Pour ce thème, j'ai longtemps réfléchi, écrit trois versions, râlé, supplié pour avoir de l'aide, puis je me suis ravisé.
J'espère que ça vous plaira !
Bonne lecture !
3- "Chaque fois que je te regarde..."
Sa quête était longue. Elle était lourde et épuisante.
Combien de fois Link avait-il hésité à bazarder son épée dans un buisson ou un fossé, brûler sa tunique, changer d'identité et quitter ceux qu'il connaissait pour refaire sa vie, loin des terres maudites d'Hyrule ? Combien de fois avait-il eu l'impression que le poids pesant sur ses épaules pouvait, à tout instant, le faire crouler, face contre terre, et qu'il ne se débattrait pas pour y échapper ?
Pourquoi avait-il dû être choisi par les déesses pour porter un fardeau pour lequel il n'était pas taillé ?
Les premières fois que le doute l'effleurèrent, il l'avait repoussé. Ce n'était pas digne de lui, digne de son éducation, digne des espoirs qu'on avait poussé sur ses épaules !
Mais ils revinrent. Ils revinrent plus d'une fois et en force. Ils l'accablèrent de reproches, le poussant de plus en plus vers le bas, lui faisant rater jusqu'aux tâches les plus simples et les plus accessibles, leur donnant raison. Après tout, le héros de cette époque ne pouvait pas être un raté, n'est-ce pas ? Jamais les déesses ne sélectionneraient quelqu'un qui n'aurait pas la carrure nécessaire, n'est-ce pas ?
Présenter un sourire était loin d'être dur, c'était un automatisme bien huilé auquel il faisait appel depuis des années, à force de s'occuper des plus jeunes. Il ne fallait jamais leur montrer la moindre faille, surtout quand la priorité était d'apporter le calme ou de les rassurer. Le moindre doute et tout tombait à terre, tel un château de cartes, et ce qu'on tentait d'éviter survenait. Et dans la pire version.
Mais parfois, même le plus parfait des mécanisme pouvait être enrayé. Parfois, il était juste un peu plus fatigué, un peu moins patient, un peu plus pressé. Parfois, son masque se brouillait et il montrait les dents à l'occasion d'un sourire un peu trop appuyé. Ses yeux brillaient d'un éclat fiévreux ou éteint, loin de ses paroles d'encouragement. Ses doigts semblaient pris d'une frénésie, tremblant, se serrant et se desserrant sans fin. Chaque fibre de son corps paraissait vibrer d'énergie, contrainte à rester réprimée mais prête à déborder à la seconde où il lui lâchera la bride.
Alors, les enfants pleuraient, les animaux le fuyaient, les adultes se tendaient. Et lui, lui, il trouvait une excuse, un prétexte, et il fuyait à travers champs, réclamant à Midona de le changer en loup afin qu'il puisse se défouler, renouer avec sa part de bestialité et enfin se recentrer. Jusqu'à la prochaine crise.
Jusqu'à la prochaine crise.
Sans Midona.
Sans possibilité de revêtir sa persona lupine.
Roulé en boule dans un coin, Link avait verrouillé ses bras autour de lui, grattant sa peau de ses ongles, comme si, ainsi, il parviendrait à faire surgir les plaques de poil qu'il pensait sentir sous la surface de son épiderme. Les yeux exorbités, les dents refermées sur sa lèvre inférieure, ses pieds nus frottant le parquet, le sang coulait un peu partout sur lui, la folie était si proche…
— Link ? Tu es là ?
L'apostrophé eut à peine conscience de l'appel, un grondement roulant au fond de sa gorge.
— Je… je n'aime pas m'imposer, comme tu le sais sans doute, mais Telma m'a incité à venir te déranger et, donc, me voilà. Je peux entrer ?
Un grondement plus fort retentit, mais Link n'en avait cure. Il ne se rendait même pas compte de ce qui se déroulait en-dehors de ses sens saturés. Il y a tellement d'informations à traiter… Il laboura d'une nouvelle écorchure un biceps, plus de sang imbibant le coton de son maillot.
De l'autre côté du panneau, Jehd resta l'oreille tendue mais son ouïe n'était pas assez affutée pour percevoir quoique ce soit. Soupirant de défaite, il tritura son nœud papillon et toqua de nouveau. Peut-être qu'il s'était endormi ? Après tout, le pauvre devait être épuisé après toutes ces semaines passées à battre la campagne, portant le destin du royaume sur ses épaules.
Il devrait peut-être le laisser tranquille. Repasser plus tard. Une autre fois. Quand il voudra parler. Peut-être.
L'érudit avait à peine eu le temps de faire demi-tour que le rappel soudain du regard courroucé d'Ash lui revienne en mémoire. Qu'il n'ose que respirer un peu l'air de l'extérieur et nul doute que l'épée qui reposait contre sa hanche finirait sa course au travers de son torse.
Un frisson le secoua et il vira sur ses talons, carra les épaules et toqua plus fermement. Du nerf !
— Link, je suis bien peiné de ce manque de savoir-vivre, mais je vais entrer. Si tu as besoin de quelques instants pour être présentable, dis-le-moi !
Un nouvelle inspiration, et il fit son entrée, prêt à tout affronter.
Tout.
Sauf peut-être ça.
— LINK !
Quand le héros reprit ses esprits, il était allongé sur un lit. Il reconnut lentement la chambre qu'il occupait le temps de son séjour à la capitale, mais il était persuadé que ce n'était pas là qu'il se trouvait avant de perdre connaissance.
La douleur sourdait d'une bonne partie de son être, mais c'était de ses articulations qu'en provenait la majorité. Qu'avait-il encore fait ?
En essayant de bouger ses bras, il reconnut la sensation de muscles déchirés, doublée de la pensée amère qu'il était devenu vraiment bon à identifier les raisons et les causes de ses tourments. Qu'est-ce que le destin avait fait de lui, franchement ? Il était très bien quand il était tout juste capable de reconnaître une courbature d'une crampe…
Sa tête paraissait résonner mais il n'allait pas s'arrêter à ça, n'est-ce pas ? Alors, il étouffa toutes ces alarmes et il se releva en position assise, un peu étourdi, toujours curieux de comment il en était arrivé là. Peut-être, dans un état de semi-conscience, avait-il trébuché de lui-même sur sa couche ? Et peut-être…
Et peut-être qu'on l'y avait transporté.
Les rayons du soleil couchant paraissaient aviver le roux de ses mèches, tel un feu vif, attirant son regard dès qu'elles entraient dans son champ de vision. C'était automatique.
Et là encore, il ne parvenait pas non plus à en détacher les yeux, admirant la lumière et l'ombre qui y dansaient en formes mouvantes.
Il ignorait combien de temps il resta ainsi, assis dans son lit, dorlotant son bras blessé, à contempler la chevelure de Jehd qui somnolait paisiblement, la tête sur ses bras croisés, installé inconfortablement sur la table minuscule dans cette chambre d'auberge. Plus rien d'autre n'existait, juste cette coiffure doucement désordonnée par la position et ses légers mouvements dus au sommeil.
Link était loin d'être dans une position agréable, la chambre lui semblait plus claustrophobique que jamais, et pourtant… Et pourtant il resta des minutes durant ainsi, à se bercer dans la respiration profonde qui était si faible et pourtant si bruyante dans le silence relatif de la pièce.
Ses paupières lui pesaient de plus en plus tout comme sa tête, dodelinant. Mais il garda ses yeux fermement ancrés sur son profil, comme pour se rassurer. Comme pour avoir une image à laquelle se raccrocher avant de sombrer dans l'inconscience.
Parce que c'était exactement ce qui le faisait tenir malgré les épreuves que les déesses et la vie plaçaient au travers de sa route.
Bien sûr, ce n'était pas une vérité absolue, ils se connaissaient depuis peu après tout. Au début, il avait songé que c'était Iria, puis Midona. Zelda ? Mais non, il avait dû se faire une raison : Jehd était celui qui l'aidait à avancer. À serrer les dents. À toujours donner le meilleur de lui-même. À se surpasser et à mettre sa vie en jeu, encore et encore. Mais, surtout, à revenir. À revenir auprès des siens.
À revenir auprès de lui.
Sans y prendre garde, un air attendri prit place sur son visage alors que de petits chuintements s'échappaient de l'érudit qui commençait à s'agiter, même si c'était infime. Mais pas pour son regard aiguisé.
Quand Jehd se redressa, les lunettes de travers et la marque de ses bracelets sur le visage, il prit son temps pour pleinement reprendre conscience de son entourage et ne remarqua donc l'éveil de Link qu'une poignée de minutes plus tard, piquant un fard en se rendant compte que son apparence était loin d'être aussi soignée qu'à l'ordinaire et tenta de rattraper le coup, conscient qu'il était trop tard pour ça.
— Salut.
Le sourire tranquille qu'il lui offrit manqua de le faire entrer en combustion instantanément.
— B- Bonsoir, balbutia-t-il.
La distance entre eux paraissait à la fois infranchissable et infime. S'ils tendaient tous les deux un bras, leurs doigts devraient se frôler.
Jehd fléchit involontairement les muscles de son bras, comme s'il avait l'intention de réaliser sa pensée, avant de se reprendre, croisant les bras.
— Tu as bien dormi ? J'ai dû demander de l'aide à Moï pour t'installer sur le lit, et j'ai pansé ta plaie. Tout va bien ?
Quand il était nerveux, Jehd avait tendance à jouer avec ses bracelets, et ça ne manqua pas. Il les tournait tellement qu'il allait finir par en avoir la peau brûlée.
— Oui, tu as fait ça à la perfection. Comme toujours.
Mécaniquement, il porta sa main au bandage qui ceignait le haut de son biceps, sous lequel se trouvait les griffures qu'il s'était infligé plus tôt dans la journée. Il détourna le regard, observant plutôt les motifs tissés de la couverture qui le recouvrait, la honte le prenant subitement à la gorge alors qu'il se remémorait comment il avait obtenu ces nouvelles cicatrices.
— Tu veux en parler ?
— Non.
— Je ne prétends pas pouvoir comprendre ce que tu as vécu ou ce que tu traverses actuellement, mais je ne te jugerai pas. Je ne le pourrai jamais.
Maintenant, chacun avait les yeux rivés sur autre chose, l'un les draps, l'autre le plateau de la table, l'un hésitant et l'humiliation l'étouffant pratiquement, l'autre rougissant jusqu'à la pointe des oreilles, l'embarras les brûlant.
— Bien sûr que tu ne le ferais pas, finit par déclara Link.
Ses yeux revinrent sur son interlocuteur, un sourire doux apaisant ses traits, s'illuminant de l'intérieur.
— Tu es quelqu'un de bien, Jehd. Je n'en douterai jamais.
Quand ils s'entre-gardèrent de nouveau, son fard s'approfondit alors qu'il sentait quelque chose remuer à l'intérieur de son ventre. La chaleur les emplit tous les deux à différents niveaux. Par bien des aspects, ils avaient devant eux leur avenir.
Cet avenir le contemplait. Et ils contemplaient cet avenir.
Link pouvait être encore un héros pour lui. Il pourrait tout devenir, pour lui.
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