Il va faire beau, aujourd'hui. Le ciel est dégagé : on voyait encore les étoiles quand je suis allé courir ce matin, lampe de poche sur le front comme un bon gros débile de randonneur. Je suis entré comme un voleur dans la forêt et j'ai surpris le monde au réveil. C'était bizarrement très apaisant.
Ça m'a donné envie de préparer le petit-déj pour Swan.
C'est notre première nuit ensemble, faut fêter ça, pas vrai ?
La première nuit dont je me souvienne. Et j'ai dormi sur le vieux futon, en plus.
Je me sens des envies de comédie romantique.
Quelle horreur…
La cuisine de la petite maison où nous habitons depuis hier est plein est. Quand il fera jour, elle sera très lumineuse. Je crois que Swan aime bien cuisiner.
Là, il fait encore noir. La seule lampe allumée dans la cuisine est la lumière de la hotte. J'aime bien. J'ai l'impression d'être seul au monde à vivre, déjà.
La cafetière glougloute, le gras dans la poêle grésille. Je prends le pain, glisse deux tranches dans le toaster.
On est samedi et j'ai entraînement ce matin. J'ai presque hâte, même si je sais qu'Emmett va me faire trimer comme un fou. C'est le seul truc normal qui me reste, en fait.s
« Salut. »
Swan au réveil est vraiment mignonne. Elle a les cheveux dans tous les sens, les yeux un peu bouffis, mais elle paraît beaucoup plus douce qu'en pleine journée. Plus vulnérable. Comme si elle fendait sa carapace de grosse bosseuse qui en veut pour devenir plus humaine, plus féminine.
Alice me tuerait si elle savait que je pensais ça.
« Salut. Bien dormi ? »
Je m'enquiers pour être poli. J'ai dormi dans le canapé déplié dans le petit salon : je l'ai bien entendue passer trois fois cette nuit pour aller aux toilettes. Je crois qu'elle a pas plus dormi que moi.
« Ça peut aller. »
Sa voix est plus grave au matin, un peu rauque, comme une vieille rockeuse des années 80 qui a trop fumé.
Elle jette un regard haineux aux deux œufs et aux deux saucisses qui cuisent dans la poêle.
« T'as vraiment envie de me faire vomir dès le réveil ?
- Si t'aimes pas les œufs, t'as qu'à pas te mettre dans le vent. »
Elle grimace, met la main sur sa bouche, a un haut le cœur. Puis quitte la pièce au pas de course.
Je l'entends vomir aux toilettes.
Putain.
Si j'avais su.
Heureusement elle est allée un peu plus loin.
J'hésite à la laisser vomir seule : je crois pas qu'on apprécie tant que ça avoir du public quand on crache ses boyaux. C'est pas ultra glamour.
Mais d'un autre côté… C'est pas comme si elle me plaisait ou qu'elle voulait me plaire. Enfin, je crois pas.
Je coupe le feu, m'approche de la salle de bains.
Elle se tient à la cuvette, pliée en deux, encore en train de trembler.
Et là, ça me prend aux tripes.
J'entre, je passe un gant de toilettes sous l'eau froide, je le lui tends. Elle le prend, le passe sur ses joues, sa bouche. Quand elle lève les yeux vers moi, je vois qu'elle a pleuré. Elle pleure peut-être encore. J'aime pas voir les filles pleurer.
« Allez… Rince-toi la bouche. Y a du pain de mie sans beurre de cacahuète ni truc qui te donne envie de gerber, promis. Du pain de mie bien sec comme tu aimes. »
Elle sourit à travers ses larmes.
« T'es vraiment qu'un con. »
Je hausse les épaules. Je crois bien qu'elle ne le pense pas.
Quand elle revient, j'ai fini de déjeuner. J'ai fait ma vaisselle et je lui ai versé un thé. Alors que je prépare mon sac dans le salon, j'entends des bruits de vaisselle.
« Laisse, je vais faire ! »
Je reviens dans la cuisine et la trouve les mains dans l'évier. Je me précipite :
« Je vais faire. »
Elle a cuisiné hier. C'est la moindre des choses que je fasse la vaisselle.
Et j'aime bien l'eau, en plus.
Nos mains se heurtent sous l'eau. Sa peau humide glisse contre la mienne. Nos yeux s'accrochent.
Elle est vraiment plus petite que moi, mais là, c'est moi qui me sens petit dans son regard.
« Ok. »
Elle sort ses mains de l'évier, frôle cette fois délibérément mes bras et prend un torchon pour s'essuyer.
J'ai frissonné.
Et j'ai bien vu son petit sourire.
Quand je la lâche devant le gymnase, une heure plus tard, c'est comme s'il ne s'était rien passé.
« Je passe te récupérer après mon entraînement ?
- Je déjeune avec Alice, t'inquiète. »
Elle claque la porte. Alors que je manœuvre pour quitter le parking, je la vois qui me fait signe. Je baisse la vitre.
« Encore merci pour ce matin. »
Je fais un pauvre sourire :
« Tu sais, j'ai tenu les cheveux de Mike la dernière fois qu'il a vomi dans une poubelle. Si tu veux, je pourrai le faire pour toi la prochaine fois. »
Elle a un mouvement de recul :
« T'es vraiment dégueu.
- Et t'es plus propre que Mike, tu dégueules pas dans les poubelles. »
Je jure que c'est son rire que j'ai entendu.
