Ecrit pour Ploum à l'occasion du mème Halloween sur le thème "Ennemis". Se passe pendant le tome 1, quelques vagues spoilers sur le tome 2.


Work Text:

"Alors," demande Cytherea, "ô parfaite cavalière, aimes-tu ta princesse Harrow très fort ?"

Gideon s'étrangle et s'étouffe. Cytherea se dit, une fois de plus, qu'elle aimerait lui faire briser son vœu de silence, mais entendre les autres bruits qui jaillissent de ses entrailles est presque aussi gratifiant.

Gideon secoue la tête pour une négation si violente et si émotionnelle qu'elle en devient un aveu.

Cytherea pourrait lui offrir des conseils comme une grande sage beaucoup plus âgée qu'elle. Elle pourrait la supplier comme une amante capricieuse qui prendra des mesures extrêmes si on ne la satisfait pas. Elle pourrait marchander, tout offrir.

Et elle dirait : "Ne lui donne pas ton âme." et Gideon serait sincère, si sincère quand elle promettrait que cela ne lui est jamais venu à l'esprit, parce que son amour est enfoui si profond qu'elle ne le voit pas.

Elle jurerait sur tout ce qu'elle a, et le ferait quand même.

Cytherea se promet une fois de plus qu'elle tuera Gideon avant que cela arrive. Elle le rendra très doux, si elle le peut. Elle l'embrassera, peut-être, tout en lui transperçant la gorge avec sa propre rapière. Gideon accepterait, n'est-ce pas, de se mettre à genoux devant Cytherea, de jouer à la prisonnière, de se faire menacer. Elle n'aurait même pas le temps de sentir la douleur, juste le goût de la trahison comme de la mousse de sang sur l'arrière de sa langue, et son âme s'envolerait vers ce qui reste du néant.

Pourquoi ne pas le faire maintenant ?

Depuis dix mille ans Cytherea se vautre dans l'inaction, batailles oiseuses contre les Revenants mises à part. Elle a choisi l'action, enfin, elle a choisi la vengeance, et la mort d'autrui, parce que la sienne n'est pas une option. Et maintenant, sa fille aux yeux dorés lui offre son cœur, du moins sa parfaite apparence rouge et humide, tout ce qui lui appartient encore. Et Cytherea ne l'arrache pas, ne le déchire pas.

Ce n'est pas parce qu'elle y voit l'ombre d'un autre plan plus compliqué et plus rampant que le sien. Tant pis pour Mercymorn et Augustine ; premier arrivé, premier servi.

Ce n'est pas parce qu'elle craint l'intelligence et la cruauté d'Harrow. Oui, Cytherea aime son déguisement, mais s'il est arraché, que perdra-t-elle vraiment, si elle a déjà sacrifié les pulsions tremblantes de Gideon, qui en sont la meilleure part ?

Non, c'est parce que Gideon lui fait penser à un trop ancien souvenir.

Brave et belle et brillante Loveday, tendre et têtue et timide pourtant, qui aimait tellement sa nécromancienne qu'après avoir dévoré cette âme jusqu'à en avoir des lambeaux coincés dans les dents et le cœur, Cytherea s'est découvert une douloureuse envie de s'aimer elle-même. Loveday rougissait en la regardant. Gideon rougirait-elle si Cytherea lavait son maquillage à grande eau, à grand sang ?

Parler avec Gideon, la séduire et se laisser séduire, est déjà trahir un peu le souvenir de Loveday. Une si petite trahison, pourtant. Si Loveday était encore là, elle en rirait de tendresse, commenterait le talent de Gideon avec elle, se moquerait sans doute, pourquoi elle spécifiquement ?

Mais Loveday est morte et dévorée, c'est le cœur de la situation, le cœur de la très longue vie de Cytherea.

Alors elle ne peut pas la tromper. Cela devrait être une raison pour tuer Gideon, n'est-ce pas, sur l'autel d'un amour si ancien, si mort et pourtant vivant, qu'il pourrait aussi bien être devenu un dieu lui-même ?

Mais pourtant - offrir à Gideon la délivrance définitive quand elle l'a refusée à Loveday, n'est-ce pas la pire des tromperies ? Trop de fois Cytherea a rêvé d'un monde où elle tenait l'âme de Loveday entre ses mains, rêvait d'une unité impossible, puis la laissait partir, pour la plus grande colère de Dieu. Souvent, parce que c'est son fantasme après tout, elle meurt immédiatement après, en une dernière quinte de toux sanglante. Ou John la tue pour l'avoir trahi, il n'est pas au-dessus de ça !

Non, bien sûr, c'est un prétexte. La Septième Maison, la sienne, est si douée pour tout rendre beau, même la mort, même l'égoïsme raisonné.

Cytherea veut tuer Gideon parce que ce qui lui arrivera sinon est infiniment pire. Peut-être même veut-elle sauver le cœur de la petite princesse de la maison d'Anastasia. Tellement aimée, et elle ne le sait pas. Et même celle qui l'aime ne le sait pas. Un trou noir de sentiments, peaufiné par des centaines de générations auxquelles Cytherea n'a pas pas prêté attention.

Non, Harrowhark ne doit jamais devenir un Lycteur, même si la tuer aussi est probablement la méthode la plus efficace et la plus généreuse.

Mais Cytherea ne tue pas Gideon maintenant, reporte cet instant, parce que chaque instant passé avec elle, cette femme qui est son ennemie et la cavalière de son ennemie, et l'enfant de ses ennemis, lui rappelle le temps où son cœur pompait encore seulement de l'amour et du sang, il y a plus de dix mille ans.

"Alors dis-moi," demande Cytherea, joueuse, de la musique sifflant dans ses bronches dévastées, "si tu ne l'aimais pas, qui aimerais-tu à la place ?"

Gideon lui envoie un regard de bête acculée, aimante et terrifiée et soumise. Mais bien sûr, elle ne répond pas. Elle est si charmante, et elle appartient à Harrowhark jusqu'au bout.

Elle prend la main de Cytherea et la serre fort, si fort. Oh, elle aurait pu lui briser les os, quand Cytherea n'était qu'une nécromancienne.

Peut-être, si Gideon pouvait rejeter Harrow assez pour parler maintenant, alors Cytherea n'aurait pas à la tuer, elle pourrait l'emmener dans son vaisseau, la garder, la consoler.

Mais elle voit bien dans les points délicats de sa rêverie brodée que ce souhait est plus distant encore que les âmes des morts.