Note : j'ai bien conscience qu'il s'est passé une éternité et demie depuis le dernier chapitre de cette fic ! Pas de panique, elle n'est pas abandonnée, mais plusieurs évènements de vie font qu'elle est passée au second plan :) ce projet continuera à être alimenté, simplement de façon un peu imprévisible. Pour l'instant, bonne lecture !


== Chapitre 12 – Le Vide ==

Le jour de la découverte, Sire, avait débuté exactement comme les cinq jours de patrouille précédents. Il s'était levé tôt, sur les coups de sept heures, ce qui lui laissait habituellement assez de temps pour s'habiller, paniquer, se calmer puis revêtir son masque de jeune chevalier sûr de lui avant d'aller attendre ses hommes aux écuries. Ils avaient quitté la petite auberge aux alentours de huit heures, peut-être huit heures et demie, sous un soleil pâlot mais toujours plus agréable qu'une chute de neige.

Comment ça, trop détaillé ? Un rapport de mission, ça devait être le plus détaillé possible, non ?

Enfin, bref. Comme vous voudrez.

Ses hommes et lui avaient chevauché toute la journée en direction du Nord, comme d'habitude. Ils n'avaient croisé personne à l'exception d'un groupe de chevaux sauvages et d'un couple de bûcherons dans une cahute au bord du chemin. Interrogés, ces derniers leur avaient d'ailleurs dit qu'il y avait eu pas mal de passage dans la journée – comparativement à d'habitude, hein, Sire, on parle quand même d'un des coins les plus paumés de Carmélide, alors dès qu'il y a plus de deux chèvres qui passent sur la route dans la journée, forcément pour eux, ça fait tout de suite du monde. Sans vouloir vous vexer, Seigneur Léodagan.

Quand le bonhomme leur avait décrit les individus en question, tout le monde a tout de suite pensé qu'il pouvait s'agir d'Alban et de Yoan. Alors ils avaient suivi les indications du bûcheron et pris la direction du Bois Rond, une espèce de petite forêt isolée, mais il avait fallu faire vite car la nuit était déjà en train de s'installer. En arrivant près du bois, ils avaient constaté qu'un petit attroupement de gens du coin barrait la route, regroupé autour de quelque chose au sol.

Il se souvenait avoir pensé à ce moment-là : « Iagu, mon vieux, voilà un truc pas normal. Pour que les quatre pauvres pelés qui habitent dans ce trou perdu se réunissent au même endroit alors que la nuit tombe, c'est qu'il doit se passer quelque chose de pas net. Allons y jeter un œil. »

Et c'était comme ça que lui et ses hommes étaient tombés sur le sang. La mare était énorme, au moins la surface de cette table si c'était pas plus, et très fraîche. Le sang était encore brillant sur la neige, une couche tellement épaisse qu'elle en paraissait noire, et il y avait cette odeur écœurante... Aucun des gens présents n'avait vu ce qui s'était passé, ils s'étaient d'ailleurs tous arrêtés pour se disputer à ce sujet. Les uns disaient que c'était une attaque de loup, les autres une attaque de brigands, bref, ça se crêpaient le chignon sévère. Mais tous semblaient s'accorder sur une chose : c'était un être humain qui s'était fait vider de son sang ici, pas une bête sauvage.

La boule au ventre, Iagu se souvenait avoir demandé la raison de cette conclusion. C'est alors qu'on lui avait montré le bâton ensanglanté d'Elias, fiché dans la neige près du carnage, et son premier réflexe avait été de se sentir soulagé.

Soulagé.

Parce qu'au moins, ce n'était pas Yoan.

Parce qu'apparemment, c'était complètement acceptable que le mari de Merlin se fasse tuer brutalement sur un sentier en rase campagne, du moment que le prince héritier, l'objet de ses recherches, y échappait.

Ses propres sentiments l'avaient tellement dégoûté qu'il avait laissé ses hommes poursuivre les recherches et s'était empressé de rentrer à Kaamelott pour leur ramener le bâton et faire un compte-rendu de l'avancée des recherches.

Voilà. C'était à peu près tout. Est-ce qu'il pouvait y aller ? Il avait promis à Mehgan de l'accompagner voir Merlin. Si le druide était au courant, il valait mieux ne pas le laisser seul.


Plus tard, dans le défilement embrouillé des heures qui suivirent le passage d'Arthur, Merlin allait réaliser que cette première nuit véritablement sans Elias, cette première nuit à encaisser inconsciemment la perte de son âme sœur, était en fait la dernière nuit où il avait un semblant de contrôle. Sa forteresse de détermination résista vaillamment au siège jusqu'au matin, mais pas plus : la lance acérée du deuil le frappa dès les premiers rayons du soleil, et à la cloche de huit heures, la totalité de son monde s'était écroulée autour de lui.

Mehgan débarqua au labo avant la fin de la matinée.

Merlin était toujours dans le fauteuil où Arthur l'avait laissé, absent, le regard vide et une main crispée autour d'une tasse de tisane froide. Un seul coup d'œil aux joues baignées de larmes de Mehgan lui apprit ce qu'il suspectait déjà.

Elle savait.

Sa nièce arborait une expression à mi-chemin entre hésitation et profond chagrin qui lui donnait l'air d'avoir trente ans de plus. Elle lui demanda s'il avait dormi – non – et s'il voulait l'accompagner à la réunion où Iagu allait donner son compte-rendu de patrouille – un autre non. Le coin des lèvres de Mehgan tressaillit mais elle n'insista pas, se contentant de passer ses bras autour des épaules de Merlin pour une brève embrassade. D'une voix presque brisée, elle lui promit de le tenir au courant.

Avant de partir, elle fit un crochet par la chambre du haut pour récupérer une couverture qu'elle lui drapa sur les épaules. Le tissu sentait comme Elias.

Lorsque Mehgan repassa la porte du laboratoire, une heure plus tard – ou peut-être plusieurs ; le temps ne semblait plus avoir d'emprise sur Merlin – elle était accompagnée par Gareth et Iagu. Le trio observait un silence de cathédrale et la différence incisa le druide jusqu'à l'os. Au complet ou non, le groupe de petits jeunes s'était toujours montré bruyant ; pas comme Léodagan, qui surprenait les gens avec ses gueulantes aussi soudaines que sonores, mais d'une manière qui emplissait la pièce de vie et de rire.

« J'arrive toujours pas à y croire, » souffla Iagu. Merlin avait beau leur tourner le dos, il n'avait aucun mal à imaginer le visage contrit du jeune chevalier, ni sa vilaine manie de se ronger l'ongle du pouce jusqu'à ce que Mehgan lui tape la main. « Monsieur Elias, qu'on l'ait tout simplement... comme ça, au bord du sentier... j'arrive pas à y croire...

- Iagu, chut, intima fermement Gareth, ponctuant sans doute son ordre d'un geste du menton en direction de Merlin.

- Oh... merde... » Puis, dans un murmure : « Il dort ?

- Il ne dormait pas tout à l'heure, répondit doucement Mehgan, mais il ne semblait pas vraiment réveillé non plus. C'est un trop gros choc, je crois... je crois qu'il n'a pas encore réalisé. »

La fin de sa phrase se perdit dans un genre de sanglot étranglé. Un bruissement de vêtement ; Gareth avait sans doute attiré sa fiancée bouleversée dans ses bras. Merlin concentra toutes ses forces pour maintenir un rythme de respiration calme et régulier.

« Je vais lui parler, renifla Mehgan après un instant de silence. Merci à tous les deux, vous pouvez y aller.

- Je peux rester avec vous, si vous voulez, proposa Gareth. Le roi a dit qu'il n'avait plus besoin de nous pour le reste de la journée.

- Merci, Gareth, mais il vaut mieux que je sois seule pour ça. Je vous rejoins après, il faut... il faut que j'aille annoncer la nouvelle à Mehben. A ce moment-là, je veux bien que vous soyez avec moi.

- Bon... alors à tout à l'heure. »

Quelques mots échangés d'un ton trop bas pour être entendus, le bruit sourd de bottes contre les dalles du sol, et les deux hommes quittèrent le laboratoire en fermant la porte si délicatement qu'elle ne produisit pas le moindre son.

Mehgan s'approcha pour s'asseoir dans le fauteuil en face de Merlin. Ses traits étaient encore plus tirés qu'en début de matinée, sa bouche pincée en une ligne si fine qu'elle en disparaissait presque. Pendant un long moment, elle resta simplement là à dévisager Merlin, peinée mais décidée à maintenir une façade neutre. A tenir le coup.

« Est-ce que vous voulez... que je vous dise ce que Iagu a vu ? » demanda-t-elle enfin.

Merlin secoua simplement la tête, les yeux résolument fixés sur une rayure au sol. Il ne voulait pas savoir. A quoi lui serviraient les détails ?

« Ecoutez, je... je ne suis pas là pour vous forcer à quoi que ce soit. Quand vous serez prêt à parler, je serai là. Je vais monter mettre de l'ordre dans la chambre maintenant que Mehben et Petrok n'y sont plus, alors... prenez tout le temps qu'il vous faut. »

Mehgan se leva du fauteuil, prête à s'éloigner. Par réflexe plus que par dessein, Merlin lui attrapa la manche avant qu'elle ne soit hors de portée.

« Il... il ne peut pas être mort, croassa-t-il. Ce n'est pas possible... »

La façade de Mehgan se craquela. A travers les fissures, la souffrance se laissait deviner.

« Tonton Merlin, commença-t-elle, suppliante.

- Arthur a dit qu'il n'y avait pas de corps. Pourquoi il n'y a pas de corps ?

- Je... je ne sais pas. Peut-être que le responsable l'a emmené. Peut-être qu'il s'est fait... manger par les loups, ou les ours, ou les deux...

- C'est pas normal... Me dites pas que vous le voyez pas aussi... »

La lueur de désespoir dans les yeux de la jeune apprentie signifiait clairement : « N'allez pas dans cette direction, par pitié, ne me forcez pas à le dire. »

« Je suis d'accord avec vous, mais... Tonton Merlin, les preuves sont là. Le sang, le bâton, les jouets qui s'abîment, le vide que vous ressentez, et même votre... » Mehgan esquissa un geste en direction de l'alliance du demi-démon, toujours invariablement terne. « Je sais que c'est dur, mais il faut se rendre à l'évidence. Tonton Elias... s'est fait tuer. Corps ou pas corps, il n'y a pas d'autre explication. »

Merlin avait l'impression de se retrouver au beau milieu d'un torrent, à tenter désespérément de rejoindre la berge en luttant contre le courant et l'eau glacée. Il se démenait de toutes ses forces, mais des mains invisibles le retenaient, s'agrippant à ses chevilles, forçant pour l'entraîner sous la surface. Il n'y avait pas d'échappatoire.

Il n'y avait que l'obscurité, et le froid.

Comment avait-il pu confondre la rupture de leur lien marital avec une espèce de surmenage à la con ? Comment avait-il pu être aussi aveugle ?

« Oh, Tonton Merlin... »

Mehgan jeta ses bras autour du druide. Il n'avait même pas senti les larmes commencer à couler sur ses joues ; il en prit conscience quand sa nièce abandonna son masque de bravoure et y ajouta les siennes.

« Je suis tellement désolée, hoqueta-t-elle entre deux sanglots. Je sais... je sais ce que vous étiez l'un pour l'autre, je sais à quel point... c'est horrible, je suis désolée, tellement désolée...

- Il avait promis... il avait dit qu'il rentrerait, s'entendit-il gémir d'une voix plaintive, le visage enfoui dans l'épaule de Mehgan. Il avait promis, alors pourquoi...

- Je sais, shhh, je sais, je suis désolée... »

Elle le serrait aussi fort qu'il la serrait, mais aucun n'aurait su dire lequel des deux en avait le plus besoin. Petit à petit, Merlin se sentit glisser du fauteuil, ses jambes incapables de soutenir à elles seules le poids de son corps devenu si inutile. Son derrière heurta le sol avec assez de force pour lui claquer les mâchoires ensemble. Il entraîna Mehgan dans sa chute, forçant la jeune femme à s'étaler sur lui sans grâce, sans jamais qu'elle ne relâche sa prise.

La vision du druide pluri-centenaire se voila. Une image vint alors se superposer à la scène qui se jouait devant ses yeux. Un souvenir. Ce même laboratoire, de nuit, noirci par les flammes et ravagé par les tirs de catapulte. La lumière filtrant par les trous béants dans le mur, en provenance directe des nombreuses tentes burgondes installées aux alentours d'une Kaamelott fraîchement reconquise. La clameur lointaine d'un orchestre improvisé. Elias en tenue de siège à plumes, encore tartiné de peinture bleue, et lui-même, épuisé et dépeigné et le dessous des ongles noir de la terre des galeries. Tous les deux assis au sol, contre un mur, à se partager une bouteille de l'immonde boisson que les burgondes osaient appeler vin. Saouls comme cochons, ou en passe de l'être.

Vous savez, j'ai vraiment cru que vous étiez mort, avait lancé Elias avec nonchalance tout en s'octroyant une gorgée. Que vous étiez mort, et que c'était ma faute.

A l'époque, les mots avaient fait à Merlin l'effet de charbons ardents, directement glissés à l'intérieur de sa poitrine.

Vous en revanche, j'ai jamais pu vraiment y croire, avait-il répondu avec une nonchalance toute feinte, en s'appropriant la bouteille sous les protestations de l'enchanteur. Les mauvaises herbes comme vous, c'est impossible à tuer. C'est pour ça que j'ai jamais essayé.

Elias avait murmuré quelque chose en retour. Merlin n'arrivait plus à se souvenir quoi. Une déclinaison de « Ben voyons », sans doute, avec un sourcil levé pour faire bonne mesure. Ou alors un « Merlin » grogné sur un ton d'avertissement.

Puis le druide s'était penché vers son compagnon, s'appuyant graduellement sur lui, jusqu'à avoir le bout de son nez en contact avec une joue peinturlurée. Jusqu'à le faire basculer par terre dans un glapissement de surprise avinée, ouvert à toutes les attaques. Le goût âpre du raisin sur les lèvres. Deux mains agrippées à son manteau. Le sol dur sous ses genoux.

On est très sales, on est très saouls, et tout ceci est une mauvaise idée, avait pantelé Elias entre deux assauts.

Venez pas me parler de mauvaise idée, avait rétorqué Merlin sans consentir à relâcher son prisonnier. Vous savez bien que vous en avez le monopole.


La visite de Mehgan avait désintégré ses ultimes défenses. Etouffé la flammèche d'espoir qui vivotait au fond de son âme. Tout le monde autour de lui semblait si certain qu'Elias était mort. Les preuves étaient claires et sans équivoque. Cela aurait du être suffisant.

Alors pourquoi Merlin avait-il la cruelle impression d'abandonner sans se battre ? Pourquoi est-ce qu'il n'arrivait tout simplement pas à admettre qu'Elias ne faisait plus partie de ce monde ?

Parce qu'il avait l'impression de le trahir.

Elias de Kelliwic'h n'abandonnait jamais. Il ne baissait jamais les bras. Tout le monde savait cela. Et l'enchanteur était têtu, pour tout, même les cas jugés les plus désespérés. Il avait poussé Merlin à dépasser ses limites, à s'imposer, à ne pas se laisser marcher sur les pieds. Il avait été son pire ennemi puis son plus grand soutien. Ils s'étaient choisis l'un l'autre, ils avaient pris la décision de partager un avenir commun et ils y avaient bossé, jour et nuit, encore et encore, jusqu'à ce que leur concerto pour deux personnes soit réglé à la perfection, aussi harmonieux et naturel que l'alternance du soleil et de la lune.

Mais maintenant Elias avait quitté la scène et Merlin butait sur sa partition, seul sur les planches.

Pourquoi était-il obligé de rester en arrière ?

Comme s'ils s'étaient donné le mot, une flopée de gens se relayait pour ne jamais le laisser seul. Mehgan, Gareth, Perceval et parfois Arthur lui-même. Lorsqu'ils étaient présents, le laboratoire s'emplissait de voix et de bruits – toujours maintenus au minimum question volume sonore. C'était déstabilisant, de se retrouver dans un endroit si familier mais d'y trouver autant de différences.

Ce n'était plus un foyer. C'était un supplice.

Merlin n'avait pu supporter que deux jours de cette surveillance rapprochée avant de céder à ses vieux réflexes et de se retrancher au seul endroit susceptible de lui apporter un peu de paix.

Il avait pris la fuite au beau milieu de la nuit, en secret, prenant grand soin à ne pas être vu comme le dernier des voleurs. La lune avait éclairé son chemin jusqu'au fond des bois ; il avait marché sans relâche jusqu'à distinguer son cabanon, niché sous les chênes que l'hiver avait privés de feuilles, et s'était réfugié à l'intérieur sans prendre la peine de refermer la porte derrière lui.

Ainsi, tapi au fond de sa cabane près du lac, plusieurs jours s'écoulèrent sans que Merlin n'en distingue ni un début, ni une fin. Est-ce qu'il se couchait le soir ? Est-ce qu'il se levait le matin ? Le druide ne s'en souvenait pas. Peut-être bien. Il savait simplement qu'à chaque fois qu'il fermait les yeux, il voyait ceux d'Elias, et le fer froid fiché dans son cœur tournait d'un quart de tour. Alors Merlin dormait le moins possible.

De nuit comme de jour, des bêtes sauvages s'étaient mises à approcher de son refuge. Les plus prudentes jetaient simplement un coup d'œil à l'intérieur, tandis que les plus curieuses n'hésitaient pas à entrer par la porte laissée ouverte et à l'approcher. Les renards se lovaient volontiers contre ses jambes. Les écureuils et les lapins venaient chercher un peu de chaleur dans les replis de son manteau. Petits passereaux et chouettes se servaient de ses épaules comme d'un perchoir, glanant quelques instants de répit à l'abri du vent dans leur recherche quotidienne de nourriture. Un loup rachitique et esseulé utilisa même un coin de la cabane le temps d'une nuit, pour reposer ses vieux os avant de repartir dans les étendues glacées de la lande bretonne.

A aucun moment Merlin ne songea à manger. Lorsque la soif le menaçait trop sévèrement, il ramassait une poignée de neige et s'en humectait les lèvres sans même sentir la morsure du froid. Le temps le survolait sans le soupçonner, à tel point que le druide s'oublia lui-même. Il n'aurait pas su dire avec précision où la forêt s'arrêtait et où il commençait. Il appartenait aux sous-bois au même titre que la mésange, l'écorce et la mousse. Aucune des trois ne se lamentait, aucune des trois n'avait besoin d'être consolée ; alors Merlin décida que lui non plus n'en avait pas besoin.

Sa notion du passage du temps reprit forme le jour où Mehgan découvrit sa cachette. La jeune femme lui apprit que tout le monde le cherchait partout depuis une semaine, le tout avec les poings sur les hanches et un ton désapprobateur.

« Personne ne savait où vous étiez, ou même si vous étiez vivant ou mort ! Non mais ça va pas de nous faire des coups comme ça ?! »

Si l'apparition de sa nièce avait ramené un peu de raison dans le cœur égaré de Merlin, rappelant à son bon souvenir qui il était et ce qu'il faisait là, il n'était pas impressionné pour autant. Elle eut beau le supplier, il refusa de revenir à Kaamelott. Il n'y avait plus rien pour lui là-bas. Aussi simple que ça.

Mehgan ressortit de leur entrevue profondément attristée. Sur les jours qui suivirent, elle ne tenta plus de le convaincre de rentrer, mais ne l'abandonna pour autant pas à son sort.

Elle passait systématiquement le matin, avec une régularité redoutable, accompagnée d'une miche de pain, d'une omelette, d'un bol de compote ou n'importe quoi d'autre qu'elle avait pu récupérer aux cuisines. Elle venait le cueillir à l'endroit où il se trouvait – généralement sur sa couchette de fortune ou avachi dans la neige à quelques pas de la cabane – et le guidait, une main dans le creux de son coude et l'autre dans son dos, jusqu'à une chaise où elle l'incitait à manger. Au moins un peu. Elle ne parlait presque jamais et ne repartait que lorsqu'elle était satisfaite de la quantité de nourriture avalée par Merlin.

Ce qui aurait pu passer pour de la bienveillance n'était que de l'hypocrisie sous sa forme la plus pure ; à ses cernes marquées, son teint pâle et ses joues creusées, Merlin voyait bien que Mehgan mangeait et dormait autant que lui.

Le sixième matin depuis le début de ce curieux manège ne dérogeait pas à la règle. La fille cadette de Karadoc était arrivée, panier de petit-déjeuner au bras. Mais ce matin-là, au lieu de l'observer comme un oiseau de proie dans un silence épais, Mehgan avait pris place en face de lui, sur un tas de couvertures. Elle attrapa une poire parmi les victuailles et se mit machinalement à l'éplucher et la découper en quartiers. Ses gestes étaient sûrs, mais ses traits respiraient la nervosité. Comme si elle avait quelque chose de délicat à dire et cherchait par tous les moyens à repousser l'échéance.

« Petrok a réussi à s'asseoir hier soir, commença-t-elle, désinvolte, en tendant à Merlin une moitié de poire qu'il accepta sans conviction. Iagu l'a un peu aidé, mais ça va. Mehben s'assied toute seule, elle a même voulu se lever, je lui ai dit que c'était trop tôt. On avait dit encore deux semaines au moins, c'est ça ? »

Merlin hocha la tête distraitement, les yeux fixés sur la goutte de jus de poire qui dévalait la longueur de son pouce.

« La petite a dormi une nuit entière sans pleurer. Je me suis dit qu'on tenait le bon bout mais la nuit d'après, paf, elle s'est réveillée trois fois. Une vraie coquine. Ah, hier ils sont enfin tombés d'accord sur un prénom, ce sera Tifenn. C'est joli non ? »

De nouveau, Merlin acquiesça, cette fois-ci avec un tressaillement du coin des lèvres qui aurait pu évoluer en demi-sourire, un jour ordinaire. La dernière fois qu'il avait vu la fille de Mehben lui paraissait si lointaine. Si diffuse. Heureusement que Mehgan était là pour remplir le rôle que son état de décrépitude avancée ne lui permettait pas d'honorer.

« De ce que j'ai compris, c'est la grand-mère de Petrok qui s'appelait comme ça. La mère de son père. Elle le gardait beaucoup quand il était petit et que ses parents étaient dans les champs, il se souvient très bien d'elle. Vous savez que c'est elle qui lui a appris à-

- Mehgan, interrompit doucement le druide d'une voix rendue râpeuse de ne plus être utilisée. Je ne sais pas ce que vous avez à me dire, mais dites-le. Arrêtez de tourner autour du pot. »

Sa nièce adoptive se mordit la lèvre inférieure, prise en flagrant délit d'échange de banalités, elle qui ne s'y adonnait habituellement jamais. Un instant d'hésitation, puis elle soupira et le masque tomba.

« Ils veulent tenir des funérailles pour tonton Elias. »

Merlin redressa la tête. Son regard surpris croisa celui, désolé, de Mehgan.

« Des funérailles ? répéta-t-il sans comprendre. Mais… quand ? Et avec quel corps ?

- Demain. Sans corps. Ce ne seront pas de vraies funérailles, je vous l'accorde, c'est plutôt… un hommage. Une occasion pour tous les gens qui l'appréciaient de venir dire adieu. »

Merlin se fendit d'un reniflement moqueur. Comme s'il y avait assez de ces personnes-là pour remplir une baignoire.

« Ne dites pas ça, contra doucement Mehgan – car, manifestement, il avait réfléchi à voix haute. Vous ne vous en êtes pas rendu compte car ces deux dernières semaines, vous n'êtes pas trop… sorti… mais beaucoup de personnes à Kaamelott sont touchées par la mort d'Elias. »

Merlin croyait autant à cette affirmation qu'aux manières de table d'un ogre des collines mais il n'avait ni la force ni la volonté d'argumenter. Alors il se contenta d'écouter, présent mais ailleurs, alors que Mehgan lui décrivait ce qui avait déjà été prévu pour la cérémonie. Il haussait les épaules à certains moments, hochait la tête à d'autres. Oui, il serait présent, juste le temps de l'office. Oui, le choix des fleurs lui paraissait bien. Non, ça ne l'ennuyait pas que Mehgan ait convié Kenann sans lui en parler avant.

Tout ceci, il s'en fichait pas mal.


Il se réveilla graduellement, par étapes, luttant mollement contre le courant qui semblait vouloir l'entraîner par le fond.

D'abord, il entendit des voix. Indistinctes. Nombreuses. Deux d'entre elles revenaient souvent ; la première était claire comme le cristal et la seconde était hachée, nerveuse.

Puis il commença à sentir des vibrations, par en-dessous. Un roulement continu, régulier, interrompu seulement par un creux ou une bosse occasionnels.

Un véhicule, songea-t-il, une charrette, un truc qui roule... enfin j'crois...

La bosse suivante, bien plus grosse que les précédentes, lui arracha un hurlement.

Il était désormais pleinement conscient et se débattait autant qu'il pouvait contre des liens qu'il ne pouvait pas voir – il était attaché, il était attaché, bon sang de merde, bon sang de merde ! – et une douleur si intense qu'elle le consumait des pieds à la tête. Son cou le faisait atrocement souffrir, et il lui semblait que chacune de ses fibres nerveuses y était rattachée. Son estomac se souleva sur un haut-le-cœur mais il y avait un bâillon fermement noué devant sa bouche. Un bâillon au goût de sang. Il sentit son état de conscience vaciller, malmené par les vagues successives d'agonie, mais il se força à inspirer par le nez et à tenir bon.

Le véhicule s'arrêta net, assez violemment pour le faire basculer sur le côté et tirailler le putain de problème qu'il semblait avoir à la gorge. Il perdit connaissance à ce moment-là, il en était sûr et certain, car la minute d'après il sentit des mains s'affairer sur le bandeau qui lui masquait la vue. Elles étaient froides et précautionneuses, mais un soupçon d'ongle lui égratigna la joue au passage au moment de retirer la bande de tissu.

Assailli par la lumière d'une torche, Elias de Kelliwic'h se retrouva à cligner des yeux pour distinguer la personne en face de lui.

Simplement pour entrevoir le sourire doucereux et les boucles blondes qu'il n'avait plus eu le déplaisir de voir depuis près de quinze ans.

« Maître Elias. Je vous avais dit qu'on se retrouverait. »