Tout de noir vêtue, Alexandra « Lexa » Blackwood se faufile dans les allées désertes des entrepôts abandonnés du nord de la ville. Sa silhouette longiligne se glisse le long des tôles en évitant soigneusement les zones éclairées. Un rai de lumière égaré éclaire brièvement des traits fins et des yeux d'un vert amande étonnant. Sa peau est transparente, ses lèvres rosées, et des boucles châtain aux reflets d'or cascadent sur ses épaules. Ses pas légers semblent voler sur la terre battue. Silencieuse et agile, elle parvient finalement à un petit bâtiment qui ne paye pas de mine. Elle le contourne et s'y introduit par une espèce de chatière découpée dans la porte arrière. A l'intérieur, elle laisse glisser sa main sur le mur de droite. Quand elle cogne sur une encoche placée là à propos, elle se met à quatre pattes et cherche une latte particulière sur le plancher. Une fois trouvée, elle sa soulève et attend. A peine quelques secondes s'écoulent avant qu'une lueur n'apparaisse devant elle. Une trappe s'ouvre, poussée par une main féminine, et elle s'y faufile le plus rapidement possible. La trappe se referme aussitôt et la lueur s'éteint. En dessous, Lexa et celle qui l'a accueillie suivent un mur humide durant quelques dizaines de mètres. Quand elles cognent contre une cloison de bois, elles murmurent quelques mots et on vient leur ouvrir. Elles clignent des yeux dans une lumière jaune, peu puissante, mais qui n'en paraît pas moins après plusieurs minutes dans le noir absolu.
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- Tu es sûre de ne pas avoir été suivie ? demande un jeune homme mince, dont la peau mate et les cheveux ondulés corbeau révèlent des origines indiennes. Rajani Patal porte toujours un air quelque peu hautain qui trahit le niveau social élevé de sa famille. Tout comme son pantalon et son pull noirs qui sont en apparence simples mais de grande facture et ont sûrement dû coûter une fortune.
- Sérieusement, Raj, tu me prends pour une bleue ou quoi ?
- Rho, ça va, désolé, t'énerve pas, ronchonne-t-il en baissant les yeux face au regard foudroyant qui vient de lui être jeté.
- On attend encore quelqu'un ? demande Lexa en parcourant lestement l'assemblée.
Ils sont sept, dans la petite vingtaine, parfois moins. Leur apparence disparate, tant par leurs attitudes que par la qualité de leurs vêtements, détonne. Ce qui les lie dépasse le simple lien d'amitié. Leurs mines fermées, leurs tenues sombres et l'absence de tout élément festif dans la pièce sobrement meublée d'un vieux canapé, de quelques chaises dépareillées et d'une table bancale montrent qu'ils ne sont pas là pour s'amuser. La réaction de tous à la présence de Lexa dans la pièce affiche clairement, malgré sa jeunesse, que c'est elle qui dirige.
- Non, tu étais la dernière, lance la jeune femme venue la chercher.
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Olivia Chen est belle, magnifique même, mais dégage l'impression de s'en moquer éperdument. On devine à ses traits un mélange latin et asiatique. Ses yeux en amande et ses longs cheveux sont sombres, sa peau dorée. Elle est vêtue de noir, comme tous ceux présents ce soir, mais d'un jean délavé et d'un tee-shirt qui a vu des jours meilleurs. Définitivement, son apparence lui importe peu. Pourtant les muscles fermement dessinés de ses bras et de ses épaules montrent qu'elle prend soin d'entretenir son corps.
- Merci, Livie. Bon, on revoit une dernière fois la carte. Il faut absolument que tout le monde ait parfaitement en tête le chemin qu'on doit suivre à la seconde près. Après on vérifie le matos. Ah, et il fait aussi que chacun soit bien sûr d'arriver en temps et en heure aux voitures. On ne pourra pas se permettre d'arriver au compte-goutte et d'attendre à la vue de tous comme ici.
- Pas comme certaine, marmonne Raj.
- Sérieux, Raj ? Tu ferais mieux de te la fermer parfois ! Ma mère a encore fait une crise. On échange nos parents si tu veux, hein ? On verra qui arrivera à être à l'heure.
- Non, ça va, je suis désolé. Pour ma remarque et pour ta mère.
- Ouais, pas grave, j'ai l'habitude. Pour tes remarques et pour ma mère, lâche Lexa, mi-moqueuse mi-amère.
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Les heures de la nuit s'écoulent à finaliser leur action. Dans deux jours, dans la nuit du samedi au dimanche, quand tous ceux de leur âge feront la fête, ils ont prévu une descente dans l'usine d'engrais Griffin de Milwaukie. Depuis des décennies, la région de Portland en Oregon est à la pointe du développement durable. Pourtant, quelques industriels peu scrupuleux et indifférents au sort de la planète continuent à officier. Les Griffin, une vieille et riche famille, en font partie. Pourtant, ce n'est pas la raison première qui en a fait la cible du petit groupe d'écologistes engagés de Lexa. Si elle a choisi l'usine des Griffin, c'est parce que son père y a travaillé durant presque vingt ans et en est mort. L'un des composants chimiques utilisés dans la fabrication de leurs engrais a causé un cancer foudroyant qui l'a emporté en quelques mois. Dans deux jours, cela fera trois ans. Rien n'aurait pu le sauver mais sa fin de vie n'a pas été facilitée par le fait que les Griffin l'ont renvoyé dès qu'il a été trop malade pour espérer reprendre un jour sa place. Par conséquence, en plus d'avoir perdu son père, Lexa et sa mère ont aussi dû vendre leur maison pour rembourser les frais médicaux. Elles vivent désormais dans un petit appartement minuscule et Lexa travaille dans un petit restaurant voisin pour aider à payer les factures. D'autant qu'un malheur n'arrivant jamais seul, sa mère est depuis entrée dans une dépression plutôt lourde. Elle menace fréquemment la jeune femme de mettre fin à ses jours lors de crises qui laissent celle-ci à bout d'énergie et de patiente. La famille n'était pas milliardaire avant cela mais son père était parvenu au rang de chef d'équipe. Avec le salaire d'infirmière de sa mère, cela leur assurait une qualité de vie plus que correcte. Aujourd'hui, entre les dettes et les fréquents arrêts pour maladie de sa mère, elle a l'impression que sa jeunesse est finie et la colère, particulièrement contre les Griffin, est devenue sa plus fidèle compagne.
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La seule chose qui lui permet de sortir un peu de son enfer personnel est le petit groupe qui l'entoure ce soir. Depuis quelques années qu'ils se connaissent, ils sont devenus comme une seconde famille. Le restaurant où elle travaille étant très apprécié de la jeunesse du coin, Lexa s'est retrouvée à discuter fréquemment avec les mêmes clients, intéressés par la cause écologiste. Cette cause lui tenant particulièrement à cœur, plus encore depuis la mort de son père, elle a décidé de créer avec eux un groupe d'actions. A l'époque, ils n'étaient que quatre, Lexa, Rajani et Olivia, amis depuis l'enfance car leurs familles se fréquentent, et Hank, le petit ami d'Olivia. Hank est un grand blond, taillé comme le joueur de football américain qu'il est mais aussi, plus étonnamment pour un grand sportif, un geek absolu. C'est par son biais que les trois autres comparses les ont rejoints. River est sa petite sœur. Iel est non-binaire, plutôt timide et a une affection particulière pour le style vestimentaire masculin des années folles. Naomi, transgenre, est la meilleure amie de River et partage son goût pour la mode, même si elle préfère les années soixante-dix. Elle passe rarement inaperçue, avec ses cheveux d'un roux flamboyant et ses tenues bariolées. Pourtant, ce soir, elle est aussi sobre que les autres et a même dissimulé sa crinière sous un bonnet noir. Le petit dernier de la bande, c'est Samuel, un afro-américain passionné par l'informatique depuis son plus jeune âge. Ses talents de pirate en font un atout indispensable à l'équipe. Sa bonne humeur et son humour incontestable ne gâchent rien, bien au contraire. Il en pince pour Naomi depuis des années mais est persuadé qu'une femme aussi belle qu'elle ne risque pas de s'intéresser à un intello comme lui.
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Les Earth Fighters comme ils aiment à se nommer ont commencé en douceur, en participant à des manifestations ici ou là dans la région ou en donnant un coup de main lors des actions engagées par les associations vertes ayant pignon sur rue. Mais, petit à petit, la rage de Lexa, l'impatience de leur jeunesse et l'accélération du dérèglement climatique les ont poussé vers des actions plus en marge, à la limite de la légalité parfois. Celle qu'ils prévoient bientôt risque d'ailleurs de les faire basculer dans l'écoterrorisme, même s'ils préfèrent se voiler la face à ce sujet. S'ils envisagent de s'introduire en pleine nuit dans l'usine Griffin, c'est pour y causer un maximum de dégâts et placer une banderole dénonçant le comportement antiécologique de la famille Griffin. S'ils se font arrêter, ils risquent cher mais ils s'en moquent. Avec l'insouciance de la jeunesse, ils se disent que leur procès leur permettra de mettre encore plus en lumière les agissements des Griffin. Ils n'imaginent pas finir en prison ou alors pas pour longtemps et, n'en connaissant rien, elle ne leur fait pas peur. Après tout, ils ne comptent blesser personne. Samuel a souffert à de nombreuses reprise du racisme de certains policiers et a vu nombre de ses amis d'enfance être arrêtés et finir au trou pour des broutilles. Il a donc bien essayé de les avertir que ce n'est pas parce qu'ils sont jeunes qu'ils ne risquent rien mais en vain. Alors il s'est tu et s'est occupé de préparer au mieux leur intrusion afin de minimiser les risques.
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Deux nuits plus tard, tout semble en effet se dérouler pour le mieux. Naomi et River sont restées près des voitures pour les surveiller. C'est à cette condition expresse que Hank a accepté qu'elles viennent. Elles n'ont que dix-sept ans et il ne veut pas qu'il leur arrive quoi que ce soit, ne serait-ce que pour ne pas périr d'une mort atroce de la main de ses parents. Les cinq autres membres du groupe ont réussi à pénétrer au cœur de l'usine apparemment sans être repérés puisqu'aucune alarme ne retentit. Seulement, quand ils se préparent à démonter le tableau de gestion d'une des unités de production, ils entendent des pas et voient des lueurs de torches venir dans leur direction. Trois gardes s'introduisent alors où ils se trouvent et bloquent l'entrée. Essayant de se faire les plus discrets possible, ils se dissimulent derrière les cuves de produits chimiques.
- On sait que vous êtes là, crie l'un des gardes. Sortez les bras en l'air et il ne vous sera fait aucun mal. La police a déjà été prévenue et elle sera là dans un instant.
- Ne tirez pas, on n'est pas armés, lance Raj qui panique.
- Merde, Raj, tu fous quoi ? chuchote furieusement Lexa. T'as envie d'être arrêté ou quoi ?
- Mais on n'a encore rien fait, on ne risque rien, répond de même le jeune homme.
- Putain, mais t'es idiot ? On s'est introduit ici avec des outils et une banderole de revendication. Ils ne vont pas nous renvoyer gentiment chez nous en nous tapant sur les doigts. A part River et Naomi, on est tous majeurs.
- Ils ne sont que deux, on les attire loin de la sortie et on galope, propose alors Samuel.
- Ok, à trois, on balance le sac d'outils vers la grille là-bas et on fonce, acquiesce Lexa. Un, deux, trois !
Hank balance alors le sac, de toute sa puissance de quarterback et tous se précipitent vers la porte par où ils sont arrivés.
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Comme prévu, le tintamarre attire en effet précipitamment les gardes vers son origine. Le groupe fonce alors vers la porte. Mais, au dernier moment, Olivia trébuche et pousse un grognement de douleur. L'un des gardes se retourne et dirige sa torche vers eux.
- Merde, Bob, ramène-toi, ils se barrent !
Les amis ont déjà aidé Olivia à se relever et courent de toutes leurs forces à travers le complexe industriel. Ils se faufilent un par un dans le trou qu'ils ont créé dans le grillage de protection à leur arrivée. Comme toute cheffe qui se respecte, Lexa est la dernière à sortir, après s'être assurée que tous les autres étaient passés. Ahuris, ils entendent alors des coups de feu et entendent des balles siffler à leurs oreilles. Se courbant au plus près du sol, ils poursuivent leur course éperdue et ne s'arrêtent pas avant d'être tous entassés dans les deux voitures qu'ils ont utilisées pour venir sur les lieux. Hank et Raj, les deux propriétaires et conducteurs assignés, démarrent en trombe. Ce n'est qu'alors que chacun se préoccupe de savoir comment va tout le monde. Lexa se rend compte qu'un liquide chaud lui coule le long du bras droit. L'adrénaline l'a empêchée de ressentir la douleur mais elle a une vilaine éraflure à l'épaule. Une balle l'a frôlée de peu. La jeune cheffe rassure ses amis et les presse de tous rentrer chez eux. Ce n'est rien et elle pourra s'en occuper sans problème chez elle avec le matériel de sa mère. Elle promet de les appeler le lendemain pour les rassurer.
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Olivia refuse de la laisser. Les amis s'étaient couverts les uns les autres auprès de leurs parents respectifs et elle les avait de toute façon prévenus qu'elle passait la nuit chez elle. La mère de Lexa étant de garde cette nuit-là, elles peuvent entrer sans crainte de la réveiller. La petite brune s'occupe rapidement et avec le plus grand soin de la blessure de son amie. Une longue balafre lui barre l'épaule droite mais, heureusement, ce n'est en effet pas grave et la plaie a déjà pratiquement cessé de saigner. Elle couche Lexa qui se laisse faire, un peu sonnée malgré tout d'avoir échappé de si peu à la mort. Enfin, elle contacte les autres pour les rassurer avant de la rejoindre. Ils s'endorment tous difficilement, le cœur encore battant de panique de la fin désastreuse de leur aventure nocturne.
