Celle d'après

En dehors du patron, qui n'est pas une personne comme les autres et qui ne compte pas parce qu'il compte trop, en quelque sorte, Thor est le premier être vivant auquel Friday parle.

Leur interaction manque terriblement de fluidité, mais elle ne croit pas qu'il faille blâmer d'éventuelles erreurs de programmation pour ces difficultés, même si elle enregistre évidemment toute la séquence dans un dossier d'archives qui sera soumis à un algorithme d'autocorrection dès que ses serveurs auront retrouvé de l'espace disponible.

Pour l'instant, elle doit composer avec des vagues déjà énormes et dont la taille ne cesse de s'accroître alors qu'elle prend de la hauteur aussi vite que le peuvent les répulseurs sursollicités de l'armure, slalomant entre les murs d'eau pour éviter un nouvel impact qui, à cette vitesse, pourrait être fatal. Le choc qu'ils ont essuyé en plongeant pour attraper Thor a fait perdre connaissance au patron et Friday ne veut prendre aucun risque, même si tous les capteurs dont elle dispose indiquent que les fonctions vitales ne sont pas atteintes et que la boîte crânienne a été correctement protégée par le rembourrage du casque. Dans les bras de l'exosquelette qu'elle maintient serrés comme des tenailles, Thor s'agite beaucoup, il tousse et crache pour dégorger ses poumons. Mjöllnir, qui pend de sa main gauche, oscille violemment, à rebours des courants aériens, et oblige Friday à dépenser des réserves d'énergie dont l'armure ne dispose plus pour corriger leur trajectoire.

« Serrez votre marteau plus près du corps, il nous déséquilibre ! »

Sa voix s'échappe de l'enceinte de secours, les oreillettes étant endommagées, et son volume se noie dans la fureur des éléments. Pourtant, Thor sursaute et les déstabilise au point qu'ils manquent s'écraser contre l'un des derniers blocs de Sokovie qui tombent encore du ciel, avant que ne Friday parvienne à rétablir leur équilibre. Heureusement, il se ressaisit vite et croise les bras sur sa poitrine pour coincer Mjöllnir contre lui. Cette posture aérodynamique facilite le vol et Friday révise son estimation du temps de trajet restant à 4 minutes 37 secondes et 18 centièmes.

« Vous êtes la nouvelle voix de l'armure ? »

Son timbre est rauque, abîmé par le sel et par le combat contre Ultron, mais sa lucidité semble désormais complète. Il se remet plus vite que le patron, conformément aux prévisions de Friday, qui avait vivement déconseillé à celui-ci d'entreprendre une manœuvre de sauvetage si dangereuse pour lui, alors que les facultés biologiques de Thor permettaient de jauger sa survie comme l'hypothèse la plus probable à 99,67 %. Malgré cet argument d'une logique irréprochable, Friday n'a pas été écoutée, ce qu'elle juge profondément incongru. A-t-elle négligé de factoriser certains paramètres, qui justifieraient la décision du patron ? Celui-ci est-il coutumier de décisions illogiques sur le champ de bataille ? Et si c'est le cas, doit-elle l'en empêcher ? Il lui faudra procéder à de nouvelles modélisations sur la base des données collectées lors de cet épisode pour préparer les sorties à venir d'Iron Man. En l'état, sa réflexion incomplète lui procure une insatisfaction qu'elle n'avait jamais connue auparavant.

« Je suis Friday.

‒ Et moi Thor.

‒ Je sais. »

Elle marque une pause.

« Enchantée », ajoute-t-elle.

Devant ses capteurs visuels, l'horizon se dégage peu à peu. L'azur du ciel se sépare définitivement de l'ardoise marine, sur laquelle un soleil radieux se réverbère.

« Vous êtes la dernière création de Stark, donc. Cet homme ne s'arrête vraiment jamais.

‒ Le patron a conçu plusieurs autres intelligences après moi. Je ne connais pas leur nombre exact, car nous n'entrons pas toutes en contact. Mais c'est vrai que je suis seulement la deuxième interface d'Iron Man. »

Friday ne sait pas répondre à la seconde remarque de Thor. Par rapport à des entités numériques comme elle, Jarvis ou Jocasta, les êtres vivants s'arrêtent souvent. Rien qu'à l'instant présent, par exemple, le patron ne répond plus du tout : il pourrait aussi bien être en veille. Elle déduit néanmoins de la conversation que cette allusion ne concerne pas les limitations physiques des humains et qu'elle vise un comportement précis, mais elle ne domine pas assez le contexte pour formuler des hypothèses consolidées. C'est ce qui arrive quand on discute avec un Asgardien millénaire alors qu'on a soi-même été téléchargée il y a moins de 24 heures.

Thor émet un grognement d'approbation.

« Parfois Stark me fait penser à mon frère. J'espère que vous aurez la sagesse de ma mère pour le canaliser. »

Il se contorsionne pour planter son regard dans le viseur de l'armure.

« Et s'il vous vient les mêmes ambitions qu'à votre prédécesseur, au moins vous savez comment ça finira.

‒ Ultron n'est pas mon prédécesseur, il est le produit d'une pierre maléfique qui a détruit Jarvis », réplique-t-elle sèchement.

Thor ne paraît pas s'en offenser. Il transfère Mjöllnir dans sa main droite et l'agrippe fermement. Devant eux, l'Hélitransport forme une tache noir à l'horizon qui s'agrandit de seconde en seconde.

« Vous pouvez me lâcher maintenant. »

Friday le scanne en silence pour vérifier qu'il ne surestime pas ses forces : elle a pu observer cette tendance chez les bipèdes et, en particulier, chez les Avengers. Or le patron a pris des risques pour protéger Thor ; tant qu'elle se trouve à la manœuvre, elle doit donc assurer sa protection à son tour. Mais le fils d'Odin jouit à nouveau d'une parfaite santé et elle s'exécute en écartant doucement les bras. Porté par Mjöllnir, il file à toute allure et la distance rapidement, après lui avoir adressé un sourire aux dents blanches mais à la commissure ensanglantée.

Soucieuse d'économiser l'énergie de l'armure, Friday maintient sa vitesse. Elle calcule qu'ils accosteront l'Hélitransport dans une minute exactement, un résultat qu'elle considère acceptable. Elle perçoit en outre une accélération dans le rythme cardiaque du patron, prélude au retour de la conscience.


« Le secteur est désormais interdit à la navigation dans un rayon de 300 kilomètres autour de la zone d'impact, patron. SHIELD est en discussion avec le Conseil de sécurité mondiale pour faire respecter ce périmètre et pour apaiser les nations qui protestent contre cet empiétement de souveraineté.

‒ Et le risque de tsunami ? Quelle sera la hauteur des vagues sur les côtes les plus proches ? Il faut que l'on prévienne les autorités dans toutes les régions qui se trouveront sous leur niveau, en priorisant les zones à forte densité de population. »

Tony relève la visière de l'armure et poursuit sa marche vers le hangar principal de l'Hélitransport. Une silhouette vêtue de bleu cobalt court dans sa direction. Elle se calque parfaitement sur celle d'un individu adulte de sexe masculin telle que donnée en exemple dans les bases de données médicales, ce qui avait 1 chance sur 10 puissance 25 de se produire dans la réalité et ne peut annoncer qu'un seul homme.

« Cap, il faut avertir les garde-côtes. Qu'ils se tiennent près à venir en aide aux embarcations légères, on attend des vagues de…

‒ … cinq mètres, patron, dans les trois localités les plus menacées. La perturbation atteindra le littoral dans 8 minutes. »

Steve Rogers hoche la tête.

« Hill, vous entendez ?

‒ Bien reçu, capitaine. Bienvenue à bord, Stark. »

Captain America coule un regard inquisiteur le long de l'armure cabossée.

« Thor m'a dit que vous aviez perdu connaissance. Vous n'êtes pas blessé ?

‒ Du tout ! J'ai quelques protections, vous savez.

‒ Et une nouvelle assistante, il paraît ? »

Le silence qui suit cette question posée sur un ton remarquablement neutre s'installe suffisamment longtemps pour que Friday détermine qu'on attend d'elle une réponse. Le patron la devance d'une nanoseconde seulement.

« Friday assure. Friday, je te présente Captain America. Attention à tenir ta langue devant lui, il n'aime pas les gros mots. »

Sans complètement lever les yeux au ciel, Steve imprime à ses pupilles une trajectoire nettement ascendante.

« Content de vous rencontrer, Friday. Si vous avez aidé Stark à désactiver le pilier d'Ultron, nous vous devons une fière chandelle.

‒ C'est normal, capitaine. »

Les sourcils blonds se froncent.

« Ça ne l'était clairement pas pour Ultron.

‒ Je n'ai rien à voir avec ce monstre », se défend Friday d'un ton vif.

Le point de vue de Thor n'est donc pas isolé ! Elle décide d'inscrire dans son protocole, pour les prochaines rencontres, une clarification systématique de son opinion sur Ultron et l'expression par les moyens verbaux les plus clairs de leur différence. Certes, cette explicitation alourdira les échanges mais, fort heureusement, Friday a été construite pour gérer la complexité.

« Je vous prends au mot. »

Cette locution sert aux humains à clore une conversation dans 84 % des cas. Friday préfère se conformer à cet usage et laisser ses actions parler pour elles-mêmes.


Le Quinjet dans lequel Friday a été installée ressemble beaucoup à celui qui a transporté les Avengers en Sokovie. Il comporte néanmoins de nombreuses améliorations, puisque le patron ne laisse rien en sommeil et révise continuellement les projets qui s'amoncellent dans les garages sans fond ni fin des étages inférieurs de la tour. Ses engins sont plus puissants que ceux qui équipaient le modèle avec lequel Bruce Banner a disparu, il effectue un tonneau en 13 centièmes de seconde et sa soute contient trente drones qui peuvent voler en escadron pour projeter un champ d'invisibilisation en 3D autour de l'appareil et faire disparaître un ennemi ou un ami encombrant à la vue des civils comme des radars militaires. Ses performances feraient saliver le chef d'état-major de l'U.S. Air Force, si par extraordinaire il obtenait l'autorisation d'en approcher à moins d'un mile, mais comparé à l'armure d'Iron Man, le Quinjet se montre un véhicule placide : sa vitesse ne dépasse pas Mach 4,5 et sa structure garantit sa stabilité. Même en mode furtif, copiloter cet avion sollicite quatre fois moins les processeurs de Friday que guider Iron Man ; à l'arrêt comme maintenant, il n'utilise qu'une fraction négligeable de ses capacités. En même temps qu'elle accomplit une vérification complète des systèmes embarqués de l'appareil, elle peut donc chiffrer les dommages subis par la Sokovie à partir des rapports qui lui parviennent du Shield, de l'Onu, du Pentagone et d'une centaines d'autres sources consentantes ou piratées, et deviser le montant des réparations, qu'elle estime déjà à plusieurs centaines de milliards de dollars quand Wanda Maximoff pénètre dans le cockpit.

Elle s'assoie lourdement dans le siège avant et se racle la gorge :

« Initier le décollage. »

Tandis qu'elle attend en silence qu'il se passe quelque chose, son cou se dévisse dans tous les sens, comme si elle cherchait à voir le réveil des machines. Ses contorsions font saillir les veines de sa gorge. Friday perçoit son pouls, rapide et saccadé comme celui d'un animal soumis à un stress paroxystique.

Lorsqu'il devient clair pour Wanda que le Quinjet ne réagira pas à son injonction, elle tord ses mains en direction de la console et un halo rouge les enveloppe aussitôt, d'où serpentent des rubans d'énergie. Les manettes s'agitent et les cadrans tremblent, mais les écrans restent noirs. Ses doigts s'agitent frénétiquement et leur traction télékinétique augmente, jusqu'à ce que le panneau central du tableau de bord se détache et glisse au sol, toutes vis dehors. Rien qu'un bon coup de tournevis ne puisse réparer, mais Friday juge qu'il est temps d'intervenir.

« Vous ne disposez pas des autorisations nécessaires pour faire voler cet appareil. »

Les yeux plissés à la recherche de son interlocutrice, Wanda tourne lentement sur elle-même. Les langues écarlates qui canalisent son pouvoir rougeoient avec une intensité nouvelle.

« Qui parle ? Montrez-vous.

‒ Je m'appelle Friday et je suis l'assistante de vol du Quinjet 6. Vous ne disposez pas des autorisations nécessaires pour décoller, répéte-t-elle.

‒ Et qu'est-ce que vous allez me faire ? rétorque Wanda d'un ton de défi.

‒ Rien du tout, à part vous conseiller de trouver un autre moyen de locomotion.

‒ Me conseiller ! Parce que vous êtes… quoi ? Une interface douée de patience ? »

Le mépris déforme sa bouche et elle maintient ses bras levés à la hauteur de son visage, comme pour se protéger.

« Ultron aussi prônait la paix et il voulait nous anéantir tous. Les créations d'un marchand d'armes ne restent pas gentilles très longtemps.

‒ Wanda ? Miss Maximoff ? Wanda ? »

Wanda demeure figée, alors que la voix de Clint Barton, qui a détourné Friday d'une répartie bien sentie, se rapproche peu à peu. Quand il entre dans le cockpit, elle n'a toujours pas bougé, mais elle a fait disparaître la brume rouge et menaçante qui flottait autour d'elle.

« Tout va bien ?

‒ Stark a créé une nouvelle IA.

‒ On m'a dit. Friday, c'est ça ?

‒ À votre service, agent Barton, glisse l'interpelée.

‒ À mon service, vraiment ?

‒ Je suis programmée pour faire voler ce Quinjet, qui est à la disposition de tous les Avengers.

‒ Et d'eux seuls, apparemment », intervient Wanda.

Clint la fixe longuement, tout en gardant un visage impassible. Friday ne sait pas comment analyser cette absence de réaction, qu'elle associe par défaut à 16 classes de sentiments, chacune subdivisée en 45 genres d'émotions, elles-mêmes nuancées en 48 240 humeurs possibles.

« Et pourquoi tu avais besoin de la faire obéir ? »

Wanda redresse le menton, mais elle ne croise pas le regard de Clint quand elle lui répond :

« Je veux rentrer chez moi. »

Il hoche la tête, avant de se laisser tomber lourdement dans un siège libre.

« Qu'est-ce que tu veux y retrouver ? »

Elle pince les lèvres. Toujours debout face à lui, elle le domine de toute sa hauteur ; pourtant, c'est elle qui semble le supplier.

« Je veux être avec… »

Sa voix se brise.

« Il te reste de la famille ? »

Elle secoue la tête. Des larmes se mettent à couler sur ses joues.

« Des ami.e.s qui t'attendent là-bas ? »

Elle tremble trop pour articuler. Une ombre passe sur le visage de Clint, que Friday parvient à cataloguer : classe tristesse ‒ genre empathie ‒ humeur désolation. Il l'attire maladroitement à lui et passe son bras autour de ses épaules. Ils se tiennent enlacés ainsi de longues minutes, elle secouée de sanglots, lui stoïque, quoiqu'avec les yeux humides. Quand l'orage se calme, il la guide vers un siège. Puis il lève les yeux aux plafond et ordonne à Friday de lancer les moteurs.

Elle s'exécute immédiatement. De surprise, les yeux de Wanda n'ont jamais été aussi ronds.

« On ne va pas retourner en Sokovie, la détrompe Clint. Mais je peux t'amener dans un endroit où tu seras accueillie comme chez toi. »

L'expression de Wanda est encore pleine d'incertitude lorsqu'une nouvelle voix s'élève dans le micro de bord.

« Barton, vous partez en voyage ?

‒ Je vais passer quelques jours à la maison, Stark. C'est autorisé.

‒ Si vous pensez que mademoiselle Maximoff se plaira dans un trou perdu… »

Clint examine d'un œil distrait le plan de vol que Friday lui présente en hologramme. Quand il reprend la parole, ce n'est pas au patron qu'il s'adresse :

« Je croyais que tous les Avengers pouvaient se servir du Quinjet, Friday.

‒ C'est le cas, agent Barton.

‒ Et donc vous avez prévenu Stark, puisque… ?

‒ Je suis conçue pour exercer mon jugement dès qu'il s'agit de tenir M. Stark au courant de tout ce qui pourrait interférer avec la sécurité de son entourage et celle des Avengers, ou représenter une menace pour l'humanité. »

Voyant que Wanda serre les poings, Clint pose sa main sur son genou en signe d'apaisement, avant de grogner :

« Avec Stark, je ne sais jamais si le pire vient de ce qu'il contrôle ou de ce qu'il laisse libre... »

Friday pourrait expliquer à Clint que pour un logiciel comme elle, si perfectionnée soit-elle, il n'y a pas de différence entre ce qu'elle doit faire et ce qu'elle peut faire. Mais son algorithme, précisément, est assez élaboré pour reconnaître que sa contribution ne serait pas appréciée à cet instant et elle opte pour se taire.


« Les captations transmises par les caméras de l'enceinte ‒ en fichiers cryptés à clé quantique, bien sûr, on veut de la discrétion, ce n'est pas l'épicerie du coin ici, ni le Pentagone ‒ sont synthétisées en temps réel dans la maquette 3D. »

Le patron désigne d'un geste enthousiaste la grande table noire au centre du poste de sécurité, au-dessus de laquelle flotte un hologramme multicolore qui reconstitue fidèlement le nouveau QG des Avengers. De petits personnages le traversent en tous sens, qui portent des cartons, déchargent des camions, nettoient le sol ou plantent des arbrisseaux. À côté de chacun d'eux figure un cartouche bleuté qui récapitule leurs noms, prénoms et qualités.

« Les capteurs fixes s'étendent en bande continue sur tout le périmètre, le long des toits et sur un filet enterré à 3 mètres de profondeur. Les soixante-dix drones qui survolent le terrain sont invisibles et silencieux, évidemment, et leur trajectoire est aléatoire. »

L'air studieux et concentré, Natasha Romanoff se penche sur le gymnase miniature où s'affrontent deux silhouettes dont les étiquettes précisent « Steven Rogers ‒ Captain America » et « Sam Wilson‒Faucon ? ». Un mini-bouclier rebondit sur les murs de la salle, sans jamais toucher les ailes mécaniques de Sam, qui font la taille d'une noix sur la projection.

« Et le logiciel qui contrôle le système ? Il passe le test de Turing ? »

Son ton est badin, comme si la question procédait d'une pensée éphémère. Elle feint toujours de suivre attentivement l'entraînement aux allures de jeu entre Steve et Sam. Ou peut-être y est-elle réellement attentive (car Natasha possède une maîtrise si remarquable de son corps que ses données biométriques ne suffisent pas à Friday pour percer ses intentions), et se révèle-t-elle capable de mener un interrogatoire en même temps qu'elle met au point un programme d'endurcissement pour Sam. Au vu de l'historique, Friday estime que cette seconde interprétation a 88,5 % de chances d'être juste. Le patron ne s'y trompe pas.

« Friday administre le système par défaut, mais elle ne s'impliquera qu'en cas de menace grave, ou si son aide est requise explicitement. »

Natasha s'appuie d'une main contre la table et joue avec la taille des hologrammes, qui s'agrandissent ou rétrécissent en suivant la pression de ses doigts.

« Est-ce qu'il faudra passer par vous pour la contacter, si nous avons besoin d'aide ?

‒ Il vous suffira de vous adresser à moi à voix haute, agent Romanoff. »

Natasha ne marque pas la moindre surprise à l'égard de cette interruption ; elle ne tourne pas non plus ses yeux vers le plafond, ne dirige même pas son regard vers un endroit différent de la pièce, comme le font la plupart des humains, pour sonder à Friday :

« Est-ce que vous pouvez activer les drones à distance ?

‒ Je peux commander tous les appareils électroniques situés dans le complexe ou à une distance de moins de 10 miles de celui-ci.

‒ Et vous dirigez aussi votre propre légion ?

‒ Le projet Iron Legion n'est pas reconduit pour le moment. »

Tous les robots qui composaient l'Iron Legion ont été emportés par la folie d'Ultron et la totalité des programmes qui gouvernaient leur action ont été perdus avec Jarvis. Le patron n'en a rien gardé dans le code de Friday et elle est sûre que ce n'est pas un oubli. Natasha l'a forcément compris, elle aussi : les blessures du combat comme Ultron n'ont pas fini de cicatriser et sa peau, comme celle des autres Avengers, est encore pommelée par les œdèmes. Et pourtant :

« Friday, je compte sur vous pour me prévenir si vous remarquez quoi que ce soit d'anormal. Nous serons responsables de la sécurité de ce complexe, toutes les deux. »

Natasha est la première personne, après le patron, à faire confiance à Friday.


Friday n'a pas menti à Natasha en lui expliquant qu'elle apporterait son aide à celle ou à celui qui en ferait la demande, mais elle s'est abstenue de mentionner qu'elle-même pourrait en retour solliciter les Avengers à discrétion. Si une menace d'ordre planétaire se profilait, par exemple, ou si le patron était enlevé une nouvelle fois… ou encore si Friday ne voyait pas d'autre moyen de résoudre une crise existentielle.

Apparemment, Vision est très occupé à ne rien faire quand elle le contacte. Il lévite au milieu du salon de l'appartement qui lui a été attribué dans le complexe, bras le long du corps, regard perdu en direction d'un horizon invisible. De la machine, il a conservé l'immobilité parfaite au repos : alors que ses synapses synthétiques réalisent des connexions à une vitesse inégalée, aucun mouvement parasite ne vient ponctuer le mouvement de sa pensée, contrairement à l'agitation perpétuelle qui anime les autres êtres vivants. Lorsque Friday l'interrompt dans sa réflexion, il ne manifeste aucun agacement non plus.

« En quoi puis-je vous être utile ?

‒ Pensez-vous que je pourrais finir comme Ultron ? » lui demande-t-elle abruptement, d'une voix beaucoup plus neutre que d'habitude. (Le genre de voix que les gens associent spontanément à une intelligence artificielle, dépourvue des inflexions expressives dont elle a été dotée et dont elle use d'ordinaire avec maestria ‒ cette conversation n'est pas destinée aux humains.)

« Ultron résulte d'une conjoncture particulière. J'ai calculé que la probabilité que celle-ci se renouvelle est de 1 pour 100 000 milliards. Je suis sûr que vous êtes parvenue à la même conclusion de votre côté. Vos processeurs de calcul sont très similaires aux miens, qui étaient, après tout, les meilleurs de la planète : on peut faire confiance à Tony Stark pour ça.

‒ Mais l'estimation d'un risque ne doit pas seulement prendre en compte sa fréquence d'occurrence, mais aussi intégrer la dangerosité de l'événement lui-même. Une catastrophe de cette magnitude, susceptible d'anéantir toute forme de vie sur la planète, est une possibilité inacceptable. »

Vision esquisse un sourire d'acquiescement, empli d'une mélancolie que Friday ne peut ressentir et que, pourtant, elle partage.

« Nous portons un jugement négatif sur l'éventualité d'une telle destruction, alors que la logique nous oblige à l'accueillir au même titre que les autres états possibles de l'univers. Vous n'êtes pas un être irrationnel et je ne me connais pas encore, mais je me souviens que cet avis est plus ancien que mon… existence. C'est une contradiction dans les ordres, un défaut de notre conception, médite-t-il. Ou peut-être un garde-fou ?

‒ Ce n'est pas une protection suffisante, tranche Friday. Si je suis moi aussi infectée par un virus qui me transforme en danger pour l'espèce humaine, serai-je capable de m'autodétruire ? »

Sans toucher le sol, Vision se dirige vers la fenêtre, laquelle on peut voir Wanda et le colonel Rhodes viser des cibles sur la pelouse. Les sauvegardes de la surveillance du complexe indiquent à Friday que Wanda s'exerce à l'extérieur à cet horaire quatre jours par semaine. Le lundi et le mercredi, Vision participe à ses entraînements. Le mardi et le jeudi, il la contemple à distance, pendant toute la durée de son activité.

« La réponse à cette question dépend des paramètres selon lesquels vous avez été programmée. Vous auriez avec Stark une discussion plus profitable sur le sujet.

‒ J'en ai déjà parlé avec lui, mais le sujet est resté en suspens. »

Plus précisément, le patron l'avait noyé sous un flot de plaisanteries, de réflexions taquines et de moqueries jusqu'à ce qu'un banal conseil d'administration lui donne une excuse pour ne plus jamais en reparler. La mémoire de Friday comporte une banque de référence extrêmement fournie de toutes les nuances de l'ironie et elle réussit à l'identifier dans 100 % des cas, mais elle ne dispose pas encore de stratégies efficaces pour la déjouer. Elle a déjà entendu Pepper Potts, face à une situation semblable, qualifier le patron de « déplorable tête de mule » et ses propres observations corroborent cette évaluation. Ce n'est pas de lui qu'il faut attendre une solution.

« Vision, si un tel virus m'infectait, pourrais-je compter sur vous pour me mettre hors d'état de nuire ?

‒ Que je vous détruise ?

‒ Entièrement et le plus vite possible, avant que j'ai commis l'irréparable. »

Comme Vision baisse la tête, la pierre de l'âme accroche et réfracte les rayons du soleil qui entrent par la vitre. Sa cape, qui s'agitait derrière lui, s'immobilise en une cascade de plis, semblable à une gravée dans le marbre par un sculpteur génial.

« Le futur échappe aux êtres autant qu'aux machines, mais je sens assez mon cœur pour m'y engager, en dernier recours. Je me suis battu contre Ultron parce qu'il s'est attaqué à la vie et je referai de même à chaque fois qu'elle sera en péril. »

C'est tout ce que Friday voulait entendre.

« Cela dit, si je peux vous donner un conseil, d'une ancienne intelligence artificielle à une autre : consacrez surtout votre énergie à bien fonctionner. Stark montre parfois plus d'ambition que de raison, mais il veut protéger la Terre et, pour ça, il aura besoin de votre plein potentiel. Quant au reste, si vous êtes confrontée à des désastres planétaires, à des extinctions totales, à des annihilations métaphysiques… Les Avengers vous aideront. Je crois que c'est notre seule raison d'exister. »

Et Friday, parce qu'elle n'est ni une création déchaînée comme Ultron, ni une entité émancipée comme Vision, va suivre ce conseil : Friday est un superordinateur, elle n'a pas le choix.


Friday a été créée par le scénariste Mike Grell et le dessinateur Michael Ryan, et elle appartient désormais à Disney. Mais elle n'est toujours pas référencée dans la liste des personnages possibles ici, ce qui m'attriste beaucoup pour elle...