"- C'est une blague. Une putain de mauvaise blague !"
"- Boya Daren ! Allons ! Sont-ce des manières"
Boya tourna la tête vers la voix par reflexe. Comme d'habitude, il n'y avait rien à voir.
Dépité, le chasseur soupira lourdement.
"- Infirmerie ?"
"- Infirmerie."
"- Qu'est-ce que j'ai fait cette fois ?"
"- Vous avez ouvert votre troisième œil et il vous a échappé."
"- Encore."
"- Cette fois, vous l'avez ouvert consciemment. Ce n'était pas un accident."
Boya grogna. Oui, il se souvenait de ce qu'il avait tenté sur un coup de tête.
"- Je me souviens." Il tenta de le refaire mais une large main aux doigts fins se posa sur son torse.
"- N'y pensez pas pour l'instant. Vos méridiens ont besoin d'une semaine de repos. Il faut que vous arrêtiez de prendre des risques inconsidérés, Boya Daren. Ce n'est pas parce que Seimei Daren est partit depuis moins de douze heures et qu'il n'est plus là pour vous surveiller que vous devez faire l'idiot."
Boya se mordit la langue pour ne pas la tirer au Seigneur Anbei. Il ne savait pas d'où lui venait cette envie soudaine mais il n'y avait pas vraiment de colère sous-jacente chez le vieux démon. De l'inquiétude certainement.
"- Je suis désolé."
"- Vous ne l'êtes pas une seconde."
"- Je suis content de vous voir."
Le commentaire laissa un flottement derrière lui alors que Boya rosissait soudain. Pourquoi ? Pourquoi dire ça ?
"- Je suis navré de ne pas être venu vous voir avant Boya Daren. Je ne voulais pas… Je connais votre passé avec mon espèce. Avec tous les changements que vous avez subit, vous retrouver ici en plus, je ne voulais pas que ma présence vous indispose davantage."
Boya resta silencieux, gêné lui aussi. La générosité du maître des lieux était comme un coup de poing d'humilité en plein dans l'estomac.
"- Je suis navré que ma présence vous dérange, Seigneur Anbei."
"- QingMing. Appelez-moi QingMing voulez-vous ? Vous êtes mon invité après tout."
Boya rosit un peu plus.
"- Alors appelez-moi juste Boya. Vos shishen m'appellent déjà Boya-di après tout."
Le rire chaud du renard démon emplis rapidement la pièce. C'était un mélange étrange entre un rire humain et un rire purement vulpin.
"- Oui, ils me l'ont dit. Ils se sont rapidement attachés à vous. Si je n'avais pas mis la main sur Sha ShengShi avant vous, je suis à peu près sûr qu'il vous aurait poursuivi sans pitié jusqu'à ce que vous l'acceptiez comme votre shishen."
Boya grogna.
"- Je ne veux pas avoir de shishen." Répéta-t-il pour la millième fois au moins
"- Boya Daren…"
Boya grimaça.
"- S'il vous plait. Pas vous aussi. Pourquoi personne ne comprends que je ne veux pas de shishen ? Zhong Xing à du vous dire que je ne suis pas très chaud à cette idée."
"- Je comprends votre retenue. Mais j'espérais que passer du temps ici, au milieu d'esprits et de démons vous ferait changer d'avis."
"- Seigneur Anbei… QingMing"
"- C'est très égoïste de votre part, savez-vous ?"
Boya en resta bête. Comment ça égoïste ?
"- Egoïste ?" Il se mit soudain en colère. Egoïste ? Comment ça égoïste ? " En quoi est-il égoïste de ne pas vouloir qu'une créature pensante se retrouve enchainé à un handicapé ! Pourquoi quiconque devrait se retrouvait à supporter…
"- Yuan Boya." La voix sèche du seigneur démon le força à se taire. "Je crois que vous n'avez pas compris la nature du lien entre un shishen et son maître malgré le temps que vous avez passé au Temple du Yin Yang. Et malgré le temps que vous avez passé avec Sha ShengShi et MiChong. Vous donnent-ils l'impression d'être enchainés à moi ? Il ne s'agit pas uniquement de ce que votre shishen peut faire pour vous. Mais de ce que VOUS pouvez faire pour votre shishen.
"- …Pardon ?"
"- N'avez-vous jamais réfléchit à la chose ? pourquoi un esprit ou un démon accepterait de renoncer à sa liberté, à son indépendance, pour choisir délibérément de se mettre au service d'un humain ou d'un autre démon ou esprit ? Tout en sachant que s'il arrive quelque chose à son partenaire il peut en mourir ?"
Boya resta silencieux. Il n'avait jamais réfléchit à la chose en effet. Présenté dans ce sens, c'était encore plus incompréhensible pour lui. On le lui avait déjà dit en plus. Mais il avait toujours éludé la question. Il ne voulait simplement pas savoir. Il voulait que la relation entre maître et shishen reste déséquilibrée. Il voulait qu'elle reste ce qu'il en avait fait dans son esprit. Il ne voulait pas la voir comme ce qu'elle était réellement. Parce que s'il avait une vraie vision de la chose, il allait finir par se laisser tenter.
"- De ce que j'en sais, le yin yang est en train de modifier ses manières."
"- Vous parlez de He Shouyue et de son Serpent ? Son cas est particulier. Ce garçon est une abomination." Boya resta silencieux un peu choqué quand meme. Il ne posa aucune question, ce qui sembla irriter autant qu'amuser quelque peu le seigneur démon. "Vous ne me posez aucune question sur le jugement que je porte sur le fils de votre Shifu ?"
"- J'ai appris à ne pas me mêler de ce qui ne me regarde pas."
Anbei QingMing eut un petit reniflement amusé.
"- Je vois. Alors je vous dirais juste que He Shouyue n'est pas ce qu'il semble être. J'ai choisi mes mots précisément en le traitant d'abomination. J'espère qu'il arrivera à changer mais j'en doute fortement. Ce n'est pas dans sa nature. Nous verrons bien…En attendant, sachez juste que la méthode qu'il a utilisé pour appeler à lui son Serpent ne sera pas toléré davantage. Quand bien même elle était prédestinée. Et que son shishen s'est fait avoir dans l'histoire bien qu'il ait eut ce qu'il mérite. Mais ce n'est pas ce qui nous intéresse ici. Pas plus que les aléas de la relation entre Zhong Xing et son épouse. La relation entre maître et shishen doit être saine, libre et consentie pour les deux partenaires. C'est un échange, pas un esclavage. Ceux qui décident d'abandonner leur liberté un moment le font pour des raisons qui leur sont propres. Mais en général, elles sont les mêmes que pour les humains : le désespoir, la dépression, la maladie ou la solitude. Un shishen devient votre meilleur ami, mais vous devenez aussi le sien. Il vous protège mais c'est valable dans l'autre sens. Ne soyez pas égoïste, Boya. Dites-vous qu'il y a très certainement un esprit ou un démon quelque part qui a besoin de votre force et de votre soutien pour aller mieux."
Boya baissa le nez. Jamais il n'avait réfléchit à quelque chose comme ça. Était-ce vrai ? il n'imaginait pas Gold Spirit déprimé, malade ou malheureux. Mais Gold Spirit n'était jamais plus heureux que lorsqu'il était entouré de gens et d'enfants, lorsqu'il pouvait interagir avec du monde. Il était affreusement sociable et se retrouver seul devait être de la torture pour lui. Être le shishen de quelqu'un comme Zhong Xing faisait du sens s'il voulait de la compagnie, de quoi s'occuper et rencontrer du monde.
Il pensait aussi au démon-loutre de son shixiong. Le démon humanoïde était souvent silencieux mais s'il s'occupait de son maître avec douceur et patience. Boya avait plus d'une fois surprit son shixing cajoler le démon pendant qu'il dormait, aller nager avec lui et l'aider à prendre soin de ses petits dans l'environnement sans danger et protecteur de la secte.
Plus il y pensait et plus Boya réalisait qu'en effet, il n'était pas question d'esclavage, ni même de servitude, mais de symbiose. Pour chaque shishen qu'il connaissait, il voyait aussi bien ce que le maître en tirait que son shishen. Nulle part il n'était question de déséquilibre dans la relation. Comme il avait nombre de fois assisté à des échanges houleux entre maître et shishen où le shishen remettait sans pitié son maître à sa place si nécessaire. Et le maître s'excuser !
Et lorsque le torchon brûlait entre les deux partenaires et bien… Ils se séparaient.
"- Je… je n'avais jamais réfléchit à la chose dans ce sens-là. Je vais y réfléchir." Promis Boya, les joues roses.
QingMing soupira encore doucement.
"- Je ne sais si vous avez déjà ressenti une présence lorsque vous lancez le sort d'appel pour un shishen. Mais si c'est le cas, je suis sûr que vous comprendrez très vite ce que je veux dire." Boya baissa les yeux par reflexe même si ça lui était inutile. "Vous devez vous reposer, Boya. Pas d'entrainement ni de cultivation pour une semaine. Vous pouvez néanmoins jouer de la musique si vous le souhaitez, mais juste pour le plaisir. Et puisque vous êtes coincé, pourquoi ne prenez-vous pas Sha ShengShi avec vous ainsi que quelques gardes pour aller visiter la ville ?"
La morosité de Boya disparue comme par magie.
"- Je peux ?"
"- Vous n'êtes pas mon prisonnier, Boya. Mais mon invité. A la condition que vous preniez avec vous l'un de mes shishen tant que vous n'en avez pas ainsi que des gardes, vous êtes libre d'aller où vous le souhaitez."
"- Merci !"
Le sourire de gosse était revenu sur le visage de Boya. Les yeux morts pétillaient d'énergie et d'enthousiasme. Finalement, il n'en fallait pas beaucoup pour rendre heureux un Boya.
QingMing savait que ses queues s'agitaient de contentement derrière lui mais il les ignora dignement. Il n'allait certes pas montrer qu'il appréciait de voir son invité aussi satisfait.
Il l'avait fait venir dans son Domaine pour une seule raison. Il n'était pas là pour nouer une relation sentimentale avec lui mais commerciale. S'ils pouvaient devenir amis, ce serait un plus bien sûr. Mais pas davantage.
Jamais davantage.
Il ne pouvait pas se le permettre
He Shouyue resta prostré au sol. Il serrait les dents pour ne pas émettre un son pendant qu'on lui tapait dessus. Qu'est ce qu'il avait fait de mal ? Il n'en savait rien. Il avait obéit à Yuan Tànli et se faisait cogner à cause de ça. On lui balança un coup de pied dans le ventre qui l'envoya boulet a quelques mètres. Les deux séniors avaient le même sourire un peu cruel. Il récupérèrent ce que He Shouyue avait été chercher à l'intendance pour son maître et partirent avec.
Une certaine angoisse au fond du ventre, le jeune homme se remis lentement sur ses pieds. Il était sur qu'il allait se faire encore défoncer pour ne pas avoir réussit à rapporter les rouleaux de papier. Et s'il retournait en chercher, il allait se faire frapper encore.
Il se traina jusqu'aux appartements de l'ancien Shifu de Boya qui semblait l'attendre. Son état ne semblait pas un instant le surprendre.
"- Et bien ?" He Shouyue garda les yeux baissées. "Je vois. Et bien la perte sera ajoutée à ta dette."
Le jeune homme sentir son estomac se serrer. Il avait beau trimer plus de dix huit heures par jour, son travail ne suffisait pas à ne serait-ce que rembourser sa dette. Avec horreur, il commençait à comprendre l'obsession de Boya pour l'argent et sa dette. Avec horreur, il réalisait à quel point il était seul et à la merci de tout le monde. Il n'allait jamais parvenir à rembourser sa dette. Pas lorsque simplement la nourriture qu'il mangeait et le placard où il dormait lui coutaient plus cher que ce qu'il gagnait.
Il allait devoir trouver un moyen de dépenser moins et de gagner plus.
Au-dessus de lui, Tànli avait un petit sourire satisfait. He Shouyue était un jeune imbécile mais il était intelligent. Il comprenait vite la situation qui était la sienne. Même si son égo se rebellait encore chaque jour de sa déchéance, il commençait à le tenir en laisse. Peut-être qu'il parviendrait à devenir quelqu'un de bien.
He Shouyue ferma les yeux un instant.
"- Maître ?" Il ne devrait pas parler sans ordre. Il le savait. Mais…
Tànli se retint de lui coller une nouvelle beigne. He Shouyue était loin d'être idiot. S'il l'ouvrait, il devait y avoir quelque chose. Qu'il prenne le risque était intéressant.
"- Qu'y a-t-il ?"
"- Pendant que j'étais à l'intendance, deux anciens y étaient aussi. Je les ai entendu parlé de Boya." Il se prit une petite claque sur le crâne. "De Boya Daren." Il apprenait vite. Il aurait du haïr sa situation. Et il la haïssait. Il aurait du haïr le responsable. Et c'était le cas. Mais s'il haïssait son père chaque jour un peu plus, sa colère contre Boya disparaissait à mesure qu'il vivait en partie sa vie. Boya aurait pu être acide et haineux. Mais il lui avait tendu la main. S'il était toujours jaloux et amer, He Shouyue n'arrivait plus à l'être envers le jeune homme. "Ils parlaient d'une mission de fonctionnaires qui étaient partis dans le nord pour demander des comptes au yin yang et récupérer Boya Daren."
Tanli fronça les sourcils. Il avait eut d'autres échos identiques. Que He Shouyue en ait entendu quelque chose n'était pas particulièrement étonnant. Personne ne s'occupait des esclaves. Mais qu'il le lui rapporte ?
"- Et bien j'imagine que la perte de quelques rouleaux de papier valaient bien cette information."
La gentille petite tape sur le crâne de He Shouyue aurait été plus à sa place sur celui d'un animal de compagnie, mais dans sa situation, même un chien était plus important que lui.
Peut-être que c'était une possibilité pour racheter sa liberté. Il avait toujours aimé les cancans. Personne ne s'occupait d'être entendu quand il était là… Oui, c'était une possibilité. Puisque qu'il ne vendait pas sa queue, il pouvait utiliser ses oreilles. Un infime sourire ironique lui monta aux lèvres. On vendait ce qu'on pouvait pour survivre, n'est ce pas ?
Xie Weizhe en frétillait de contentement.
Ses hommes se moquaient de lui sans pitié bien qu'eux aussi soient très satisfait de leur mission du jour.
Sha ShengShi avait débarqué dans les baraquements à l'aube pour requérir une escorte pour l'Invité du Seigneur Anbei.
Des invités, le Renard démon en avait à la pelle, tout le temps. Mais d'Invité, il n'en avait qu'un.
"- Alors on doit lui servir de nounous pour la journée ?"
"- Si tu ne veux pas, je trouverai une autre équipe hein !"
Xie Weizhe hurla immédiatement ! QUOI ? Sha ShengShi voulait l'empêcher de frimer devant le petit humain ? Il était sérieux ?
Vexé comme un rat, le lieutenant gueula un peu après ses hommes qui sautèrent dans leurs uniformes et sur leurs armes. Et puisqu'ils y étaient (et parce qu'ils n'avaient pas assez l'occasion à leur gout de les sortir), ils prirent les uniformes de parade au lieu des simples armures de cuir bouillit avec des clous en acier. Cette fois, ils avaient sorti les versions un peu plus pimpées qui allait donner à leur sortie des allures bien plus officielles qu'elle n'était prévue. Les uniformes avaient même des sigil enchâssés dans la structure des armures et brillaient sous le soleil, attirant forcement l'œil sur leur petite troupe.
Lorsque Boya sortit avec sa canne sur les marches de la porte Ouest du Domaine Intérieur qui donnait sur la Capitale du Domaine, la petite troupe était déjà monté en selle et l'attendait de pied ferme.
Sha ShengShi attendait avec sa propre monture et un femelle feifei aussi blanche que les vêtements de Boya. Des petites grelots de glace décoraient la bride et la selle des petits pompons de soie. Tout le harnachement était blanc et violet avec quelques dorures. La monture parfaite pour un membre du yin yang !
"- Je ne sais pas si vous savez monter à cheval donc je vous ai trouvé une monture pas trop énervée." Souriait largement le shishen tout en passant sous silence que la dite monture était plus une espèce d'hybride de renard qu'un cheval et qu'il mangeait plus de steak que de légumes.
Boya posa une main sur le cou de l'animal.
"- Ce n'est pas un cheval."
"- Heuuuuu… Nan. Mais c'est encore mieux, je vous promets. Et puis, ici, les chevaux aussi ont des râteliers qui feraient pâlir un lion de chez vous et des griffes assez puissantes pour éventrer un ours. Une feifei, c'est mieux, croyez-moi." Insista Sha ShengShi en poussant Boya sur le dos de l'animal qui tourna la tête pour renifler l'odeur de son maître. Il souffla fortement, satisfait. C'était son maître maintenant.
"- Hé ! Sha ! J'espère que tu as demandé pour le feifei. Sinon, tu vas te faire chauffer les oreilles."
"- Ha ça va ! J'allais pas prendre une chèvre des neiges !"
"- Je n'aurais rien eut contre." Marmotta Boya.
Le feifei tourna un regard scandalisé vers son nouveau maître. Quoi ? Une chèvre ? UNE CHEVRE ? il trouvait une CHEVRE mieux qu'ELLE ?
"- Vous allez vexer votre monture, Boya-Di."
"- … Je ne suis jamais monté à cheval, Sha ShengShi." Avoua Boya finalement. "Je suis un garçon des villes. Je n'ai jamais eu l'occasion."
"- Alors raison de plus de faire confiance à votre monture. Elle prendra aussi bien soin de vous que si c'était moi."
"- J'espère qu'elle ronfle moins."
"- HE ! Mais c'est ma fête ce matin !" Mais le jeune shishen appréciait la décontraction de sa charge humaine. Il ne s'attendait pas à ce que Boya prenne aussi bien les restrictions que sa petite idiotie lui avait imposée.
"- Bon les mamies, quand vous aurez finis de papoter, à ce rythme, il sera l'heure de rentrer sans que nous soyons sorti."
Sur les marches de la Maison, QingMing observait la scène avec une certaine discrétion. Cette camaraderie de corps de garde semblait faire grand plaisir à son Invité. Pour un homme qui avait grandi dans un environnement militaire, ce n'était pas tellement étonnant bien que la décontraction de ses soldats puisse paraitre exagérée. Mais ils n'étaient pas encore sortit du Domaine Intérieur. Dès que leurs montures auraient mis le sabot dehors, ce serait douze soldats totalement dévoués à la protection de l'Invité de leur maître. Sha ShengShi se ferait tuer plutôt que de savoir Boya blessé parce que c'était les ordres de son maître. Quant à Boya, il avait son épée, son dizi et ses dagues. Du lot, QingMing savait qu'il n'était pas le moins dangereux.
"- Ils partent pour la journée ?"
Kuang HuaShi était un peu déçut de la fuite de ses élèves. Il était rare qu'il en ait d'assez talentueux, et patients, pour supporter son enseignement. Boya et Sha ShengShi se soutenaient mutuellement face à l'adversité.
"- Tu peux te passer d'eux une semaine."
"- Ils ont du talent !"
"- Ne les en dégoute pas, mon vieil ami."
Kuang HuaShi soupira. Il savait que le vieux renard avait raison.
"- Laisse donc les gamins un peu s'amuser. De toute façon, Boya ne peut utiliser sa cultivation pour quelques jours."
"- Oui mais…"
"- Kuang HuaShi…"
"- …Mes excuses."
Le Seigneur Renard resta assister au départ du petit groupe. Il n'y avait aucune raison raisonnable pour qu'il soit aussi généreux avec le jeune Boya. A part peut-être parce qu'il en était venu à le considérer comme un ami lorsque que QingMing laissait Seimei s'occuper du jeune homme.
Le Seigneur Démon avait beaucoup de serviteurs, quelques servants, mais de trop rares amis.
Avec ce qu'il voulait demander au jeune homme, faire de lui un ami avait peut-être été une bêtise.
Les gardes se mirent en diamant autour de Boya. La jeune feifei levait très haut la tête et les pattes, très digne et hautaine avec son cavalier sur son dos.
Sha ShengShi chevauchait juste à la gauche de Boya. Lui, comme les gardes avaient parfaitement conscience de l'image qu'ils donnaient.
Les portes du Domaine Intérieur s'ouvrirent. Ils s'éloignèrent tranquillement sous le regard placide du maître des lieux.
"- QingMing ? La délégation de l'ouest vous attends.
"- J'arrive MiChong. Peux-tu nous faire servir du thé ?"
"- Bien sûr, maître."
"- Et… des tanghulu s'il te plait."
La petite démone sourit avec amusement. Il était rare que son maître demande des sucreries.
"- Bien sûr, maître."
Le vieux renard démon lissa la fourrure de ses queues. La politique, la politique, toujours la politique.
Ecœurant.
Lui, il avait envie de câlins.
Il garda ses queues dans ses bras jusqu'à la salle de réception où attendaient ses visiteurs.
Zhong Xing fronçait les sourcils devant la lettre qu'il avait reçu la veille en provenance de la Capitale.
Elle avait mit plus de temps à arriver qu'il ne l'avait craint. Ou espéré ?
Mais elle était là.
Comme attendu, "on" lui demandait des comptes sur Boya.
"On" avait aucune raison de le faire, mais "on" le faisait quand même.
Comme Zhong Xing était un garçon irrité et surtout, possessif, il se fit un plaisir réel à répondre poliment au fonctionnaire pour lui rappeler que la gestion de sa secte, de ses membres, autant que de ses achats personnels ne le regardaient pas.
Seimei passa la tête au-dessus de l'épaule du chef de secte qui faillit s'accrocher au toit avec un couinement de surprise.
"- C'est bien la première fois que je vois quelqu'un envoyer un fonctionnaire se faire cuire le cul avec de la sauce aux herbes avec une telle délicatesse. Vous pensez qu'il sera capable de comprendre ou qu'il va y voir des compliments ?"
"- SEIMEI ! QU'EST-CE QUE VOUS FICHEZ LA ? COMMENT ETES-VOUS ENTRE ? QUAND ETES VOUS REVENU ?
"- Boya n'a plus besoin que je reste à lui tenir la main pendant qu'il fait mumuse avec ses nouveaux amis démons. Voulez-vous des nouvelles ou je repars tout de suite ?" Il ne pouvait rester que le temps de rassurer les amis de Boya avant de devoir disparaitre une fois de plus.
Zhong Xing lâcha un fort juron qui attira ses shishen autant que son épouse. Fangyue fit envoyer chercher le shixiong et les shidi de Boya. Ils avaient eux aussi droit aux nouvelles.
La population de la ville s'écartait de leur chemin pour les laisser passer autant que pour les regarder avec fascination. Il n'était pas rare que des gardes personnel de leur Seigneur se baladent en ville mais avec autant de décorum ? La personne qu'ils protégeaient devait être importante. En plus, c'était un humain. Un simple humain. Aveugle en plus. Peut-être un Voyant ? Sinon, pourquoi le bandeau rouge sang brodé d'or sur ses yeux ? Il devait être fragile pour être ainsi couvé. Ou fort important pour leur Seigneur. une concubine du hulijing ? Quoi qu'en des milliers d'années, jamais leur Seigneur n'avait exposé un partenaire particulier. Il avait eu des aventures bien sûr. Tout le monde le savait. Qu'elles soient réelles ou fantasmées par les populations sous le contrôle du Seigneur Anbei, d'ailleurs. Comme dans n'importe quel rassemblement de créatures pensantes, les rumeurs et cancans étaient rampant. Les histoires d'amours et de fesses des plus riches intéressaient autant que celle des artistes ou des guerriers connus.
Si l'humain avait les faveurs de leur seigneur pour l'instant, il serait de bon ton d'obtenir les siennes aussi. Les gens se mirent à murmurer sur le passage du petit groupe, les marchands vantèrent plus fort leurs marchandises et les compliments sur le Seigneur Anbei se firent plus fort.
Boya écoutait d'une oreille distraite ce qui se passait autour de lui. Il était plus intéressé par l'odeur de l'air autour de lui, par la chaleur des êtres vivants et par la vie qui se pressait autour du groupe de soldat. C'était une vraie ville comme il n'en avait plus traversé depuis longtemps. Il en eut presque les larmes aux yeux. C'était la Capitale. Ou au moins, une Capitale. Comme celle qui l'avait vu grandir. Une grande ville si semblable dans sa structure à la Capitale Impériale que Boya était sûr qu'il aurait pu y retrouver son chemin presque à l'instinct. Au sud, les tanneurs et les bouchers parce que leurs métiers empuantissaient tout et que le vent venait plus généralement du nord et poussait les mauvaises odeurs hors de la ville. Sous le vent du quartier, les maisons des plus pauvres. Les plus riches au nord bien sûr. A l'est, les marchands. A l'ouest, les artisans. A moins que ce ne soit l'inverse mais les deux étaient interchangeables. Avec bien sûr des petits marchés partout en plus du marché principal de la ville non loin du Palais. C'était une ville. Une capitale. Et elle était prospère.
Boya avait un petit sourire aux lèvres. Il était un garçon des villes. Retrouver les rues était pour lui un plaisir autant qu'un soulagement.
"- Tout va bien Boya Daren ?"
"- Bien sûr, Sha ShengShi. Qu'est ce qui pourrait mal se passer ?"
"- Vous vous faites à votre monture ?"
Boya donna une caresse à l'encolure du feifei qui bomba un peu plus la poitrine et leva davantage la tête.
"- C'est une merveille."
Pour un peu, la demoiselle feifei aurait pu faire une énorme lèche à son nouveau meilleur ami à deux pattes.
Sha ShengShi réfléchissait déjà à où installer la créature dans le pavillon sud. Il savait que l'animal si semblable à un renard refuserait de regagner la ménagerie du Domaine Intérieur. Ce n'était pas sans arrière-pensée qu'il avait décidé de prendre le feifei pour l'offrir comme monture à Boya. La créature n'était ni un esprit, ni un réel démon mais un animal spirituel. La différence était réelle et subtile mais bien présente. Boya avait besoin d'un shishen. Qu'il s'attache au feifei était un pas supplémentaire dans son acceptation d'un compagnon pour partager sa vie comme il devrait déjà en avoir un depuis des mois.
Il espérait juste que le Seigneur Anbei ne lui en voudrait pas trop de ses magouilles. Mais après tout, il avait confié Boya à son shishen justement pour qu'il l'aide à s'habituer à avoir un servant spirituel avec lui. Sha ShengShi ne faisait que son devoir. Il pourrait toujours présenter cette défense si son maître commençait à le gronder.
"- Où allons-nous ?"
"- Je pensais que nous pourrions faire un tour de la ville, nous arrêter au grand marché pour y déjeuner, puis revenir par les jardins, peut être aller chasser un peu hors les murs. Il y a des faisans gros comme des poney à l'extérieur. Et puis rentrer à la nuit, pas trop ivres."
Le programme semblait satisfaire Boya. Noyé comme il l'était dans la masse des présences spirituelles ou démoniaques autour de lui, il ne réagissait même plus d'être en permanence agressés par ces présences qu'il avait toujours considéré comme des ennemis. Maintenant, c'étaient les rares présences humaines qui le faisaient sursauter.
"- Il y a des humains aussi."
La feifei s'arrêta devant les grandes portes du marché près de la monture de Sha ShengShi. Même s'ils n'étaient pas obligés de mettre pied à terre contrairement au reste de la population, c'était la chose respectueuse de chacun à faire.
Boya dut attendre que le jeune shishen lui explique comment descendre de sa monture comme il avait dû lui apprendre à monter sur son dos.
"- Pas besoin de tenir sa bride, elle sait qu'elle doit vous suivre."
Boya hocha la tête. Il leva la main pour caresser doucement la tête de la créature qui dut la pencher pour que la main de Boya ne la rate pas et risque de lui mettre un doigt dans l'œil.
"- Je n'ai pas demandé, comment s'appelle-t-elle."
"- Il faudra que vous la nommiez vous-même, Boya Daren. Elle vous a choisi comme maître maintenant. Vous êtes responsable d'elle."
Boya se figea.
"- Sha ShengShi…"
"- Les feifei sont des animaux, Boya Daren. Pas de quoi faire des servants. Mais les feifei ont un caractère proche des chats. C'est elle qui a décidé que vous étiez à elle. Vous ne la ferez pas changer d'avis. Considérez la juste comme… Un animal de compagnie. AIE !"
"- Sha-ge ?"
"- Elle m'a mordu les fesses !"
Le ton ouvertement scandalisé du shishen fit glousser Boya. D'accord, un animal de compagnie. Tant que ce n'était pas un shishen, ça allait. Et tant pis si c'était proche. Ce n'était pas pareil. Tant et plus si c'était la feifei qui avait décidé qu'il était son maitre.
"- Sha ShengShi… QUI est l'animal de compagnie de l'autre ?"
"- … Il fait beau pour la saison, vous avez vu ? L'hiver approche mais il fait encore très bon cette année !"
Autour d'eux, les gardes surveillaient autant Boya que leur environnement. La presse au sein du marché était grande même si les gens avaient tendance à s'écarter. Heureusement qu'ils n'avançaient pas vite et que leurs montures étaient parfaitement éduquées. Les chevaux carnivores suivaient docilement leurs cavaliers qui ouvraient la voix pour leur Invité autant qu'ils la fermait.
"- Ho ! Un stand de gâteaux !"
"- Tu vas prendre du poids, Sha-di." Rappela sans pitié Xie Weizhe avec un ricanement. "Tu vas finir avec le même cul que le Seigneur Anbei en hiver à ce rythme. Sauf que toi, tu ne le perdras pas au printemps.
Boya renifla mais ne demanda rien. Qu'est-ce que Xie Weizhe voulait dire ?
Et Sha ShengShi protestait vigoureusement. Comment ça il prenait du cul ? Il était svelte et musclé comme le guerrier musicien qu'il était merci beaucoup ! Surtout avec les heures qu'il passait chaque jour à s'entrainer avec Boya.
Le petit groupe progressa lentement dans le marché. Xie Weizhe s'était rapproché de l'aveugle et du servant du Seigneur Anbei. Il avait grandi dans la ville. Le démon en connaissait non pas les moindres recoins, mais au moins une bonne partie de son histoire. Alors puisque Boya était curieux et que le militaire espérait que Boya resterait une fois ses six mois à l'abri écoulés, Xie Weizhe se fit un plaisir de lui raconter ainsi qu'à Sha ShengShi qui avait grandi à la Capitale Impériale et ne connaissait la Capitale du Domaine que depuis quelques mois, toutes les bonnes histoires que le démon en connaissait. Comment le Seigneur Anbei en avait pris le contrôle en tuant le précédent Seigneur des lieux par accident, comment il y avait établi son Domaine Intérieur, comment il avait imposé une loi aussi souple que dure et cruelle en même temps pour tenir fermement en laisse les plus bas instincts des démons. Xie Weizhe connaissait un nombre incalculable d'anecdotes plus ou moins sanglantes, plus ou moins croustillantes sur le Seigneur Anbei. Il avait commencé à établir son Domaine ici quand il était encore très jeune. Avec les siècles, les conquêtes et les seigneurs de domaine qu'il avait petit à petit éliminé pour protéger son propre domaine et protéger ceux qu'il considérait comme "les siens", le petit domaine né par accident était devenu une monstruosité boursouflée qu'il n'aurait jamais pu administrer sans la bureaucratie idoine. Et surtout, sans des seigneurs locaux qui répondaient à la loi générale qu'il avait imposé d'abord à la Capitale puis de plus en plus loin à mesure qu'il pacifiait les environs de plus en plus éloignés du Domaine Intérieur. La Capitale était le cœur et le cerveau du Domaine, mais le Seigneur Anbei n'était pas sourd ou aveugle au reste de son empire.
Boya écoutait de toutes ses oreilles. Il était certain qu'il était l'humain qui en savait maintenant le plus sur le Domaine et son Seigneur. A part Abe no Seimei évidemment. D'ailleurs…
"- Connaissez-vous Abe no Seimei ?"
Le shishen et le lieutenant échangèrent un rapide coup d'œil avant de répondre.
"- Il était là avant ma naissance." Expliqua Xie Weizhe. "Je crois qu'il est presque aussi vieux que le Seigneur Anbei. Je sais qu'il est parmi les Fondateurs du Temple du Yin Yang. Et que c'est avec lui et d'autres cultivateurs que le Seigneur Anbei a négocié l'usage de la vallée où est le Temple. Mais c'était il y a bien longtemps."
Boya resta silencieux de longues minutes à réfléchir à la chose jusqu'à ce qu'une odeur astringente et fraiche lui agace agréablement le nez.
"- Quelle est cette odeur ?"
"- Une odeur ?"
"- Une odeur fraiche et piquante"
"- Ho ! Ça ? Ce sont des brochettes de fruit au sucre."
"- Des tanghulu ?"
"- Ça s'en rapproche mais avec des fruits typiques du Domaine bien sûr. Vous voulez gouter ?"
Boya aurait apprécié mais il n'avait pas une rognure de bronze. Malgré tout le luxe et la déférence dont chacun avait tendance à le noyer, il restait un esclave sans le moindre pécule.
"- Deux brochettes." Commanda Sha ShengShi avant de payer. Il capta du coin de l'œil comment les gardes autour d'eux reluquaient les sucreries. Même en armures avec des armes, la dent sucrée ne restait jamais silencieuse très longtemps. Aussi en commanda-t-il pour tout le groupe. "C'est le Seigneur Anbei qui paye. On a un petit pécule pour la journée."
Boya était mortifié. Il mangeait déjà à la table du renard démon, il n'avait pas EN PLUS se faire entretenir comme ça pour…
"- Le Seigneur Anbei est généreux avec ses hommes, Boya Daren." Assura le Servant. "Votre présence est aussi une excuse pour nous gâter, nous."
Boya renâcla encore un peu avant d'accepter la chose. Alors si les autres en profitaient aussi…
Il dévora la douceur. Encore quelques mois avant, il aurait catégoriquement refusé de gouter un fruit spécifiquement originaire du monde des démons. Maintenant…
Maintenant sa vie avait été tourneboulée tellement de fois en tous sens qu'il devenait de plus en plus pragmatique et blasé. Il acceptait plus facilement ce qui lui tombait sur les genoux avec une résignation tranquille qui l'aurait fait hurlé encore deux ans auparavant. Quand il avait encore sa vue. Quand il n'était pas conscient de la cruauté de sa secte.
Quand il était encore un Chasseur de JingYun.
Quand il avait un avenir.
Tout lui avait été arraché et il lui avait fallu se reconstruire. S'accrocher plus longtemps à des valeurs et des références passées qui n'avaient plus court ne l'auraient fait que souffrir davantage.
Il était au milieu du monde des démons. Il était l'Invité d'un Seigneur Démon qui était un puissant renard.
Il avait haussé les épaules devant la plaisanterie pas drôle qu'était devenu sa vie et avait… Accepté.
La stupeur le figea soudain, un bout de fruit dans la bouche.
Il avait accepté. Pas par choix, mais c'était un détail.
Sa vie était ainsi. Il avait accepté qu'il lui fallait changer pour en tirer le meilleur. Ce n'était plus simplement la rage, la peur ou l'angoisse qui le forçaient à avancer encore, à améliorer sa cultivation et à chercher de nouvelles solutions à sa situation. C'était l'acceptation.
Il… Avait fait le deuil de sa vie d'avant.
Enfin.
La feifei lui donna un petit coup de nez dans l'épaule lorsqu'elle sentit le sel de ses larmes. Au moins avait-il le soulagement de savoir que personne d'autre qu'elle et les chevaux ne sauraient qu'il pleurait grâce au bandeau sur ses yeux qui les absorbait à mesure qu'elles coulaient.
"- Boya Daren ? Tout va bien ?"
"- Hein ? ho… oui… Juste… Non, rien." Il aurait voulu que Seimei soit là pour en parler avec lui. Ou Zhong Xing. Ou Fangyue. Ou son shixiong. Mais il était ici, sans réellement quelqu'un pour s'ouvrir en toute transparence. S'il avait eu un shishen…
Boya secoua la tête.
"- Reprenons, voulez-vous ? Nous avons mine de rien un planning à tenir." Sourit-il étrangement sereinement.
Sha ShengShi et Xie Weizhe étaient un peu inquiets. Ils échangèrent encore un coup d'œil mais l'entrainèrent un peu plus profondément dans le marché, déterminés à lui changer les idées. Sha ShengShi se fit une joie d'acheter un exemplaire ou une petite quantité de toute ce qui interpela l'humain. Il fallait qu'il teste et qu'il goute ! Il était là pour ça après tout ! Alors le shishen n'allait pas accepter la moindre protestation. Et puis de toute façon, la feifei n'était que trop heureuse de porter les achats pour son maître et prouver qu'on pouvait lui faire confiance.
Lorsqu'ils arrivèrent au fond du marché, Xie Weizhe proposa de faire demi-tour.
"- Si nous continuons, nous allons finir par tomber sur les bas quartiers."
Boya insista. Il voulait quand même faire le tour de la ville. C'était ce qui était prévu, non ?
"- Boya Daren… Je ne suis pas sûr que..
"- Je connais bien ce genre de quartier, Xie Weizhe. J'ai perdu mes yeux mais ni mon intelligence, ni ma mémoire. Je sais qu'aucune ville ne peut être parfaite. Pour l'instant, j'ai vu l'utopie que le Seigneur Anbei voudrait. Maintenant, je veux voir la vraie vie des vrais gens."
Ni les gardes ni Sha ShengShi ne pouvaient lui refuser sa demande. Ils resserrèrent le diamant, remontèrent en selle et s'enfoncèrent lentement dans les quartiers moins fortunés de la ville. Petit à petit, les bâtiments en briques de terre remplacèrent la pierre. Puis la terre crue remplaça les briques. Le bois remplaça la terre, puis les huttes remplacèrent les maisons. Boya restait silencieux. Il écoutait tout autour de lui. Même sans sa cultivation, il entendait mieux qu'un humain normal. Il percevait les bruits des vies difficiles, voir misérables et désespérées. Pourtant, malgré tout, il ne percevait pas le même niveau de désespoir et d'horreur résignée qu'il avait pu croiser dans le monde des humains.
Il finit par s'en ouvrir à Sha ShengShi.
"- Nous sommes dans le monde des démons." Finit par répondre le servant avec un soupir.
Boya finit par comprendre. Les démons étaient plus forts. Mais ils mourraient quand même tout autant que les humains dans un monde infiniment plus violent et cruel. S'il n'y avait pas la même pauvreté ni le même désespoir, c'était parce que les démons les plus faibles mourraient avant de tomber dans la même déchéance que les humains.
"- Ou qu'ils partent."
"- Ou qu'ils partent pour le monde des humains, oui. Votre monde est plus fragile et plus faible. Un démon faible sera toujours plus fort parmi des humains que parmi d'autres démons."
"- Et quand ils sont dans le monde des humains…"
"- Soit ils se tiennent à carreau et apprennent à vivre en relative bonne intelligence avec les humains quand bien même ils se nourrissent d'eux et le font surtout intelligemment, soit ils ne parviennent pas à être assez discret et…"
"- Et des chasseurs comme ceux de JingYun viennent mettre un terme à leur petite sauterie."
Le silence de Sha ShengShi valait toutes les réponses du monde.
Si les plus faibles venaient dans le monde des humains, quelle était la vraie force d'un démon ? Et surtout, quelle était leur force à eux, humains, devant des créatures qui chassaient parmi les humains leurs membres les plus faibles ?
Un frisson remonta dans le dos de Boya.
"- Sha ShengShi… Quand nous nous entrainons tous les deux, tu fais exprès de me laisser gagner ?"
Il étaient de force assez similaire et gagnaient autant l'un que l'autre.
"- Ce serait une insulte, Boya-di. Autant pour toi que pour moi." Lui assura le shishen.
Au moins, c'était déjà ça. Même si ça ne rassurait pas Boya sur sa propre force.
Le petit groupe avait fini de faire le tour des quartiers les plus pauvres sans réellement rencontrer de problème.
Ils étaient revenu par le quartier des artisans et s'étaient arrêtés dans une auberge pour se reposer quelques peu et manger un bout. La feifei de Boya avait refusé de rester dehors avec les chevaux. Elle s'était couchée derrière Boya et lui servait de dossier pendant qu'il mangeait son repas, assis sur un coussin. De temps en temps, le Chasseur lui glissait des petits bouts de viande aussi discrètement que possible. Boya n'était pas très fan de la viande d'ours, contrairement à la feifei. Le tofu lui était plus appréciable au palais pour l'instant.
Des démons de toutes les apparences les observaient du coin de l'œil. L'Invité du Seigneur Anbei était sur toutes les lèvres. Boya restait d'un calme olympien d'apparence même si son malaise augmentait lentement. Il n'avait jamais aimé être au centre de l'attention. A présent, il était pire qu'au centre de l'attention. S'il n'avait pas eu ses amis avec lui ainsi que la phalange de gardes qui les séparaient des autres consommateurs, il aurait déjà demandé à sortir pour rentrer. La pression de la curiosité ambiante était désagréable pour un Chasseur. Son instinct l'assimilait à une agression.
"- Détendez-vous, Boya Daren. Personne ne vous fera de mal. Et pour que quelqu'un vous approche, il faudrait qu'il nous passe sur le corps à tous. Ce qui m'aurait laissé le temps d'appeler le Seigneur Anbei à l'aide. Sans compter votre feifei. S'il y avait un réel danger, vous n'auriez qu'à sauter sur son dos pour qu'elle vous mette à l'abri."
"- Je ne suis ni fragile, ni incompétent." Grinça Boya, piqué.
"- Nous le savons tous." Assura Xie Weizhe. "Mais il vaut mieux prendre ses précautions qu'être désolés. Le Seigneur Anbei est puissant, vous êtes fort pour un humain. Mais il y a toujours plus fort que soi."
Boya ne pouvait qu'être d'accord malgré son irritation.
Il prit sa tasse de thé pour passer son agacement dessus.
"- Je ne…"
Des cris se firent soudain entendre en provenance de l'extérieur.
"- Mo Wuan."
"- J'y vais."
Le sergent de Xie Weizhe fila se renseigner. Il revint quelques minutes plus tard, pas vraiment inquiet.
"- Deux voleurs qui ont été arrêtés par la garde de la ville. Ils vont être exécutés."
Boya sursauta.
"- Pour un vol ?"
"- Ils ont tués les propriétaires de la maison qu'ils ont pillés mais ont ratés le gamin. Alors forcément, il les a reconnu. Comme ce sont des récidivistes, ils vont être exécutés."
Le Chasseur était visiblement secoué.
"- Quelque chose m'échappe. Même si le résultat sera le même, les voleurs assassins vont être exécutés pour quoi ? Pour être récidivistes ? ou pour avoir tué ?"
"- Pour avoir été chopé." Avoua Xie Weizhe.
"- …Pardon ?"
"- S'ils avaient tués le gosse aussi, même s'ils avaient été attrapé, sans témoin de leur crime, ils s'en seraient sorti."
"- C'est leur incompétence et la récidive de leur incompétence qui est punie, Boya Daren." Expliqua encore Sha ShengShi. "Pas le meurtre ni le vol."
Boya faillit hurler mais se reprit. Le monde des démons hein. Il fallait qu'il arrête d'oublier ce détail.
Les cris à l'extérieur étaient de plus en plus fort, emplis de terreur et de rage puis s'interrompirent d'un coup.
"- … J'imagine qu'il n'y a pas de procès ?"
"- Pas quand les coupables sont pris la main dans le sac, non."
"- Et que l'exécution est tout aussi rapide ?"
"- Boya…"
Le chasseur secoua la tête. Il n'avait pas besoin d'explications. Il comprenait. La justice Impériale était un petit peu plus laxiste mais à peine. Il y avait un procès en général mais c'était tout autant expédié. Pour un double meurtre, c'était aussi l'exécution. Finalement, la seule différence se jouait sur la cause. Ce n'était pas le meurtre qui était punis mais de s'être fait arrêter. C'était fascinant de cynisme, de cruauté et… de pragmatisme aussi. Il était impossible de lutter contre la nature des démons. Leur société devait s'adapter à leur nature.
C'était… Logique.
Logique et efficace pour conserver une société aussi bestiale et brutale que la leur debout. La loi du plus fort restait la meilleure ici. Boya devait l'accepter.
Et ce qui lui faisait peur était sans doute qu'il l'acceptait facilement. Ses mois au Temple, ses rencontres avec des démons, avec des esprits… Petit à petit, ils avaient perdu l'aura de terreur que Boya avait toujours ressentit face à eux.
Il chercha soudain la main de Sha ShengShi pour la serrer très fort.
"- Boya-Di ? Ça ne va pas ?"
Cette inquiétude, cette douceur soudaine… Rien à voir avec ce que Boya attendait avant d'un démon.
"- Non. Je voulais juste vérifier quelque chose."
Il lâcha le shishen mais sentait quand même son inquiétude.
"- Où voulez-vous m'emmener après le déjeuner ?"
