Hola!
here comes the new chapter! au programme cette semaine : de l'action et du bazar, globalement. je n'ai pas du tout l'habitude d'écrire des scènes d'action, donc je serais d'avoir vos retours ! je vous souhaite une bonne lecture!
Elle est assise sur un tabouret en bois depuis des heures. Elle commence à avoir très mal au dos, mais n'ose pas le dire. Elle ne peut pas se plaindre de toute façon : sa grand-mère dort, elle doit donc rester immobile. Le moindre mouvement, le plus petit grincement de parquet ou la plus minuscule vibration dans l'air est susceptible de la réveiller.
Yachi respire discrètement, triture ses doigts. Elle a la sensation d'être une chose insignifiante dans cette maison immense. Les couloirs sont des labyrinthes et les pièces des pièges de Dédale. Le Minotaure rôde tous les soirs. C'est pour cela qu'elle se cache sous ses draps à la nuit tombée.
Ses yeux naïfs se perdent sur un cadre accroché au mur. Un portrait d'une jeune femme habillée d'une robe à fleurs la regarde. Un sourire timide orne la peinture. Il arrive que la dame lui parle. Yachi ne répond jamais, mais dans ses songes, elle rêve que cette femme l'enlace. Elle découvre la sensation d'un corps contre le sien. À son réveil, elle a oublié. Ne demeure qu'une nostalgie lointaine, quelque chose de primordial qui s'inscrit dans le sang des hommes.
Elle voudrait tendre la main vers le portrait. Ça la démange, la gratte, elle s'agite sur son tabouret. Son âme glisse sur le bois. Elle tombe au sol dans un terrible fracas. Yachi se fige et pleure silencieusement. Elle entend un grognement dans une pièce au loin. Puis une toux effrénée terrifiante. Des pas précipités se rapprochent d'elle et alors-
— Yachi ? Tout va bien ?
Elle sursaute et le souvenir éclate. Mika se tient tout proche d'elle. Elle a un mouvement de recul.
— Oui- oui, bredouille-t-elle. Toi ?
L'ombre de son amie s'est dégagée brusquement de son visage alors qu'elle fronce les sourcils. Mika n'insiste pas.
— Stressée, souffle-t-elle d'un sourire feint.
La voiture fait un écart à droite. Mika se cogne la tête contre la vitre. Elle grogne.
— Oikawa, fais gaffe ! le réprimande-t-elle.
— Pardon ! Ça fait des lustres que je n'ai pas conduit.
Mika soupire, n'ajoute rien. Elle se contente d'attraper distraitement la main de Yachi et de la presser de temps à autre.
Une vingtaine de minutes plus tard, Oikawa se gare au bord d'une route en périphérie de la ville. Un autre véhicule est stationné à côté d'eux. Kageyama, Hinata, Kiyoko et Iwaizumi en sortent. À part eux, il n'y a personne.
Une fois à l'air libre, l'averse redouble. Yachi a beau être emmitouflée dans son pull, l'eau s'infiltre, la trempant jusqu'aux os.
Kiyoko ouvre la porte arrière du van et invite tout le monde à se masser à l'intérieur. Le bruit des gouttes de pluie qui s'écrasent contre le toit transforme l'endroit étroit en un cocon rassurant, bien loin du chaos qui les attend.
— Dernier rappel avant que l'on se sépare, annonce Kiyoko. Hinata, Kageyama et Mika vous partez ensemble. Oikawa et Yachi, vous êtes avec moi. Iwaizumi, tu restes ici pour nous récupérer et être prêt à partir si les choses tournent mal.
Ils hochent la tête.
— Nous sommes à environ quinze minutes à pied du complexe, continue-t-elle. Hinata, Kageyama et Mika, vous rentrez sur la droite. Nous, par l'arrière. Dans tous les cas, il n'y a qu'une entrée pour chacun de ces endroits. Normalement, ils sont très peu surveillés. Deux hommes tout au plus. Mais restez tout de même sur vos gardes, on ne sait jamais. Des questions ?
Le silence lui répond.
— Bien. (Elle se tourne vers Iwaizumi.) Si nous ne sommes pas revenus à la tombée de la nuit, tu t'en vas. Pour les autres, on se retrouve à l'endroit prévu, une fois que nous avons récupéré nos amis.
Elle offre un sourire à l'assemblée. Son regard est confiant. Elle se relève avant d'ouvrir la porte. Tous se lancent à sa suite. La terre mouillée éclabousse les mollets nus de Yachi. Alors que Kiyoko donne les dernières indications à Kageyama et Hinata et qu'Oikawa discute avec Iwaizumi, Mika s'approche d'elle.
— Merci d'être venue, confie tout bas Yachi.
Elle ne lui dit pas que tout ira bien. Elle n'essaie pas de la rassurer, de lui montrer qu'il n'y a aucune raison que les choses tournent mal. Parce que ce n'est pas vrai. Parce qu'il y a trop d'incertitudes pour affirmer cela. Il y a la méconnaissance d'un dédale presque infini, il y a ce silence pesant et un nombre inimaginable d'ennemis.
Une inquiétude immense, la peur de perdre quelqu'un d'autre. Même si Yachi ne cesse de tendre sa main, elle se referme toujours sur du vide.
— Je te devais bien ça.
Yachi a envie de hurler. Elle voudrait faire comprendre à Mika son cœur gonflé et ses sentiments qui crépitent. Elle aimerait lui dire qu'elle ne lui a offert que des soucis, des fuites et des pleurs. Son amie ne peut pas lui être reconnaissante de ça. Mais Yachi garde le silence. Parce qu'elle ne veut pas que Mika parte ; elle rêverait de la serrer dans ses bras, sentir son souffle chaud et ses cheveux lui chatouiller le nez. À la place, il n'y a que l'odeur d'une brume moite.
— Mika ! l'appelle Kiyoko.
Un vent envoie valser la capuche de la jeune femme, laissant son visage parfaitement dégagé.
— J'arrive !
Yachi reste là, les lèvres pincées. Son amie se tourne vers elle et elles sont si proches que leurs nez se frôlent.
Yachi n'esquisse pas un geste. Elle inspire, garde quelques instants de plus l'odeur de Mika contre elle — comme un talisman.
— Fais attention à toi, murmure-t-elle, alors qu'elle colle son front contre le sien, les yeux fermés.
Elle voudrait que Mika lui offre son secret — ce contact qui ne devrait pas exister est là, et il la réchauffe, lui donne envie que le temps se suspende.
— C'est plutôt moi qui devrais dire ça, rit-elle, la gorge serrée.
Mika pouffe. Alors qu'elle rouvre les yeux, la fille l'observe. Elle sent son regard perforer son ombre, triturer l'espace comme elle le souhaite. Ses lèvres ne sont pas si loin des siennes et Yachi pense, après tout pourquoi pas, qu'est-ce qui l'en empêche, pourquoi tout se bloque alors que le fil s'étiole, tous ces doutes pour que le monde fasse un tour sur lui-même et puis-
Mika l'embrasse sur la joue, ses doigts chauds caressant délicatement sa mâchoire. Yachi se fige. Elle n'a le temps de rien que Mika se détache déjà — le moment paraît si loin parce que si rapide ; une douleur vive, des larmes invisibles. La jeune femme agite la main dans sa direction et s'en va rejoindre les autres qui l'attendent.
— On se revoit plus tard, Yachi !
Elle sourit. Elle se demande si Mika le remarque.
Ils sont accroupis derrière une grosse voiture, à quelques mètres de l'entrée du complexe. L'endroit ressemble à un parking désert. Il n'y a que ce véhicule abandonné, et du gravier blanc où se dessinent des traces de pneus. Il n'y a pas un bruit ; rien que leurs respirations agitées.
Une odeur d'asphalte mouillée embaume l'air. Kiyoko est tournée vers une porte imposante. Rouillée de toute part, une valve trône au milieu. Comme une excroissance du bâtiment, cela est leur unique moyen de pénétrer à l'intérieur.
— Il n'y a personne, avise Oikawa en chuchotant. C'est étrange non ? L'endroit n'est pas censé être une véritable forteresse ?
— Si, répond Kiyoko, les sourcils froncés. Cela ne me dit rien qui vaille.
Le garçon acquiesce alors que Yachi s'efforce de reprendre une contenance. Kiyoko se relève sans un bruit. Ses pas sont légers sur le sol, elle ne soulève aucune poussière. Elle se place devant la porte, fait tourner la grosse manivelle qui grince. Cela s'ouvre si facilement que c'en est déconcertant. Personne ne fait de commentaire.
— Allons-y, somme la fille alors qu'elle s'engouffre dans le couloir.
Elle serre son arme de fortune, un morceau de tuyau. Oikawa et Yachi la rejoignent, aspirés par la pénombre. Une fois entrés, ils n'entendent plus l'averse.
Il fait froid et humide à l'intérieur. Une ampoule nue pend au plafond, éclairant faiblement le corridor infini. Alors qu'ils avancent, des portes apparaissent de tous les côtés. La lumière jaunâtre se répète, inlassablement.
— Il n'y a vraiment personne, insiste Oikawa. On est certain d'être au bon endroit ?
— Oui. Il y a une semaine, Kageyama a vu des camions entrer ici.
Quelques gouttes tombent dans un rythme irrégulier depuis le plafond sale.
— Peut-être que ce n'est qu'une usine. On ne va pas découvrir des gens emprisonnés, mais des milliers de frigidaires entreposés dans d'immenses hangars, raille-t-il.
Kiyoko et Yachi ne prennent pas la peine de répondre. Oikawa roule des yeux en soupirant.
Ils longent le couloir pendant ce qui leur semble être une éternité. Ils tournent des centaines de fois à gauche, à droite ; ils ne font jamais demi-tour. Oikawa tente d'ouvrir quelques portes, mais elles restent closes. La même manivelle rouillée les orne toutes. Les murs grignotés par l'humidité ont l'air flasque. Par endroit, des bouts de papier jaunis pendent mollement.
Ils avancent. Ils avancent. Ils avancent. Ou peut-être font-ils du surplace ? Tournent-ils en rond ? Yachi l'ignore. Elle oublie ce qu'elle fait ici, égare son prénom. Son corps s'efface ; elle devient silence.
Le temps n'a plus de prise. Une silhouette apparaît, celle d'un garçon. Yachi sait qu'elle le connaît : il y a quelque chose de familier dans les gestes aériens, les cliquetis que font ses doigts alors qu'ils courent sur un piano invisible. L'ombre s'évapore et un visage se dessine. Couvert d'ecchymoses, le regard hagard, des lèvres mauves s'agitent : aucun son ne lui parvient. Les traits du jeune homme se tordent de colère. Il griffe son cou. Yachi recule, terrifiée. Les cris vibrent sur sa peau si fort qu'elle tremble.
Elle réalise qu'il l'appelle. Ses cheveux noirs tombent par poignée sur le sol tandis que ses lèvres articulent, encore et encore :
— Yachi, Yachi, Yachi, Yachi…
Des larmes roulent sur ses joues maigres. D'un seul coup, sa bouche se ferme. Il la fixe longuement et disparaît.
— Hé !
La réalité s'abat sur elle avec une telle violence qu'elle chavire. Tous trois se figent comme un seul homme.
— Que faites-vous là ? s'exclame une voix loin.
Quelqu'un se tient au fond du couloir qui bifurque à gauche. À une vitesse effarante, Kiyoko redevient silhouette. Oikawa, lui, a plus de mal. Son ombre l'entoure, mais elle est bien moins dense que celle de la jeune fille. Yachi y aperçoit ses yeux écarquillés par la peur.
La personne s'approche. Kiyoko dissimule son arme derrière elle. Yachi qui avait glissé un petit couteau dans sa chaussure le saisit d'un geste souple.
— Vous n'êtes pas partis avec les autres ? interroge la voix masculine.
Son ton est méfiant. Il s'arrête à quelques mètres d'eux, les mains proches de son arme à feu qui se dessine malgré son ombre.
La réponse ne vient pas assez vite. L'homme dégaine et un coup part.
Une détonation résonne. Mika laisse échapper un glapissement. Elle sent presque aussitôt le regard réprobateur de Kageyama dans son dos. Elle ne sait pas pourquoi elle ouvre la marche. Elle a voulu montrer qu'elle était digne de confiance, mais Mika a plutôt l'impression d'être une morte que l'on balade à travers un cimetière pour l'emmener vers sa tombe.
Il fait froid. Elle pense à Yachi. Elle se demande si elle aussi erre dans un couloir sans fin, avec les mêmes portes qui se dessinent à chaque nouveau virage. Le vide du bâtiment laisse trop de place à son esprit. Il crée des illusions, écho de ses discussions avec les cartes.
Le bruit des vagues qui viennent mourir sur le rivage. Il ne s'en va jamais, demeure à ses côtés. Elle en a parlé à Yachi, lui a dit qu'elle s'y était habituée, que ce n'était qu'une marque anodine des Arcanes. Mika a menti.
— J'en ai marre, maugrée Hinata.
La silhouette du jeune homme s'estompe pour laisser place à un garçon petit et athlétique. Mika aime l'observer marcher lorsqu'il perd son ombre. Elle peut voir les muscles de ses jambes se tendre, sa chair frissonner et surtout, il y a cet énorme sourire qui mange son visage, si grand que ses yeux ne sont plus que deux fentes timides qui s'égarent sur sa peau.
Hinata rit beaucoup, mais elle connaît la vérité. Si les lèvres sont les sœurs du Mensonge. Le mouvement n'engendre aucun secret. Elle a vu les sillons que les larmes ont creusés, les plaques rouges sur ses bras et ses doigts qui s'ouvrent et se referment sans cesse à l'intérieur de ses paumes.
— C'est une mauvaise idée, l'avertit Kageyama.
— Ah, parce que tu penses que si quelqu'un nous voit ici, la première chose dont il ou elle s'offensera ça sera de ma tronche ? Je veux dire, ce n'est pas comme si on venait juste d'entrer par effraction dans un laboratoire militaire flippant, probablement un lieu top secret, ou je ne sais quelle connerie.
Mika ne peut s'empêcher de siffler d'admiration. Les yeux de Kageyama jettent des éclairs, mais il ne rétorque rien. Il a l'air préoccupé par autre chose – il est aussi illisible que les cartes.
— Il n'a pas tort, relève Mika, pensant bien faire, avant de réaliser qu'elle ne fait que remuer le couteau dans la plaie.
— Tu dis ça, mais avoue que ça t'arrange un peu, assène Kageyama.
Ah mince. Il est vraiment en colère.
Même si Mika sait que ce n'est pas le moment, que cela ne sert à rien, parce qu'elle a très bien compris à quel point Kageyama est borné, elle arbore son sourire le plus insolent.
— Pardon ?
— Tu n'es pas fichue de contrôler ton corps. Ta chair apparaît comme bon lui semble et c'est à peine si ton ombre te dissimule. Tu es une cible facile, Mika. Et si tu en es une, alors nous aussi. Tu nous rends vulnérables.
Elle encaisse le ton rempli d'animosité bien qu'elle ait très envie de lui en coller une. Elle parvient toutefois à garder une contenance. Hinata soupire, passe devant et disparaît à une bifurcation alors que Kageyama et elle se sont arrêtés de marcher. Leurs visages sont proches. Le garçon laisse son ombre se dissiper, probablement par provocation. Il arbore un regard mauvais et une mâchoire crispée.
— Au moins, je n'ai pas honte de mon apparence. Surtout, je ne suis pas une poule mouillée effrayée à l'idée de se montrer au monde. (Elle croise les bras. Sa silhouette a complètement disparu). Aurais-tu des complexes, Kageyama ?
Il serre les poings. Un silence pesant s'étire. Pendant un bref instant, Mika se demande s'il va la frapper ou se jeter sur elle. Il n'en est rien.
À la place, un cri éclate au loin. La tension se dissipe immédiatement alors que Kageyama se précipite vers les hurlements d'Hinata. Mika colle à ses talons ; son souffle se coince dans sa gorge.
La silhouette du garçon disparaît complètement, l'inquiétude envoyant valser les artifices de l'immobilité.
Son cœur dégringole dans son ventre.
Trop loin, pense-t-elle.
Mika manque de glisser en bifurquant sur la droite, mais elle est stoppée net par le bras de Kageyama. Elle ne remarque pas tout de suite Hinata qui se débat contre quelqu'un. Deux corps emmêlés, leurs membres qui se confondent.
Comme Kageyama ne fait rien, elle le pousse pour passer, attrape la barre de fer qu'elle avait coincée dans son dos. Elle l'abat sur le crâne de l'inconnue.
Touchée, elle titube avant de reculer. Elle finit par se coller contre le mur. Son visage est déformé par la terreur alors qu'elle agite ses mains devant elle pour se protéger.
— Pitié, pitié ! s'écrie-t-elle, tandis que des sanglots raclent contre son palais. Ne me faites pas de mal !
Hinata se relève, claque sa langue en regardant Kageyama.
— Je pensais que tu te débrouillais, fait-il en guise de réponse à sa colère muette.
— J'avais l'air de m'en sortir ? s'agace celui-ci.
— Je te fais confiance.
Il déclare cela avec tant d'aplomb que cela souffle Hinata. Un accord tacite — tout est dans les yeux : la tendresse l'emporte.
— Je vous en supplie, hoquette la fille, à peine plus vieille que Mika.
Elle est vêtue d'un simple haut gris déchiré et d'un bermuda tâché de sang. Ses jambes nues sont entaillées et certaines de ses coupures sont très profondes. La peau autour de ses blessures est jaune.
Mika s'approche doucement. Elle dépose son arme et la fait rouler au loin.
— Tout va bien, chuchote-t-elle d'une voix qui se veut rassurante.
Kageyama et Hinata restent en retrait.
— Et désolée pour…
Elle désigne son crâne qui saigne un peu. L'autre ne semble pas s'en soucier. Elle a les yeux fermés et ses mains continuent de s'agiter.
— Il n'y a plus personne, tout le monde s'est évaporé dans l'air, je vous jure que je ne sais rien, les gens meurent et c'est comme ça.
Mika est perplexe.
— Comment ça ?
Elle s'approche jusqu'à sentir la peau glacée de la jeune femme contre son genou.
— Les gens. Les gens. Les gens, ils- ils se sont. Pfiou. Tu fermes les yeux et lorsque tu les ouvres à nouveau, la terre brûle et la chair avec.
Son regard est devenu fou. Elle n'est plus là. Mika a beau attraper son poignet, le serrer fort pour l'ancrer dans la réalité, l'esprit s'évapore.
— Où sont les autres ? Tu as été enfermée ici ?
Un rire éclate entre ses larmes.
— Chais pas. Ils m'ont dit que j'étais un arc-en-ciel, puis le noir. Ma mère s'est volatilisée. Je crois qu'elle est morte. Y a plus personne. Plus personne. Le Jardin se meurt.
Au-dessus d'eux, une ampoule éclate. Des bouts de verre viennent se ficher dans les joues de la fille. Elle les retire de sa peau, indifférente.
— Je vais mourir moi aussi ! (Elle tend son bras vers la lumière qui demeure.) Regarde ! Ma chair s'efface et bientôt nous retournerons tous au néant ! Les Arcanes nous saisissent de leurs mains invisibles !
Brusquement, il n'y a plus rien sous la lueur. La manche de son tee-shirt pend mollement dans le vide.
— Allez dans le Jardin pour la dernière danse ! Il y aura peut-être une silhouette qui jouera son ultime spectacle. Vous ne pouvez pas le rater. Il suffit de marcher encore un peu. Tout mène là-bas de toute façon. C'est le centre du monde !
Elle inspire bruyamment. Mika remarque qu'elle respire difficilement. Une jambe a disparu. Elle essaie de retenir quelque chose, n'importe quoi, mais elle ne sent que le coton sur ses paumes.
— Il me semble qu'il y a ce-
Mika cligne des yeux. La seconde d'après, il n'y a plus que des vêtements qui gisent sur le sol.
— Non ! hurle-t-elle.
Elle serre les bouts de tissus, horrifiée. Hinata s'approche doucement d'elle. Il tente de poser une main sur son épaule, mais Mika refuse ce contact, alors elle le laisse glisser. L'étreinte légère se perd dans le vide.
Elle se relève et cette fois-ci, elle ne mène plus la marche pour obtenir les bonnes faveurs des autres. Elle avance vers le Jardin, des flammes lui nouant l'estomac.
Les garçons n'échangent pas un mot. Lorsqu'ils arrivent dans la grande pièce circulaire, personne ne s'émerveille. L'étouffement des corridors leur colle à la peau. Une immense verrière occupe une partie du plafond. Pourtant, aucun rai de lumière ne traverse les fenêtres. Une pénombre éternelle.
Des agapanthes s'enroulent autour des corps inanimés. Du lierre tapisse les murs.
— Vous pensez que c'est ça, le Jardin ? demande tout bas Hinata.
Mika ne répond pas. La houle naît au centre de cette pièce. Elle oublie ses compagnons et se laisse porter vers les vagues.
Bokuto courait, mais il ne se rappelait plus pour quelles raisons. Il y avait eu une musique dans la nuit qu'il avait suivie. Un homme, un barde peut-être, avait susurré quelques mots et ses pieds s'étaient mis à danser. Son corps avait ondulé de lui-même, ses poignets se tordant dans des angles étranges. Aucune douleur.
Les foulées du garçon s'allongeaient et son souffle s'épuisait. Le dehors était différent de ses souvenirs : il avait perdu de ses couleurs. Ou alors confondait-il ses rêves et le réel ? Le monde avait-il toujours été si terne ? Ce brouillard si bas qu'il s'enroulait autour des arbres, le crachin qui trempait les routes et ces terres inondées, tellement gorgées d'eau qu'elles se mettaient elles aussi à pleurer.
Il y avait eu de longs couloirs. Des serpents rouillés. Des nuits interminables et des journées qui se perdaient dans le présent.
Une boucle.
Un garçon.
Des soupirs. Un sourire qui se dessinait par-dessus une ombre bleue.
— Akaashi.
Son ton traînant lorsqu'il faisait rouler ce prénom sur sa langue.
Des histoires qu'il n'avait jamais entendues s'écoulaient de ses lèvres. Son père qui oublie de venir le chercher à l'école. Un ballon qui rebondit sur ses avant-bras. Les cours qui le laissent indifférent. Sa sœur qui prend peur et le pointe du doigt. Un professeur qui le dévisage, il voit son regard, il voit leurs regards à tous depuis sa naissance, mais il ne savait pas, non, il n'avait pas compris que tout le monde n'était pas comme ça, il n'avait pas prêté attention à ces ondulations noires autour des corps, il croyait, enfin, il était persuadé que la terre entière n'avait qu'à balayer la brume d'un geste souple de la main, mais son professeur, il avait dit-
Qu'avait-il dit ?
Il ne savait plus très bien.
Il se souvenait du regard, des grands yeux et puis ce sourire désolé qui lui avait donné la nausée, un mal du pays — un mal de l'existence.
Les contes avaient percé des milliers de trous dans son crâne. Des comptines, des romans et des fables. Elles dégringolaient, se déversaient contre sa langue et il ne pouvait plus les arrêter.
Des coups. Une douleur aiguë.
Il ne pouvait pas. Ils ne comprenaient pas. Il ne savait que vivre.
C'était peut-être pour cela que Bokuto courait.
Mais qui le poursuivait ?
Il avait bifurqué vers la forêt. Un chant provenait de là, il avait suivi la mélodie, une fois de plus.
Il sauta sur des rochers, glissa sur certains, sans jamais tomber. Des voix criaient derrière lui. Elles ne célébraient rien, il en était persuadé. Il entendait leurs cœurs et il n'y avait rien d'autre que les abysses — pas de sentiment, une grisaille autour des poumons.
Bokuto s'amusait : il était de nouveau à l'air libre et sa silhouette était partie depuis bien longtemps. Sa peau se délectait de la pluie et de la terre qui l'éclaboussait. Des corbeaux s'envolaient très haut dans le ciel, bondissaient depuis les branches. Leurs chants sinistres ne l'effrayaient pas, ne l'effrayaient plus.
Mais les souffles erratiques se rapprochaient. Les arbres se faisaient de plus en plus rares. Il y avait le son des voitures, les voix des enfants tristes. Bokuto aurait pu courir pour toujours. Il n'y avait aucune fatigue en lui, rien que la vie, une force d'exister un peu ridicule qui le poussait à avancer, à n'être qu'un mouvement infini.
Bokuto était une ritournelle.
Le bois était scié par une traînée meurtrière de béton. Des véhicules s'y engouffraient à une vitesse dangereuse. Les jambes du garçon ne suffisaient plus. S'élancer tout droit c'était la mort.
Il se retourna, mais il n'y avait qu'une nuée d'ombres avalant les branches, piétinant les racines. Bokuto ne réfléchit pas plus : il longea la route pendant longtemps, à découvert, avant de tourner pour fouler un sentier esseulé.
Il ralentit sa course, persuadé que le danger n'était plus. Le chemin montait en une pente éprouvante et Bokuto se tenait tout là-haut, une clairière verdoyante à la vue dégagée. Il s'avança, laissa le bout de ses pieds dans le vide. Il était si haut perché qu'il ne distinguait que les cimes des arbres.
Il y eut un cliquetis. Un canon froid dans son dos. Le garçon se figea.
— Rentrons à la maison, Kotaro.
Il crut entendre la voix d'Akaashi, mais il faisait erreur. Son ami n'ouvrait presque jamais la bouche. De toute façon, il devait croupir au fond du Jardin, être en train de faner comme ces fleurs qui les étouffaient à longueur de journée.
On essaya de lui attraper le bras, mais le contact n'aboutit pas — il ne pourrait jamais sans la volonté de sentir, de devenir les perceptions du corps. La main de la médecin qui avait l'habitude de s'occuper de lui ne serra que sa propre paume. Il ne put retenir un rire.
— Aide-moi, murmura-t-il alors.
Il n'empêcha pas les larmes de rouler. Le bout de l'arme s'enfonça un peu plus.
— Kotaro, insista la femme. Si tu ne nous suis pas, tu sais ce qui arrivera.
Un autre cliquetis.
— Fou, je t'en supplie.
Une rivière sur ses joues. Un homme à l'air moqueur caressa son visage, attendri.
— Je ne peux plus rien pour toi, mon enfant.
Un rire.
Le cœur de Bokuto s'arrête.
Il fit volte-face, faisant face à ses poursuivants. Il ne prit pas la peine d'essayer de saisir leurs regards. Il recula de quelques pas et leur offrit un grand sourire.
Ses pieds glissèrent sur l'herbe et il disparut, avalé par la falaise.
Il crut voler. La chute le ramena à la réalité. Ses os explosèrent sur le sol.
Le Fou apparut. Il se pencha au-dessus du corps sans vie, flottant dans la rivière. Ses pieds effleuraient les feuilles mortes du rivage. Il ferma les paupières du jeune homme en secouant la tête.
— Le souvenir ancestral, mon garçon. C'était cela la clé de ton bonheur, déplora-t-il.
Pourtant, il n'avait pas l'air si triste. Le calme régnait sur son visage déjà bien pâle.
— La rivière t'emmènera vers une dernière destination.
Il prit une grande inspiration et souffla sur la dépouille. Des fils dorés enlacèrent ses membres, avant de lentement s'effacer. Un courant emporta Bokuto. Le Fou l'observa partir, puis il réajusta son baluchon, satisfait.
— Akaashi t'écrira de beaux poèmes, je t'en fais la promesse.
— Oikawa, attention ! s'écrie Yachi.
Il laisse échapper un hurlement de douleur. Une balle vient de se ficher dans son bras. Du sang s'écoule jusqu'à son coude. L'homme qui se tient en face de lui recharge son arme. Il la lève, prêt à tirer. Sans trop savoir comment, Oikawa se retrouve tout à coup derrière le garde. Il l'étrangle, le serre, le serre, jusqu'à ce que le pistolet tombe au sol.
Son assaillant se débat à peine. Étourdi par ce déplacement éclair, sa tête tourne, mais Oikawa ne lâche pas sa prise. Kiyoko ramasse l'arme à feu qu'elle pointe vers le front de la silhouette. Elle cesse immédiatement de gesticuler et lève les mains, vaincue.
Il s'écarte et l'homme glisse au sol, terrorisé. Il hoquette, à bout de souffle. Yachi se précipite vers Oikawa. Elle fixe son bras, une expression inquiète sur le visage. Il ne comprend pas ce qui se passe : les ombres ont disparu. Il découvre pour la première fois la véritable allure de sa meilleure amie. Malheureusement, il n'a pas le temps de s'y attarder.
— Tu vas bien ? lui demande-t-elle alors que Kiyoko extirpe de sa poche de quoi neutraliser leur assaillant.
Yachi fronce les sourcils. Une seringue brille sous la lumière.
— D'où elle sort ça ? s'étonne Oikawa en évitant la question de son amie.
Cette dernière secoue la tête. Elle lui lance un regard en biais, mais n'insiste pas. La jeune femme comprend — ils sont venus pour la même chose après tout. Ils en ont longuement parlé hier soir.
— On ne se soucie pas de l'autre, d'accord ? lui a-t-il dit. Ce qui compte, c'est Akaashi. Si l'un de nous l'attrape, il se pis pour le reste.
Yachi a hoché la tête, mais n'a pu s'empêcher :
— Ne crois pas que je t'abandonnerais s'il t'arrive quelque chose. Tu es tout aussi important qu'Akaashi.
Elle lui a souri et Oikawa n'a même pas été surpris de cet éclat de couleur dans la nuit. Il l'a enlacée et elle s'est laissée aller dans ses bras. Avant qu'elle ne parte rejoindre Mika, elle a déposé un baiser délicat sur sa joue, ses yeux emplis de mélancolie.
— Je t'aime, a-t-elle chuchoté. Ne l'oublie jamais.
Il n'a su quoi répondre, alors il a gardé le silence.
Kiyoko fouille la tenue de l'homme. Elle a envoyé valser l'arme loin d'eux. Le garde est résigné, parfaitement docile. Néanmoins, la fille l'immobilise, son genou plaqué sur sa poitrine.
— Il n'a rien sur lui, leur indique-t-elle.
Oikawa croise les bras, et grimace de douleur en se souvenant de sa blessure.
— Que voulez-vous ? crache alors l'homme. Si vous êtes des espions, vous arrivez un peu tard.
Il ricane.
— Comment ça ? l'interroge Kiyoko calmement.
Oikawa remarque que sa prise se resserre, son genou s'enfonçant plus profondément dans le plexus. Le captif gémit.
— Le mal qui les rongeait tous a eu raison d'eux. Il n'y a plus personne.
Il éclate de rire. Le coup part tout seul. Oikawa réalise que ses phalanges s'écrasent contre la mâchoire de l'homme quand Kiyoko l'arrête, alors qu'il s'apprête à frapper une seconde fois.
— Vous mentez.
Il dévisage Oikawa, les yeux écarquillés et le corps tremblant.
— On nous a ordonné de quitter les lieux. Sinon, nous aurions subi le même sort. Certains de mes collègues sont morts, vous savez. Ils s'endormaient à côté de nous et au petit matin, il n'y avait que la trace de leur silhouette sur le matelas.
Il crache un peu de sang avant de reprendre :
— C'est une bonne chose que tous ces malades aient crevé. Ils ne méritaient pas de vivre. De telles anomalies ça ne-
Il n'a pas le temps de finir sa phrase que Yachi abat sur son crâne le tuyau qu'elle a dérobé à Kiyoko. Elle le frappe plusieurs fois en hurlant. Son regard s'est assombri. Oikawa est incapable d'esquisser un geste.
C'est Kiyoko qui l'empêche d'achever l'homme. D'un mouvement souple, elle lui attrape le poignet et le tord. La main de Yachi s'ouvre et ses doigts laissent tomber l'arme. Un gémissement de douleur lui échappe.
— Ça ne sert à rien, Yachi-san, avise calmement Kiyoko. Il s'est évanoui.
Son ombre a glissé bien loin. Il n'y a aucune réprobation dans ses yeux. Elle a l'air de comprendre. Les choses lui coulent dessus. Yachi ne s'excuse pas. Elle revient à elle, mais n'est pas perturbée, encore moins égarée. Cette esquille dans ses pupilles demeure. Oikawa en a un peu peur, mais ne laisse rien paraître. Il n'entend que le bruit de métal qui éclate contre le crâne.
— Vous allez tous mourir ! s'exclame l'homme, le nez ensanglanté alors qu'ils s'éloignent.
Oikawa s'arrête, mais ne se retourne pas.
— Le monde est voué à cet effondrement et seuls ceux qui n'ont pas encore été contaminés survivront ! Ils se cacheront sous terre pendant des millénaires et-
Oikawa ne connaîtra jamais la fin de sa phrase. Il voit Yachi tenir à deux mains une arme à feu. Elle tremble. Elle met un instant avant de réaliser ce qui vient de se passer. Elle lâche l'objet qui s'écrase au sol dans un lourd fracas. Personne ne dit quoi que ce soit. Yachi ne pleure pas.
Il contemple le cadavre et la flaque de sang qui s'étend lentement autour de lui. Ses yeux révulsés contrastent avec son sourire confiant. Cette vision d'horreur lui arrache un haut-le-cœur. Il reprend sa marche d'un pas rapide, s'éloigne le plus vite possible.
Akaashi, pense-t-il très fort. Akaashi.
Ne pas oublier cette main froide dans la sienne, la voix calme et moqueuse.
Oikawa rejoint les filles et remarque qu'une chose se tient penchée au-dessus de Yachi. Une bouche dans la pénombre qui articule des mots, les lèvres tirées dans un sourire narquois. Le garçon se fige. Sous la lumière pâle se dessine alors un homme. Ses pieds ne touchent pas le sol.
— Bonjour, Oikawa, le salue une voix familière.
Un baluchon et un nez aquilin. Il veut parler, mais les phrases pourrissent sur sa langue.
— J'ai fait une promesse à Akaashi. Il est l'heure de tenir serment.
Les deux autres ne le remarquent pas. Yachi semble perdue dans les limbes de son esprit. Kiyoko quant à elle, le dévisage, soupçonneuse de quelque chose.
— Oikawa ? l'appelle-t-elle. Quelque chose ne va pas ?
— Il est là, avoue-t-il tout bas.
— Il faut que tu acceptes la mort de ce monde. Ceux qui la refusent disparaîtront avec lui. Comme cet homme.
Il pointe du doigt le cadavre en riant.
— Tu ne veux pas finir comme lui, pas vrai ? Et puis, Akaashi t'attend dans le Jardin. Tu ne vas pas l'abandonner comme la dernière fois, si ? (Il marque une pause.) Peut-être es-tu un lâche, finalement.
Son air provocateur retourne les tripes d'Oikawa.
— Ne fais pas de mal à Akaashi.
— Oikawa ? insiste Kiyoko. À qui parles-tu ?
Il se tourne vers la jeune femme.
— Tu ne le vois pas ?
Il désigne les bras enroulés autour des épaules de Yachi. Kiyoko lui lance un drôle de regard.
— Il n'y a rien.
Il pose à nouveau ses yeux sur la pénombre qui enlace son amie. Il n'y a plus rien.
— Il est parti, murmure-t-il.
Kiyoko a l'air de vouloir lui demander quelque chose, mais se ravise. Ils se remettent à marcher. De temps à autre, la silhouette d'Akaashi se dessine sur les murs. Il suit ces apparitions mystérieuses, se laisse guider par son instinct.
Oikawa sait qu'ils sont arrivés au bon endroit, avant même de découvrir ce que le Fou a appelé le Jardin. Il y a une odeur familière, les battements d'un cœur inoubliable qui résonnent.
Il n'attend personne. Ne prend pas le temps d'observer : le danger n'importe plus. Il se précipite dans la pièce ronde. Il tourne la tête dans tous les sens, à la recherche de son ami. Essoufflé, il ne voit rien. Il se met à parcourir le lieu de long en large, les plantes craquent sous ses pieds.
Il y a un corps recroquevillé sur lui-même près d'un mur où des fleurs ont été arrachées. Un filet de voix qui murmure des incohérences. Oikawa s'avance à toute allure et il sait. Il a toujours su le reconnaître – malgré les ombres, malgré les foules et malgré la rumeur.
Il se jette sur lui, le serre peut-être un peu trop fort. Il espère seulement ne pas lui briser les os, il retrouve cette odeur si familière et découvre des cheveux ébènes, une peau nacrée, il sent la texture de sa chair, une douceur réconfortante. Il l'enlace encore et encore, il pleure probablement. Ils ne sont plus que deux corps l'un contre l'autre, deux chaleurs qui se mélangent, se tournent autour avant de ne devenir qu'un tout qui va bien au-delà de ce moment.
— Akaashi, Akaashi, Akaashi, chuchote-t-il en embrassant sans cesse le dessus de la tête de son ami.
Mais l'instant se brise.
— Oikawa-san est parti. Il m'a abandonné dans les limbes.
La voix d'Akaashi se fait plus forte. Oikawa se détache, blessé par ses mots qui l'entaillent.
— Je suis là, l'appelle-t-il. Hé ? Tu m'entends ? On est venu te chercher. Ça va aller maintenant.
Son ami ne réagit pas. Il ne cesse de répéter cette phrase qui ne fait que casser un peu plus les côtes d'Oikawa.
— Il faut que tu te lèves, Kei-chan. On doit partir d'ici.
Alors qu'il glisse ses mains sous ses aisselles pour le relever, Kageyama déboule comme une furie. Il le bouscule avec une telle violence qu'Akaashi et lui tombent au sol. Une douleur aiguë résonne dans toute sa colonne vertébrale.
— Où est-ce qu'il est putain ? hurle Kageyama.
Hinata débarque à sa suite, le saisit par la taille et le retient de toutes ses forces pour empêcher son ami de se jeter sur eux. Akaashi ne réagit pas. Son regard est perdu ailleurs, au-delà de l'horizon.
Oikawa se relève et le corps d'Akaashi s'allonge mollement sur l'herbe. Il se place debout devant lui, fait barrière entre le garçon et le reste du groupe.
— Où est Bokuto ? crie encore plus fort Kageyama.
— Il s'est peut-être enfui ! gémit Hinata sous l'effort. Tu le connais, non ?
Le jeune homme ne l'entend pas. Il parvient à se dégager et réussit à contourner Oikawa. Il n'a pas le temps de réagir que l'autre et déjà à califourchon sur Akaashi. Il lui saisit le col, le secoue dans tous les sens.
— Où est Bokuto, bordel ?
Oikawa lève son poing vers Kageyama, mais les yeux d'Akaashi s'agrandissent d'un coup. Il passe une main sur son visage, enserre son corps.
— Fuite… On a couru avec Bokuto, mais il allait vite, si vite… il a glissé sous la porte. Lui aussi, il m'a laissé tout seul.
Kageyama le lâche, comme brûlé. La tête d'Akaashi cogne violemment par terre. C'en est trop pour Oikawa. Sans savoir comment, son ombre vient s'enrouler autour du cou de Kageyama, et elle le serre. De plus en plus fort. La peau du garçon se tord. Il veut que sa silhouette l'étouffe, qu'il ne reste qu'une brume comme écho. Kageyama suffoque. Il n'arrive pas à saisir le brouillard. Ses doigts le traversent et il ne peut que se griffer le cou.
— Oikawa, arrête ! s'exclame Yachi.
Quelque chose monte le long de sa cheville. Il remarque la main de Kageyama décrire un étrange mouvement. Il ferme son poing brutalement. Oikawa sent qu'on lui broie la jambe. Il tombe à genou, la douleur pulsant dans tout son corps. Son ombre s'affaiblit avant de se dissiper complètement du cou de Kageyama. Ce dernier se retrouve à quatre pattes, crachant ses poumons.
Hinata se précipite vers lui. Il lui donne des tapes dans le dos, chuchote des choses inaudibles. Il relève la tête dans la direction d'Oikawa. Ses yeux lancent des éclairs. Yachi et Mika s'approchent de lui.
— Bordel, mais qu'est-ce qui t'as pris ? s'énerve Yachi.
Il ne répond rien.
— C'était époustouflant, souffle alors Mika (Yachi lui donne un coup de coude dans les côtes.) Enfin, même si on ne fait pas ça aux gens, évidemment.
Malgré la situation, Oikawa laisse échapper un rire fugace. Mika lui sourit sans rien ajouter. Mais ce n'est qu'un court moment de répit. Sans crier gare, une alarme stridente se déclenche.
Les mains sur les oreilles, Oikawa se tourne vers Akaashi. II continue de murmurer la même chose, indifférent. Des lumières rouges clignotent de toute part. Les fleurs se ratatinent un peu plus sur elles-mêmes.
— Il faut qu'on se barre d'ici ! s'époumone Kiyoko de sa voix d'habitude si légère pour tenter de couvrir le vacarme.
Yachi est assise sur le perron de sa maison. Son regard virevolte entre deux chiennes qui courent sur la route. La ruelle est vide. Elle s'amuse à faire tourner son parapluie ouvert au-dessus de sa tête. Le visage posé en coupe dans ses mains, elle soupire.
Sa mère devait rentrer il y a une heure. Yachi patiente toujours. Elle a dû oublier. Elle faisait souvent ça. Promettre des choses qui n'arrivaient pas. Pour s'occuper, elle lance un petit ballon aux chiennes. L'une d'elles l'a tout le temps fourré dans la gueule. Dès qu'un enfant s'arrête ne serait-ce qu'un instant, elle le pose à ses pieds. La plupart s'enfuit en pleurant, mais Yachi les aime bien, alors elle joue avec elles.
Elles sont un peu étranges. Les deux se ressemblent beaucoup, et seule la tache blanche qu'elles ont autour d'un œil permet de les différencier. L'une l'a à droite, l'autre à gauche. Yachi ne connaît pas leurs prénoms. Sa mère n'apprécie pas qu'elle sympathise avec des animaux. Ils sont rares en ville et mal vus. Elle ne comprend pas. Ils sont affectueux, drôles et ne se ressemblent pas.
Il n'y a pas de secret avec eux, pas d'ombre. Tout passe dans le regard.
Il est presque vingt heures. Yachi continue de lancer la balle. La pluie est drue. L'eau roule sur les rigoles. Elle a des devoirs à faire, mais elle ne veut pas tremper ses cahiers. Elle se lève, saisit le ballon et se met à courir. Les chiennes la suivent ; elles vont si vite que bientôt, elles la dépassent. Yachi fatigue, mais ne s'arrête pas. Elle rit aux éclats, oublie son cartable qu'elle a abandonné devant la porte de sa maison.
Le soleil se couche et les chiennes la ramènent chez elle. Comme deux phares dans la nuit, elles la guident en se frottant à elle. Le contact de leurs pelages est doux. Yachi pleure un peu. Le temps est passé et il est déjà tard : elle redoute les réprimandes de sa mère.
Lorsqu'elle revient, son sac a disparu. De la lumière traverse la fenêtre qui donne sur la rue. Du lierre s'enroule autour d'un tuyau qui monte sur le mur de la demeure. Des fleurs bleues ornent le perron, protégé d'un toit en pierre. Elle enlève ses chaussures, les laisse dehors avant de franchir la porte. Sa mère ne la gronde pas. À dire vrai, c'est à peine si elle lui prête attention. Pas un mot échangé. Yachi ne s'en formalise pas : ce sont des choses qui arrivent souvent.
Bien plus tard dans la nuit, quand elle est persuadée que sa mère dort à poings fermés, elle se faufile dehors, escalade la fenêtre de sa chambre. Les chiennes l'attendent en bas en agitant la queue. Un sourire étire ses lèvres. Elle danse sous la lune alors que ses deux amies lui lèchent les mollets.
— Salut, c'est Kuroo. J'espère que tu vas bien. Je dois avouer que je m'inquiète un peu de ne pas avoir de tes nouvelles. Des gens meurent, tu sais. Ils ont encore annoncé le décès d'une petite mamie à la radio. Elle s'est fait tuer par son voisin, apparemment. Je crois bien qu'ils parlaient de la femme qui vivait au-dessus de chez moi. J'ai entendu les sirènes de la police. Je suis pas sorti. Je voulais pas voir. Elle était gentille, cette dame. C'était celle qui discutait avec nous lorsqu'elle nous trouvait réveillés à trois heures du matin. Elle nous aidait à réviser nos partiels, tu te souviens ? Aïe ! Merde, pardon. Je viens de me cramer le doigt avec ma théière. Enfin, on s'en fout. Putain, je divague carrément, non ? Excuse-moi. Je… Je suis juste épuisé. Daishou… Daishou. Il- il va pas très bien. Putain, il va vraiment pas bien. Je crois qu'il est en train de crever et je peux rien faire. Il est brûlant, il se réveille plus… Il respire. Et son cœur, il bat aussi mais- merde pardon je pense que je craque. Je sais plus quoi faire. J'ai peur, Mika. Je sais pas où t'es, si t'es toujours vivante, mais si t'entends ça, je t'en supplie, ramène-toi. J'ai besoin de toi et Daishou aussi. On a besoin de toi. On a toujours eu besoin de toi. On est trop nul pour vivre quand t'es pas là. On se chamaille et puis on casse des trucs comme des idiots, on s'ennuie vite et on n'a jamais d'idée pour s'occuper à part se mettre sur la gueule ou s'embrasser, alors que toi- que toi- Mika toi, t'as le bonheur aux creux des reins.
Ils sont tombés sur Bokuto sur le chemin du retour. Kiyoko a insisté pour couper par une forêt afin de rejoindre Iwaizumi. Ils ont suivi un fleuve en crue à cause des pluies diluviennes. Entre les pierres et la boue, voguant sur l'eau, le corps gisait là, le visage tourné vers le ciel.
C'est Akaashi qui l'a remarqué en premier. Il s'est précipité, a dévalé la pente qui le séparait de son ami. Il souriait, les yeux gonflés de larmes. Puis sa voix a résonné contre la terre humide.
— Bokuto-san ?
Il n'y a pas eu de réponse. Il n'y en aurait plus jamais.
Kageyama ne pleure pas. Hinata le fait pour eux. Il sanglote depuis des heures, ses épaules tressautant sans cesse. Ils n'ont pas échangé un mot ; ils n'ont pas suffi. Akaashi revient peu à peu à lui, mais ne semble pas comprendre. Il n'arrête pas de questionner Oikawa, de lui demander pourquoi Bokuto ne les a pas rejoints. Il finit par s'endormir à l'arrière de la voiture, sa tête appuyée contre l'épaule de son ami.
Ils ne l'ont pas enterré. Il n'y avait pas assez de temps. Kiyoko a déposé un collier sur sa poitrine, un vieux cadeau de Bokuto. Ils se sont recueillis tous les trois, sans un bruit.
Kiyoko a poussé le corps qui se cognait contre la rive et le courant l'a emporté. Son visage était strié de larmes.
— Il aimait voyager. Peut-être qu'il voguera loin, jusqu'à la mer.
La voiture tangue. Mika n'a pas conduit depuis une éternité. Yachi est à ses côtés, mais elle ne lui a pas adressé la parole depuis qu'ils sont sortis. C'est à peine si elle a jeté un regard à Akaashi. Ses blessures sont effrayantes : des ecchymoses partout, des plaies qui suintent et un sourire égaré, un peu fou.
Mika a pleuré elle aussi. Elle a du mal à comprendre pourquoi. Elle ne connaissait pas ce garçon. À dire vrai, elle n'a aucune raison d'être ici. Il n'y a que le bruit de l'océan qui l'a amené jusque là. Elle lance un regard en biais à Yachi. Elle oublie pendant un bref instant la route cabossée et déserte.
— Quelque chose est différent, hasarde Mika.
Elle jette un coup d'œil dans le rétroviseur intérieur : Oikawa s'est endormi lui aussi, sa main enlacée dans celle d'Akaashi. Elle a un sourire triste.
Alors le monde change vraiment.
— J'ai tué un homme, lâche Yachi d'une voix lasse.
Elle fixe la route. Ses vêtements sont sales. Son ombre s'accroche désespérément autour de son ventre, mais le reste n'est qu'une femme, un corps fluet qui paraît ridiculement fragile. Mika connaît la vérité : une force brute. Explosive.
— Tu devais sauver ton ami. Je suis sûre que tu as fait ce qu'il fallait.
— Tu ne comprends pas, rit-elle. Tu ne comprends vraiment pas, hein ?
Elle perd pied.
— Oui. C'est une mauvaise chose ?
Le visage de Yachi se détend brusquement. Elle passe une main dessus.
— Ça ne te dégoûte pas ? lui demande-t-elle après un moment.
Mika réfléchit.
— Pas vraiment. Honnêtement Yachi, tu ferais exploser la lune que je ne t'en voudrais pas. Tu pourrais brûler la terre entière que je t'aimerais toujours.
Son frère lui a dit qu'il y a des choses qu'il fallait garder pour soi, mais elle n'est pas d'accord. Les mots du cœur sont justes. Elle leur fait confiance.
Iwaizumi tourne à droite, alors elle fait de même. Ils quittent la route pour se retrouver sur un chemin de terre.
— Tu es collante, tu le sais ça ? plaisante Yachi, les yeux humides.
— On me le dit souvent. Mais que veux-tu ? La fin du monde n'aura pas raison de mes sentiments.
Elle lui sourit et même si son amie n'y parvient pas, cela suffit. Pendant un instant, elle oublie le corps de Bokuto, ne pense plus à Takeshi qui flotte peut-être lui aussi dans la mer.
Puis son téléphone sonne et le moment se brise.
— Tu ne réponds pas ?
— Qui est-ce ?
Yachi attrape l'objet.
— Kuroo.
— Merde. Je le rappellerai plus tard. On est arrivé de toute façon.
Ils se retrouvent tous au campement. Kiyoko leur offre à manger et Mika s'endort sur son manteau. Les feuilles des arbres les protègent de la pluie. Son corps lâche. Il n'y a pas de bruit autour d'elle.
La lumière du phare s'est brisée entre ses doigts. Elle ne sait pas comment, mais les éclats de verre sont là et lui coupent la peau.
— Tu dois aider mon fils.
La Grande Prêtresse la toise. Les vagues sont si hautes qu'elles éclaboussent leurs pieds depuis leur perchoir.
— Votre fils est probablement mort, assène Mika, amère.
Un morceau de verre s'enfonce dans sa paume à la verticale. La femme ne la regarde plus, mais sa mâchoire se crispe. Mika se mord la langue pour ne pas crier.
— Une mère sait lorsque son enfant périt, jeune fille.
Un des os est brisé. Le verre ressort de l'autre côté de sa main. La mer se teinte de rouge.
— Ce n'est pas comme ça que vous allez me pousser à l'aider, réplique-t-elle.
Sans préambule, son corps est balargué par-dessus la rambarde du phare. Elle flotte dans le vide. Si Mika tend le bras, elle pourra peut-être effleurer la lune. Elle n'en a pas le temps : la voilà immergée dans les profondeurs de l'océan.
Il fait noir. Elle s'agite sous la panique, ses jambes gesticulant bêtement. Le silence est si lourd qu'elle croit pendant quelques instants être morte. Toutefois, elle sent l'air qui s'échappe de ses poumons. Sa cage thoracique va exploser. Ses os iront peupler le sable des profondeurs. Elle retournera à la mer.
Brusquement, elle est de nouveau en haut du phare. Elle tousse, crache de l'eau avant de s'allonger, à bout de souffle. Ses vêtements trempés pèsent une tonne. La Grande Prêtresse, elle, n'a pas bougé.
— Tu aideras mon fils.
La porte s'ouvre et Mika tombe. Les marches s'enfoncent dans sa colonne vertébrale et cette fois-ci, elle hurle de terreur.
Oikawa ne dort pas. Il est convaincu qu'il en est de même pour son ami qui ne cesse pas de se tourner dans tous les sens.
— Arrête ça, s'agace Oikawa.
— Tu peux parler, rétorque une voix dans la pénombre.
Akaashi est redevenu lucide d'un coup. Sorti d'une longue torpeur, la brume dans son regard a été balayée par un coup de vent. Il s'est assoupi et à son réveil, son visage était de marbre, ses yeux limpides. Il n'a adressé la parole à personne. Pas même Oikawa.
— Tu parles, maintenant, tente-t-il de le provoquer.
— Tu sais, ce n'est pas parce que j'ai vécu un épisode traumatisant que je vais me mettre à ouvrir la bouche plus souvent.
Des questions par milliers qui refusent de sortir.
— Dommage.
Oikawa se tourne vers lui. Ils sont enroulés dans une grosse couverture et malgré tout, il frissonne. Il s'imagine le corps de son ami. Une fois à la lumière, il avait été choqué de sa maigreur et de ses cernes virant au noir. Il y a des blessures aussi, mais il préfère ne pas y penser. Kiyoko s'en est occupée, il lui fait confiance.
Il distingue le visage d'Akaashi dans la pénombre. Un rayon de lune éclaire l'intérieur du véhicule. Le jeune homme le dévisage.
Oikawa-san est parti, il m'a abandonné dans les limbes.
Il secoue la tête. S'il ne peut pas se mentir à lui-même, il peut au moins prétendre.
— Tu es gênant, grommelle Oikawa. Arrête de me regarder comme ça.
Reprendre des habitudes qui n'ont plus lieu d'être pour ne pas parler. Esquiver avec la souplesse d'un chat.
— Je n'avais jamais vu ton visage.
— Alors ?
Akaashi fait une petite moue boudeuse.
— J'imaginais mieux.
— Hé ! s'offusque Oikawa. J'aurais cru que toute cette affaire t'aurait rendu plus tendre. J'ai dû me tromper.
Son ami rit — une victoire. Akaashi ne rit pas, il souffle. Cela le prend de court.
— Tes remarques débiles m'avaient manqué, Tooru.
Oikawa cligne bêtement des yeux.
— Attends.
— Quoi ?
— Comment m'as-tu appelé là ?
— Je n'ai rien dit.
— Si.
— Non.
— Keeeei-chan.
Il ne répond plus, Oikawa insiste :
— Kei-chan ! Kei-chan ! Kei-chan !
— Je vais sortir de ce van, le menace-t-il.
— Vas-y, lance-t-il, un ton de défi dans la voix.
Akaashi ne bouge pas. Il le regarde encore plus intensément.
— Tu es un idiot.
— Je sais.
Oikawa voudrait le serrer très fort, ne plus jamais le lâcher, mais ses mains sont nouées entre elles.
Oikawa-san est parti, il m'a abandonné dans les limbes.
Peut-être que toute cette mascarade ne sert à rien. Peut-être que c'est lui qui devrait s'en aller.
Sans un mot, il sent des doigts se glisser sous son haut. Une poigne ferme lui attrape la taille et bientôt, il se retrouve le nez dans les cheveux d'Akaashi, collé à son corps gelé.
— Ouais, tu m'avais vraiment manqué.
Il n'ose pas esquisser un geste. Peu à peu, il se détend. Il s'endort au son de la respiration du jeune homme. Ils ne parleront pas ce soir, mais cela viendra. Les mirages ne durent jamais bien longtemps ; ils finissent toujours par se briser.
Il y a cette femme silencieuse qui la protège. Kiyoko s'endort et sent son regard se poser sur elle. Elle ne parle pas. Elle ne parle jamais. Elle n'esquisse pas un geste. Elle ne fait que se tenir droite, comme si elle attendait quelque chose.
Cette fois-là, Kiyoko est seule. Elle est devant un moulin, unique bâtiment au milieu des champs de blé qui s'étendent à l'infini. Les collines qu'elle distingue sont si nombreuses qu'elles ressemblent à des vagues. Le vent fait onduler les fleurs et pendant un instant, elle erre dans une mer dorée.
Les pâles en bois tournent et des tuiles du toit rouge se décrochent. L'une d'elles tombe à ses pieds. Les pierres de la bâtisse sont d'une étrange couleur qui change sous la lumière. Lorsque les rayons du soleil les effleurent, elles se teintent de rose, mais quand l'ombre d'un nuage passe, elles deviennent bleues.
Kiyoko a chaud. Le ciel est dégagé. Il n'y a pas un bruit. Tout est immobile. Elle attend, mais ne sait pas quoi.
Elle a peur.
Une terreur ancestrale, commune à tous les hommes.
Le soleil est au-dessus de sa tête. Il brille si fort qu'il brûle sa peau. La douleur est telle qu'elle s'écroule contre la terre. Le regard tourné vers le ciel, le blé s'enroule autour de ses chevilles et de ses poignets. Kiyoko se débat, épouvantée.
Quelque chose se faufile. Elle ne le voit pas, mais elle entend les fleurs se froisser, les pas sauter sur le sol.
Ses liens se resserrent, lui scient les pieds et les mains. Elle hurle. Plus rien ne bouge. Brusquement, le soleil se décroche du ciel. Il vient s'écraser sur son ventre, pénètre sa peau, se glisse à l'intérieur. Elle n'est plus qu'une lumière incandescente. La nuit l'envahit à l'instant où elle devient l'astre des Arcanes. Ses veines s'enflamment et elle crie toujours. Kiyoko brûle.
Les champs prennent feu, sauf cette menace invisible qui court, s'approche.
— Il est l'heure de te souvenir, Kiyoko.
Une voix familière qui provient de partout et nulle part à la fois. Elle naît de son ventre, se perd dans les pierres du moulin. Les pâles tournent de plus en plus vite.
Une femme. Elle se tient au-dessus d'elle. Kiyoko distingue seulement sa silhouette, car ses yeux ne sont plus que des flammes.
— Tu dois guider les âmes. Ramène tes frères et sœurs à la maison. Il est grand temps de rentrer.
Kiyoko essaie de dire quelque chose, mais un râle douloureux résonne. La femme dépose un doigt sur ses lèvres, insensible à la chaleur.
— Tu as une tâche à accomplir. Rappelle-toi de ton serment.
Elle tend la main vers elle, mais son corps se dissipe. Sa peau n'est plus que de la cendre. Des parcelles s'envolent et se dispersent dans l'air.
Malgré la douleur, son esprit est clair. Elle embrasse les angles morts. Kiyoko renaît.
À son réveil, elle savait ce qu'elle avait à faire. Les songes lui avaient offert des réponses dont elle devait faire bon usage.
Yachi s'éveille, blottie contre Mika. Elle sursaute, se demande si elle s'habituera un jour à ces étreintes – cette sensation douce sur sa peau, cette chaleur qui naît au creux de son ventre.
Elle se redresse tranquillement, la tête lourde. Kiyoko se tient en face d'elle, une tasse de thé à la main.
— Bien dormi ?
— On a vu mieux, marmonne-t-elle la voix enrouée. Et toi ?
— Pareil.
Silence.
— Les autres ne sont pas réveillés ?
— Kageyama et Hinata n'ont pas fermé l'œil de la nuit. Akaashi et Oikawa se reposent toujours dans le van, il me semble.
Yachi entend des chuchotements depuis leur tente — et des pleurs, il y en a beaucoup.
— Je suis désolée.
Kiyoko a un sourire triste.
— Tu n'y es pour rien. Les gens meurent un jour ou l'autre. C'était certainement trop tôt, mais ça l'est toujours avec ceux que l'on aime.
— J'ai tellement honte, avoue Yachi sans trop savoir pourquoi. Notre ami est en vie et le vôtre…
Elle ne parvient pas à terminer sa phrase. Elle ne veut pas que Kiyoko la console. Même si elles se connaissent, même si elle a vu ce qu'elle a fait, même si-
— Ton ombre, dit-elle alors. Elle a presque disparu.
Le regard de Yachi descend vers son ventre. Un nuage orange s'y accroche. Il tourne sur lui-même. Il y a déjà une brèche. À sa taille, sa silhouette commence à s'évaporer.
— Étrange, hein ?
— Pas tant que ça. Le monde change. Il faut bien s'adapter à ce nouveau mouvement.
Elles ne disent rien de plus. Mika se réveille peu de temps après. La jeune femme dévisage Yachi à la recherche de quelque chose. Elle articule silencieusement un « Comment te sens-tu ? ». Yachi répond par un sourire. Son amie l'embrasse sur la joue. Une habitude qu'elle a prise et qui lui plaît un peu trop pour être anodine. Kiyoko leur tend à toutes les deux de quoi boire.
— Je vous ai fait du chocolat chaud. J'ai pensé que vous étiez le genre de filles à aimer ça.
Mika rigole et l'atmosphère se détend. Alors que leurs boissons les réchauffent tranquillement, son téléphone sonne.
— Encore ? s'étonne Yachi.
— Putain ! Je suis vraiment trop conne ! J'avais dit que je m'en occuperais hier soir, mais je me suis écroulée de fatigue.
Elle attrape l'objet et s'éloigne en vitesse en décrochant. Yachi la suit du regard, intriguée. Une feuille tombe pour venir se coincer dans ses cheveux. Elle en arrache un, avant de réaliser que celui-ci est blond comme un épi de blé. Yachi est surprise. Elle ne savait pas qu'ils pouvaient avoir cette couleur. Elle s'amuse à en tirer un autre pour les coller ensemble. Elle se perd dans cette contemplation pendant de longues minutes. Mika la sort brutalement de sa rêverie, les traits marqués par l'inquiétude.
— Je dois aller voir Kuroo, annonce-t-elle en triturant les lanières de son pull.
— Quoi ?
— Il y a un problème. Daishou est malade.
Mika tente un sourire qui ne trompe personne :
— Ça ne doit pas être si grave que ça. Kuroo adore exagérer les choses.
— Je viens avec toi, avertit Yachi.
Être avec Mika a laissé des traces indélébiles. Des joies dans une grisaille routinière. Des éclats de lumières ont percé le ciel monotone de Yachi. Une envie de vivre qu'elle n'a jamais connue jusque-là. Puis il y a eu Mika.
Ce sont les cartes, Yachi, lui avait-elle dit. Elles me montrent la voie et j'écoute les chants des enfants.
Sans trop savoir comment, Yachi arrive à la prendre dans ses bras. Elles se regardent un moment.
— Je vais prévenir Kiyoko, l'informe Yachi en se détachant à contrecœur. Rassemble tes affaires, je te rejoins dans la voiture.
Lorsqu'elle grimpe dans le véhicule, Mika lit un long message. Ses mains tremblent légèrement. Elle s'empresse de ranger son téléphone.
— Tout va bien se passer, la rassure Yachi. On est ensemble cette fois-ci.
Le bois avait brûlé. Ses pieds nus redécouvraient la fraîcheur de la terre. Des racines mortes gisaient au sol. Elle s'amusa à faire onduler ses doigts. Il neigeait. Un drap blanc se déposait dans ses cheveux. Elle sourit.
— Est-ce l'hiver ? demanda-t-elle à la femme qui se tenait là.
Cette dernière hocha la tête. Elle avait entre ses mains le sceptre du monde. Les bras tendus vers l'Impératrice, l'objet doré brillait sous un rayon de soleil. Elle apprécia pendant un court instant le vent frais qui se glissa sous sa robe. Elle saisit l'offrande de la Reine des Coupes en la remerciant.
— Tout est fin prêt, annonça sa compagne.
Du bout de ses doigts, les fils ocre se délièrent. Ils pendaient dans l'air, cherchant à s'enrouler autour du vide.
— Il sera bientôt l'heure. Nous devons nous mettre en route.
Un miroir apparut devant l'Impératrice. Le reflet lui montrait une ville déserte aux immeubles sales et aux fenêtres brisées. Un feu naissait au fond du paysage, léchant les nuages bien bas dans le ciel. Soudain, un visage se dessina : celui d'une jeune fille aux yeux gris. Le cœur de l'Impératrice se serra.
— Je vais enfin pouvoir te sentir à nouveau dans mes bras, murmura-t-elle.
La Reine des Coupes s'approcha discrètement derrière elle.
— J'ai entendu dire que le Fou rôdait.
— Il ne sera pas un problème. Laissons-le tranquille.
— Mais-
— Il y a des discordes qui ne peuvent être semées.
Son ton est ferme, indiscutable. La femme recula comme un animal blessé. Elle n'ajouta rien de plus.
L'impératrice leva alors ses mains au niveau du miroir. Des fils y plongèrent et disparurent.
— Il faut nous mettre en route.
Elle souffla sur les branches mortes qui furent réduites en cendres. Son bouclier, la force de Vénus, apparut. Elle s'en saisit d'un air satisfait. Enfin, elle attrapa le poignet de son amie.
— Allons-y.
Elles s'enfoncèrent toutes deux dans le bois brûlé. Leurs silhouettes furent avalées par les feuilles épaisses, tandis que le soleil enflammait la contrée.
Le monde renaîtra de ses cendres. Le vent soufflera. Il emportera tous les cœurs maladroits — trop lourds ou trop légers.
alright, on entre enfin dans le vif du sujet, le vrai chaos de cette histoire. n'hésitez pas à me dire ce que vous en avez pensé!
des bisous!
