La douleur. Elle venait et refluait par vagues, laissant la Voix de la Tempête exsangue. Il lui semblait vivre une telle souffrance que jamais elle ne disparaîtrait, de se noyer au fond d'un puits si profond que la lumière ne parvenait même pas jusqu'à elle. Le pire, c'était aux petites heures du matin, quand la douleur la réveillait tout à fait après lui avoir tout juste permis de somnoler quelques heures. Elle avait mal presque au point d'oublier qui elle était, et quelle fonction elle occupait, mais au final, trop de poids reposait sur ses épaules pour qu'elle puisse l'oublier.

La Voix de la Tempête avait un jour été juste Keyleth, une druidesse commençant tout juste à développer ses pouvoirs et incertaine de sa place en ce monde. Cette Keyleth avait un jour quitté Zephrah en espérant trouver des réponses sur la disparition de sa mère et en craignant de disparaître à son tour pendant son Aramenté et de décevoir tout le monde autour d'elle. Cette Keyleth était censée devenir à la fois une guerrière, une protectrice, une sage et une dirigeante. Elle doutait de jamais y parvenir. Le poids des responsabilités manquait de la briser avant même qu'elle n'ait véritablement commencé son Aramenté.

La première nuit, alors qu'elle venait à peine de quitter Zephrah, elle avait failli rentrer toute penaude et supplier son père de lui laisser du temps avant qu'elle ne soit obligée de partir toute seule à l'aventure. Ce n'était pas qu'elle ne se sentait pas prête, c'est qu'elle savait qu'elle ne l'était pas. Keyleth avait continué au matin uniquement parce qu'elle avait trop peur de rentrer aussi vite et qu'elle savait qu'elle ne pouvait continuer à laisser son peuple sans dirigeant validé par l'Aramenté. Son père supportait la charge depuis trop de temps. Elle ne pouvait l'obliger à continuer que parce qu'elle était trop faible. Keyleth savait qu'elle devait devenir forte. Seulement, elle ne savait comment y parvenir.

Puis elle était arrivée à Stilben. Elle avait rencontré deux aventuriers demi-Elfes, comme elle, mais tellement différents en même temps, remplis de colère et de méfiance envers les autres alors qu'elle était remplie de doutes envers elle-même. Leur expérience du monde était tellement différente que c'en était fascinant. Keyleth avait grandi dans une communauté où les demi-Elfes étaient majoritaires. Eux s'étaient fait cracher dessus à cause de leur nature. On l'avait épaulé, guidée et encouragée. Eux avaient été rabaissés et ne devaient remercier qu'eux même pour ce qu'ils étaient devenus.

Elle les avait immédiatement adorés. Dans l'autre sens, cela avait pris plus de temps. Surtout du côté de Vex, à la réflexion.

Cela n'avait été que le début. En l'espace de quelques semaines à peine, Keyleth avait cessé d'être seule. Il y avait d'abord eu Grog, Scanlan, et Tiberius. Puis Pike les avait rejoint, et enfin Percy. Au fil du temps, Keyleth était devenue Kiki. Elle s'était fait des amis, pour ainsi dire les premiers ce qui était probablement un peu pitoyable. Malheureusement, du jour où il était devenu clair qu'elle serait la prochaine dirigeante de sa tribu et que ce jour arriverait plus rapidement qu'ils l'auraient voulu, Keyleth n'avait plus eu le temps à consacrer à des amis. Elle avait grandi seule, entourée d'adultes. Cela l'avait peut être préparé à sa tâche, mais elle était tellement soulagée d'avoir autour d'elle autre chose que des professeurs que Keyleth en aurait pleuré.

C'était avec Vox Machina qu'elle avait compris ce qu'était l'amitié. Avec certains membres de l'équipe, comme Percy ou Vax, l'amitié était venue comme une évidence. Avec d'autres, comme Vex, cela avait été plus difficile, mais pas moins fort. Vox Machina était la grande famille qu'elle avait toujours rêvé d'avoir sans même s'en rendre compte. Avec eux, la Keyleth dévorée par son anxiété avait été remplacée par une Keyleth brave et forte, celle qu'elle devait être pour réussir son Aramenté. Sans eux, elle n'y serait jamais parvenue.

Peu à peu, elle était devenue une autre Keyleth, et enfin quelqu'un qu'elle était capable d'apprécier, la meilleure version d'elle même au lieu de cette ébauche qui n'était pas à la hauteur des espérance des autres autour d'elle. Elle était Keyleth de Vox Machina, une druidesse qui avait affrontée des vampires, des hordes de morts vivants, des dragons et des liches, une druidesse compétence et réfléchie, capable de surmonter tous les obstacles que le destin mettait sur sa route.

Sauf un. Elle détestait repenser à leur plus gros échec, celui qui les avait privé de Vax. Aucun d'entre eux n'aimait le faire, et pourtant son souvenir s'imposait toujours à eux à intervalle régulier, toujours douloureux comme au jour de la séparation. Hélas, c'était ainsi que fonctionnait l'amour. Ils n'étaient pas sortis grandis de cette épreuve, mais affaiblis. Ce qui prétendaient que les épreuves rendaient les gens plus forts étaient des imbéciles ou des menteurs.

Pourtant, il était vrai que ces expériences, bonnes et mauvaises, avaient forgé Keyleth, à défaut de la rendre plus forte. Au fil de leurs épreuves, Keyleth était devenue la Voix de la Tempête, la gardienne du Bâton de la Confluence, la porteuse du Manteau de la Nature, la protectrice de Zephrah et parfois même de tout Tal'Dorei. Keyleth était devenue cette druidesse capable d'affronter un dragon sans trembler épaulée de toute la puissance de la nature sauvage, cette protectrice capable de prendre la forme d'un ours pour arrêter une attaque dirigée vers de plus faibles qu'elle, cette sage capable de penser l'avenir sans oublier le poids du passé et des traditions, cette dirigeante apte à guider Zephrah vers son avenir.

Quand elle prenait le temps d'y penser, et ce n'était pas souvent parce que son travail était éreintant, Keyleth était fière de la personne qu'elle était devenue. Mais pas aujourd'hui.

Aujourd'hui, la Voix de la Tempête était clouée au sol, ou plutôt au fond de son lit. Elle n'était à nouveau plus que la petite Keyleth, qui se cachait dans sa chambre pour ne pas affronter le lendemain. Son manteau lui paraissait trop grand et son bâton trop lourd. Tout le monde au-dehors devait réaliser quelle incompétente elle faisait. S'ils venaient lui arracher l'un comme l'autre, elle en aurait pleuré de soulagement. De toute évidence, elle n'en était plus digne, si elle l'avait jamais été.

Sans doute n'était-ce que la douleur qui parlait. Keyleth le savait, mais elle n'arrivait pas pour autant à faire taire ces voix. Elle n'était même pas sûre d'en avoir envie. Après tout, elles avaient raison. Sans compter qu'une part d'elle-même voulait ne plus jamais ouvrir les yeux et faire semblant que le monde autour d'elle n'existait pas. Elle aurait voulu hurler à tous ceux qui semblaient attendre qu'elle se remette. qu'elle avait assez donné d'elle-même à un monde ingrat qui ne savait que lui prendre tout ce à quoi elle tenait, sa mère d'abord, Vax ensuite, et tant d'autres choses entre les deux. C'était assez cher payé, non ? Un autre ne pouvait-il pas assumer ces responsabilités et les déboires qui allaient avec ?

Mais Keyleth avait fini son Aramanté des années plus tôt et elle avait perdu le luxe de pouvoir se cacher au fond de son lit. Plus jamais elle ne serait juste Keyleth ou Kiki. Elle serait toujours la Voix de la Tempête et le poids des responsabilités pesant sur ses épaules l'empêchait de se rendormir bien plus que l'omniprésente douleur. Était-elle la seule à pouvoir les assumer ?

Peut être pas. Exandria regorgeait de champions prêts à s'engager pour la protéger. Vox Machina n'avait jamais été le seul groupe à s'engager en ce sens, bien au contraire. Il y avait Allura et Kima, Kasha et Zahra, ces énergumènes de Mighty Nein, sans compter la jeune génération montante de héros comme Orym et ses amis. Pour autant, cela ne voulait pas dire qu'elle pouvait abandonner les siennes, et Keyleth ne le ferait pas. Elle supporterait la douleur. Elle aurait juste voulu que celle-ci soit moins forte, pour qu'elle puisse enfin se mettre à réfléchir. La douleur était si intense que Keyleth avait l'impression que son cerveau partait en lambeaux.

Un bruit de pas dans l'escalier lui fit ouvrir les yeux. Deux personnes, d'après le bruit, probablement chargées d'un plateau difficile à manœuvrer dans l'étroit escalier. Elles s'arrêtèrent à l'entrée de sa chambre. Keyleth entendit des chuchotements juste derrière sa porte. Elle bougea avec difficulté la tête pour observer la fenêtre par laquelle le soleil entrait déjà à flot. À vue de nez, il était plus de dix heures du matin. Keyleth avait dormi plus longtemps qu'elle ne l'aurait cru. Le manque de sommeil avait sans doute fini par vaincre la douleur qui la maintenait jusque là éveillée. Tant mieux, mais maintenant il lui fallait se réveiller. Keyleth ne pouvait pas se permettre de passer une minute de plus enfermée loin des nouvelles du monde, même si elle n'était pas en état de les recevoir. À contrecœur, elle reporta son attention sur la porte.

-Entrez !

La porte s'entrouvrit, pour laisser passer la tête inquiète de sa mère. Keyleth trouva la force de se relever sur un bras et de lui sourire. Elle avait toujours la force de sourire pour sa mère. Même des années après, elle n'en revenait toujours pas de l'avoir retrouvée. La vie lui accordait rarement de tels miracles. À vrai dire c'était même la seule fois où c'était jamais arrivé. Tous les autres miracles auxquels elle avait assisté avaient eu un prix, mais pas celui-ci.

-Ne bouge pas, s'exclama Vilya en la voyant bouger. Tu va rouvrir tes blessures si tu n'y prends pas garde.

Parce que c'était sa mère, Keyleth retint la remarque acerbe qui lui venait aux lèvres. Quoi qu'elle fasse, Keyleth rouvrirait ses blessures, qu'elle essaie de dormir ou qu'elle soit en position assise. Elle arriverait à les rouvrir même si elle lévitait des heures durant. Elle ne supportait plus rien, ni ses draps, ni ses vêtements. C'était tout juste si elle supportait encore le soleil et le vent sur sa peau. Son corps entier n'était qu'une plaie à vif depuis des jours et des jours.

Keyleth ne savait pas combien de temps on pouvait tenir avec une telle souffrance sans se mettre à hurler. Dans son cas, la limite aurait du être franchie trois jours plus tôt. Ce n'était pas le cas, mais uniquement parce qu'elle avait eu des années pour s'habituer à la souffrance, même si celle qu'elle maintenait à distance depuis trente ans n'était pas physique.

Vilya déposa à côté d'elle des bandages propres et un solide petit déjeuner.

-Comment va-tu aujourd'hui ?, demanda Vilya de la voix qu'on réserve aux malades et aux mourants.

-Je survis.

Cette fois, Keyleth ne parvint pas à camoufler l'aigreur dans sa voix. Vilya fronça les sourcils, mais se contenta de soupirer.

-Ce n'est qu'une question d'heures ou de jours, ma chérie. Baerni et les autres vont vite revenir avec de quoi te soigner.

Cette fois, Keyleth tourna sa tête vers le mur pour ne pas que sa mère voit sa grimace. Ils mettaient trop de temps à revenir. Quelque chose avait mal tourné, elle le sentait. Il allait falloir envoyer un deuxième groupe, mieux préparé, et espérer que celui-là trouve et la fleur, et l'équipe disparue intacte. Keyleth aimerait juste que cela arrive avant qu'elle devienne folle de douleur, et sans que des hommes et des femmes de valeur n'y perdent la vie. Pire, si la douleur continuait à la détruire petit à petit, elle craignait d'être prête à sacrifier des milliers de vie juste pour arrêter d'avoir mal. Keyleth ne voulait pas se transformer en cette femme là.

Les larmes lui montèrent aux yeux, mais Keyleth parvint à les contenir. Elle plaça son bras sur ses yeux pour cacher son état et soupira. Elle en avait assez de voir les gens mourir autour d'elle ou pire encore, mourir pour elle. Will, Derig, tant d'autres Ashari…

Vax.

-Je suis fatiguée, maman. Je crois que je vais dormir.

Même en lui tournant le dos, Keyleth sentait la désapprobation exsuder de sa mère. Elle eut un peu honte de son comportement.

-Tu n'as même pas mangé.

-Je n'ai pas faim.

-Au moins, laisse-moi au moins panser tes blessures. Il ne faudrait pas qu'elles s'infectent, en plus du reste.

Quelle importance, puisqu'elles ne guérissaient pas et qu'aucun baume n'apaisait la douleur ? Est-ce qu'on ne pouvait pas la laisser tranquille à la fin ? Sauf bien sûr qu'elle était la Voix de la Tempête. On ne pouvait pas la laisser se reposer ? Hélas, c'était seulement les gens qui n'étaient pas importants qu'on laissait tranquille, et il y avait bien trop longtemps que Keyleth avait cessé d'être une petite chose insignifiante. Elle comptait pour trop de gens, à l'échelle d'un continent entier, peut être même de tout Exandria. Flancher, c'était bon pour les autres. Keyleth ne pouvait se permettre de se rouler en boule pour pleurer.

Tout ce qu'elle demandait, c'était une heure. Une heure sans qu'on vienne lui rapporter une nouvelle catastrophe, un allié de plus dont on était sans nouvelle. Une heure sans qu'on vienne la supplier de trouver des réponses à des questions qu'elle découvrait en même temps que tout le monde. Depuis qu'on l'avait ramenée ensanglantée à Zephra, elle n'avait pas eu droit même à dix minutes pour pouvoir réfléchir, en dehors des heures de sommeil.

-D'accord pour les bandages, soupira-t-elle. Mais après je vais retenter de dormir. J'y suis à peine arrivée cette nuit et j'ai trop d'heures de sommeil en retard, c'est tout juste si j'arrive à penser. Mais si tu laisses le plateau, je promet de manger quelque chose en me réveillant.

Elle ne mentait pas, au reste. Keyleth manquait de sommeil autant qu'elle manquait d'appétit, c'est à dire à un niveau inquiétant. Sa mère n'insista pas, sans doute soulagée que Keyleth soit déjà prête à quelques concessions et qu'elle n'exige pas de se remettre au travail, comme la veille où elle avait exigé une écritoire avant de renoncer à essayer de tenir une plume pour se mettre à dicter vingt lettres à la suite. Mais aucune n'était adressé à Vex. Des jours après, elle était encore incapable de trouver les mots pour s'adresser à son amie et lui parler de Vax.

Ses lettres avait probablement été entièrement réécrites sans lui en parler, si même elles avaient été expédiés. La douleur la rendait presque incohérente quand elle essayait trop longtemps de rester éveiller et leurs alliés n'avaient pas besoin de savoir que la Voix de la Tempête se tordait de douleur dans son lit et pleurait chaque fois qu'elle devait essayer de dormir.

Un peu honteuse d'inquiéter autant sa mère, et plus encore de ne pas avoir la force de se remettre au travail pour l'instant, Keyleth se laissa faire en essayant très fort de ne pas gémir quand sa mère serrait un peu trop fort un bandage ou frôlait de trop près une de ses innombrables plaies. L'instinct soufflait à Keyleth de se changer en bête pour mieux lécher ses plaies, ce qui ne serait pas plus idiot que ce que tous ces gens autour d'elle tentaient, mais probablement tout aussi douloureux, voire plus. Au moins en forme de bête elle aurait pu mordre la main qui lui faisait mal pour oublier un instant la douleur. Keyleth se contint. Ce n'était pas de la faute de Vilya si elle était à cran. Sa mère faisait de son mieux. Ils faisaient tous de son mieux.

Keyleth ferma les yeux et supporta l'épreuve sans se plaindre. La fois exacte lui échappait pour l'instant, mais elle était passée par pire. Et si elle se le répétait assez souvent, elle finirait par s'en convaincre.

La main de sa mère frôla doucement ses cheveux quand elle en eut terminé. Le geste réveillait de vieux souvenirs de Keyleth, du temps d'avant que sa mère disparaisse durant son Amaranté. Vilya l'avait réconforté ainsi quand Keyleth était malade, et juste avant son départ. Cela faisait mal de réveiller ce souvenir. Aujourd'hui, Keyleth n'avait plus l'âge de se réfugier dans les bras de sa mère. C'était elle qui était censée résoudre les problèmes qui se présentaient à elle. Seule, et sans pleurer comme une enfant.

-Voilà, finit par déclarer Vilya. Je te laisse te reposer, ou tu préfère que quelqu'un reste avec toi ?

-Laisse-moi seule. S'il te plaît.

Des lèvres se posèrent délicatement sur son front pour y déposer un baiser. Le parfum de sa mère était resté le même que quand elle était toute petite. En retour, Keyleth parvint à grand peine à lui offrir un vague sourire, qui manquait autant de sincérité que les autres.

Après le départ de Vilya, Keyleth attendit quelques minutes allongée sur son lit, au cas où sa mère reviendrait voir si elle était endormie. Elle se sentait comme une enfant prise en faute et c'était désagréable à son âge.

Enfin, quand elle fut sûre d'être tranquille, Keyleth se redressa tout doucement. C'était une torture et elle dut plus d'une fois retenir un cri de douleur, au-cas où quelqu'un se tienne dans le couloir prêt à répondre à son appel, mais elle y parvint. En serrant les dents, elle s'empara de son bâton qu'une bonne âme avait heureusement laissé à portée de sa main, puis, à tous petits pas, elle se leva et mis un pied devant l'autre. Fort heureusement, la plante de ses pieds avait été épargné par la tueuse. C'était bien une des seules parties de son corps qui ne lui faisait pas mal. Marcher n'était pas agréable, pas avec toutes ses blessures qui la brûlaient, mais elle pouvait y arriver.

Franchir la distance qui séparait le lit de la fenêtre était l'affaire de quelques pas. Il lui fallut dix minutes et de longues pauses pour y parvenir, mais quand elle put s'effondrer sur son fauteuil – avec prudence, vu l'état de son dos et de ses jambes – ce fut la première fois qu'elle avait l'impression de remporter une victoire depuis des jours. Les assassins pouvaient se vanter de l'avoir fait trébucher, mais pas de l'avoir abattue. Leur plan avait échoué, au moins en partie. Dans les circonstances qu'ils affrontaient, « en partie » devrait être suffisant. Ce « en partie » donnait une chance au camp auquel appartenait Keyleth de se reprendre et de préparer une contre-offensive. Du moins, s'ils arrivaient à communiquer les uns avec les autres ce qui était encore loin d'être gagné. Keyleth était toujours sans nouvelle de Blanchepierre et d'Emon. Et le sort d'Orym, toujours inconnu, était une des innombrables ichoses qui l'empêchaient de dormir la nuit. Presque tous les Ashari survivants avaient réussi à rentrer en utilisant les arbres les plus proches du champ de bataille, mais lui restait toujours au nombre des disparus.

Keyleth jeta un coup d'œil prudent par la fenêtre. De celle-ci, on ne voyait pas le terrible rayon rouge sang reliant Ruidus à Exandria qu'on lui avait décrit et qu'elle n'avait pas vu, étant trop occupée à se vider de son sang sur son lit. Mais il était là, ses espions étaient formels, et c'était probablement la plus grande menace que le monde ait affronté depuis l'ascension de Celui qu'on Murmure. Ils ne pouvaient pas échouer. Keyleth ne pouvait pas échouer.

Sauf qu'elle avait beau réfléchir, elle n'arrivait pas à penser à un plan, même bancal. Dès qu'elle fermait les yeux, elle le revoyait apparaître devant elle. Et quand elle les avait ouverts, elle croyait le voir surgir de toutes les ombres, tout comme elle croyait voir un corbeau dans chaque feuille portée par le vent.

Vax.

Il était là, ce jour fatidique. Quand la douleur réveillait Keyleth en plein milieu de la nuit, elle se demandait si elle n'avait pas halluciné, mais il était là. Keyleth avait vu et reconnu l'éclat métallique de Murmure avant de le reconnaître lui. Nul besoin de reconnaître son armure, ses dagues, son manteau ou son masque de corbeau pour le reconnaître lui. Keyleth l'aurait identifié dans une foule juste à sa manière de se tenir, à la façon dont ses épaules se tendaient en anticipant le mouvement qui lui permettrait de porter le coup fatal. La gorge de Keyleth s'était aussitôt asséchée. Elle aurait voulu crier, parce que même avec l'esprit ralenti, elle avait comprit juste en le voyant. Après avoir passé tant de temps sous la forme d'un prédateur, elle savait reconnaître un piège quand elle en voyait un, mais elle n'avait pas envisagé qu'elle en était l'appât.

« N'essaie même pas ».

C'est ce qu'il avait dit à l'assassin, à cette Otohan Thull. Il s'était précipité pour défendre Keyleth. Il l'observait depuis toutes ces années, veillait sur elle. Keyleth le savait depuis le début, avait remarqué ce corbeau qui venait la voir tous les jours, peut importe l'endroit où elle était à la surface d'Exandria et qu'elle n'ait dit à personne où elle allait. Et si elle était au courant, leurs ennemis le savaient aussi. C'était évident maintenant. La tentative d'assassinat qu'elle avait subi des années plus tôt ? Peut être n'était-ce pas une tentative de l'ôter de la partie avant qu'elle ne commence, comme Keyleth l'avait pensé jusque là, mais une répétition générale pour tester ses résistances et voir avec quelle brutalité il conviendrait de l'attaquer pour attirer Vax dans le piège.

« N'essaie même pas ».

Le savait-il à ce moment-là qu'il sautait à pied joint dans le piège ? Peut être. Probablement. C'était tout lui en tout cas. Keyleth le connaissait trop bien. Il n'avait aucun sens de l'auto-préservation. Cela faisait leur désespoir à tous bien avant que son sort soit scellé.

-Maudit soit-tu, Vax, murmura-t-elle en laissant tomber sa tête entre ses mains. Tu t'es sacrifié une fois pour nous. Tu as donné ta vie pour que Vex vive. Et oui, elle est heureuse et ses enfants sont magnifiques. Nous savons tout ça. Mais tu crois qu'elle t'es reconnaissante de lui avoir fait ce coup-là ? Tu crois que je vais te dire merci de t'être placé entre l'assassin et moi ?

La douleur qu'elle ressentait en pensant à la dernière vision qu'elle avait eu avant de s'évanouir et au cri qu'avait poussé Vax était la seule chose pire que la douleur lancinante et permanente de ses blessures. Les deux l'empêchaient de penser et d'agir même quand c'était son devoir de le faire au plus vite.

Keyleth regarda à nouveau dehors. Les premières fois que le corbeau était venu la voir, c'était à cette fenêtre qu'elle se tenait. Il venait voleter près d'elle. Il avait mis du temps à venir se poser près d'elle. Il avait passé le pas un jour où elle se sentait particulièrement mal. C'était Vax, elle le savait. Aucun vrai corbeau ne pencherait la tête sur le côté comme ça, d'un air à la fois moqueur et compatissant et Vax avait toujours senti quand elle avait besoin de soutien.

Mais il n'y aurait plus de corbeau à sa fenêtre, n'est-ce pas ? Ni aujourd'hui, ni demain, ni jamais. Les souvenirs de Keyleth après l'atterrissage de Vax étaient flous, mais il était parti, elle le savait, et cette fois c'était définitif. Aucun homme ne pouvait hurler comme ça et survivre, même le champion de la Reine Corbeau.

« N'essaie même pas ».

Il le savait que c'était un piège. Keyleth en était sûre. Il avait cherché son regard, ça elle s'en souvenait. C'était la première fois qu'ils se voyaient depuis longtemps, et il savait que c'était peut être la dernière. Le temps qu'elle le comprenne consciemment, il était déjà trop tard pour empêcher le scénario écrit par Ludinus Da'leth de se dérouler exactement comment il l'avait planifié.

Avec le masque, elle n'avait même pas pu voir les traits de Vax une dernière fois. Est-ce qu'il souriait d'un air bravache dessous, ou bien est-ce qu'il lui adressait ce pauvre petit sourire désolé qui faisait tant de mal à voir ? Keyleth aurait voulu revoir ses yeux. Avoir le temps, aussi, de lui dire tout ce qu'elle n'avait jamais eu le temps de lui dire et qu'elle aurait été incapable de dire au corbeau qui venait la visiter, parce que c'était déjà trop tard et qu'il était idiot de se faire du mal à l'un comme à l'autre. Keyleth s'était toujours refusé à lui reprocher son choix de son vivant. Elle n'allait pas commencer quand il n'était plus qu'un corbeau à l'œil trop intelligent venu lui rendre hommage chaque matin. Cela n'en faisait pas moins mal.

Des pensées tournaient en boucle dans la tête de Keyleth. Elle n'arrivait pas à penser au futur, trop focalisée qu'elle était sur Vax et sur le passé. Elle ne pouvait s'empêcher de se demander si sous son masque, il était changé par les années écoulées. Probablement pas. Il était trop jeune pour que le temps pose sa marque sur ses traits de demi-Elfe, mais ses yeux devaient avoir changé, son sourire aussi, et elle ne saurait jamais comment. Derrière le masque, elle n'avait vu que deux puits d'ombre indéchiffrables.

Les dieux auraient du lui donner ce moment. Ils auraient du figer le temps un instant pour eux. Keyleth ne demandait même pas un baiser, la vie n'accordait pas ce genre de cadeaux, pas à eux en tout cas. Juste de pouvoir échanger quelques mots. « Je t'aime, ne te sacrifie pas pour moi », par exemple, ou peut être « va-t-en idiot ». Il aurait refusé, mais au moins elle aurait essayé.

Tout aurait été mieux que cette unique seconde de joie et de soulagement qu'elle avait ressentit en le voyant se tenir sous ses yeux en chair et en os, ou du moins quelque chose d'approchant, suiviez de l'horreur de le voir disparaître en hurlant.

Vax n'était plus et Keyleth allait devoir l'annoncer à Vex. C'était tout lui que de laisser ce sale travail à d'autres. Keyleth n'en était pas capable, ni par lettre, ni face à face. Le seul réconfort qu'ils avaient tous, elle, Vex, Percy, Grog, Pike et Sclanlan, c'était de savoir qu'ils reverraient Vax une dernière fois. Un jour, dans très longtemps si possible, mais au moins ils le reverraient et sa présence était censée rendre leur passage plus facile. Si même ce dernier espoir s'était envolé… Keyleth ne pouvait pas leur faire du mal en leur disant ce qu'elle avait vu. Elle ne pouvait pas non plus leur mentir. À vrai dire, elle était presque soulagée que les contacts avec le reste du monde soient si difficiles. Au moins, elle pouvait retarder l'échéance. Elle avait du temps avant d'être obligée de dire ces trois mots horribles « Vax est parti ».

Son cœur se serra. Elle sentait les larmes poindre à nouveau, mais cette fois ce n'étaient plus des larmes de douleur, mais des larmes de chagrin et de colère, des larmes de rage. Par la fenêtre, elle lança un regard noir vers le ciel azuré.

-Je sais que tu écoute, cracha-t-elle avec colère. Tu nous l'as pris en nous jurant que tu en prendrais soin. Tu ne pouvais pas promettre qu'il serait heureux, mais il n'était rien censé lui arriver. Il était censé être ton champion ! Il n'est pas censé arriver du mal aux champions des dieux, vous êtes censés être tous puissants ! Alors où est-il maintenant ?

Keyleth se tut et tendit l'oreille. Elle était une druide, habituée à écouter et comprendre le moindre message porté par le vent. Cette fois, elle dut se contenter d'un terrible silence. La Reine Corbeau n'était pas disposée à lui répondre, ou bien elle était trop occupée à gérer les effets des machinations de Ludinus Da'leth pour se soucier d'une druidesse en colère. Et bien, Keyleth n'allait pas compatir si la déesse avait trop de travail. Ce ne serait pas le cas si elle avait fait son travail de déesse du destin et su arrêter Ludinus avant qu'il ne soit une menace trop importante pour Exandria toute entière et Vax en particulier.

La colère de Keyleth remua dans ses entrailles et devint brûlante. Peut être qu'en vouloir à la Reine Corbeau n'avançait à rien, mais Keyleth leur en voulait trop, à Vax et elle, pour avoir envie de la contenir. Cela faisait trente ans qu'elle vivait avec le chagrin d'avoir perdu Vax à tout jamais, et trente ans qu'une colère sourde grondait dans ses entrailles. Keyleth en voulait à Vax de s'être sacrifié ainsi, aux dieux d'être sourds aux prières, ou au moins de ne pas avoir les même priorités que les mortels, à Pike et aux autres de ne pas avoir trouvé de solutions pour tirer Vax de ce mauvais pas avant qu'il ne soit trop tard, aux gens de Zephrah pour ne jamais lui avoir laissé le temps de faire son deuil, aux éléments de ne pas l'avoir soutenue à l'instant critique, à ses parents de marcher sur des œufs à côté d'elle comme si elle risquait de se briser ce qui lui rappelait que c'était vrai, à… Sa colère avait tant de cible qu'elle aurait eu besoin de journées entière pour en faire la liste.

C'était une vieille amie à ce stade, qui lui réchauffait les entrailles et l'aidait à continuer à avancer. Keyleth ne savait pas comment elle pourrait fonctionner sans elle. Ses autres amis aussi étaient en colère, mais pas comme elle, pas comme ça. Pas tout le temps.

Un bruit familier l'arracha à ses réflexions. Keyleth leva la tête et foudroya du regard le corbeau qui venait de se poser dans l'arbre qui se penchait vers sa fenêtre.

-Tu n'es pas Vax. Va-t-en.

Le corbeau sautilla un peu plus près d'elle en penchant sa tête sur le côté pour mieux la regarder, d'une façon qu'elle trouva déplaisante. Vax aussi penchait la tête pour la regarder quand il la visitait sous la forme d'un corbeau, mais lui parvenait y mettre une forme d'humour dans sa manière de se tenir, comme s'il la défiait de rire de la situation tout en s'amusant lui-même d'être réduit à la visiter en cachette et sous la forme d'un oiseau, après l'avoir vu tant de fois prendre des dizaines de formes différentes. Ce corbeau-là était raide comme un croque-mort et il en avait l'œil torve également.

-Je te donne dix secondes pour t'envoler, le menaça-t-elle en corvidé. Passé ce délai, je te jure que je t'étouffe dans des lianes étrangleuses, je te change en pierre ou je te réduis en cendres. D'ici là, j'aurais eu le temps de me décider.

La menace fit son effet. Le volatile s'envola immédiatement.

Keyleth soupira de soulagement. Elle aurait mis sa menace à exécution, mais ses doigts étaient couverts de tellement d'écorchures qui refusaient de guérir qu'elle aurait eu du s'y reprendre à plusieurs fois avant de réussir à lancer correctement un sort.

Malgré elle, ses yeux se fermèrent. Elle ne voulait pas dormir, mais son corps tenait à lui rappeler qu'elle était épuisée. Keyleth devait probablementi l'écouter. Ce serait plus facile si elle ne voyait pas l'image de Vax se distordre et disparaître dans le néant s'imprimer sur ses paupières chaque fois qu'elle fermait les yeux.

Dans un bruissement d'ailes, le corbeau vint se poser sur sa fenêtre, juste à côté de sa main. Keyleth fit un geste pour tenter de le chasser, mais ses mouvements étaient trop lents et maladroits. Le corbeau se contenta de s'éloigner d'un battement d'aile avant de se reposer exactement au même endroit. Elle se serait presque attendu à ce qu'il croasse quelque chose d'un ton moqueur, mais l'animal se contenta de pencher à nouveau la tête sur le côté pour l'observer.

Un peu tardivement, Keyleth se mit à réfléchir. Même pour un corbeau, un oiseau incontestablement intelligent, celui-là se comportait de manière trop réfléchie. Ce n'était pas un simple animal, pas même un messager ailé comme la Reine Corbeau aimait à les employer. Son œil était trop intelligent, sa posture trop étudiée. Surtout, ses yeux n'étaient pas noirs à la manière habituelle des corbeaux. C'étaient deux puits d'ombre dont on ne voyait pas le fond. La Reine Corbeau habitait le corvidé, ou du moins lui avait envoyer un messager .

-C'est toi, n'est-ce pas ?, demanda Keyleth, la gorge sèche.

Le corbeau hocha gravement la tête.

-Je t'ai appelée. Mais je ne m'attendais pas à ce que tu me répondes.

Le corbeau inclina un peu plus la tête sur le côté. C'était sans doute le maximum que pouvait faire la déesse en utilisant ce moyen pour s'adresser à elle. La Porte Divine l'empêchait d'agir plus directement sur Exandria. De manière générale, Keyleth était très satisfaite que les Dieux soient obligés de les laisser tranquille, et les mortels obligés de se débrouiller seuls. Mais cette fois, exceptionnellement, elle aurait voulu que la Reine Corbeau soit physiquement présente, histoire d'avoir le plaisir d'écraser son poing sur son masque d'ivoire.

-C'est votre faute, cracha-t-elle. Vous en avez conscience au moins ?

Le corbeau pencha sa tête du côté gauche, puis du côté droit. Oui, traduisit Keyleth, et non. Elle renifla pour marquer son manque d'amusement face à la réponse.

-Vous ne pouvez pas reconnaître et dénier vos responsabilités à la fois. Ce serait trop facile. Est-ce que vous me voyez agir ainsi, moi ?

Oui, fut la réponse du corbeau.

La colère manqua d'étouffer Keyleth. Comment osait-elle ? Keyleth n'était pas responsable des erreurs de la déesse. Elle n'avait pas été aveugle aux manigances de Ludinus Da'leth et de ses sbires, elle. Et elle avait agit en retour avant la dernière seconde, elle. L'inactivité n'était pas son genre. Pendant que les dieux se concentraient sur les prières de leurs fidèles et ignoraient le monde autour d'eux, Keyleth avait mobilisé ses contacts, envoyé des Ashari suivre la moindre piste qui pouvait se révéler instructive. C'était en son nom qu'Orym…

Bien malgré elle, Keyleth posa à nouveau les yeux sur le corbeau qui continuait de la contempler d'un œil trop calme. Le temps avait rendu Keyleth assez sage pour qu'elle soit capable de distinguer les points communs entre la déesse et elle sans prétendre qu'il n'y en avait pas. Le message qu'essayait de lui faire passer la déesse était désagréable à entendre, mais Keyleth était habituée aux vérités douloureuses.

Effectivement, ses actions n'étaient pas si différentes de celles prises par la déesse. Consciente du danger, elle avait fait d'Orym son champion, l'encourageant à faire ce qu'elle ne pouvait plus se permettre de faire maintenant qu'elle était trop importante pour périr dans une escarmouche : porter la lumière au milieu des ténèbres et botter les culs de ceux qui croyaient pouvoir décider de l'avenir d'Exandria. Puis, quand il lui avait ramené les informations nécessaires, elle l'avait laissé combattre au cœur de la mêlée, parce qu'il avait un intérêt personnel dans l'affaire, un compte à régler avec les assassins de son époux.

Et maintenant, le sort d'Orym était tout aussi incertain que celui de Vax. Non, décidément, Keyleth n'était pas si différente de la Reine Corbeau. Quand elle avait achevé son Aramanté, Keyleth était devenue une dirigeante. Et comme les dieux, les cheffes des Ashari devaient prendre des décisions difficiles et utiliser leurs meilleurs guerriers comme des armes qu'on pouvait sacrifier. Mais ces armes avaient une âme. Elles étaient capables de prendre leurs propres décisions. Keyleth aurait demandé à Orym de rester à l'écart qu'il serait venu quand même. Il était responsable de son propre destin. Keyleth devait l'accepter.

-Vous saviez que c'était un piège, souffla-t-elle. Vous le saviez tous les deux, mais il est venu quand même. Je ne peux pas le lui reprocher, j'aurais probablement fait la même chose. C'est facile de vous en vouloir, mais vous lui avez laissé son libre-arbitre. Nous ne pouvons pas lui reprocher maintenant de l'utiliser.

Le corbeau pencha la tête sur le côté. Oui.

-Fichu destin, grommela Keyleth pour la forme. Il a bon dos.

Si un corbeau avait pu hausser les épaules, celui-là l'aurait fait. À contrecœur, Keyleth inclina la tête vers lui en signe de remerciement. La Reine Corbeau était venue en réponse à sa détresse, même si elle ne pouvait rien faire d'autre, et si elle l'avait fait, c'était par respect pour Vax et son sacrifice, qu'elles devaient toutes deux honorer.

Vax avait fait un choix. Keyleth ne pouvait lui refuser ce droit. Elle aurait probablement fait le même à sa place, en le revoyant après trente ans. Elle aurait fait de même quelques jours plus tôt, si elle avait eu la force de se relever pour le jeter à terre et prendre sa place. Ils étaient fait comme ça, chez Vox Machina. Pour le meilleur comme pour le pire.

Keyleth n'aimait toujours pas ça, mais ce court échange l'aidait à accepter la désagréable vérité. Vax avait fait son choix et nul n'aurait rien pu faire pour l'en empêcher. La Reine Corbeau aussi avait fait ses choix, et même elle quand elle avait envoyé Orym enquêter et quand elle avait décidé de mener l'attaque sur l'excavation de Ludinus. On n'était jamais responsable que de ses propres choix, et pas de la façon qu'avaient les autres d'y réagir.

La culpabilité envahit Keyleth. Elle s'était trop longtemps complu dans sa propre souffrance. Il était temps qu'elle se reprenne et qu'elle accepte ses responsabilités. De toute évidence, vu les problèmes d'utilisation de la magie arcanique auxquels ils étaient confrontés, elle n'avait pas su gérer la situation comme il l'aurait fallu et c'était tout Exandria tout entière qui en payait le prix.

Sans compter Vax. Ce hurlement…

-L'ont-ils tué ?

Elle se doutait de la réponse, mais elle avait besoin d'entendre la confirmation. Cette fois, le corbeau attendit longtemps avant de hocher la tête, d'un côté et de l'autre. Le cœur de Keyleth se figea. Elle ne savait pas. La Reine Corbeau elle même ignorait le destin de Vax, ou ne pouvait lui expliquer ce qu'il en était d'un hochement de tête ou d'un battement d'aile. Keyleth espérait qu'elles étaient dans le deuxième cas de figure. L'idée que la Reine Corbeau elle même n'en sache rien était terrifiante. Qu'est-ce qui pouvait rendre la déesse de la mort ignorante du destin d'un être mortel ou immortel ? Quel tourment pouvait subir Vax en cet instant, s'il était encore en vie, et par sa faute ?

Le poing de Keyleth se serra sur les vignes qui surgissaient du chambranle de la fenêtre en réponse à sa colère. Non, pas par sa faute. Elle n'avait peut être pas fait ce qu'il fallait au moment où il l'aurait fallu, mais elle avait fait le bon choix, celui d'attaquer Ludinus quand personne d'autre sur Exandria ne paraissait déterminé à agir, ou en position de le faire. Selon les rapports de ses guerriers, ils avaient réussi à affaiblir les forces de l'Avant-Garde Écarlate. Serait-ce suffisant pour faire pencher la balance au prochain affrontement, cela restait à voir, mais Keyleth avait donné une chance au monde de survivre à cette crise. Ce n'était pas pour les dieux qu'elle avait fait ça, c'était pour que les enfants de Vex et de Pike grandissent dans un monde qui ne serait pas dominé par un cinglé mégalomaniaque comme Ludinus et dans lequel l'espoir ne serait pas un vain mot.

Elle avait du prendre une décision difficile. Vax en payait le prix, tout comme Orym et son équipe, tout comme Keyleth elle-même. Mais même en connaissant d'avance le prix à payer, elle aurait prit la même décision. C'était la seule qu'il était acceptable de prendre avec les cartes qu'ils avaient en main. Keyleth refusait de le regretter.

Le seul fait de le penser rendait la situation un peu plus facile à accepter et fit reculer la douleur. Elle ferma les yeux pour inspirer lentement et se forcer à pardonner à Vax et à la Reine Corbeau. Fini de se complaire dans le chagrin ou d'essayer d'attribuer des responsabilités à d'autres. Il était temps que Keyleth se réveille et redevienne la Voix de la Tempête.

Quand elle rouvrit les yeux, le corbeau avait disparu.

Keyleth redressa la tête et sourit, plus sincèrement qu'elle ne l'avait fait ces derniers jours. La douleur était toujours là, mais elle pouvait la contenir. Keyleth allait manger, dormir et se rétablir, avec l'aide des siens. L'Avant-Garde Écarlate l'avait mise à terre, mais avait commis une erreur fatale, celle de ne pas l'achever.

Keyleth se relèverait et le leur ferait regretter. La prochaine fois que les assassins tenteraient de la frapper, ils connaîtrait sa colère. Keyleth les affronterait de ses griffes et de ses crocs. Elle leur apprendrait la morsure du feu, du vent, du gel et des épines. Quelque part à Marquet ou ailleurs, il y avait des gens, des fanatiques, qui avaient cru pouvoir utiliser l'amour que Vax lui portait d'au-delà la tombe pour commettre une abomination. Le sourire de Keyleth devint froid quand elle se mit à penser à eux. Ces gens allaient découvrir ce que valait sa colère et elle allait s'arranger pour que ce soit une mauvaise surprise. Ils avaient cru l'affaiblir en la torturant, ils allaient découvrir qu'ils n'avaient fait qu'alimenter ses flammes. « N'essaie même pas », avait dit Vax. Ils avaient essayé, ils avaient joué, et maintenant ils croyaient avoir gagné. Keyleth leur prouverait qu'ils avaient eu tort.

Plutôt que la Voix de la Tempête, Keyleth aurait parfois voulu être appelée la Fureur de la Tempête. Elle ne voulait pas parler au nom des éléments, elle voulait incarner sa puissance destructrice et se jeter sur ses ennemis, les engloutir et les relâcher que lorsqu'il n'en resterait que des os.

Elle était la Voix de la Tempête. Et la Tempête allait hurler.