Avant notre départ, Aoki a la politesse de demander la permission à ma famille avant de m'emmener avec elle. À peine un mois après son arrivée, elle repart donc, moi derrière elle.

-Je pense que ça te sera bénéfique, se justifie-t-elle.

Assise sur le dos de Volk, je regarde mon village disparaitre derrière les arbres. Je ne prendrai pas part à la chasse à la fin de l'été. Je ne verrai pas le poulain de Vinter naitre. Je ne verrai pas ma famille avant des semaines, des mois peut-être- et peut-être qu'à mon retour, Aster et Egill auront changés. La perspective est si bizarre. Mais je continue tout de même à suivre la dame à travers la forêt. Nous commençons par rentrer chez elle, où Bud a la surprise de voir revenir sa femme à cette période de l'année.

-Oh, Anna m'a appris quelque chose de très intéressant, lance Aoki en descendant de son cheval.

Je suis surprise de la voir ainsi, si altière. Je ne la connaissais pas du tout comme ça. Pendant qu'ils discutent -ou se disputent, je ne sais pas trop-, je fais connaissance avec leurs enfants. Luna et Farewell, les jumelles, me disent avoir treize ans, et Njall en a onze. Il y a même, dorénavant, une fillette brune - Ariane. Elle ne parle pas beaucoup, cependant, toujours derrière ses sœurs, mais elle sourit quand elle me voit.

-Luna est l'ainée, affirme Farewell avec certitude.

J'arrive à voir quelques bribes de leur histoire. Aucun d'entre eux ne sait son âge réel, mais Luna est arrivée la première au sein de la famille. Luna m'adresse un sourire, les lèvres closes. Je sens les mots enfouis dans sa gorge alors qu'elle n'a aucune blessure ni lésion. Elle sourit un peu plus fort, tend la main vers moi et formule quelques impressions, les déguisant en mots. Drame\arrive\parfois. C'est bancal mais ça tient si bien que j'éclate de rire.

-Tu es géniale, petite.

Elle rayonne.

Je passe l'après-midi avec elles trois dans la cour de la demeure, avec Bely, Volk et les autres chevaux. Luna et Njall adorent tout particulièrement les animaux, et Bely se laisse flatter sans protester, ronronnant même. Leurs parents ne reviennent que dans l'après-midi, et, à ma grande surprise, Bud s'excuse.

-J'étais persuadé que tu savais, affirme-t-il.

Je me contente de sourire. Je ne sais pas, mais vraiment pas quoi dire.

Après cela, Aoki et moi repartons seules dans la forêt. Au fil des jours, elle m'énumère quelques règles de politesse.

-Je les connais déjà, je réplique, amusée.

-Je voulais en être certaine.

N'empêche, que, quand nous arrivons finalement, je suis la plus confuse de nous deux. Je ne savais pas que je reviendrais un jour dans un tel endroit de mon plein gré. Des serviteurs - exactement comme j'étais auparavant - nous accueillent. Je suis mal à l'aise, et Aoki comprend vite pourquoi.

-Vous pouvez nous laisser, dit-elle à l'un d'eux. Elle dormira dans ma chambre, cette nuit.

Il accepte, l'appelant "dame Aoki". Je souris.

-Ne te moque pas, me dit Aoki avec une férocité que je ne lui connais pas, avant de me présenter à la ronde comme "dame Anna".

Quand nous sommes seules, je lui demande si c'est dû à la promesse que j'ai fait à Hilda.

-En partie, me concède Aoki en haussant les épaules. Que ce soit vrai ou pas, tu possèdes déjà un certain pouvoir, et le statut qui va avec. Mais tu es aussi la fille de propriétaires, non?

-En théorie. Mais ce sont des fermiers. Et nous sommes beaucoup moins nombreux à vivre chez moi que dans la ville d'où tu viens.

Elle balaie l'affirmation d'un revers de la main.

-L'argent n'a pas d'importance dans cette histoire. Considère plutôt le fait que personne ne meure de faim, chez toi. Que le bétail ne manque pas et que vous avez même le droit de chasser. Ce n'est pas le cas partout, crois-moi.

Je prends un instant pour y penser. Je le savais déjà, bien sûr, et je savais que le village relevait en partie de la responsabilité d'Eimund et de Mila, mais je ne savais pas que ça faisait de ma famille quelque chose de spécial. Aoki est morte de rire.

-Tu as encore tellement à apprendre, Anna.

-Je m'appelle Arnví, je relève pour la première fois, sans réfléchir.

Elle me jette un regard en biais et je rougis.

-Ma famille actuelle m'appelle Arnví, je corrige difficilement.

Mais elle ne me juge même pas.

-Tu aurais dû me le dire, affirme-t-elle, que tu préférais Arnví.

-Je trouve que cette conversation est déjà assez bizarre.

-Je ne vois pas pourquoi. Un prénom peut très bien changer dans une vie.

Elle ne me regarde pas après ses derniers mots mais je vois tout de même. Deux fillettes pareilles, Bleu et Vert dans la langue de leur père, et la survivante qui ne sait plus très bien qui elle est, par la suite.

Je connaissais déjà en partie cette histoire, mais quand j'en découvre l'ampleur, je peine à respirer. Aoki, la Verte, reste silencieuse. Je ne dis rien. Elle non plus.

Anna ira très bien.

Je passe la première nuit dans le même lit qu'Aoki, assez large pour nous permettre à toutes les deux de bien dormir. La servante qui vient nous rejoindre, au matin, malgré mes protestations, s'appelle Livunn. Elle ne doit pas être beaucoup plus jeune que nous. Elle doit avoir seize ou dix-sept ans, dix-huit, peut-être. C'est une pure asgardienne, blonde, les yeux bleus.

-Je peux m'habiller seule, je murmure tandis qu'Aoki s'apprête à aller prendre un bain à son tour.

-Détends-toi, Arnví. Elle est payée pour ça.

N'empêche que je suis gênée, et j'attache dans mon dos une robe verte un peu plus serrée que je n'ai l'habitude, avec des liserés argentés, mes gestes précédant ceux de Livunn tandis qu'elle tente de m'aider malgré tout. Je finis par renoncer et la laisser me coiffer. Je me sens si malhabile, simplement assise sur une chaise, devant un miroir, elle derrière moi, une brosse dans la main. Ce n'est pas comme quand Lena me coiffait, autrefois, et qu'elle m'apprenait à dompter mes cheveux épais et raides en tresses serrées et en jolies coiffures. Ce n'est pas comme quand Lidia et moi jouons chacune dans les cheveux de l'autre, en riant et en nous racontant notre journée. Ici, il y a un rapport de force que je déteste - dans ce miroir, je ressemble à la dame évoquée par Aoki.

-Tu aimes être ici? je demande subitement à Livunn.

Loin d'être vexée, elle sourit.

-Je suis au chaud et je ne manque jamais de rien. Bien sûr que j'aime être ici.

Sa voix à elle ressemble à l'océan, douce et câline et pourtant si forte et intangible. J'en reste saisie. Tout le monde a sa propre tonalité, certaines très surprenantes, m'évoquant la neige ou le vent. Mais la mer, je ne l'avais encore jamais entendue. Elle achève finalement de tresser mes cheveux en deux nattes épaisses sur mon crâne, simples et jolies et qui descendent librement sur mes épaules. Je lui dis que j'apprécie et elle sourit.

-Vous êtes très jolie.

Toi aussi, je voudrais dire, mais je n'y arrive pas.

Quand Livunn s'occupe d'Aoki, je détourne les yeux. Je fais semblant de lire un livre qui traine ou je joue avec Bely. Livunn s'éclipse finalement, et Aoki m'entraine au dehors, me montrant les environs. Nous parlons ainsi pendant presque une heure avant qu'une adolescente ne nous rejoigne.

-Freya, je la reconnais, surprise.

Elle a bien grandi - je lui donne quinze ou seize ans, maintenant.

-Dame Freya, rectifie machinalement Aoki. …Tu la connais?

-Si, répond Freya avant moi, avec un grand sourire. Je suis la sœur d'Hilda, dit-elle à mon intention.

J'en reste étonnée. Je ne l'aurais jamais deviné.

-Nous nous sommes rencontrées chez elle, avant la guerre, poursuit Freya. Mais je ne pensais pas te revoir un jour, Anya.

-Moi non plus, admets-je.

Quand vient l'heure du souper, Aoki et moi sommes toujours avec Freya, et je retrouve avec surprise Hilda. Ici, dans cette salle de pierre, éclairée par les flammes, elle parait bien plus humaine que dans la plaine enneigée. Mais l'énergie qui se dégage d'elle est la même.

-Bonjour, Anya, me dit-elle, de la voix douce, presque doucereuse, dont je me souviens.

En m'assoyant à la même table qu'elle, j'ai l'impression d'être minuscule. Mais elle sourit sans cesse. Aoki s'installe à ma droite d'emblée, pour me rassurer ou pour se rassurer elle-même, je ne sais pas trop.

-Aoki m'a dit que tu ignorais ton rôle ici, me dit Hilda.

-Quand? m'étonne-je.

Aoki ne fait que sourire.

-Non, je dis lorsque je comprends qu'elle ne répondra pas. Bud ne m'avait rien dit.

-Bud n'a jamais été très délicat, le défend Aoki. Mais c'était tout de même une grande erreur.

Le regard d'Hilda en revient à moi.

-Serais-tu d'accord, Anya?

-D'accord pour…?

-Défendre ce pays, s'il le fallait.

Je me frotte le visage.

-Je ne suis qu'une fermière, je dis, presque pitoyablement. Une éleveuse de chevaux.

-Est-ce seulement ainsi que tu te définis? me demande Freya, amusée. Je me rappelle que les gens de ton village aiment raconter des histoires sur toi… celle de la fille de l'est venue un jour de tempête, qui parcourt la forêt comme l'une des leurs en s'adressant aux animaux.

Contrairement à Bud, Aoki écoute cette histoire avec un grand sourire. Bely se tient à ses pieds, se jetant sur chaque miette de nourriture qui tombe. Pour lui, à part des souris et des fruits laissés sans surveillance dans les cuisines, il n'y a pas grand chose à manger.

-Moi, je ne l'avais jamais entendue, se justifie-t-elle. Un jour de tempête… c'est vrai?

-Oh, il neigeait un peu. Mais le mot tempête, c'est relatif.

-Tu es quand même venue de Russie, me rappelle Hilda. En une nuit.

Je ne me demande même pas comment elle sait. Elle doit être réellement télépathe, elle.

-Je sais, je confirme, maladroitement. Mais je me sens toujours… nulle, je crois que c'est le bon mot. Je ne serai jamais aussi forte qu'est Aoki.

Je ne serai jamais la guerrière qu'elle est.

-Mais ce n'est pas ce que je te demande, souligne Hilda, à ma grande surprise- et à celle d'Aoki, aussi. Tu es de la forêt, Anya. Tu es rapide et agile.

Elle sourit.

-Et je suis sûre qu'un jour, à ton propre niveau, tu seras son égale, ajoute-t-elle en désignant Aoki, qui hoche la tête avec respect.

Après cette soirée plus que bizarre, je dors seule, dans la chambre à côté de celle d'Aoki. J'en prends vite l'habitude. Le dernier matin de notre séjour ici, j'accueille Livunn avec plaisir, cette fois.

-Peux-tu me montrer? je demande lorsqu'elle m'évoque l'idée de me coiffer.

Surprise, elle accepte. Je m'installe devant un miroir et penche la tête pour mieux voir ses gestes. Ils sont simples, somme toute, et ils ressemblent à ceux que Lena faisaient, autrefois, outre le fait que Livunn tresse mes cheveux beaucoup moins serrés.

-J'aime beaucoup, je lui dis, encore, lorsqu'elle a fini.

Elle sourit sans répondre, ressortant le manteau dont je n'ai pas eu besoin à l'intérieur de ces murs. Livunn vient le poser sur mes épaules tandis que j'attache mes bottes. Elle est présente aux écuries aussi, quand, quelques minutes plus tard, Aoki me trouve et m'y traine presque de force. Je n'ai besoin de personne pour m'aider avec Volk, aussi reste-t-elle avec Aoki et son cheval. C'est un très bel animal, qu'elle a dû se procurer en arrivant ici, forcément, et qui ne sert que pour se déplacer. Il est beau mais a quelque chose de capricieux. J'ordonne à Volk de rester là et je rentre les aider. Je dis très vite au revoir à Livunn et à Freya, et Aoki et moi repartons. J'estime très vite qu'en tout, à mon retour, je ne serai pas partie plus que quatre ou cinq mois.

-Nous serons chacune à la maison juste avant la saison des tempêtes, me dit Aoki.

Nous nous séparons très vite. La neige commence à tomber et nous n'avons que quelques semaines, et nous vivons très loin l'une de l'autre. Nous séparons nos provisions en deux mais je tiens à ce qu'elle garde la plus grande part. J'ai mon arc, ça me suffit.

-Je n'ai besoin de rien de plus pour manger, je lui dis. Et j'ai toujours Bely avec moi. Nous serons deux à chasser.

Elle sourit.

-Bonne chance, Anna.

-Bonne chance à toi aussi, Aoki.

D'un geste, elle fait repartir son cheval. Moi, je prends une autre direction.

Les premiers jours sont quand même remarquablement solitaires. Bien sûr, j'ai Volk et Bely, mais aucun d'eux ne s'exprime comme un être humain. Mais ils sont intelligents. Ils s'aperçoivent tout de même que j'éprouve une certaine tristesse. Bientôt, je parle à voix haute.

-Si j'étais seule, je serai peut-être déjà rentrée, je constate, une fois, sous les étoiles.

Volk frotte son museau contre mon cou. Il est bien grand, maintenant, plus que moi lorsqu'il lève la tête. C'est un poney - un nordlandshest, a dit Freya - à la robe brune, la crinière argentée. Un bon cheval. Je souris en lui tapotant l'encolure.

-Tu es un bon cheval, Volk.

Il hennit. Il pourrait rire.

Je lui fais maintenir une bonne allure, au fil des jours, et il ne se plaint pas. Il sent bien le froid et la neige à venir, lui aussi, et il veut être au chaud avec sa mère, Cala et l'autre poulain. Je veille à ne pas l'épuiser, cependant. Il ne manquerait plus que ça.

Quand je rentre finalement, je suis partie depuis presque cinq mois. Le froid est déjà là.