23 mars 2019, 20:32
La dernière chose que j'attendais ce soir, c'était un télégramme. Et encore moins un télégramme de Klaus. Je regarde quand même, avec une forme d'appréhension liée au fait qu'il n'en envoie jamais. Le message commence par "Mon père est mort, vient pour un moment stp", puis se perd dans des mots que je ne comprends pas. Je soupire. Super. Je soupire encore. Oh et puis merde.
*Crac !*
Dans une fissure de lumière bleutée, je courbe l'espace-temps et je disparais du salon, en laissant la télé allumée.
Je connais Klaus depuis – laissez-moi compter – dix ans. Il m'en a fait voir de toutes les couleurs, souvent. Bien trop souvent. Mais cette fois, ce n'est pas de sa faute. Enfin j'espère. Il est le genre d'ami avec lequel tu refais le monde le samedi soir, avec qui tu partages les meilleurs éclats de rires et les pires conneries. Le genre a avoir aussi besoin de soutien trop souvent. Littéral. Quand je dis ça, ça veut dire à la force des bras. Heureusement, je n'ai pas beaucoup d'amis comme lui. Non. En fait je n'ai pas beaucoup d'amis tout court.
*Crac !*
Je réapparais, au bord de la fenêtre de la chambre de Klaus, dans les étages de Hargreeves Mansion. C'était mon point de chute habituel, à l'époque où il dormait encore ici de temps en temps, quand il ne trouvait pas d'autre option. Progressivement, il a complètement arrêté de venir ici : je dirais que la dernière fois, c'était il y a trois ans.
Je regarde à l'intérieur et je le vois, affalé sur son lit comme une vieille poupée de chiffon. Il a son visage des mauvais jours, et on dirait qu'il n'a pas dormi depuis des plombes. Pourtant, on dirait bien qu'il m'a entendue arriver, car ses yeux scrutent déjà la fenêtre avec des mouvements saccadés. L'arrivée de mes sauts dans l'espace est en général plutôt discrète, mais il a toujours su les capter. Peut-être parce que je ne suis pas la première dans son entourage à avoir historiquement fait ça.
Nous n'avons jamais parlé en profondeur de son frère, celui qui s'est barré. Celui qui pouvait faire des choses en commun avec moi. Pour être honnête, Klaus a toujours été trop défoncé, insouciant ou les deux pour se demander pourquoi je pouvais faire ça aussi. On s'en fichait, de toute façon. Tout ce qu'on voulait, c'était passer de bons moments et surtout, surtout, penser à autre chose qu'à la famille. Ce soir, cependant... j'ai l'impression qu'on va être dans une vibe assez différente.
"Eh, Rin", dit-il, la joue éclatée contre un vieux coussin en fausse fourrure.
"Je sais qu'il est tard... Il est tard ?"
Ses mots se perdent sur le drap en vrac, tandis que je saute sur le vieux plancher et regarde autour de moi. J'ai toujours eu le sentiment qu'il avait essayé de se sentir bien, dans cette assez large pièce constituée de deux autres, plus anciennes. Mais là maintenant, c'est un bordel innommable, avec des bouteilles dégoutantes, des tas de fringues et des mouchoirs éparpillés partout. Malgré tout, au delà du foutoir, chaque objet raconte quelque chose de sa vie passée, ici. Je marche jusqu'au lit et j'avise le bracelet d'hôpital sur son poignet, en dessous du tatouage au parapluie.
"Désintox ? Urgences ?"
Il rechigne, mais il s'assoie, frottant son visage avec sa main droite.
"Erf, les deux...", soupire-t-il. "Ça a été... pénible".
Je reste debout à côté du lit, et je laisse sa main retomber mollement sur le drap, tandis qu'il continue.
"Au début, je me suis senti euphorique, j'te jure mais maintenant... tout me revient dans la tronche comme un boomerang".
Je ne connaissais pas Réginald Hargreeves. On s'est toujours démerdés pour que ça n'arrive pas. La plupart des choses que je sais, je les tiens d'autres voix que la sienne. Je ne sais pas tout des relations qu'ils avaient, mais j'en sais assez pour comprendre qu'il a pu jubiler un moment. Et à la fois... je le connais, ce sentiment, quand tu perds quelqu'un: comme de manquer une marche, et de ne plus jamais être capable de la remonter. Peu importe qui c'était. Il relève les yeux vers moi, visiblement en galère pour fixer son regard sur quoi que ce soit.
"Tu as entendu ce qu'il s'est passé ?"
Mes lèvres se pincent.
"J'ai regardé la télé, comme tout le monde. Et toi, tu sais... 'comment' c'est arrivé ?"
Klaus parvient finalement à se stabiliser en position assise, plus ou moins dignement, et il hausse les épaules.
"Un genre d'infarctus. Putain, j'ai tellement pas envie d'être ici".
"Ça te rend triste ?"
Il secoue la tête, de façon quelque peu perturbée et fuyante.
"Je sais comment je suis supposé me sentir. Je devrais être triste, ouais".
Sa voix est tendue mais paradoxalement calme, sans doute parce qu'il est à moitié défoncé.
"Je suis... en colère... soulagé... et j'ai aussi une foutue envie de crier ma joie".
Il accompagne cette parole d'un geste éloquent, clairement aux prises avec des sentiments conflictuels. Je ne sais pas tellement quoi lui dire, et je regarde l'endroit des murs au plafond.
"Cette barraque va être à nouveau remplie".
"Ouais...", soupire-t-il. "Je suis tellement con d'être venu. Tout ce que je voulais c'était trouver un squat tranquille, aller faire un tour avec toi, écouter des bons vieux tubes rétros..."
Il peste avec frustration.
"Mais on dirait bien que cet univers de merde Univers m'interdit ce genre de bonheur".
Je lui tapote le dos amicalement.
"La vie est un rollercoaster, mon pote, et les freins sont pétés".
Avant que vous ne posiez la question, il n'y a pas 'd'amour' entre Klaus et moi, pas de ce genre en tout cas. Mais ouais, sans doute un genre d'affection de longue date. Peut-être pour tout ce qu'on a traversé ensemble, ou à cause de ses foutus airs de chiot mouillé sous la pluie. Mais bon sang, là tout de suite, elle était quand, sa dernière douche ? Il me regarde avec des yeux appelant exagérément à la pitié.
"Tu peux rester un peu ?", dit-il. "Il y a genre... 'une centaine' de pièces à la con dans cette maison, tu pourrais dormir où tu veux".
Peut-être que mon visage exprime malgré moi à quel point la proposition me tente peu.
"T'en as peut-être pas conscience, mais je bosse, cette semaine".
Parfois, ça me saoule vraiment que Klaus soit tellement à côté de ses pompes vis à vis de la réalité.
"Vas-y, le bus est super pratique, et les chauffeurs écoutent de la bossa".
Je soupire d'exaspération.
"Ma grand-père va être toute seule à la maison".
"Eh, tu pourras aller la voir, cette barraque n'est pas une prison. Enfin... plus maintenant".
J'ai beau avoir trente ans, je vis chez ma grand-mère. C'est moi cher, à deux, et au moins aucune d'entre nous n'est toute seule. Mais comme ses arguments me laissent de marbre, je vois Klaus changer de stratégie pour en revenir à la pitié.
"Sérieusement, ma vie est une épave, j'arrive même pas à distinguer le jour de la nuit et ici ils vont me demander... de 'participer'.
Malheureusement, je le vois bien, qu'il ne fait pas 'seulement semblant': il y a quelque chose de sincère et d'en quelque sorte désorienté, derrière sa théâtralité habituelle. Il regarde au sol et murmure comme pour lui même :
"Je suis désolé..."
Je soupire. Si je l'envois bouler le jour où son père a été trouvé mort, quel genre d'amie je serai ?
"Non, franchement, il ne faut pas l'être", lui dis-je. "Les merdes, ça arrive".
Je soupire, encore et encore.
"Combien de temps ?"
"J'en sais rien... Un jour ou deux ? Une semaine ? Franchement, je sais pas".
Je m'assoie aussi sur le lit, les yeux dans le vague.
"Je vais avoir besoin de fringues. Et de ma brosse à dent".
Bon sang. Je pense que je viens par là de dire oui, et les yeux de Klaus s'illuminent comme si c'était Noël. Il est désespérant, mais je suis habituée à ses revirements d'humeur.
"T'assures, Rin", il souffle avec une forme de joie discrète. "Je sais que je peux être difficile".
"En effet..."
Malgré mon sarcasme, je souris, et je pose mon écharpe violette sur le côté du lit. Je n'avais pas réalisé, mais on entend des sons venir du reste de la maison. Je suppose que sa famille est déjà en train de se rassembler pour... 'passer du temps ensemble' dans les circonstances qui sont celles-ci. Je tourne rapidement les yeux vers Klaus : dans le couloir, des voix et des pas approchent. Il se raidit quelque peu, mais avant qu'il puisse parler, une voix de femme s'élève.
"Klaus ?"
Le son n'est qu'à peine étouffé au travers du bois de la porte.
"Je t'ai entendu rentrer. T'es là ?"
Klaus a l'air nerveux, et il murmure :
"Toujours la première sur la scène, Allison, hein. J'te jure, y'a vraiment des choses qui ne changent jamais".
Indistinctement, quelqu'un semble murmurer quelque chose de plus, derrière elle, et Klaus ajoute, les dents un peu sérées.
"Merde, Diego".
Avant que je dise quoi que ce soit, il a déjà avalé trois cachets. Moi je m'en fiche, que ses frères et soeurs rentrent: si je dois vraiment rester ici une semaine, il va falloir qu'ils apprennent à composer avec moi, tôt ou tard. Je n'ai jamais rencontré Allison, Klaus ne parle pas beaucoup d'elle. Mais je lis la presse people chez le coiffeur de temps en temps, comme tout le monde. Ça ne m'intimide pas.
"Klaus ?", appelle-t-elle encore, comme si elle s'attendait au pire. "Bordel, est-ce que tu peux me répondre à la fin ?"
Finalement, à contre-coeur, il lui lance dans un soupir :
"Vas-y, la porte est ouverte".
Immédiatement, Allison apparaît, visiblement soulagée, rapidement suivie par celui que j'identifie comme étant Diego. Ils me repèrent directement, tous les deux, et tout, dans mon expression corporelle, exprime que je suis navrée. Pour être en ces murs à un moment familial douloureux. Et pour l'état dans lequel ils s'apprêtent à trouver Klaus.
"Je suis Rin", dis-je, et c'est de loin la chose la plus utile que je puisse leur adresser, en cet instant.
Aucun d'eux ne juge utile de se présenter en retour. J'imagine qu'en tant qu'amie de Klaus, je dois déjà être catalaguée dans la catégorie des junkies écervelés. Diego avis le bazar au sol, avec des yeux ascérés et critiques. Allison, elle, marche jusqu'à Klaus et croise les bras en le regardant de haut en bas.
"Il t'est arrivé quoi ?"
Il la regarde avec des yeux vides. J'attends quelques secondes. Et comme il semble toujours bouder, je réponds à sa place.
"Le retour à la réalité après la désintox".
Allison laisse filer un soupir de déception, et Diego un souffle de rire un peu dédaigneux.
"Honnêtement, c'est son problème", dit-il. "On s'en fout, de ce que cet idiot s'inflige".
Mais Allison ne l'entend pas tout à fait de la même façon.
"Sérieusement, Klaus ? A peine dehors, tu replonges ?"
Son ton est sévère, et Klaus roule des yeux en évitant de croiser les siens.
"Ne me fais pas la morale pour des trucs dont tu n'as pas idée", il murmure.
Je ne dis rien. Je suis celle qui n'est pas à sa place, dans cette maison. Diego semble sur le point d'ajouter quelque chose, mais Allison lève une main pour le faire taire et continuer elle-même.
"Klaus", dit-elle avec un ton se voulant appaisant. "Je sais... que c'est pas facile pour toi de rester sobre. Mais putain, c'est vraiment pas 'le moment' de nous faire ça ! Et tu ne peux pas continuer à vivre comme ça".
Diego la regarde avec des yeux comme des lames. Visiblement, sa relation avec sa soeur n'est pas des plus cordiales, et on peut sentir qu'ils ne se sont pas vus depuis longtemps.
"T'en as vraiment, mais alors vraiment rien à foutre de lui, hein ?" lui dit-il.
Mais j'ai de bonnes raisons de penser que Klaus n'écoute pas, et que de toute façon il ne se souviendra même pas demain de les avoir vus aujourd'hui.
"Ecoutez...".
Je m'aventure à parler, même si je ne suis pas sûre que ça soit pertinent.
"Klaus m'a demandé de rester quelques jours ici. Je ne sais pas si c'est le bon moment, mais... si je peux lui filer un coup de main et si vous ça vous va aussi... je le ferai".
Je sens le regard d'Allison comme de Diego sur moi, leur expression tiraillée, et je sais ce qu'ils en pensent. D'un côté, ce n'est clairement pas le bon moment : ils sont supposés tenir un recueillement familial, pas une petite fiesta, et à la fois... ils n'ignorent pas que je dois être capable de maintenir leur frère 'à peu près à flot', ce dont ils ont besoin. Après quelques secondes de silence inconfortable, Diego bredouille quelque chose d'inaudible, et Allison finit par hocher la tête.
"Ok", dit-elle en se tenant de nouveau droite.
"Débrouille-toi pour qu'il soit sur pieds pour l'éloge funèbre, parce que Luther va définitivement en vouloir une".
J'acquiesce, un peu déboussolée par la situation dans laquelle je viens de me faire propulser en l'espace de quinze minutes.
"Merci, je... ne serai pas un problème".
"C'est pas toi le problème", Allison rétorque immédiatement, sa voix se faisant plus douce quand c'est à moi qu'elle s'adresse.
"C'est Klaus, le problème".
Un peu nerveusement, elle tire une cigarette d'un paquet et l'allume. Pour elle non plus, la situation n'est pas simple, je le vois bien.
"Quand est... cette éloge funèbre ?"
Allison regarde vers le plafond en inspirant la fumée.
"C'était supposé être demain, mais... je n'en suis même plus sûre. Tout va dépendre de la capacité de ce crétin à se mettre d'aplomb".
Klaus ne dit toujours rien. C'est tellement agaçant quand il fait du mauvais esprit. Malheureusement, à son sujet, je sais 'qu'être d'aplomb' signifie souvent 'être assez défoncé pour tenir le coup'. Mais alors, de façon inattendue, je l'entends dire à côté de moi :
"Je vais me débrouiller pour être sobre. Jusqu'à ce que toute cette merde soit finie".
Sa voix est à peine audible, mais Allison semble directement le prendre comme une promesse. Et croire les promesses de Klaus quand il est défoncé, c'est vraiment une erreur. Diego et elle marchent jusqu'à la porte, et juste avant de la passer, elle se tourne vers moi une dernière fois en tirant encore sur sa cigarette.
"On dîne dans une demie-heure. Maman a cuisiné".
Et sur cette invitation qui ressemble plus à un ultimatum, elle ferme la porte derrière eux.
A peine sont-ils partis, que Klaus se détend significativement, son attitude revenant dans l'instant à une certaine espièglerie.
"C'était brillant, ce que tu leur a dit".
"Que j'allais être ta nounou pour la semaine ?"
Il pouffe quelque peu mais concède :
"Ça n'est peut-être pas si éloigné de la réalité, ok".
Moi je ne suis pas d'humeur à plaisanter. Je ne sais pas si Klaus le réalise, mais maintenant il va devoir essayer de tenir parole.
"Tu as promis à Allison de rester sobre", lui dis-je un peu abruptement. "Ecoute, moi je peux te filer un coup de main, mais... il y a des choses sur lesquelles je n'ai aucun pouvoir".
"Tu déconnes", il interjette. "Ton pouvoir est super cool. 'Crac !', tu disparais d'ici. 'Crac !', tu réapparais là bas. 'Crac !', tu récupères les burgers chez Berty's. 'Crac !' Sérieusement, t'es un service de livraison à domicile instantané, c'est dément".
Je soupire. Je ne parlais pas de 'ce' pouvoir, mais les neurones de Klaus sont des prises multiples en vrac. Toutefois, après un moment, il semble comprendre, car son expression se fait plus anxieuse et lucide.
"Ouais, je sais ce qui va ce passer si j'essaye de rester sobre. Ce soir ils ne reposeront probablement pas en paix".
On sait tous les deux de quoi il parle. De qui. Et le problème de Klaus, ce n'est pas uniquement les morts qu'il voit, mais aussi les souvenirs qui le hantent. Ses frères et soeurs me verront peut-être comme une mauvaise amie, mais même si je ne cautionne pas toutes ces drogues que Klaus prend, je ne le blâme pas non plus. Je sais pourquoi il le fait. Il souprie et regarde plus loin sur le plancher.
"Je vais essayer de ne pas te faire chier avec ça".
Je secoue la tête.
"Tu m'as envoyé ce télégramme, je suis venue. Maintenant j'ai volontairement mis un doigt dans l'engrenage".
Le coin de sa bouche s'étire en un vague sourire, quelque peu indescriptible.
"Merci Rin", il souffle, tandis que je finis par me lever au milieu de son bazar, et je le tracte debout sur ses pieds.
"Je t'ai dit, c'est ça mon véritable pouvoir : d'être capable de te supporter".
Il y a plusieurs sens à cette phrase, mais je sens de toute façon qu'il va se remettre à plaisanter.
"Aucun risque que ça soit un meilleur pouvoir. 'Crac !', tu fais un saut à la supérette. 'Crac !', tu ramènes les bières..."
Il laisse échapper un bref rire, puis il frotte ses yeux avec une expression redevenue quelque peu pensive.
"Mon frère Cinq... il pouvait faire ça aussi".
"Ouais, tu m'as dit une fois..."
Mes lèvres se pincent. J'ai toujours su qu'un jour Klaus exprimerait ce genre de connexions. Mieux vaut tard que jamais. Il se gratte la tête, un peu inconfortablement.
"Je sais que j'ai toujours été trop défoncé pour te demander, mais... comment ça se fait ? Que tu fais ces trucs".
"Ces trucs ?"
*Crac !*
Alors que je recule, se produit une nouvelle distorsion de lumière bleue, et je me téléporte debout sur le lit où je prends un air offensé en le regardant de haut. Je ris quelque peu, toutefois, et je me laisse retomber en tailleur sur le matelas.
"Je suis simplement née le même jour que vous".
L'expression de Klaus change, tandis qu'il réalise, malgré l'effet que les pillules qu'il a prises commence à faire sur lui. Il se fait pensif, comme s'il tentait de rassembler des souvenirs impossibles.
"Alors tu es véritablement... exactement comme nous".
Je le regarde.
"Oui, mais non".
D'un geste assez sûr, je remonte ma manche gauche et révèle mon avant-bras: clair de peau, sans marque, exempt du tatouage au parapluie. Quarante-trois enfants sont nés à midi, au premier octobre 1989, de mères ignorant qu'elles étaient enceintes le matin-même, et Réginald Hargreeves en a adopté sept. Moi, je n'ai jamais été adoptée par quiconque, et ça fait effectivement toute la différence, dans nos vies.
Le visage de Klaus est à présent sérieux et touché, alors qu'il fixe mon avant bras à côté du sien. Lentement, il passe son index sur cette peau vierge d'encre, juste une fois. Et même s'il l'a vue un nombre incalculable de fois, il ne l'avait jamais vraiment soupesée jusqu'ici. Je sais ce que ça fait de se faire tatouer, j'en ai plein, des tatouages, moi aussi. Mais celui-ci, au dessus de son poignet, je sais qu'il lui a percé la peau plus qu'aucun autre.
"Tu viens d'où, en fait ?", demande-t-il enfin, me laissant quelque peu abasourdie, et avant que je puisse répondre, il ajoute :
"Je sais, je sais, je n'ai jamais demandé, je suis une putain de honte".
Sur ça, il n'a pas tort, mais je le vois sous un jour nouveau, en cet instant, parce que je l'ai rarement vu aussi paradoxalement défoncé et lucide. Alors c'est comme ça, finalement aujourd'hui il montre de l'intérêt pour moi au lieu de se plaindre encore que sa vie à lui est merdique ?
"Je suis née en France", dis-je. "Dans une famille à moitié vietnamienne. On a déménagé ici quand j'avais cinq ans. J'ai grandi avec juste ma mère et ma grand-mère".
Klaus l'ignore, mais j'ai laissé le prénom 'Marine' derrière moi. Je vois qu'il absorbe ma réponse, et il acquiesce lentement.
"Je sais bien, pour ta grand-mère", dit-il lentement. "Elle ne m'aime pas beaucoup, hein ? Mais ça veut dire que toute ta famille est... ordinaire".
"Ouais... tout à fait ordinaire, je suppose, sauf si tu prends en compte un déni de grossesse chelou".
Je secoue la tête.
"Elles ont bossé dur, tu sais, toutes les deux. Pour que j'ai une bonne vie. Pour que je ne manque jamais de rien. Sérieusement".
Une vie sans doute plus 'modeste' que celle d'un Hargreeves, mais je fixe Klaus, parce qu'aujourd'hui, son père est mort, et cette part de lui file derrière lui à lui aussi. Son regard est perdu, je ne sais pas où, et il finit par lâcher :
"J'aurais bien voulu avoir ta vie. Je te jure".
Je ne lui réponds pas. Pour une fois, je le laisse se bercer d'illusions. Mes yeux traînent une dernière fois sur le parapluie, contrastant avec son absence sur mon bras, puis je redescends ma manche. Mon coeur se serre pour Klaus, pour toute la famille Hargreeves également. Je suis désolée pour ce qu'ils vivent aujourd'hui, autant que pour la liberté coupable qu'ils ressentent.
"Klaus, t'es pas une putain de honte, là tout de suite".
Je souris, alors que d'autres bruits s'élèvent de la maison.
"C'est vraiment trop con que ça ne doive pas durer".
Notes :
Vous l'avez compris, j'ai choisi d'injecter un personnage original - Rin - dans l'intrigue de la saison 1 de The Umbrella Academy, à partir d'un point de départ au début de l'épisode 1. Et si certains événements vus dans la série étaient en réalité provoqués par certaines actions de Rin dans des scènes coupées au montage ? J'espère vous embarquer avec moi !
Tout commentaire fera ma journée !
