He Shouyue tremblait à genoux sur le sol.
Au-dessus de lui, le chef de JingYun hurlait sur Yuan Tànli sans que ce dernier n'en paraisse affecté une seconde. Une main lourde et dure tomba soudain sur sa nuque et serra. Doucement.
Plus doucement que He Shouyue n'aurait pu l'attendre après la brutalité dont avait fait preuve l'ancien Shifu de Boya à son égard. Plus doucement que la brutalité qu'il était en droit d'attendre de l'homme dont il avait blessé si fort le fils de cœur.
"- J'ai acheté ce gamin. Pourquoi diable me faites vous tout un cirque pour un simple esclave ? Ce n'est pas comme si JingYun n'en avait pas un élevage dans les cavernes inférieures."
"- Justement ! Ce sont les esclaves du temple ! PERSONNE n'a d'esclave personnel ici !"
"- Et rien dans les textes ne l'empêche." Souriait tranquillement Tànli.
Rien ne l'empêchait, non. Mais à part une poignée d'anciens déjà assez vieux, aucun n'avait les moyens d'en avoir. Il fallait être libre soi-même pour acheter un esclave et pouvoir, mine de rien, l'entretenir.
"- Vos perversions…."
"- Quoi ? Vous croyez que j'ai acheté ce gosse pour le tringler à l'occasion ? Ne soyez pas ridicule. Je me satisfais très bien des professionnelles des bordels quand j'en ai envie. Par contre, je n'en peux plus de laver mes chaussettes sales. Ce n'est pas comme si j'avais beaucoup de shidi pour ça, n'est-ce pas ?"
Le sourire de Tànli était carnassier. Il avait prit quelques jeunes élèves sous ses ailes depuis le départ de Boya, mais ils étaient encore trop jeunes pour qu'il leur donne la moindre responsabilité. Les autres étaient trop âgés pour ça. S'il se débrouillait bien, la majorité seraient libérés de leurs dettes d'ici peu. Il avait pu discuter très sommairement avec Seimei Daren avant que le jugement de He Shouyue ne soit passé. L'homme lui avait donné quelques conseils tout à fait judicieux ainsi que l'adresse d'une maison de transit de la Capitale où des individus en tout genres mettaient leurs compétences au service du plus offrant. Il lui avait permis d'utiliser son nom comme référence. Tànli était bien déterminé à sauver ses élèves maintenant qu'il savait que c'était possible. Il s'était laissé écrasé trop longtemps par JingYun et ses règles. Puisque les autres prenaient des libertés avec, il allait faire de même ! Et avec un peu plus d'énergie qu'il ne l'avait fait jusque-là. Finalement, He Shouyue allait lui être utile en plus de le rééduquer.
He Shouyue se sentit soulevé de terre par le col et remis sur ses pieds. Il se recroquevilla sur lui-même, cherchant instinctivement à être le plus petit et le plus pathétique possible sous le regard perçant du chef de secte.
"- ce n'est même pas un cultivateur." Lâcha soudain l'homme avec un dégout évident.
"- Pourquoi voudriez vous que s'en soit un ? C'est un esclave !"
Un frisson de peur remonta le long de l'échine du jeune nordiste. D'une façon ou d'une autre, Seimei avait fait plus que simplement bloquer son Node. Il l'avait aussi caché. He Shouyue réalisait que ce qu'il avait pris pour de la torture était sans doute la seule grâce que le vieux maître ne lui ferait jamais. A n'être qu'une misérable humain, un simple esclave sans intérêt, Seimei l'avait protégé sans doute à dessein de devenir un jouet et un pion de plus dans la partie d'échec mortelle qu'était JingYun. La simple constatation de son infériorité l'avait fait balayer des perceptions du chef de secte d'un revers de la main. Il trotta sans attendre à la suite de son propriétaire sans oser lever les yeux sur les disciples en noir qu'ils croisaient. L'ambiance était lourde, malsaine et suspicieuse au point de lui donner la nausée.
Lorsque Yuan Tànli le tira sèchement à l'intérieur de ses appartements, il s'écroula une fois de plus part terre. Il tremblait de tous ses membres.
"- Boya à grandit ici ?" Dans ce cloaque ?
Tànli eut un sourire un peu cruel. Il lui balança une gifle qui l'envoya bouler à l'autre bout de la pièce.
"- Ouai. Et il va falloir que tu y survives aussi." Le ton était ouvertement moqueur. "Si tu peux."
He Shouyue se remit lentement à genoux. Sa joue lui cuisait mais moins que son dos qui avait douloureusement heurté le mur.
"- Ne parle pas sans ordre. Ne lève pas les yeux sur tes supérieurs. Obéit à tout ce que je te dis. N'obéit à personne d'autre. Et peut-être que tu passeras ta première semaine." Tànli lui montra une porte de ce qui devait être un placard. "Tu dormiras là, quand tu en auras le temps." Le ton était toujours aussi moqueur. "ANJING !"
Un jeune homme qui devait frôler la trentaine dans un sens ou dans l'autre se précipita auprès de son Shifu.
Il se prosterna sans attendre.
"- Voici mon nouveau serviteur. Nous en avons déjà parlé."
Anjing leva les yeux sur He Shouyue pour le toiser avec froideur. Tous les élèves de Tànli savaient pourquoi il était partit dans le nord tout soudain. Ainsi donc, c'était cette créature pathétique qui avait blessé encore plus leur shixiong ? Des élèves de Tànli, Anjing était le plus vieux qui ne soit pas encore libéré. Il était arrivé à JingYun quelques semaines après Boya. Comme lui, il avait vu ses parents massacrés devant ses yeux. Contrairement à Boya qui s'était accroché à sa colère, lui s'était recroquevillé sur lui-même. Ce n'était pas pour rien que leur Shifu l'avait appelé "Silence". Jamais un mot n'avait plus passé ses lèvres depuis que sa famille avait été exterminée par une colonie de rat-démons. Toute sa famille avait été dévorée, de la plus vieille grand-mère jusqu'au plus jeune nourrisson. Il avait vu sa mère se faire dévorer vivante avec le bébé qu'elle avait encore dans le ventre sans que son père ou ses grands frères ne puissent rien faire. Lui avait survécut. Il avait fallut longtemps avant qu'il ne comprenne qu'il s'était protégé avec son qi par instinct. La multitude de rats était forte par son nombre, mais individuellement, les rats étaient assez faible pour qu'un enfant de six ans avec un Node sauvage en court de création grâce à l'enseignement de son arrière-grand père suffise à le sauver. JingYun avait débarqué au matin en sauveurs.
Avec les années, Anjing avait assez creusé pour comprendre que la meute n'était pas arrivée là par hasard. La mort de sa famille était un simple dommage collatéral. Pendant que les rats dévoraient sa famille, JingYun avait pu mettre à l'abri la famille noble qui était la proie des rats jusque-là.
Il était retourné à ce qui restait de la maison de sa famille quand il avait pu. Il avait vu les restes des sigils pour attirer les rats sur eux, juste parce qu'ils étaient les plus proches voisins des nobles.
Anjing n'avait ni oublié, ni pardonné. Tànli l'avait prit sous son aile par hasard, parce que Boya l'avait prit sous la sienne. Et voila qu'ils avaient avec eux un gamin gâté pourrit qui avait voulu faire du mal à ce qui était devenu sa nouvelle famille.
"- Fais lui faire le tour du temple. Je doute qu'il sache cuisiner. Tu lui apprendras." Le jeune chasseur hocha sèchement la tête. "Il s'occupera de toutes les taches subalternes." Ménage, nettoyage des latrines, linge…. "Il m'appartient. Ne l'abimez pas trop." Ils pouvaient le punir avec raison s'il n'obéissait pas.
He Shouyue avala péniblement sa salive.
Sous le regard du nouveau venu, il n'était guère plus qu'un insecte. Et un insecte qui avait blessé l'un de ses frères. Il se mis encore à trembler.
Il regrettait déjà tout ce qu'il avait pu faire de mal depuis sa naissance.
Et ce n'était que le début.
Le petit groupe mené par Mi Chong remonta tranquillement un long couloir où ils croisèrent encore quelques serviteurs mais surtout des invités qui s'inclinèrent profondément devant Boya jusqu'à atteindre un petit pavillon isolé au milieu du Lac. Un petit pont délicat presque totalement mangé par les glycines y conduisait.
Les portes du pavillon étaient ouvertes. De la musique montait de l'intérieur. Quelqu'un jouait de l'ehru et chantonnait doucement d'une voix aussi basse que tendre.
Sha ShengShi retira ses bottes pour enfiler des petits chaussons de peau. Il toqua à la fenêtre ouverte avant d'entrer pendant que Seimei aidait Boya à changer de chaussures.
"- He ! Kuang HuaShi !"
"- Tu es en retard."
"- Moi oui ! Mais pas ton second élève."
Le visage fermé de l'esprit s'éclaira quelque peu.
"- Boya Daren. Entrez je vous en prie." Il l'attendait avec impatience.
"- Kuang HuaShi, je vous confie Boya. Prenez en soin."
"- Seimei Daren. Bien sûr. Il en sera fait ainsi."
Boya tiqua un peu de la formule utilisée mais laissa passer. L'esprit était vieux, il le savait. Seimei aussi. Sans doute retrouvaient-ils tous les deux des automatismes de langue de leurs jeunesses.
"- Sha ShengShi. Assis."
"- MAIS !" Protesta le jeune démon qui prit le temps de s'assurer que Boya était bien installé sur son coussin avant de s'installer sur le sien.
"- Salutation Boya Daren. Cela faisait longtemps. Je m'inquiétais pour vous. Les derniers évènements ont été… malencontreux."
Boya avait reconnu finalement aussi bien la voix que, surtout, le qi autour de l'esprit. Son professeur lui avait manqué. Qu'il ne l'ai pas reconnu immédiatement était inquiétant. Et surtout la preuve que Boya était encore profondément perturbé.
"- Salutation Kuang HuaShi. C'est un plaisir de vous retrouver et un honneur que vous m'ayez accepté comme élève ici aussi"
"- Je n'aurais laissé cet honneur à personne. Il m'a fallu me battre avec QingMing pour qu'il me laisse m'occuper de vous enseigner les bases un peu plus en détail que ce nous avons déjà vu."
Boya se mordit la langue. L'esprit était assez proche du Seigneur Anbei pour l'appeler par son prénom ? Alors que même ses servants les plus proches ne le faisaient pas ? En tout cas, pas devant un étranger.
"- Je ferais de mon mieux pour ne pas vous décevoir."
"- Je le sais. Depuis que nous avons commencés à travailler ensemble, vous ne m'avez jamais déçu " L'assurance tranquille du vieil esprit était un peu intimidante il fallait avouer. "Nous allons commencer par revoir toutes vos bases. Sha ShengShi aussi débute dans son apprentissage de l'Harmonie même s'il est déjà un excellent musicien . Avoir deux élèves en même temps est plus simple, vous comprendrez vite pourquoi. Sortez vos instruments. Ho. Et Boya Daren… Je suis réellement heureux que vous soyez enfin parmi nous."
Sha ShengShi sortit un pipa délicat alors que Boya sortait son dizi.
Puis ils attendirent.
Kuang HuaShi resta silencieux et immobile jusqu'à ce que ses deux élèves se calment et se détendent assez pour qu'ils puissent commencer à travailler.
Alors seulement il pinça une corde de son erhu pour émettre une seule et unique note qu'il chargea de qi.
La note sembla s'amplifier lentement dans l'air jusqu'aux limites du supportable avant de disparaitre d'un coup, comme si l'air lui-même s'était immobilisé, tuant en la même seconde tout son qu'il portait.
Boya avait les mains sur les oreilles et les dents serrées.
"- Qu'est-ce que c'est que ça !" Siffla-t-il avec une évidente douleur.
Ça ne ressemblait en rien à ce que l'esprit lui avait montré et appris jusque-là. C'était quelque chose d'infiniment plus fort, dangereux et… Intimidant.
Sha ShengShi était pâle mais ce n'était pas la première fois qu'il était confronté à ce genre de démonstration.
"- Ça, c'est de l'Harmonie. C'est la capacité à faire de sa musique une arme, un médicament, un début ou une fin. L'Harmonie est la capacité de créer ou de détruire. Et pour les plus doués, les plus forts aussi, pour les Chorégraphes, il est possible de prendre les Harmonies de plusieurs Chanteurs, de les tisser ensemble et de les utiliser pour de grandes choses." Il eut un petit sourire très calme. "Vous apprendrez tous les deux à utiliser la meilleure arme que vous aurez jamais : votre musique."
Sha ShengShi hésita une seconde. Il n'avait pas une goutte du talent ou de l'esprit de Boya. Lui, il était bon musicien. Rien de plus. Pourquoi son maître avait-il demandé à l'esprit de lui apprendre un art qu'il n'avait pas les capacités d'apprendre ?
"- Ha… je crois que je vais vous laisser là alors…"
"- QingMing m'a demandé de t'enseigner aussi. Et pas seulement la musique."
"- Je n'ai aucun talent pour…"
"- Mais tu as le temps d'apprendre et la rigueur. D'ici quelques siècles, tu seras aussi bon que Boya. Tu auras juste mis plus de temps."
Le jeune démon hésita puis haussa les épaules. C'était son maître qui avait ordonné… et puis, c'était généreux de sa part, il fallait le reconnaitre. Il verrait bien. Et si c'était dans quelques siècles… Une certaine chaleur remonta dans le ventre du jeune démon. Il avait plusieurs fois dit et répété à son maître qu'il ne le quitterait pas. C'était la première fois qu'il avait une preuve que son maître l'avait entendu.
"- Très bien."
Kuang HuaShi leur montra un accord simple.
"- Je veux que vous projetiez votre qi dans ce simple accord."
Boya hésita. C'était différent de plaquer un accord sur un pipa, sur un erhu ou de souffler dans un dizi. Pourtant, à la façon dont l'esprit le leur jetait à la figure, ils devaient pouvoir y parvenir aussi bien l'un que l'autre. Pendant que Sha ShengShi tentait de projeter son qi dans l'accord qu'il plaquait sur son instrument, Boya joua plusieurs fois l'accord à vide tout en réfléchissant. Puis il projeta son qi dans chaque note l'une après l'autre, comme lorsqu'il jouait les Appâts. Il était sûr que ce n'était pas ce que voulait son professeur. De tout ce qu'il lui avait enseigné jusque-là, ça n'avait rien à voir. Il lui avait appris jusque-là à utiliser les notes comme il aurait utilisé un talisman. Là ?
Pourquoi était-ce si dur soudain ?
A la porte, le Seigneur Anbei observait la leçon depuis quelques minutes lorsqu'un tengu posa son avant-bras sur son épaule pour prendre appuis dessus. La position manquait clairement de respect mais pas d'affection.
"- Alors ? Comment ça se passe ?"
"- Aussi mal qu'il est normal."
"- Ho ?" Le tengu avait un petit sourire.
"- Ils en sont à intellectualiser."
"- Ha !" S'ils se mettaient à réfléchir là où ils devaient ressentir ça ne pouvait pas marcher.
Mais ils étaient tous passés par là. Ils apprendraient. C'était même la première leçon qu'ils avaient tous appris. L'Harmonie se trouvait dans les tripes et dans le cœur. Pas dans la tête. Normalement, Sha ShengShi devrait y arriver beaucoup plus vite que Boya. Non que Sha ShengShi soit un crétin. Il ressentait juste les choses infiniment plus vite et plus fort que Boya. L'éducation que Boya avait reçu à JingYun avait anesthésié trop longtemps ses émotions pour qu'il les retrouve immédiatement. Il fallait savoir laisser le temps au temps.
Le Renard démon quitta le pavillon de musique sur la pointe des pattes, l'esprit corbeau sur ses talons.
"- Combien de temps avant que ça ne hurle ?"
"- …Quelques jours pour le Chasseur. Il a une solide éducation et une réelle retenue. Il est borné comme un carrefour pour ne rien arranger. Je ne donne pas deux jours à Sha-Shidi pour sauter par la fenêtre et tenter de s'enfuir à la nage pour aller pleurnicher dans les jupes de MiChong que HuaShi est un monstre.
"- QingMing, enfin !" Le gronda gentiment le tengu mais il riait lui-même de l'outrance du Seigneur Démon.
Le vieux, très vieux renard avait les yeux brillant d'amusement. Il y avait longtemps que Xue TianGou n'avait pas vu autant de vie dans les grands yeux jaunes du prédateur.
"- Et combien de temps avant qu'il ne rencontre QingMing ?"
"- Nous avons le temps…" Hésita le Maître du Domaine.
"- Le temps… Il n'est qu'humain." Rappela quand même le tengu pendant que les mêmes notes et les même accords emplissaient encore et encore l'air autour du pavillon de musique. "Qu'il prenne le temps de se souvenir qu'il est humain est une chose. Que vous preniez du temps pour décider ce que vous voulez de lui et il sera possiblement dans sa tombe depuis bien longtemps. Ou au moins vieux et décatit." Ce qui, pour un Cultivateur aussi puissant que le Chasseur prendrait quand même quelques siècles.
Le visage du démon-renard se ferma. Ça, c'était un risque qu'il n'était pas prêt à prendre. Il allait faire ce qu'il fallait pour éliminer ce léger problème.
Boya avait quitté le pavillon de musique. Sha ShengShi l'avait accompagné jusqu'à la petite salle à manger où l'attendait un Seimei très occupé à se goinfrer des baos préparés par un Mi Chong irrité.
"- Seimei ! Arrêtez de manger comme un cochon ! Il ne va rien rester pour Boya Daren."
"- Ha, ma chère Mi Chong, je sais à quel point vous aimez cuisinez et… AIE ! Mais ça fait mal !"
Le vieux cultivateur se frottait le crâne avec une petite larme au coin de l'œil. Le coup de louche avait été douloureux.
Boya s'était figé à la porte, la main sur le bras de Sha ShengShi.
"- Seimei ? Qu'est ce que vous faites ?"
"- Il vide mes réserves et se comporte comme un goujat !" Renifla la jeune démone tout en foudroyant le vieil homme du regard.
Seimei avait un immense sourire aux lèvres que Boya ne voyait pas mais qu'il devinait. Comme il devinait que le prêtre avait laissé tomber son chapeau, quelques couches de vêtements et qu'il se comportait comme en terrain conquis.
"- Le Seigneur Anbei n'est toujours pas là ?"
"- Non, sinon ce vieux hibou ne se comporterait pas comme un odieux personnage."
"- MiChong, allons. Nous sommes amis depuis si longtemps…AIE ! Mais cessez de me frapper !"
"- Alors comportez vous en adulte responsable !"
Sha ShengShi secoua la tête, aussi consterné que Boya.
"- … Je crois qu'on va les laisser faire joujou et qu'on va aller manger à la cuisine."
Boya hésita. Il voulait rester avec Seimei mais en même temps, il était perturbé par sa familiarité avec Mi Chong. A croire qu'ils étaient plus qu'amis.
L'idée le laissa encore plus gêné. Est-ce que ce serait possible ? Il n'aimait pas l'idée. Il était… Jaloux ? Peut-être un peu. Mais alors, jaloux de quoi, il n'aurais su dire.
Boya avait profité de la nuit pour faire une pause.
Une pause dans la frénésie qu'était sa vie depuis son arrivée sur le Domaine du Seigneur Anbei.
Comme à son arrivée à la secte nord, Boya était submergé de choses à faire. Sans doute pour qu'il ne panique pas trop ou juste pour qu'il s'habitue à sa nouvelle maison, ses nouveaux professeurs s'étaient entendus pour le noyer sous les nouvelles connaissances à acquérir.
Le matin était consacré à la cultivation musicale et à la calligraphie ainsi que les talismans. L'après-midi, il pouvait profiter d'une sieste dont il ne parvenait pas encore à se passer tellement ses apprentissages du matin les épuisaient Sha ShengShi et lui. Les deux hommes finissaient d'ailleurs invariablement par faire panier de chat. Le jeune démon aussi était épuisé par l'entrainement rigoureux que Kuang HuaShi leur imposait pour leur cultivation musicale que par la calligraphie. Le pauvre démon ne savait ni lire ni écrire avant de devenir le shishen du Seigneur Anbei. Apprendre à son âge était compliqué. Puis Boya passait des heures les armes à la main à se battre contre le jeune démon, Xie Weizhe et ses camarades d'unité et parfois même, quand il avait un peu de temps, contre Shi HuJian. S'il avait été un peu plus au courant des usages de la Maison autant que de la fonction du jeune assassin, il aurait tiqué de le savoir là sans le Seigneur Anbei. C'était impossible.
Les autres démons qui avaient déjà rencontrés Boya pendant les jeux acceptaient eux aussi de s'entrainer contre lui. Ils apprenaient à le connaitre les armes à la main. A la stupeur de Boya, ils s'entendaient tous pas trop mal. Il y avait des hauts et des bas bien sûr, mais dans l'ensemble, ils s'entendaient tous bien. Il y avait des affinités mais tout le monde se tolérait avec aisance. Suffisamment pour qu'ils l'invitent à se mettre la tête à l'envers avec eux et force alcool de fruit qui déclenchait systématiquement la fureur de MiChong si elle surprenait l'humain avec plus d'une coupelle dans l'estomac lorsque Sha ShengShi le raccompagnait à sa chambre.
Boya n'arrivait pas à comprendre comment il pouvait ne plus avoir de pulsions homicides à vivre aux milieux de démons. Et surtout, aussi vite. A croire que tout l'apprentissage de haine qu'il avait reçu à JingYun n'avait été qu'un bourrage de crâne sans substance, plus facile à détricoter qu'une paire de chaussettes trouée. A moins que le temps passé au Yin Yang ait déjà pas mal facilité la tâche de ses nouveaux amis.
L'image du renard qui avait dévoré sa mère était de plus en plus brumeuse à mesure que le temps passait.
Mais Boya était plus réaliste. Il était juste encore totalement anesthésié.
Boya se crispait lorsqu'un démon inconnu s'approchait de lui, mais il s'était facilement attaché à ceux qu'il côtoyait chaque jour. Il en était venu à réellement considérer Sha ShengShi comme un grand frère. Xue TianGou et Kuang HuaShi n'allaient pas tarder à être comme les deux oncles à la fois strictes mais indulgents qu'il n'avait jamais eu et MiChong était très clairement la grande sœur qui n'avait pas le titre de maitresse du domaine uniquement parce qu'elle avait autre chose à faire que signer de la paperasse. Le Seigneur Anbei était peut-être le Seigneur du Domaine, mais elle était le cœur de la maison. Sans elle, ils se seraient retrouvés tout nus et affamés avant la fin de la semaine, Boya en était certain.
Un gros soupir échappa au chasseur.
La nuit était douce malgré la latitude extrêmement septentrionale de la Maison. Le bruit des insectes nocturnes était apaisant pour les nerfs, presque autant que les délicieuses odeurs de lotus, de glycines et magnolia qui montaient des jardins.
Boya se déshabilla soudain sur un coup de tête. Il attrapa le rouleau de ruban que MiChong lui avait donné pour qu'il puisse nager dans son petit bout de lac privatif sans risquer de s'y perdre et de s'y noyer. Il attacha un bout du ruban à la balustrade, l'autre à son poignet puis sauta dans l'eau.
Le liquide tiède se referma sur lui avait une avidité un peu dérangeante. Ce n'était pas la première fois que Boya se demandait si le lac lui-même était vivant. C'était une possibilité qui n'était pas stupide.
S'il avait tout de suite comprit que la Maison elle-même était vivante lors de son arrivée, qu'est ce qui empêchait le lac de l'être lui aussi ? Des carpes vinrent effleurer son corps nu, comme pour le saluer. Quelques libellules se posèrent dans ses cheveux avant de repartir à la recherche de leur diner de la nuit.
Boya ouvrit ses perceptions pour sentir le qi du lac fluctuer gentiment tout autour de lui.
Il se sentait… à la fois passif et frénétique. Passif dans son acceptation facile de sa situation mais frénétique dans son désir d'apprendre encore.
Ses hôtes avaient bien compris comment le contenter. Lui qui avait été dressé pour être une machine de mort sans cervelle s'en sortait bien mieux à apprendre encore et toujours de nouvelles choses.
Boya roula sur le dos pour faire la planche. Sous sa vision si limitée, le ciel du domaine se parait de voiles de couleurs comme des aurores boréales étranges et fascinantes, sans que Boya ne comprenne d'où venaient de telles fluctuations de qi.
Dans cette frénésie tranquille et silencieuse que sa vie sur le Domaine était devenu, il n'y avait que deux choses qui le dérangeaient vraiment.
Il n'avait aucun contact avec les autres invités du Seigneur Anbei. Ils ne lui parlaient pas mais se prosternaient respectueusement devant lui comme s'il n'était pas lui-même un simple invité parmi tous les autres. C'était à se demander comment le Maître des lieux l'avait présenté à sa Maison avant son arrivée.
Le second problème de Boya était l'absence totale du Seigneur Anbei. Boya était arrivé depuis près de quatre semaines à présent. Un sixième déja de son séjour prévu. Mais en un mois, il n'avait pas encore vu une seule fois le Seigneur Anbei. C'était à croire qu'il l'évitait purement et simplement. Mais… pourquoi ? Il n'était qu'un petit Boya. Pourquoi le puissant Seigneur du Domaine l'éviterai ?
Il s'en était ouvert la veille à Seimei. Le vieux maître s'en était étonné. Il aurait cru que Boya aurait préféré que le Seigneur Anbei ne s'approche pas. Après tout, il était un renard. Boya ne devait pas avoir très envie d'être encore plus à la merci d'un renard qu'il ne l'était déjà.
Seimei n'avait pas tout à fait tort bien sûr. Mais Boya attendait quand même le Seigneur Anbei. Ne serait-ce que parce qu'il était censé être son hôte. Ne pas le voir le mettait mal à l'aise.
Seimei avait soupiré. Boya avait senti très vite son propre malaise. C'était une hésitation qu'il sentait chez le vieux maître depuis quelques jours déjà.
"- Vous devez partir, n'est-ce pas ?"
"- Je suis resté aussi longtemps que possible, Boya. Je suis désolé mais…"
Boya lui avait difficilement sourit. Seimei avait été incroyablement patient avec lui. Sans sa présence, Boya était sûr qu'il serait devenu au mieux dangereux, plus certainement à moitié fou.
"- Il faut que je reparte." Murmura doucement le vieux Maître.
"- … Je comprends. Je ne sais pas comment je pourrais vous remercier un jour de votre générosité." Avait murmuré Boya.
"- Nous nous reverrons quand vous rentrerez au Temple." S'il rentrait un jour.
"- Au pire, viendrez-vous à la prochaine fête saisonnière ?"
"- Je ne peux le promettre, mais je ferai de mon mieux."
Seimei était repartit après le diner. Boya était enfin sans le moindre allié extérieur pour prendre soin de lui et le protéger. Il était seul dans la gueule du renard. Si on lui voulait du mal, ce serait à partir de maintenant.
C'était ce qui l'empêchait de dormir ce soir, sans doute.
Il était enfin totalement seul dans le Domaine Intérieur d'un Seigneur Démon.
Boya se laissa couler jusqu'à ce que son dos touche le fond du lac. Les poissons continuaient à nager tranquillement au-dessus de lui. Il ne les voyaient pas mais percevait leur nage lente et décontractée comme de vagues points dorés. Même les poissons avaient du qi ici ! Ce domaine était un grand n'importe quoi. Mais un n'importe quoi puissant. Trop pour être honnête.
Ce n'est que lorsque ses poumons lui firent mal à cause du manque d'oxygène que Boya remonta à la surface pour prendre une goulée d'air un peu explosive.
Vaincu, il tira sur le ruban pour regagner sans encombre le ponton de sa terrasse. Le léger vent de la nuit sécha son corps nu avant qu'il n'enfile une robe légère pour aller enfin se coucher.
Peut-être que le jour suivant lui apporterait des réponses aux questions qu'il n'osait poser.
Prit d'une soudaine impulsion, Boya ne fit pas comme il en avait l'habitude pour tenter d'ouvrir son troisième œil. S'il concentra son qi sur son front, il le laissa se rependre en lui comme si cherchait à s'ouvrir entièrement à son environnement mais que ces perceptions devaient se concentrer en un seul point. Tout devait venir à lui mais uniquement passer par là où la douleur maintenant ordinaire qu'il ressentait lorsqu'il tentait d'ouvrir son troisième œil se concentrait.
Un petit bruissement un peu humide, une légère douleur cinglante comme un coup d'épée sur son front et il… il voyait… Il voyait autour de lui comme il l'avait déjà fait deux fois par accident.
La stupeur fut telle que son contrôle lui échappa totalement. La déflagration de qi incontrôlé le jeta par terre en même temps qu'elle balaya toute la Maison qui sonna immédiatement l'alerte comme si les habitants les plus proches n'avaient pas déjà bondit hors de leurs lits pour courir vers l'aile Sud de la Maison.
Sha ShengShi fut le premier auprès de Boya. Il jura en voyant le sang qui coulait libéralement sur son front de la plaie verticale qui y était visible. Et c'était quoi ce sigil bleu ?
Il n'avait pas le temps de s'en occuper. Il chargea Boya dans ses bras pour courir jusqu'à l'infirmerie dans l'aile Est de la Maison qui lui ouvrit le passage au plus vite et au plus rapide. Les portes s'ouvraient sèchement devant lui, les curieux étaient repoussés en arrière pour laisser le passage au shishen.
Plus d'un des invités du Seigneur Anbei vit passer Sha ShengShi avec celui qu'il avaient pris l'habitude de considérer comme Anbei Furen dans ses bras. Le Maître des lieux ne tarda pas à les suivre, visiblement livide d'inquiétude.
"- Seigneur Anbei. Qu'est ce qui se passe ? Cette explosion de qi était terrifiante."
"- C'est ce que j'aimerai savoir. Boya Daren est un expérimentateur. J'espère qu'il ne s'est pas blessé une fois de plus."
QingMing planta là où il était le diplomate d'un Domaine voisin pour aller prendre des nouvelles de son jeune protégé. Il avait conscience des rumeurs sur la place de Boya dans sa Maison. Il avait déjà tenté plusieurs fois de les faire disparaitre, puis de les modifier. Boya n'était pas son épouse. C'était ridicule. Mais les rumeurs faisaient ce qu'elles voulaient. Alors il avait cessé de les rejeter pour ne plus les traiter que comme ce qu'elles étaient : des bêtises. Plus il dénoncerait la rumeur, plus elle se renforcerait. S'il se contentait de hausser les épaules, il avait de bonnes chances qu'elles disparaissent d'elles même parce qu'il ne soufflerait pas sur les braises. Là, il voulait surtout éviter qu'on lui colle sur le dos une étiquette de mari violent. C'était un risque non négligeable. Totalement aberrant, mais les rumeurs avaient une vie propre qu'il fallait traiter avec attention et subtilité. Il avait passé toutes ces semaines à mener ses devoirs aussi discrètement que possible pour que Boya ne réalise pas sa présence mais il avait peut-être commis une erreur en ne le cachant pas davantage aux autres habitants de passage de la Maison.
"- Comment va-t-il ?"
Le vieux démon qui s'occupait de l'infirmerie la nuit leva à peine les yeux vers son maître. Il resta silencieux le temps de finir d'examiner Boya.
"- Il a ouvert son troisième œil. Sans doute de sa propre volonté. Pour la première fois. Et il lui a échappé. Ses méridiens sont un peu roussis mais rien de méchant. Il ne devra pas utiliser sa cultivation quelques jours et il n'y aura pas la moindre séquelle."
QingMing se passa une main sur le visage. Quelle idée de faire ça au milieu de la nuit ! Mais Boya faisait pareil dans le temple du yin yang. Quand il devait causer une catastrophe, il se débrouillait pour le faire quand tout le monde dormait. Le renard ne savait pas s'il devait en être soulagé ou scandalisé. Il allait finir avec des nœuds d'angoisse dans ses poils de queue à ce rythme.
"- Qu'est-ce que je vais faire de vous, Boya Daren ?"
"- Occupez-vous de lui au lieu de le fuir, déjà." Lui aboya dessus MiChong. "C'est vous qui avait intrigué de votre mieux pour le faire venir dans le Domaine Intérieur et maintenant vous le fuyez comme la peste !"
"- Seimei…"
"- Ce n'est pas de Seimei dont il a besoin ! C'est de QingMing ! Il est plus que temps que vous abandonniez cette persona quand il est concerné et que vous vous occupiez de lui en tant que QingMing. Seimei à son utilité. Mais ici, maintenant, et avec lui, il devient dommageable à son évolution. Il devient trop dépendant de lui et vous le savez. Renvoyez ce vieux hibou quelque part pour qu'il continue à y intriguer comme il sait si bien le faire et occupez-vous de ce gamin ! Vous n'avez qu'à envoyer Seimei à l'Est. Au moins, s'il tue des trucs, ce ne sera pas grave."
QingMing soupira.
"- J'avais de toute façon déjà renvoyé Seimei dans le monde des humains."
"- Parfait. Mais ce n'est pas une raison pour nous abandonner davantage le gamin. Il est VOTRE invité et VOTRE responsabilité !"
Le puissant Seigneur Démon baissa le nez, les mains derrière le dos et se laissa gronder comme un petit shidi par sa shishen qui lui arrivait à mi-torse.
"- Tu as raison."
"- Evidemment que j'ai raison !" Renifla MiChong.
Sha ShengShi ne disait rien mais il n'en pensait pas moins.
"- Il devrait se réveiller dans quelques heures, Seigneur Anbei." Informa encore le guérisseur. "Voulez-vous rester avec lui ?"
QingMing faillit refuser mais MiChong fronça les sourcils.
Il n'eut pas le temps d'ouvrir la bouche que sa shishen faisait installer une petite table pour lui près du lit pour qu'il puisse travailler confortablement en attendait le réveil de Boya.
Sha ShengShi annonça bruyamment qu'il retournait se coucher, très vite imité par MiChong et le guérisseur.
Il n'y eut rapidement plus dans la petite chambre confortable que Boya endormit et le Seigneur renard avec pour seuls témoins une lampe sourde et les bruits des insectes qui montaient du lac.
"- Il va falloir que vous perdiez cette habitude de toujours vous abimer, Boya Daren. Je ne sais pas comment vous protéger de vous-même." Murmura tristement le renard démon, les oreilles écrasées de chaque côté de la tête.
Il était en train de s'attacher. Il avait déjà commencé bien avant mais ne le réalisait que maintenant.
Le Seigneur Anbei soupira doucement. Il n'avait pas fait venir le jeune homme pour s'y attacher.
Et pourtant…
Il ne put résister à la tentation de porter la main du chasseur à ses lèvres pour lécher doucement sa paume. Ne pas lui mordre le poignet fut difficile.
