Hello!

Aujourd'hui musclez bien vos sourcils, parce qu'ils vont probablement se froncer souvent! Si vous voulez un fond sonore pour ce chapitre, j'ai une playlist angst sur spotify dont je vous partage le lien : playlist/1jE7p1gG4KAxXzLUhASK7R?si=t8iEacWpTRWWks1d7PTjdg (oui la cover c'est bien Ash et Eiji de banana fish ... j'ai dit que c'était une playlist angst)

Ah oui, aussi ! Il y a de grandes chances pour que je ne publie pas de chapitre la semaine prochaine. Je suis rentré chez mes parents pour les vacances et je n'aurais probablement pas le temps de m'en occuper. Il y aura donc une petite pause de deux semaines haha

Je crois que je vous ai tout dit, alors je vous souhaite une bonne lecture!


Kiyoko les a rejointes à la dernière minute. Elle a sauté à l'intérieur de la voiture déjà en marche. Mika s'est contentée d'un léger soupir.

Elles arpentent une grande avenue généralement bondée — l'endroit est terriblement vide. Leurs pieds foulent des déchets qui s'agglomèrent contre les trottoirs. Des silhouettes inanimées gisent au sol. Doucement, leurs ombres s'évaporent pour laisser entrevoir des yeux révulsés et des mâchoires disloquées. Un silence lourd les pénètre jusqu'aux os.

— Que s'est-il passé ? murmure Yachi, la voix tremblante.

Aucune ne répond quoi que ce soit. La solution est dissimulée dans le point d'interrogation et les interstices de sa phrase. Elle est partout ; sur le bitume perforé et les lampadaires tordus, dans les angles morts, au-delà des toits d'immeubles où les plantes fanent. Des oiseaux volent bas dans le ciel par centaine — des nuages noirs formant une ronde mouvementée.

— Il va y avoir de l'orage, avise Kiyoko.

Mika ouvre la marche, ses mains enfoncées dans la poche de son sweat. Le regard baissé, elle fixe ses pieds, le cœur au bord des lèvres. Elles passent devant une ruelle. Un vieil homme en sort, hurlant des phrases sans queue ni tête. Il ne les remarque pas. Il trébuche avant de se relever, secoué par ses sanglots. Il s'engouffre dans une autre allée, aspiré par la pénombre.

— Nous y sommes, déclare Mika.

Une fissure remonte tout en haut de l'immeuble, mais les nuages sont si bas qu'on ne peut distinguer sa fin ; comme si la structure naissait de la brume. Les marches de l'entrée sont brisées, formant des petits tas de gravier au sol. Les poubelles débordent de sacs déchirés . Une odeur nauséabonde embaume cette résidence presque morte.

La main de Yachi se glisse dans la sienne. Elle la serre un peu plus fort. Mika n'arrive pas à franchir la lourde porte d'entrée. Elles restent un moment là, les yeux levés vers le ciel. Une lampe de chevet pend mollement à une fenêtre, au quatrième étage. Un chat s'amuse à toucher le fil dans le vide du bout de sa patte. Il lui manque une oreille. Mika le reconnaît. Elle passait des heures à l'agiter sous le nez de Daishou, juste pour l'embêter. Il détestait ça ; les animaux l'avaient toujours repoussé.

Sans trop comprendre, Mika est dans une cage d'escalier. La main chaude de Yachi est déjà loin. Ses pas ricochent contre les murs. Une ampoule grésillante les éclaire un moment, mais elles se retrouvent rapidement dans le noir. Nouvelle trouée dans le temps : Mika est devant une porte en bois. Elle ignore si elle a toqué, mais on ouvre. Une silhouette en lambeaux la dévisage longuement.

— Tu es venue.

Kuroo ne se décale pas. Les mots sont coincés dans la gorge de Mika. Elle peine à simplement hocher la tête. Il remarque ses deux amies qui se tiennent derrière elle.

— Tu n'es pas seule.

— Tu te souviens de Yachi ?

— Bien sûr. Miss soleil, pas vrai ? Tu sembles avoir perdu un peu de chaleur, fait-il en tendant le menton vers elle.

— C'est l'hiver, se justifie la concernée.

Coupure. Ils sont debout dans le salon. Kuroo fume une cigarette à son balcon, la porte-fenêtre ouverte. Mika est à côté de lui et avale une brume âcre. L'appartement est en désordre. Des vêtements sales traînent au sol. Kuroo doit dormir dans cette pièce car il y a des draps par terre, juste à côté du canapé. Les murs et le plafond sont marqués de drôle de taches oranges qui s'étalent — cela est probablement dû à l'humidité.

— Kiyoko. Kiyoko. Kiyoko.

Kuroo réfléchit. Un fragment d'ombre s'enroule autour de son buste ainsi que sur la partie gauche de son visage.

— Ton prénom me dit quelque chose.

— Nous allions aux cours du soir ensemble. Enfin, nous n'étions pas dans la même classe.

Il tape dans ses mains. Ses cheveux hirsutes s'emmêlent un peu plus.

— C'est ça ! T'étais super forte, non ? T'avais toujours les bonnes réponses !

Il a l'air exténué. Ses épaules sont voûtées, sa posture tassée, comme s'il tentait de se recroqueviller. Peut-être qu'au bout d'un certain temps, il deviendrait un origami minuscule, une forme figée, entre triangle et hexagone.

Kiyoko a un sourire timide. Elle acquiesce et le silence retombe.

Le visage de Daishou est à quelques centimètres du sien. Elle tient encore une cigarette fumante entre ses doigts. Elle se redresse brutalement, écrase l'objet dans une tasse de café qui trône sur une table de nuit. Yachi lui lance un regard en biais alors qu'elle tangue très légèrement.

—… parlait de contes et d'une liseuse.

Kiyoko plante ses yeux dans ceux de Mika.

— Que s'est-il passé exactement ? demande-t-elle pour détourner l'attention.

Kuroo se tient dans l'embrasure de la porte, les lèvres pincées.

— Il a débarqué sans prévenir et s'est évanoui sur le seuil de l'entrée. Depuis… (sa voix se brise.) Depuis, il marmonne des choses qui n'ont aucun sens et il ne se réveille plus.

— Combien de temps ?

— Je… Je l'ignore. Un moment déjà.

— Je ne parlais pas de son sommeil, s'explique Kiyoko. C'est à propos de son ombre et de son corps.

Une boule grossit dans la gorge de Mika. Elle regarde Kuroo et sait. Il n'y a pas besoin de mots entre eux, les silences suffisent. Les draps qui recouvrent leur ami sont plats ; ils épousent parfaitement le matelas. De Daishou, il ne reste qu'un buste et un visage dévoré par le vide.

— Une semaine, environ. Peu de temps après qu'il est arrivé ici, en fait.

— Ça n'a cessé d'empirer, pas vrai ?

Kuroo ne prend pas la peine de répondre.

— Si l'on n'arrête pas ce truc qui le ronge, cette maladie, il va disparaître. Je- j'ai tout essayé. Je ne sais plus quoi faire et-

Il inspire un grand coup :

— Je refuse de le perdre.

Il regarde Mika droit dans les yeux. Les siens reviennent vers Daishou. Une culpabilité immense l'envahit.

— Je suis désolée, Kuroo. J'aurais dû venir plus-

— Tu n'y es pour rien. Je suis content que tu sois avec moi.

Quelques larmes roulent sur les joues de la jeune fille. Elle tend sa main vers son ami endormi.

Peut-être que si je sens sa peau chaude cela voudra dire qu'il est encore là, qu'il n'est pas tout à fait parti. De toute façon, il ne peut pas se volatiliser ainsi, il n'a aucun droit de faire ça. J'ai besoin de lui autant qu'il a besoin de moi, c'est un idiot, mais il n'oserait pas- oh non, je ne lui pardonnerai jamais.

Des cadavres qui jonchent les rues. Cette fille qui s'évapore dans la lumière. Il y avait toujours des cris. Kiyoko et ses pieds dans l'autre monde.

Ses doigts effleurent une brume chaude avant de froisser les draps.

« Il n'y a plus personne. Plus personne. »

La voix résonne longtemps dans la poitrine de Mika. Son ombre s'enroule autour de son cou. Elle ne se débat pas.

Un souvenir éclate : Daishou lui glisse qu'il rêverait de l'embrasser, mais il ne sait pas vraiment ce que cela veut dire. Il lui parle de ses lèvres et Mika rit de bon cœur.

— Embrasse plutôt Kuroo, lui avait-elle dit. Si les baisers existaient, je suis certaine que ça serait votre truc.

— C'est impossible.

— Pourquoi ça ?

— On n'embrasse pas le vent. On ne l'attrape pas. Tu es différente, Mika. Des fois, j'ai l'impression que tu es plus dense que la terre.

— Tu es amoureux du vent alors.

Il n'avait pas répondu.

Tout à coup, Daishou s'agite. Il gémit. Son corps tressaute.

— Et c'est reparti, maugrée Kuroo. C'était ça les paroles incohérentes. Dans quelques secondes, il va se mettre à dire n'importe quoi.

Leur ami se redresse brutalement, telle une poupée désarticulée. Sa mâchoire tombe très bas comme si elle était presque disloquée. Ses yeux sont écarquillés.

— Elle est là, avoue-t-il d'abord très faiblement.

Puis sa voix se fait de plus en plus forte :

— Elle est là. Elle est là. Elle est là !

Un mur tremble et de la poussière vient se coincer dans les cheveux de Daishou. Il pointe Kiyoko du doigt d'un geste lent. Elle ne bronche pas. Puis elle s'avance doucement pour s'asseoir au bord du lit.

— Tu es en retard.

Ce n'est pas la voix du jeune homme. Elle est à la fois plus grave et plus aiguë, un violon désaccordé qu'on essaie désespérément de rendre juste. Les notes crissent.

— Aurais-tu oublié, Kiyoko ? Le fil se déroule lentement dans la forêt.

Son buste vogue jusqu'à elle. De la seule main qu'il lui reste, il saisit son menton et la force à redresser la tête. Kiyoko demeure impassible.

— Ma naissance a eu lieu il y a peu, répond-elle.

Il y a un instant de flottement. Daishou desserre sa prise avant de se rallonger. Kiyoko s'approche encore. Elle parvient à poser délicatement sa main sur la poitrine du garçon. Sa paume s'enfonce dans sa peau translucide.

— Qu'est-ce que tu fous ? s'écrie Kuroo.

Soudain, Daishou hurle, les yeux grands ouverts. Mika réussit à retenir Kuroo in extremis, alors qu'il s'apprête à bondir sur Kiyoko. Surpris par le contact, il s'immobilise, assez pour que la jeune femme ait le temps de le rassurer :

— Fais-lui confiance. Tout ira bien pour Daishou.

Ses mots font vibrer l'air. Ils sont si forts que les muscles du garçon se détendent d'un seul coup. Il se tourne vers elle, sonné.

— Bon voyage. Et désolé pour l'attente.

Une larme vient mourir contre l'épaule nue de Daishou. Mika cligne des yeux et l'instant d'après, il n'est plus là. Il n'y a que le tissu froissé.

Elle ne ressent rien. Kuroo s'entête à fixer le lit, comme si Daishou allait revenir. Il finit par relever la tête, horrifié.

— Qu'as-tu fait ? Où est Daishou ?

Il hoquette.

— Ramène-le, ordonne-t-il à Kiyoko. Ramène-le ou je te jure que-

— Tout va bien. Il est sain et sauf. Je l'ai envoyé là où il doit être — là où nous devrions tous être.

— Tu es complètement malade, crache-t-il. C'est quoi ce bordel, hein ?

Il se tourne vers Mika plein d'espoir, mais elle n'a aucune réponse.

— Il voulait t'embrasser, murmure-t-elle, ailleurs.

Les bras de Kuroo retombent mollement contre son corps. Quelque chose se casse à l'intérieur. Elle entend la fissure s'étendre sous ses os, partir de la cheville pour remonter jusqu'aux poignets avant de lui briser les phalanges. Mika l'enlace doucement. Il réagit à peine à l'étreinte.

— Je crois que j'aurais bien aimé aussi, pleure-t-il.

Il y a un long silence. Mika s'égare, les bras maladroits de Kuroo l'enserrent. Elle n'est plus que cette caresse désespérée. Leurs sentiments s'effritent et la Mort les contemple sur son cheval blanc.

— Tout ira bien, dit alors l'Arcane.

Personne autour de Mika ne semble avoir remarqué le squelette.

— Il n'est pas encore l'heure, jeune fille. Le temps s'effiloche, mais le devenir vous attend. N'ayez crainte.

Il donne un coup sec sur l'arrière du cheval avec sa jambe. L'animal s'élance d'un seul coup au galop et la Mort traverse le mur en la saluant.

Elle remarque vaguement le corps de Kiyoko qui s'effondre dans un bruit sourd sur le sol. Yachi se précipite et puis-

Elle est de nouveau à côté de Kuroo, accoudée à la fenêtre. Le regard hagard, il allume une énième cigarette.

— Depuis quand tu fumes, toi ? lâche-t-elle d'un ton un brin moqueur.

Sa voix est enrouée par les larmes.

— Depuis que le monde se barre en sucette. Je n'ai jamais été du genre stressé, mais cette fois-ci, je crois que je comprends un peu plus les gens anxieux.

Mika laisse échapper un rire.

— J'ai l'impression de vivre une crise d'angoisse qui ne se termine jamais.

— Un truc qui serre le cœur ?

— Une chose où les pensées fusent tellement fort qu'elles se glissent dans ma gorge. Il y en a tant que j'étouffe.

Kuroo lui tend sa cigarette :

— Pas sûr que ça aide, si tu suffoques déjà, ricane-t-il.

Elle l'attrape quand même.

— Tu veux en parler ?

Son ami se rembrunit.

— Il y a quelque chose à dire, tu crois ?

— Je ne sais, soupire-t-elle. Daishou ne doit pas nous entendre de toute façon.

Elle ne lui révèle pas la Mort et son cheval blanc. Elle frissonne au souvenir des os sales.

— Je pense que si je le voyais maintenant, je l'insulterais.

— Peu importe la situation, tu ferais ça, relève-t-elle.

— Oui, mais là, mes injures seraient particulièrement gratinées.

Le vent fait rouler un tas de journaux abandonnés sur la route. Le son d'une alarme parvient jusqu'à eux. Mika n'a aucune idée de l'heure : le ciel est gris. C'est comme s'ils étaient figés dans un moment terrible.

— Kiyoko nous donnera des réponses, affirme-t-elle plus pour se rassurer que pour apaiser son ami.

— Peut-être qu'elle ne se réveillera pas. Si ça se trouve, Daishou est maudit et il lui a transmis son malheur.

— Qui sait.

Des sabots qui foulent le bitume résonnent entre les barres d'immeuble. Mika laisse Kuroo finir sa cigarette pendant qu'elle s'engouffre à l'intérieur. Kiyoko est allongée sur le sofa marron. Son ombre l'enveloppe complètement. Elle se demande comment il a été possible de l'amener jusqu'ici.

Le temps lui glisse des mains. Elle avale difficilement sa salive. Yachi est assise auprès de Kiyoko. Elle lit un roman, un qui trônait sur une petite étagère. Mika s'installe à côté d'elle.

— Comment fais-tu pour lire dans une telle situation ?

Elle n'est pas en colère.

— Et toi comment fais-tu pour ne pas lui en vouloir ?

Sa respiration se coupe d'un coup. Le regard de Yachi est perçant.

— Je… Elle doit avoir ses raisons, bredouille-t-elle.

Yachi dépose le livre à côté d'elle. Mika appuie sa tête contre l'épaule de son amie.

— Tu veux bien me lire ton roman ?

— Bien sûr. Tu connais Patrocle et Achille ?

Mika acquiesce.

— Et bien, c'est leur histoire d'amour.

La voix de Yachi est fluide, aussi ondulante que l'eau qui s'écoule dans les ruisseaux. Mika ferme les yeux. Kuroo les rejoint, le regard humide. Les mots leur glissent dessus et pendant un bref instant, la douleur s'en va.


Kiyoko a perdu le contrôle de son corps. Ses doigts fourmillent d'une force qui ne lui appartient pas. Elle entend la voix de Yachi en sourdine. Tous les regards se tournent vers elle au moment où elle se redresse. Un silence de plomb s'écrase sur ses épaules.

Elle voudrait hurler, mais lorsqu'elle ouvre la bouche, une main invisible s'engouffre tout au fond de sa gorge. Elle ne distingue rien, si ce n'est une femme qu'elle connaît depuis la naissance du monde. L'Impératrice se tient devant elle, plus fière que jamais. Sa tête se tourne vers Mika. Elle s'apprête à entamer son discours, et ce sont les lèvres de Kiyoko qui s'agitent.

— Mika. Ma douce Mika. Tu ressembles tant à ta mère.

Elle tente de se débattre, mais une poigne de fer lui broie le crâne.

— C'était une liseuse formidable, continue Kiyoko malgré elle. Votre lignée est précieuse.

Elle passe sa main sur la joue de la jeune fille. Mika a un mouvement de recul.

— Il est temps pour toi de rentrer. Nous t'attendons.

— Qu'avez-vous fait à Kiyoko ? demande-t-elle des éclairs dans les yeux.

Elle arbore un sourire carnassier. Des doigts pincent chacune de ses cordes vocales. La douleur est telle que Kiyoko manque de perdre à nouveau connaissance.

— C'est parfaitement impressionnant ! Tu as donc remarqué ?

— Qu'est-ce qui se passe ?

— Un Arcane, explique Mika. Il utilise la voix de Kiyoko.

— Tu es peut-être même meilleure que ta mère, avise-t-elle. Enchantée, je suis l'Impératrice.

Kiyoko se penche en avant en guise de salutation. Elle plonge son regard dans celui de Mika.

— J'ai plusieurs choses à t'annoncer. Tu devrais être honorée que je sois venue en personne. Plus ou moins.

— L'Impératrice ne ferait jamais ça, s'emporte Mika.

— Le monde change. Les forêts brûlent, les hommes meurent. Il est l'heure d'agir.

Elle ne lui laisse pas le loisir de répliquer.

— Je n'ai pas beaucoup de temps. Kiyoko n'est pas facile à contrôler, malgré le lien qui nous unit. J'irai donc à l'essentiel : la Tour est proche de l'effondrement et la danseuse du Monde est en feu. Tu sais ce que cela signifie, n'est-ce pas ?

— Le serpent se mordra à nouveau la queue, récite-t-elle.

— Tout à fait. Mais cette fois-ci, ce sera son enfant. La Terre ne peut rester prisonnière de cette ronde indéfiniment. Kiyoko te mènera à la frontière (elle balaie leur groupe du regard). En tant que passeuse, elle emmènera tous ceux qui seront légitimes à franchir le vide. Tu dois nous rejoindre avant que le vent apporte les cendres.

La robe de l'Impératrice s'agite. Elle dévisage Kiyoko d'un air faussement désolé. Dehors, une pluie épaisse se met à tomber.

— Pourquoi ? Qu'est-ce qu'il y aura de mieux là-bas ?

— Il y aura des réponses. Les cartes ne sont pas un mensonge, elles ne l'ont jamais été.

— Et Daishou ? Que lui est-il arrivé ? intervient Kuroo.

— Il a franchi la frontière. Il vous attend de l'autre côté, lui aussi.

— Qu'est-ce que ça signifie ?

— Qu'il est l'heure. Seuls survivront ceux qui ont la trace des Arcanes gravée dans leur chair !

Une corde vocale se brise. La voix de Kiyoko se fait de plus en plus faible.

— Nous avons besoin de toi, Mika. Tu es la dernière véritable liseuse. Les divinités ne peuvent exister sans le devenir que tu portes en toi.

Kiyoko perd pied. Elle décolle du sol avant de s'écraser sur le parquet. Sa tête cogne si fort qu'elle voit des étoiles sous ses paupières. L'Impératrice s'approche d'elle et lui dépose un tendre baiser sur la tempe. Kiyoko se noie dans de l'encre de Chine. La suite, elle n'en garde qu'un vague souvenir. L'écho d'un goût amer sur sa langue, le bruit d'un papier que l'on gratte.


Le corps de Takeshi flotte sur une mer agitée. Mika vogue sur un radeau de fortune et ses larmes remplissent l'océan. Elle essaie de le faire avancer, mais elle n'a rien pour lutter contre le courant. Ses mains sont impuissantes face à la violence des vagues.

Elle crie. Mika appelle son frère. Il reste immobile, la tête tournée vers le ciel. Le phare s'est effondré il y a longtemps. La Grande Prêtresse s'est volatilisée. Pourtant, sa voix résonne sans cesse depuis les profondeurs.

— Tu aideras mon fils.

Un tentacule immense s'enroule autour de sa navigation de fortune. Le bois se brise. Les abysses l'avalent alors qu'elle contemple Takeshi, immobile à la surface.

— Ne laisse pas mon enfant finir comme ton frère.

Le cœur de Mika éclate.


— Elle ne répond pas, soupire Hinata.

— Mais est-ce que l'une d'entre elles a dit où elles étaient parties ? intervient Iwaizumi les bras croisés.

— Non. On s'est réveillé et elles n'étaient plus là.

— Pas même un petit mot ? Ce n'est pas le genre de Kiyoko de s'en aller sans prévenir.

— Justement, c'est bien pour ça que l'on est inquiet, assène Kageyama.

Oikawa roule des yeux. Agacé, il se lève brusquement. Tous les regards se tournent vers lui.

— Je vais prendre une douche, annonce-t-il. Venez si vous voulez, je m'en fous. Je profite que l'on soit chez Iwaizumi pour me laver de toute cette saleté.

Il part et alors qu'il s'engouffre dans le couloir, il se ravise :

— De toute façon, on ne peut qu'attendre pour le moment. Si l'on n'a pas de nouvelles d'ici ce soir, on s'inquiètera.

— Je connais Yachi, intervient Akaashi. Elle nous prévient uniquement lorsqu'il y a un sérieux problème. Il y a des chances que ne pas avoir de nouvelles soit une bonne chose.

— Vous leur avez déjà envoyé une douzaine de messages. Elles savent où nous sommes. On ne peut pas faire plus pour le moment, ajoute Iwaizumi.

Kageyama et Hinata échangent un regard peu convaincu, mais ne protestent pas. Oikawa comprend que la conversation est close. Il va s'enfermer à double tour dans la salle de bain. Il s'adosse contre la porte, la respiration troublée. Il attend que les larmes montent, mais rien ne vient. Il entoure ses bras autour de ses genoux, se distrait en faisant rouler un éclat de son ombre sur son mollet.

Il se décide finalement à se déshabiller et se glisse sous la douche. L'eau chaude ne l'apaise pas. Il a toujours une énorme boule au fond de sa gorge. Il repense à Yachi et ses gestes brusques ; la pénombre, cette masse menaçante qui vole au-dessus d'elle.

— Putain ! peste-t-il.

Il s'écarte d'un bond de l'eau devenue bouillante. Sa peau est rouge ; son avant-bras le lance terriblement.

— C'est quoi ce bordel ? maugrée-t-il.

— Bonsoir, Oikawa !

Un rire résonne dans toute la pièce : son sang se glace.

— On est le matin, ricane-t-il pour dissimuler sa peur.

— Aurore ou crépuscule, ça ne change rien !

Un visage apparaît à quelques centimètres du sien. Dans une pirouette parfaitement maîtrisée le Fou rit.

— Le Soleil continuera de brûler, ajoute-t-il.

Oikawa se plonge dans un mutisme ardu. Malgré toutes les questions qui l'habitent, il sait que le Fou ne lui offrira rien d'autre que des énigmes insolubles. Il tourne autour de lui sans jamais le toucher. Il s'aplatit comme une feuille contre le carrelage de la douche, devient si petit qu'il loge sur un carreau. Oikawa n'aperçoit plus que son visage.

— J'ai une grande nouvelle à t'annoncer !

Il fronce les sourcils. L'eau est brûlante. Toutefois, il ne la sent plus couler sur son corps.

— Pas même un peu d'enthousiasme ?

L'Arcane arbore une moue déçue.

— Tu es signe de mauvais augure, réplique-t-il.

— Comment pourrais-je l'être ? Je ne suis qu'un présent perpétuel qui naît du chaos !

Il s'extirpe du carrelage, pour aller s'allonger dans les airs. Les bras derrière la tête, il fixe Oikawa depuis le plafond. Quelques affaires tombent de son baluchon et s'évaporent presque immédiatement dans l'atmosphère. Oikawa a juste le temps d'apercevoir un trognon de pomme et une feuille vierge.

— Tu es un passeur.

D'un seul coup, les mots le clouent en l'air. Tout crisse, gratte, grogne autour de lui. Il n'est plus que cette phrase, il devient les lettres et les syllabes s'accrochent à lui, elles s'imprègnent dans sa chair.

— Les frontières se dessinent sous tes yeux.

Un scribe de la terre. Son maître fut un vagabond qui n'avait personne, si ce n'est une vieille sacoche en cuir. Ses pieds ne s'embourbaient jamais dans le sol humide, il sautait sur les rochers, dansait entre les feuilles. Le feu ne l'atteignait pas. Il fredonnait, il fredonnait encore et encore.

Passeur. Une farandole ancienne qu'il avait oubliée.

— Oikawa-san ?

Ses jambes s'emmêlent et la réalité le frappe de plein fouet. Le Fou s'est volatilisé sans laisser de trace. Quelqu'un toque. Il enfile une serviette en vitesse avant d'ouvrir le rideau précipitamment. La lumière blanche de la pièce sans fenêtre l'éblouit.

Il déverrouille la porte et tombe nez à nez avec Akaashi.

— Tout va bien ? demande Oikawa, inquiet.

Les paroles du Fou s'estompent déjà — elles reviendront à la nuit tombée.

— Je peux te parler ?

Oikawa se décale pour le laisser entrer. Son ami s'assoit par terre, son dos appuyé contre le lavabo tandis qu'il s'installe en face de lui. La salle de bain est si exiguë qu'ils n'ont pas la place d'étendre leurs jambes. Leurs genoux se frôlent. Oikawa frissonne.

Akaashi a le regard fuyant. Il fixe éhontément un porte-manteau au-dessus de la tête d'Oikawa. Des cicatrices se dessinent sur les mollets et les cuisses du garçon. Il détourne les yeux.

— Si c'est par rapport à Yachi, je suis sûr que-

— Non, ce n'est pas ça.

Ce dernier se mord le pouce, préoccupé.

— Ce sont des rêves, pas vrai ?

Le jeune homme vacille. Il se penche sur le côté et un bleu fleurit sur sa pommette droite. Oikawa a envie d'y passer sa main, de le toucher pour sentir sa peau, humer son parfum et ne penser à rien d'autre que sa voix calme, cassée par des semaines de murmures et de silences.

— Comment ?

— Tu n'es pas tout seul, je suppose.

Son ami sourit.

— Je crois que l'on est voué à se suivre dans nos malheurs.

— Il paraît que ça crée des liens, surenchérit Oikawa.

— Est-ce que… (Akaashi semble hésiter). Est-ce qu'il t'est déjà arrivé de rêver éveillé ?

Il déglutit avec difficulté. La peur lui noue le ventre — l'empreinte est encore trop récente, pulse dans ses veines ; il a l'impression qu'elle ne partira jamais. Néanmoins, Oikawa sait que c'est un mensonge : tout passera.

— Je n'en ai pas le souvenir, ment-il.

Il ne peut pas lui parler du Fou, il ne peut rien dire parce qu'ouvrir la bouche serait lui donner raison. Il renverserait le plateau, il n'en resterait rien.

— Oh.

Akaashi fait craquer ses doigts.

— Ça ne veut pas dire que tu ne peux pas m'en parler, le rassure Oikawa. Depuis que tu es parti, il y a beaucoup de cauchemars. Beaucoup de songes aux messages nébuleux un peu…

— Comme l'annonce d'un basculement terrifiant ?

— On pourrait dire ça comme ça.

Les épaules de son ami se détendent brusquement.

— Il y a eu un homme qui me parlait, mais… c'est flou parce que c'était- c'était pendant le Jardin et la brume alors…

Oikawa aurait voulu demander : pourquoi ce nom-là ? Le Jardin. Il n'y avait que du verre brisé là-bas. Il n'osait pas parce que les yeux d'Akaashi se voilaient toujours dans ces moments-là. Il était persuadé que la moindre parole le couperait profondément dans sa chair.

— Enfin, ce n'est pas très important. Kiyoko m'a dit que ça reviendrait. Je n'en suis pas si sûr. Je ne sais pas si je veux vraiment me souvenir. Je crois qu'il y a trop de nœuds dans ma tête.

Les mots d'Akaashi glissent parfois de ses lèvres à une vitesse affolante. Contraste frappant avec les mutismes douloureux des jours grisonnants. Le jeune homme se mord la joue pour ralentir le flux de pensée — Oikawa aperçoit la houle dans ses pupilles. Il tremble. Doucement, il se penche en avant, sa main flotte au-dessus du bras d'Akaashi. Il se décide à demander :

— Est-ce que… Je peux ?

Il hoche la tête. La peau d'Akaashi est gelée. Réapprendre à aimer, se laisser porter par les non-dits. Son pouce fait de petits cercles, le temps que le jeune homme revienne à lui. Il s'est égaré dans un endroit où Oikawa ne peut s'inviter. Il se redresse un peu afin de l'enlacer franchement. Akaashi se détend contre lui.

— Tu le fais exprès, pas vrai ? lui demande-t-il.

— C'est plus facile de parler sans avoir à affronter le corps de l'autre, tu ne penses pas ?

Il ignore sa remarque.

— Essaie, lui intime Oikawa, le souffle tranquille.

Il y a un moment où il sent les battements du cœur d'Akaashi s'agiter si fort que l'on dirait qu'il cogne dans tous les recoins de sa poitrine. Au bout d'un moment, le rythme ralentit et une douce symphonie revient.

— J'ai rêvé de ma mère cette nuit, se décide-t-il enfin à parler.

Oikawa se contente d'acquiescer. Il joue avec une mèche de cheveux d'Akaashi — l'enrouler puis la dérouler autour de son doigt, laisser courir un bref instant sa peau contre la sienne, l'air désinvolte.

— C'est un Arcane.

Oikawa se fige. Il prolonge l'étreinte, profite de ce rêve grinçant.

— Elle ne m'a pas dit son nom. Elle n'a eu de cesse de me sommer de rejoindre Mika, de rester près d'elle. Elle n'arrêtait pas de répéter que nous avions un rôle à jouer elle et moi. Ça n'a aucun sens. Je suis tout cassé. Je n'ai pas grand-chose à offrir si ce n'est des rêves qui s'estompent déjà.

Il sait qu'il doit se dégager, qu'il est l'heure. Ses mains refusent de se détacher. Il hume une dernière fois son odeur.

— Ce sont tes failles, Akaashi, murmure-t-il au creux de son oreille. Ils en ont besoin. Parce qu'elles t'ont ouvert à l'autour. Les choses ne te glissent plus dessus, elles s'imprègnent en toi.

Des mots dérobés. Il ne se rappelle plus d'où ils viennent. C'est finalement Akaashi qui s'écarte pour le regarder, intrigué.

— Tout comme toi, pas vrai ?

— Peut-être.

— Elle m'a parlé de toi, confie-t-il après un court silence.

— Ta mère ? s'étonne Oikawa. Elle doit vouloir que je t'accompagne. Moi, ton preux chevalier, qui t'a sauvé des pires dangers.

Il place son poing contre sa poitrine. Akaashi roule des yeux. De la condensation se forme sur le miroir au-dessus. De l'eau goutte contre le sol de la douche.

— C'est tout le contraire, malheureusement.

L'air se glisse trop vite dans sa tranchée avant de lui perforer les entrailles. Son sourire s'efface d'un coup.

— Tu dois rester avec Kiyoko. Cet Arcane, enfin ma mère — pardonne-moi, je ne pense pas m'y habituer un jour — m'a dit qu'elle avait toutes les réponses. Elle m'a aussi confié que tu savais déjà tout ça.

Oikawa grimace. Après tout, peut-être que les rêves sont indissociables du réel. Il s'est trompé. Il contemple le miroir et y observe le Fou. Il le fixe intensément. Sa bouche s'agite. Elle répète inlassablement le même nom qu'Oikawa connaît déjà — qu'il a toujours connu sans le savoir. Il détourne le regard.

— Je ne suis pas sûr d'être au courant.

— Elle a utilisé un mot, mais je ne me souviens plus très bien…

— Passeur.

Ça a franchi ses lèvres sans qu'il puisse rien y faire. Des larmes perlent au coin de ses yeux. Son ami ne le remarque pas.

— C'est ça.

— Ça ne veut rien dire, Akaashi. On peut encore partir tous les deux. Vagabonder autour du globe, guérir nos blessures ensemble.

Il a un sourire triste — le plus malheureux qu'il n'a jamais vu.

— Tu sais bien que c'est impossible. On ne peut pas explorer un monde qui bientôt n'existera plus.

— Mais comment pouvons-nous être sûrs de ça ? s'emporte-t-il. Ce n'est pas la Terre qui se meurt, c'est nous !

— Elle finira par disparaître, Oikawa-san. Elle veut seulement s'assurer que ses enfants ont un abri avant qu'elle ne rende son dernier souffle.

Ploc, ploc, ploc. L'eau s'écrase dans la douche — la poitrine d'Oikawa est trempée, elle aussi.

— Tu es donc prêt à croire sur parole les Arcanes ? Des personnes qui ne se montrent à nous que dans nos songes ? Dont nous ne sommes même pas certains qu'elles existent ?

— Arrête. Tu t'entêtes et ça ne mène à rien. Il suffit de regarder dehors pour apercevoir la vérité.

— C'est injuste, pleure-t-il. Je ne veux pas te perdre.

Akaashi s'approche et leurs nez se frôlent. Il plonge ses yeux dans ceux d'Oikawa.

— On a encore un peu de temps, murmure-t-il.

— Ils n'ont pas le droit de nous faire ça.

Ploc, ploc, ploc. De l'eau dans les poumons.

— Tout passera.

Akaashi l'embrasse. Ses lèvres sont chaudes. Il a un goût de miel et de lait. Oikawa presse son corps contre le sien, glisse ses mains contre son dos. Ça le surprend, mais la confusion n'a pas lieu d'être à cet instant.

Akaashi frissonne. Il se détache, mais Oikawa se penche vers lui. Ils échangent un autre baiser. Le temps éclate en des milliers de bulles. L'espace se fissure et alors-

— Oikawa, Akaashi ! Je sais que vous êtes là-dedans !

Ils se séparent brusquement. Iwaizumi donne quelques coups contre la porte.

— Rejoignez-nous dans le salon. Les filles viennent de débarquer. Réunion d'urgence.

Les pas d'Iwaizumi s'éloignent. Ils restent immobiles, se fixent, un rire silencieux dans le regard. C'est finalement Akaashi qui se lève en premier.

— Allons-y, lui intime-t-il en lui tendant la main.

Ils ne se disent rien de plus. Lorsque son ami referme la porte pour le laisser s'habiller, le silence qui l'enveloppe est tel qu'il a la sensation d'avoir la peau à vif.


Yachi est épuisée. Elle baille à s'en décrocher la mâchoire lorsqu'Akaashi, et peu de temps après, Oikawa débarquent dans le salon. Le garçon a les cheveux en bataille et la peau rouge. Yachi baisse les yeux sur son propre corps auquel elle ne s'habitue pas. Son ombre orangée a encore rétréci : il n'y a qu'un mince filet translucide qui s'enroule autour de sa taille. Du reste, n'importe qui peut apercevoir ses égratignures et ses cernes bleuâtres.

Ses deux amis viennent s'asseoir à côté d'elle. Ils l'entourent, comme s'ils avaient senti qu'elle avait besoin d'eux.

— Hey, chuchote Oikawa, en lançant un regard à Hinata et Kageyama qui discutent avec Kiyoko.

— Salut, répond Yachi d'une voix qui se veut enjouée, mais qui ne trompe personne.

Aucun d'eux ne lui demande comment elle va. Les deux garçons savent. Ils connaissent par cœur ses intonations.

— Que s'est-il passé ? l'interroge Akaashi.

Yachi fait un geste du menton pour désigner Mika et Kuroo qui se tiennent non loin de Kiyoko.

— Longue histoire, soupire-t-elle. Disons que ça ne s'est pas très bien passé.

— Où étiez-vous ? Hinata et Kage-

— Tout d'abord, je voulais m'excuser auprès de vous. Je n'aurais pas dû partir de la sorte.

Kiyoko interrompt Oikawa d'une voix râpeuse. Elle n'a pas bonne mine. Elle est exténuée. Sa peau est pâle, ses lèvres sèches. Elle a un œil au beurre et une coupure profonde au niveau d'une de ses pommettes. Ses cheveux noirs sont tout ébouriffés et détachés, ce qui est assez rare pour le notifier – Kiyoko a l'habitude de les garder attachés en une queue de cheval basse.

— Nous, corrige Mika. Nous sommes toutes les trois fautives.

Yachi approuve silencieusement. Oikawa pose sa main sur son genou pour la rassurer.

— Je crois, soupire Kiyoko, que je vous dois des explications. Je n'ai pas été tout à fait honnête. Il est temps de vous avouer la vérité.

Elle marque une pause. Contre toute attente, elle n'est pas honteuse. Son regard se plante en eux avec une détermination dure, presque intimidante.

— J'ai toujours fait des rêves étranges. D'aussi loin que je m'en souvienne, des hommes et des femmes venaient à ma rencontre la nuit. Il arrivait qu'ils me parlent, mais la plupart du temps, ils restaient silencieux. Les rares fois où ils disaient quelque chose, cela ne voulait rien dire.

— Ce n'est pas une nouveauté, observe Hinata, les bras croisés.

— Je sais. Mais je dois d'abord vous expliquer tout ça pour que vous puissiez comprendre le reste.

Elle s'agite, mal à l'aise.

— En grandissant, je me suis aperçue que certaines choses qui me semblaient normales ne l'étaient pas pour les autres. Je sentais les gens contre ma peau. Si je le voulais, je pouvais les toucher. Le matin de mes douze ans, je me suis réveillée et mon ombre n'était plus là. Tout comme certains d'entre vous, j'ai dû apprendre. Apprendre à me dissimuler, apprendre à contrôler cette silhouette capricieuse. Apprendre à me cacher, en somme. Peu de temps après ça, les contes sont arrivés. Des murmures lointains, des lignes que je traçais qui n'étaient pas les miennes. J'ignore comment, mais j'ai toujours su. J'ai compris dès le début que ces histoires ne m'appartenaient pas. Elles étaient porteuses d'un devenir, un mouvement infini dans lequel il nous faudra tous renaître.

Yachi ne peut s'empêcher de tressaillir. Il y a quelque chose dans les yeux un peu fous de Kiyoko qui lui donne des allures d'oracle — une vérité opaque.

— Quelque temps avant tout ça, continue-t-elle, j'ai fait un rêve. Un Arcane m'a chanté la fin. Je n'ai pas voulu y croire. Parce que c'était accepter la mort, c'était observer les cœurs brûler sans pouvoir y faire quoi que ce soit. Mais je me suis trompée. Je n'aurais pas dû ignorer cette vérité. J'aurais dû correspondre avec les appels, laisser les signes se glisser sous ma peau. Maintenant que je l'ai enfin fait… Maintenant que l'évidence éclate, je comprends. C'était inévitable. Ce n'est que le début.

Kiyoko se tait abruptement, le souffle court. Les réponses dissimulées entre les lettres ne sont pas faciles à saisir. Toutefois, Yachi sent quelque chose frémir dans ses veines. Une puissance indescriptible la cloue sur place, des yeux invisibles l'observent depuis l'intérieur de son corps.

— Qu'est-ce qu'on est supposé faire alors ? finit par demander Oikawa. Brûler avec les autres ? Nous laisser dévorer par ces foutus Arcanes ? Que sont-ils au juste, hein ? Une force cosmique qui nous transcende tous ?

Il croise les bras, sa bouche agitée par un rictus moqueur.

— Il y a longtemps, existait un monde où les corps brillaient sous le jour, semble réciter Mika, un doigt levé en l'air. L'été n'était que renaissance et l'automne venu, les hommes cueillaient les feuilles orangées des arbres. La vie s'écoulait lentement et les Arcanes…

— Contemplaient leurs enfants, les lèvres ondulant sous les éclats de la nuit, termine Kiyoko. Les Arcanes sont créateurs de vie. Ils sont éternels. Ils existaient dans le chaos et ils existeront bien après sa mort. Nous ne sommes qu'une poussière de leur chair, un fragment égaré. C'est ainsi que nous sommes nés. Mais il y a eu la guerre et l'ère de la Brume. De notre passé, il ne reste que des cendres.

Oikawa ouvre la bouche, la referme. Kiyoko reprend :

— Il est simplement temps de rentrer chez nous. Néanmoins, les Arcanes ont dû faire un choix. Ils ont laissé le hasard faire. C'est pour cela que tu es un passeur, Oikawa. Tu n'es pas un élu, tu es chanceux. Comme nous tous ici.

— Un passeur ? réagit Hinata, les sourcils froncés.

— Un de ceux qui feront passer les survivants aux frontières. Des passages éparpillés un peu partout sur Terre.

Kiyoko s'approche d'Oikawa. Elle laisse sa main flotter entre eux, attendant son accord. Il hoche la tête, le regard vague. Sa paume rencontre l'avant-bras du jeune homme, mais il ne se passe rien. Pourtant, de grosses larmes se mettent à couler sur ses joues.

— Nous sommes liés par les cartes, murmure-t-elle.

Yachi se tourne vers lui, une question muette contre sa langue. Le visage figé, il s'entête à faire rebondir le bout de son index contre la table. Sa main est moite dans la sienne. Elle voudrait le rassurer, mais n'en a pas le temps.

— Nous devons aller à la frontière la plus proche, fait Kiyoko en se redressant. Il faut que vous partiez.

— Tu ne viens pas avec nous ? tique Kageyama.

— Le rôle des passeurs est de faire traverser ceux choisis par les dés de l'autre côté. Nous serons les derniers à quitter ce monde en ruine.

Elle ne laisse pas Kageyama protester.

— Nous ne serons pas séparés pour toujours.

— Combien de temps ? interroge alors Akaashi.

Tous les regards se tournent vers lui. Le teint blême, il serre les poings.

— Difficile de dire.

— Combien de temps ? insiste-t-il.

— Je ne sais pas, Akaashi.

Il la fixe longuement avant de détourner les yeux. Un orage éclate.

— Nous devons vous guider là-bas au plus vite, explique Kiyoko, la voix couverte par le son des éclairs transperçant le ciel. Si c'est possible, nous partirons dès demain.

Hinata s'approche de la fenêtre et l'ouvre en grand. Il pose son menton contre ses avant-bras. Un sourire fend son visage. Il reste un moment immobile, si longtemps que les heures s'évaporent vers les nuages.


Yachi est sortie prendre l'air. Les coudes appuyés sur la rambarde, elle réfléchit. Elle tourne le dos à la vue trop étouffante des immeubles. Une bonne dizaine de portes identiques se dressent devant elle. Le béton est froid sous ses pieds nus.

Elle entend des voix s'agacer depuis l'appartement d'Iwaizumi. Elle soupire, tandis que l'orage se fait de plus en plus fort. Une pluie diluvienne s'abat d'un coup. Le vent amène de grosses gouttes sur son visage. Elle y prête à peine attention.

Elle longe le couloir, pensive. Les mots de Kiyoko n'ont fait que rebondir sur elle. Malgré tout ce que Yachi a vu, elle doute encore. Elle ne peut s'empêcher de se dire qu'il y a une erreur quelque part, que ce ne sont que leurs esprits apeurés qui leur jouent de mauvais tours.

La mort n'est pas loin d'eux. C'est pour cette raison qu'une myriade d'illusions les protègent.

Elle pose son regard vers le ciel presque noir. Une porte s'ouvre. Yachi ne prend pas la peine de se retourner. Elle reconnaîtrait ses pas légers, presque voluptueux, entre mille.

— Hey, lance doucement la voix de Mika.

Elle aussi ne la fixe pas. Ses yeux s'égarent au loin, la respiration calme. Il y a une mélancolie touchante dans son souffle.

— Je suis désolée, lâche Yachi de but en blanc.

Son amie fronce les sourcils.

— Pourquoi ?

— Pour Daishou.

La jeune femme a un sourire triste.

— Tu n'y es pour rien. Et puis, il n'est pas mort. Nous le reverrons bientôt.

— Tu crois à tout ça ?

Son ton était plus abrupt qu'elle ne l'aurait voulu. Elle se mord la lèvre.

— Pas toi ?

Leurs regards s'évitent.

— Je ne sais pas, souffle Yachi. Franchement, toute cette histoire me paraît inconcevable. Sérieusement, tu ne penses pas qu'on délire tous ? Que c'est cette foutue maladie qui nous ronge, sans même qu'on le réalise ?

— Ce n'est pas une maladie. Ce n'est qu'une renaissance. Notre chair a toujours été là, nous étions juste aveugles.

— Non, mais tu t'écoutes parler ? s'agace-t-elle. On dirait une prophétesse de l'Antiquité !

— Tu as bien vu ce qui est arrivé à Daishou. Tu as entendu Kiyoko, ou plutôt l'Impératrice. Comment peux-tu être sceptique après tout ça ?

Malgré l'agressivité de Yachi, Mika ne s'emporte pas. Elle se tourne vers elle ; sa peau détonne avec la nature agitée.

— On ne sait rien de cette maladie. Si ça se trouve, c'est ainsi qu'elle fonctionne. Elle nous enferme dans nos songes.

Mika lui attrape la main, plante son regard dans le sien.

— Yachi. Ce ne sont pas des rêves.

Les mots lui manquent. Ses yeux plus profonds que l'écorce, encore plus chauds que l'amour.

— Fais-moi confiance, chuchote-t-elle. Si tu refuses la véracité des histoires, crois-moi.

Aussi simplement que ça, Yachi se laisse aller. Des ronces s'enroulent autour de ses poignets et elle ne lutte pas. La méfiance s'envole. Il n'y a plus besoin de parler ; le mouvement suffit.

Yachi n'est même plus surprise de leurs peaux qui s'effleurent. La douceur des mains de Mika est déconcertante. Peu importe que le monde s'effiloche, les doigts de son amie se calent parfaitement dans les siens. Elle serre encore plus fort cette maigre étreinte qui la réchauffe, malgré toutes ses peurs.


Trois heures du matin. Mika est en bas de l'immeuble. Ces derniers temps, son corps se détraque. Elle se glisse dans une fissure invisible, distord la brèche et les heures n'arrivent plus à la saisir. Lorsque le vent souffle, elle revient à elle et l'espace se rétracte à nouveau.

Il y avait des draps et la peau de Yachi. Des mouvements mous, des cheveux blonds épars. Il y a ses pieds nus contre le bitume, une coupure au coude et un haut dérobé à Kuroo. Elle frissonne. Son téléphone sonne dans le vide. Messagerie. Elle raccroche au son de cette voix familière. Des larmes se coincent sous ses pommettes, traversent son nez, la boule dans sa gorge explose. Trou noir dans les poumons qui aspire tout, annihile tous sentiments.

Le téléphone sonne. Messagerie. Voix familière interrompue. Fin de l'acte.

La scène reprend. Le vent se lève. Rien ne sort.

Les jambes à l'air libre, Mika reste debout un long moment. Kiyoko lui a dit que les coupures étaient normales. Bientôt, elle pourrait jouer avec son apparence. Elle n'était plus que de l'argile humide, une statue en construction perpétuelle.

Elle aurait simplement voulu une réponse. Une remarque cynique et le cauchemar se termine.

Le téléphone sonne. Messagerie. Voix familière interrompue. Fin de l'acte.


yachi be like : delusional
but that's okay, we love her

j'espère que le chapitre vous a plu ! hésitez pas à me donner votre avis, comme d'hab !
des bisous!