvres affreuses, de douleur intolérables… Les femmes avaient des symptômes bien plus faibles."

Boya renifla.

"- Pas plus faibles, moins écoutés certainement. Les femmes sont plus solides que les hommes. Là où un homme gémit à l'agonie et se terre au fond de son lit, une femme continue à s'occuper de sa maison." Railla l'épouse du Seigneur du Nord.

Boya hocha la tête.

"- C'est une évidence."

La profonde satisfaction qui émanait de la femme rassura Boya. Bon. Il avait marqué des points ici.

Le Seigneur du Nord marmotta un peu dans sa barbe que sa femme n'avait pas besoin de la ramener mais elle se contenta de le regarder. Il laissa tomber pour continuer.

"- Après les hommes et femmes dans la force de l'âge, ce sont les vieux qui ont été impactés. Les vieillards d'abord, les vieillardes ensuite. Là, il y a eu beaucoup plus de morts."

Boya avait froncé les sourcils. Comme attendu, ça n'avait pas grand-chose à voir avec ce qu'il y avait dans le rapport de base. Classique.

"- Puis les adolescents et enfin les enfants j'imagine ?"

Ça hocha gravement la tête autour d'eux.

"- Ou en sommes-nous maintenant ?"

"- Les bébés." Le ton était lugubre.

"- Les pertes ?"

"- Beaucoup trop grandes. Les plus jeunes ne survivent pas très longtemps une fois qu'ils sont infectés."

"- à chaque nouvelle tranche d'infection, les morts sont plus nombreux, Daren. Des familles entières ont été détruites en quelques semaines. Du plus vieil ancien au plus jeune bébé. En général, il ne reste plus qu'une veuve et ses filles qui pleure les siens. Parfois avec un époux, mais sans plus."

"-… Certaines familles s'en tirent sans décès ?"

"- La plus part oui. Mais celles pour qui il y a eu un mort…. Toute la famille y passe en général."

"- Je comprends mieux pourquoi vous avez demandé de l'aide." Soupira Boya.

Les juniors échangèrent un coup d'œil, sans comprendre.

"- Shixiong ?"

"- Il s'agit d'une malédiction quelconque ou de quelque chose d'approchant." Expliqua tranquillement le maître à ses élèves. "Elle a été testée sur les pauvres pour cibler maintenant les nobles. Quelqu'un veut se débarrasser sans doute d'un clan entier sans s'occuper des dommages collatéraux."

Les enfants lâchèrent un petit "hoooooo !" de compréhension.

"- Avez-vous déjà rencontré cela, Boya Daren ?"

"- Pas exactement, mais des malédictions similaires ne me sont pas inconnues. Il suffit en général de trouver le responsable et de lui faire lever la malédiction."

"- Et s'il ne veut pas ?"

"- Il suffit de lui faire manger une douzaine de pouces d'acier."

"- Quand vous dites manger de l'acier…."

"- Le tuer oui. C'est rapide et efficace. Mais il faut toujours laisser une chance de faire ce qui est bien."

Les enfants hochèrent vigoureusement la tête. Autour d'eux, les nobles étaient blêmes d'entendre ce prêtre du yin yang parler de tuer des humains avec une telle légèreté.

Le seigneur local se secoua, un peu perturbé.

"- Vous semblez connaitre votre affaire, Boya Daren."

"- Je vous l'ai dit, cette situation ne m'est pas inconnue." D'autant moins que s'il avait raison, la cause était un sortilège créé dans les caves de JingYun.

"- En ce cas, je ne vais pas vous retenir davantage." Le Seigneur Feng Guowei tapa dans ses mains. Un serviteur se précipita. "Accompagnez nos invités à leurs appartements. Boya Daren, vous avez liberté de réquisition parmi mes gens et dans la ville. Faites au mieux et au plus vite."

Boya s'inclina à moitié.
Derrière lui, les juniors et les séniors s'inclinèrent plus profondément.

L'un des gamins se précipita pour glisser son épaule sous la main de Boya pour qu'il ne s'embête pas à chercher son chemin.

Ils quittèrent la cour du nord pour l'appartement installé au cœur du palais, là où la chaleur était la plus forte. Il devait bien y faire une douzaine de degrés au-dessus de zéro ! de la canicule ou presque pour un logement de médiocres.

"- Boya Daren…"

Le chasseur posa son doigt sur ses lèvres. Le autres disciples se turent immédiatement. Lorsque les serviteurs les eurent installés et que la porte fut fermée, Boya leur fit signe de placer des talismans de silence sur les murs et les portes. Il frémit lorsque les séniors les activèrent.

"- Nous pouvons parler, Boya Daren."

"- Parfait. Que quelqu'un fasse du thé, j'ai beaucoup de choses à vous dire."

Le Seigneur Feng Guowei avait regardé le jeune Maître et ses élèves partir avec une moue pensive au visage. Il était dubitatif sur la capacité d'un aveugle à les sauver du massacre en cour dans les rangs des nobles. Il n'avait pas épilogué sur les chiffres réels des morts. Les prêtres du yin yang finiraient bien par avoir une idée. Mais il ne pouvait se permettre de monter une faiblesse devant sa cour. Des familles entières avaient déjà été éradiquées. A ce rythme, la capitale du nord serait vide de ses nobles dans quelques mois.

Il craignait surtout que le responsable soit plus au sud et à l'est. L'Empereur n'avait jamais apprécié l'indépendance du Domaine. Ce ne serait pas la première fois qu'on tenterait d'éliminer le seigneur local pour le remplacer par un serviteur du trône un peu plus zélé d'obéir à l'Empire.

Il soupira en silence.

Ne restait qu'à croiser les doigts.

En contre bas la cour bruissait déjà d'excitation et de curiosité. Le prêtre aveugle était une nouveauté et une curiosité rare. Les handicapés ne vivaient pas longtemps dans une civilisation comme la leur. Boya était considéré comme affreusement exotique. Qu'il soit physiquement très consommable n'y était pas pour rien. Plus d'une dame de la cour était déjà déterminée à le travailler au corps pour apprendre à le connaitre.

Un peu à l'écart, un membre de la cour en particulier, s'il était étonné comme les autres, voir carrément stupéfait, ne l'était pas pour les même raisons.

Le prêtre de JingYun n'aurait jamais imaginé revoir Boya. Et certainement pas sous les couleurs du Yin Yang et encore moins en tant que prêtre.

Comment avait-il pu réussir à faire son chemin jusque-là ? Il fallait qu'il en informe les anciens. La présence de Boya allait compliquer grandement sa présence ici. Il était préférable qu'il parte d'ailleurs. Il avait fait ce pour quoi il était venu. Le résultat ne dépendait de toute façon plus de lui, il ne pouvait rien modifier. Même s'il restait, il ne pourrait infléchir la situation. Au pire, il serait reconnu par Boya d'une façon ou d'une autre et JingYun serait directement concerné. C'était ce qu'il devait éviter à tout prix

Le Maître de JingYun se faufila dans les ombres.

Au matin, il aurait quitté la ville
D'ici un mois, JingYun serait prévenu que Boya était dans le nord.

Enfin, s'il parvenait jusqu'au temple de l'Est, évidemment.

Il ne vit pas qu'on le suivit très vite

Les juniors s'étaient installés en rond autour de leurs shixiong qui étaient eux même assis sur des coussins au pied du canapé où Boya était assis. Ils partageaient tous une tasse de thé bien chaud, des petits gâteaux, et profitaient de la chaleur relative des lieux. Les enfants étaient emmitouflés dans leurs capes. Ils auraient pu se réchauffer autrement mais faire panier de renardeaux aurait toujours la préférence pour les jeunes nordistes.

"- pourquoi ce luxe de précautions, Shixiong ?"

Les trois séniors avaient récupérés leurs shidi contre eux et semblaient inquiet de les voir s'éloigner.

"- Parce que je connais très précisément la cause de l'affliction qui nous occupe. Et ce n'est pas une simple possession."

"- Mais vous avez dit…"

"- Je sais ce que j'ai dit."

Les trois séniors échangèrent un coup d'œil.

"- Contre quoi devons-nous nous battre ?"

Boya eut un petit sourire un peu sadique, bien étrange au milieu de ses robes blanches immaculées.

"- Nous battre ? Ho non, ce ne sera pas nécessaire. Le responsable est déjà loin de toute façon. Ce genre de sortilège est à déclenchement programmé. Il se repends lentement. Comme les ondes qu'un caillou jeté dans une mare créé à la surface. Il cherche, il cherche… jusqu'à ce qu'il trouve sa cible et l'élimine. Et le yin yang est le temple qui est le mieux armé pour y répondre. Et de loin."

Qu'est-ce que ça voulait dire ?

"- Boya Daren…"

"- Ce sortilège a été créé dans les laboratoires de JingYun il y a quelques siècles. En fait, il invoque un démon de pestilence et le force à éliminer toute personne qui a du sang d'une lignée particulière."

Les disciples du nord, même les petits shidi, étaient blêmes.

"- Mais… Mais ça pourrait tuer des centaines de personnes !"

"- et c'est pour ça qu'il y a déjà autant de morts. Si celui qui l'a lancé n'a pas pensé à limiter la zone d'effet, toute personne qui a ne serait-ce qu'une infime goute de la lignée visée mourra."

"- C'est pour ça qu'il y a des morts aussi chez les simples gens !"

"- Même les nobles viennent du caniveau si on remonte assez loin. Et c'est pour ça qu'il y a autant de morts chez les nobles."

"- A cause des mariages au sein de la même caste, ça finit par être une seule et même grande famille."

Boya hocha la tête.

"- Alors que fait-on ?"

"- Il y a plusieurs méthode pour régler le problème. La plus simple est de tuer le prêtre qui a jeté le sortilège. Le sortilège est ancré au sein de sa cultivation. Il s'en nourrit. Si on le tue, le sort se désagrège et le démon est libéré. En général, ils veulent surtout fuir le plus vite possible." Boya avait plus d'une fois prit plaisir à massacrer des démons ainsi mis en esclavage par JingYun. S'il avait su…. "Mais s'il n'est pas idiot, le responsable est déjà à JingYun. Au pire, à mi-chemin de la Capitale de l'Empire." Il ne voyait pas un de ses anciens frères rester à regarder. Sauf s'il prenait plaisir à voir mourir des enfants.

"- Et sinon ?"

"- Trouver le démon et le détruire. Soit en le cherchant, soit en l'attirant."

Boya sentit les disciples autour de lui se tortiller avec malaise. Il savait déjà ce qu'ils allaient dire et étaient d'accord avec eux dans l'absolu. Enfin… Maintenant il était d'accord. Avant, il s'en serait fiché. Un bon démon était un démon mort avant. Maintenant…. Maintenant Boya avait grandi.

"- Y a pas d'autre solution ?"

"- Bien sûr qu'il y en a. Pour vous."

Les enfants restèrent perdu jusqu'à ce qu'un des séniors comprenne.

"- Ho ! C'est comme une espèce de lien de shishen dévoyé ! Il suffit de le couper proprement pour libérer le démon !"

"- C'est ce que je pense. Mais pour ça, il faut l'attirer."

Boya avait déjà son dizi entre ses doigts.

"- Je sais comment Appâter le démon. Votre rôle à vous sera de le contenir le temps que vous rompiez le lien entre lui et son maître"

Les enfants avaient froncés les sourcils.

"- Si on utilise des boucliers, on peut le tenir comme dans une cage."

"- Ce serait suffisant ?"

"- Je ne sais pas. Ils durent longtemps vos boucliers ?"

"- On est six, on peut échanger."

"- Et puis on en a besoin que de trois en même temps. Une pyramide de boucliers ça suffit."

"- Ha ! Pas bête !"

Les trois séniors souriaient tendrement à leurs jeunes élèves. Ils seraient ceux qui devraient rompre le lien corrompu. Si les enfants arrivaient à tenir le démon en cage le temps nécessaire, ça leur simplifierait la vie.

"- Je crois que c'est possible, Boya Daren."

L'ancien chasseur sourit largement.

"- J'en suis même persuadé ! Les enfants. Vous allez vous entrainer demain matin sur votre triple bouclier. Demain soir, nous irons chasser." Les disciples en frémissaient d'impatience ! "Mais en attendant, au bain et au lit."