Alors que le jour n'est pas tout à fait levé, la nuit fuyant l'astre solaire en se précipitant derrière les rideaux et les volets encore clos, Aomine rentre chez lui, épuisé. Ce n'est pas tant de travailler en horaires décalés qu'il trouve éreintant, non ça, il l'a choisi. Mais plutôt de devoir rester concentré en permanence. Son boulot consiste littéralement à faire attention pour les autres. Pour que les civils se sentent en sécurité dans leur ville. Depuis le chemin pour leur lieu de travail, dans la densité de la jungle urbaine, jusque dans les quartiers résidentiels plus calmes et plus tranquilles. C'est sa mission, et comme tout ce qu'il a toujours entrepris, il le fait à fond. Pas de demi-mesure. C'est ainsi qu'il a été élevé. La perfection ou rien. Son père y veillait…

Et puis… même si devenir flic n'avait pas été son premier choix de carrière, il s'avère qu'il adore son job. Alors il s'implique. Corps et âme. Son capitaine lui dit souvent qu'il s'investit trop mais lui ne trouve pas. Il ne compte pas vraiment ses heures, fait ce qu'i faire, va là où il faut aller. Se rend utile. C'est un peu plus que son gagne-pain à dire vrai, il en a besoin. L'effervescence qui règne au poste, la diversité des missions, la camaraderie, le travail d'équipe et parfois solitaire, l'adrénaline quand il bosse sur une grosse affaire, les entraînements pour rester au meilleur de sa forme et de ses capacités… Absolument tout est stimulant et l'empêche de s'ennuyer une seule seconde. Même lorsqu'il patrouille des heures simplement pour rassurer les riverains, il finit toujours par tomber sur quelqu'un en détresse à qui filer un coup de main.

Pourtant, tout amoureux de son boulot qu'il est, Aomine n'est pas fâché de rentrer. La nuit a été longue. Mais lorsqu'il aperçoit les sandales bien alignées à côté de ses Jordans dans l'entrée, son cœur tressaille de joie dans sa poitrine. Elle est là. Bien qu'il soit pratiquement certain de la trouver endormie, il se hâte un peu plus que d'habitude pour se défaire de ses rangers et de ce qui emplit ses poches dans la coupole prévue à cet effet, en faisant le moins de bruit possible. Ses chaussettes étouffent ses pas quand il pénètre dans le salon, et sur le seuil il marque un temps d'arrêt. Il a beau la connaître par cœur, elle réussit encore à le surprendre.

« Tu viens de te lever ou tu n'as pas dormi ? » demande-t 'il à la jeune femme qui ne l'avait même pas remarqué, alors qu'il se dirige vers la cuisine ouverte pour se servir à boire.

« Oh tu es déjà rentré ? s'étonne la belle étourdie.

— Déjà ? Il est bientôt six heures Satsuki !

— C'était bien ta journée ? » questionne-t-elle distraite, les yeux toujours rivés à son ordinateur portable, en équilibre sur ses genoux en tailleurs.

Il secoue la tête dans un soupir dépité. Quand la jeune femme ne veut pas répondre à une question, elle en pose une en retour, sans même s'en rendre compte. Un pur réflexe d'auto-défense Satsukien. Il en conclut donc qu'elle n'a pas dormi, et qu'elle a travaillé toute la nuit. Malgré sa désapprobation, il se voit mal la réprimander… Premièrement parce que c'est une grande fille, elle le lui répète assez souvent pour qu'il commence à le comprendre. Deuxièmement parce qu'il n'est pas son père. Et enfin, parce que ce serait un poil hypocrite de la part du gars qui vient de bosser dix heures d'affilée, dont la plupart pendant que le commun des mortels dormait paisiblement. Alors il n'insiste pas et répond :

« Plutôt calme. J'étais de sortie aujourd'hui. Au poste s'était plus mouvementé il paraît. Yori a réussi à choper trois membres d'un gang qu'on surveille de près pour détention de drogue. »

Cette fois, Satsuki redresse la tête et lui adresse un sourire fier. Alors qu'il n'y est pour rien dans cet exploit, la satisfaction et le bonheur de la voir heureuse l'étreint.

En se rendant dans la salle de bain, Aomine réalise qu'il ne lui dit pas tout de sa journée. Mais surtout, qu'il n'en a pas envie. Pas qu'il ait peur de se faire réprimander pour son écart de conduite, à savoir : devenir trop familier avec un civil, le tout pendant son service, non. Non c'est autre chose qu'il n'arrive pas vraiment à définir ou à s'expliquer et qu'il n'a surtout pas la force d'analyser maintenant. Laissant ce sentiment d'inconfort de côté, il se glisse sous le jet d'eau tiède relaxant.

Il tient énormément à Satsuki. Plus qu'il ne saurait le dire. Elle a été sa seule constante dans sa vie. Depuis leur rencontre dans la tendre insouciance de l'enfance, en passant par l'adolescence où tout avait tragiquement volé en éclat, jusqu'à aujourd'hui. Son point de repère qui avait toujours su le maintenir à flot, même quand sa vie n'était plus que ruine et désolation. Sa présence à ses côtés, c'est sa lueur d'espoir dans l'existence. La veilleuse silencieuse qui rassure et éloigne les cauchemars. Sans elle, il ne veut même pas savoir ce qui aurait pu advenir de lui…

Même quand il lui avait annoncé, sorti de nulle part, qu'il allait entrer à l'école militaire pour devenir flic, elle l'avait encouragé malgré sa crainte de le voir courir des risques. Il sourit en repensant à ce souvenir en se massant le crâne avec son shampoing.

De son côté, sa meilleure amie avait préféré poursuivre des études de management faisant de son petit boulot d'assistante du lycée un vrai projet professionnel. Il faut dire qu'elle est douée dans ce domaine. Recueillir des informations, les compiler, les analyser, en déduire des stratégies en fonctions des objectifs à atteindre. Elle le fait systématiquement comme une seconde nature. Et à son plus grand désarroi, au fil des ans il est devenu son cas d'étude préféré. Satsuki le connait par cœur, jusque dans ses petites habitudes. Si elle peut paraître mignonne, gentille et un peu maladroite, il a appris à ne pas s'y fier. Très observatrice avec une excellente mémoire et un esprit affuté… autant d'armes qu'elle peut retourner contre vous si vous abusez de son apparente naïveté. Sans parler de ce que lui que lui-même pourrait faire à la personne qui oserait toucher au moindre de ses cheveux.

Parfaitement conscient de la potentielle menace que cette fille représente pour sa vie privée, il lui a fait faire un badge et une clé pour accéder à son logement de fonction dans la résidence sécurisée jouxtant la gendarmerie à laquelle il est affecté. Il est plus rassuré en sachant qu'elle peut venir se réfugier ici n'importe quand. Ou simplement quand elle a besoin de calme pour travailler sur ses cours et son mémoire. Il faut dire qu'il a une meilleure connexion internet et un espace de vie se prêtant bien mieux à la concentration que la petite chambre étudiante bruyante et sombre de la jeune femme. C'est le moins qu'il puisse faire pour sa meilleure amie.

Toujours dans ses souvenirs lorsqu'il sort de sa douche, une serviette sur les hanches et une autre qu'il frictionne dans ses cheveux, il lui demande:

« T'as cours à quelle heure ?

— Début d'aprèm !» crie-t-elle pour qu'il puisse l'entendre de la chambre où il est parti enfiler un boxer pour sa "nuit".

Il revient avec une couverture et un oreiller qu'il dépose sur le dossier de son canapé. Aomine lui embrasse le haut du crane en caressant ses longs cheveux et lui murmure:

« Ne tarde pas trop quand même. Bonne nuit Satsu. »

Elle penche la tête en arrière pour l'apercevoir, et lui sourit tendrement.

« Dors bien mon Daï-chan. »

Content de la savoir dans la pièce d'à côté, la fatigue se rappelle à lui dès qu'il s'allonge dans son lit, et il sombre dans un sommeil bienfaiteur.

Le réveil affiche bientôt quinze heures quand il émerge. Il prend note de l'information dans un coin de son esprit toujours embrumé et se retourne sur l'oreiller, essayant de rattraper les dernières bribes de son rêve étrange. Vaguement, Aomine se revoit à bord d'une frégate du quatorzième siècle, remplie d'Indiens. De tous les acteurs indiens qu'il connaissait lui semble-t-il. Des indigènes Américains, à la limite ça serait rester cohérent. Mais depuis quand les rêves ont-ils la moindre logique ?
Tandis qu'il fouille à travers le brouillard un sens quelconque à celui-ci, une pensée plus nette termine de le réveiller. Hier, quelqu'un avait mentionné une série qui pourrait expliquer ses divagations. Quelqu'un dont il ne se souvient même pas le nom. Effrayé à l'idée de couver un Alzheimer précoce, il sort précipitamment de sous la couette et file droit dans l'entrée pour récupérer son calepin. Il feuillette jusqu'à la dernière page gribouillée et … non. Non, il n'a pas noté le nom du mec chez qui il est intervenu cette nuit. Il a vraiment déconné d dans cette affaire. Oublier de noter le nom de la victime… une erreur de débutant ! Et encore !

Aomine peste contre lui-même sur le chemin de la cafetière. Peut-être le millésime noir intense saura le dérider. Sur l'îlot central de sa cuisine suréquipée pour l'utilisation qu'il en fait, il trouve la petite note de son amie. Le smiley clin d'œil adoucit son humeur bougonne du réveil, sans pour autant réussir à dissiper sa frustration.

Ce n'est pas comme s'il souhaitait revoir ce mec après tout. Certes, il avait piqué sa curiosité mais pas au point de lui vouloir d'autres ennuis du genre de cette nuit. En sirotant son breuvage, il se remémore le regard de braise ancré dans le sien, vif et brillant malgré les cernes prononcés. La vulnérabilité dans ses mots qu'il n'aurait jamais devinée avec son seul physique de sportif. Et sa franche spontanéité qu'il n'avait pas pu s'empêcher de tester, faisant ressurgir son naturel joueur et – il faut le dire – casse couilles, alors que son uniforme inclut normalement un masque d'impassibilité. En repensant à son comportement, il se fout une baffe mentale. Il a dû passer pour un flic incompétent sans aucun doute.

Aomine grimace à cette idée en fouillant dans son frigo de quoi se sustenter. Il réchauffe un plat cuisiné et s'installe sur son ilot en regardant les infos sur sa tablette. Une fois englouti son repas sans saveur mais remplissant tout de même son but premier : stopper les protestations sonores de son estomac, il fait un brin de vaisselle et avise son appartement. Pas trop petit, pas trop grand. Standard. Décoration sobre et identique à tous les appartements de la résidence. Ça va, ce n'est pas encore le bordel, et Satsuki ne lui a fait aucune remarque. C'est qu'il a dû s'améliorer. Il n'est pas mécontent d'avoir eu droit à un logement de fonction. D'ordinaire il n'aime pas quand son nom lui offre des passe-droits où des raccourcis qu'il n'a pas demandés. Mais là-dessus, si ça avait eu la moindre influence, il a préféré fermer les yeux. Au moins il n'a que les charges liées à l'entretien et à la sécurité à ses frais et évidement, le ravitaillement de ses placards. Ce qui lui laisse assez d'argent pour en envoyer à sa mère et s'offrir quelques sorties à l'occasion.

Par la baie vitrée de la pièce principale, il a même une vue sur le terrain de street du quartier et ses doigts le démangent quand il aperçoit des joueurs en plein match. Son humeur maussade disparaît aussitôt que la perspective de tâter du ballon l'envahit. Jouer lui fera du bien. Normalement, aujourd'hui était censé être son jour off en termes de sport mais le basket ça ne compte pas. Ça fera toujours exception.

Sur le playground, un collègue qui vit dans la résidence et qu'il croise de temps en temps affronte un trio d'étudiants. Aomine salue les joueurs et vient épauler l'autre flic.
Dans la vie, Aomine déteste stagner plus que tout. Il a sans cesse besoin d'évoluer, de progression. Et quand ça coince quelque part, il essaye d'avancer ailleurs. Pour avoir toujours des étapes à franchir, et surtout ne pas ruminer le passé. Le basket, c'est un peu son exutoire. Le domaine qu'il maîtrise et où la progression semble pourtant sans limite. Tout comme le café, c'est sa drogue. Il se shoote à l'effort autant qu'il le peut. Ce sport qu'il affectionne depuis gamin le rassemble. S'il reste trop longtemps sans jouer, ça le rend dingue. Heureusement, il trouve toujours des gars du coin pour des affrontements plus ou moins sérieusement.

Au bout d'un moment, le trio abandonne. Leur serrant la main avec amertume. Aomine sourit, il a l'habitude d'être à l'origine des airs dépités de ses adversaires et ça le rassure de voir qu'il ne perd pas la main. Avoir renoncé à une carrière dans le basket finalement, c'est aussi avoir dit adieu à toute la pression qui lui gâchait son plaisir. Son coéquipier le tire de sa nostalgie avec une claque virile dans le dos.

« Eh bien ! Malgré ta charmante visite, tu pètes la forme à ce que je vois !

— Uh ? » marmonne Aomine en levant un sourcil interrogateur sur son partenaire du jour.

« Ahaha j'étais assigné à la sécurité de la résidence cette nuit. Je n'ai pas pu m'empêcher de remarquer le nom de ta copine sur le registre. » Lui explique l'autre avec un clin d'œil appuyé.

« Satsuki ? Ce n'est pas ma copine.

— Ah bon ?

— Ouais… t'es pas le premier à te méprendre. J'ten veux pas. »

Satsuki sa petite amie… Ce n'est effectivement pas la première fois qu'on lui demande, mais à chaque fois il trouve ça ridicule.

Aomine aime les grands espaces, et il a du mal à partager le sien. Plus qu'une habitude difficile à changer, il a besoin de ces moments seul pour digérer certaines choses qu'il voit au quotidien et que la plupart des gens ignorent ou préfèrent ignorer. Lui, il n'a pas le choix de les vivre s'il veut les améliorer. Et parfois, c'est pesant. La pression il la gère plutôt bien, du genre à garder son sang-froid en toute circonstance. Mais il reste humain. Ce qu'il enfouit par devoir finit toujours par ressortir et impacter les gens qui l'entourent. Alors dans ces moments-là, il préfère tout simplement s'isoler. Pas une de ses ex n'a su le comprendre jusqu'ici et il n'a jamais pris aucune de ses relations assez au sérieux pour tenter de leur expliquer pour les retenir.

En fait, il n'a pas de mal à trouver des conquêtes, et à sortir avec de chouettes filles. Il a juste du mal dès qu'il s'agit de s'investir. Il est beaucoup trop focalisé sur sa carrière pour pouvoir se concentrer sur une histoire d'amour sérieuse. Ses petites amies ont toujours fini par l'ennuyer, sans parler des horaires, incompatibles avec une vie de couple… Plus de contraintes que d'avantages finalement, et des compromis qu'il n'est tout simplement pas prêt à faire.

Satsuki elle, elle sait. Elle le connait mieux que personne. Et pourtant, il n'y a jamais rien eu qui s'apparentait à de la romance entre eux. Comme si d'un accord tacite, ils avaient écarté cette idée pour ne pas risquer de se perdre. Pourtant, ce serait tellement plus simple s'il était capable de l'aimer de cette façon-là.

Sans plus se justifier, il quitte le terrain, laissant l'autre flic avec un air oscillant entre l'étonnement et la suspicion sur le visage. Il s'en tape, il y a longtemps qu'il a arrêté d'essayer d'expliquer aux gens ce qui les lie.


Ce matin-là, Kagami émerge un peu confus, emmêlé dans ses draps. Il a passé une nuit agitée. Il ne se rappelle pas s'être assoupi la veille, mais il semble que malgré son état d'esprit perturbé, le sommeil l'ait cueilli sans lui laisser le temps de ressasser les événements de la soirée.

Il s'assoit dans son lit, se passant une main sur le visage. La première chose qui lui vient à l'esprit, c'est l'image du flic qui a répondu à son appel. Il se repasse la conversation dans sa tête et se dit qu'il est passé pour un con. Il hausse les épaules, refusant de se laisser troubler par ce constat. Bien sûr il a son orgueil, mais celui-ci ne fait pas long feu quand il s'agit de personnes qu'il ne connaît pas : ça lui est bien égal ce qu'on peut penser de lui, ça fait longtemps qu'il a appris à se blinder. Il bâille et s'étire en grommelant, puis se lève pour replier son futon avant de le ranger dans le placard.

Il n'a pas beaucoup de place dans son appartement, et il dort dans la pièce principale, qui est également dotée d'une kitchenette ouverte. Peut-être qu'un jour il sera célèbre dans le monde de l'e-sport et gagnera beaucoup d'argent, mais il faut du temps pour se bâtir ce genre de réputation. De toute façon, ce n'est pas comme si ses conditions matérielles d'existence le gênaient : il l'aime bien, son petit appartement. Pas d'espace inutile. Si c'était plus grand, il aurait l'impression d'y errer comme une âme en peine, comme c'était le cas dans l'appartement loué par son père où il habitait seul au lycée. Dès qu'il l'a pu, il a pris son indépendance et jeté son dévolu sur ce logement au loyer plus que raisonnable. Il a travaillé à mi-temps pour économiser un peu, utilisé l'argent dormant sur son compte hérité de sa mère pour acheter un ordinateur de compétition, et maintenant, avec ses modestes besoins, il n'a plus besoin de travailler en dehors de l'e-sport. Son seul gros poste de dépense est bien sûr le matériel informatique, mais de façon plus quotidienne, c'est la nourriture. Lui qui croyait que son appétit se calmerait une fois l'adolescence passée, il a découvert qu'il n'en était rien.

Il se dirige vers sa machine à café, prépare le breuvage indispensable dans la pénombre filtrée par les stores, puis allume son ordinateur comme il le fait chaque matin. Il vérifie ses messages, regarde les réseaux sociaux, et, son casque sans fil sur les oreilles avec du Prodigy à un volume sonore plus que suffisant pour se réveiller, il retourne dans la cuisine pour préparer le petit-déjeuner. Plus tard, il prend son repas devant des vidéo Youtube, puis, toujours sans avoir ôté son casque, il fourre des fringues de sport dans un sac et quitte son appartement, noyé dans les harmonies électriques.

La musique l'a toujours accompagné. Lui qui a vécu une adolescence solitaire, à la maison il a complètement perdu l'habitude de parler à qui que ce soit. C'est seulement quand il allume le micro qu'il se lance dans l'art de la conversation, et encore, ce ne sont pas vraiment des conversations normales. Avec ses coéquipiers, ils parlent jeu et stratégie, même si parfois, les discussions dérivent un peu. Quand c'est comme ça, il y participe rarement. Il est un peu « fermé ». Il a peu d'amis, et pour couronner le tout, il n'a personne dans sa vie. Il a eu quelques aventures, il est même déjà tombé amoureux. Pour diverses raisons, ça n'a jamais duré. Et l'une d'entre elles est tout simplement qu'il a du mal à faire de la place pour des relations romantiques dans sa vie. Il a toujours l'impression qu'on s'accroche trop à lui, qu'on en attend trop de lui. Alors qu'il a besoin de son espace, besoin de ne pas être critiqué pour son investissement dans l'e-sport, besoin de ne pas être jugé et constamment moqué parce qu'il serait « trop musclé pour un sportif de canapé ». Sans compter les gens qui pensent qu'il est un genre de paria qui refuse de s'intégrer dans la société en fuyant la réalité dans les jeux vidéo.

Le soleil de la fin de matinée jette une lumière éclatante dans la rue, tandis qu'il se dirige à pas vifs vers la salle de sport. Elle n'est qu'à dix minutes d'ici. Le quartier n'est pas vraiment l'un des plus touristiques et high tech de Tokyo, ici le foisonnement urbain semble un peu moins maîtrisé, avec de nombreuses ruelles se perdant parfois dans des impasses. La salle de sport se trouve juste à la limite avec un quartier d'affaires, comme une interface entre deux mondes différents. Il fréquente cet endroit depuis quelques années, et c'est avec l'automatisme de l'habitué qu'il se change, verrouille son casier, procède à quelques échauffements, puis s'installe sur la première machine. Il commence toujours par le rameur, ça a le don d'augmenter rapidement son rythme cardiaque et de lui permettre de doser son effort avant de passer à la suite du programme. Et tandis qu'il commence à s'activer, il a l'impression que ses idées s'éclaircissent, les brumes de la nuit se dissipent. Sa mésaventure de la veille lui semble de plus en plus surréaliste, et il l'oublie peu à peu, même si ses pensées reviennent régulièrement à ce drôle de flic. Et à l'impression qui s'attache encore à lui qu'il sera amené à le revoir. Mais en attendant, c'est une nouvelle journée, et il a besoin de se concentrer. L'exercice physique le matin, avant de se poser devant son ordinateur lui permet de se canaliser. Sans ça, son mental ne tiendrait pas. Il s'agit de plus que juste se défouler : l'activité physique régule son stress et ses émotions, lui donne confiance en lui… et lui permet tout simplement d'être en forme. D'autant que bientôt, il participe à un tournoi important. Ça a été une lutte acharnée pour qualifier leur équipe, et maintenant, ils rêvent du titre. Ils ont hâte de saisir cette opportunité et montrer ce qu'ils savent faire.

Dans ses oreilles, Apollo 440 a remplacé The Prodigy, et les rythmiques synthétiques mêlées des riffs de guitare agressifs lui donnent la cadence. Il est dans sa bulle, maintenant. Il ne voit plus rien de ce qui l'entoure, focalisé sur les sensations physiques, ses muscles qui se tendent, l'effort qui tire ses articulations, son souffle qu'il maîtrise, comme une ligne de vie qu'il remonte, reliant un instant au suivant. Il apprécie cette concentration intense, cette conscience profonde qu'il a de lui-même et de son corps si bien qu'il lui semble sentir chaque fibre musculaire se contracter.

Il quitte le rameur et s'éponge le visage, puis avale quelques gorgées d'eau avant de passer à la machine suivante pour travailler son développé-couché. Peut-être que plus tard, il passera sur le terrain de streetball pour voir s'il y a du monde. Au lycée, il était plutôt doué au basket, et il n'a jamais abandonné ce sport. C'est un peu le pendant physique de l'e-sport, une expérience différente de celle qu'il a ici, en solitaire. Sur le terrain, il s'agit d'effort coordonné, de cohésion d'équipe. S'adapter aux autres afin de donner le meilleur de soi. Alors qu'ici, dans la salle de sport, c'est avant tout lui-même qu'il affronte. Et il est accro aux deux.

Mais en quittant la salle de sport, il s'aperçoit qu'il est trop tard pour le basket : il ne s'est pas levé très tôt et l'entraînement pour le championnat d'e-sport va bientôt commencer. Alors il rentre directement chez lui, achetant son déjeuner en chemin, et retourne se poser devant son PC.

Le reste de la journée se déroule à toute vitesse, et ce n'est que bien après la tombée de la nuit, à l'occasion d'une pause après le match, qu'il reprend conscience de ses besoins vitaux. Alors qu'il se lève pour aller pisser et se prendre à boire et à manger, il tend l'oreille quand il entend du bruit dans le couloir. Une part de lui ne peut s'empêcher de se demander si le type d'hier va revenir… Ou si ce genre d'expérience va se reproduire. Mais ce n'est que la voisine qui rentre chez elle, et le calme revient. C'est un immeuble plutôt tranquille. Certes, les flics sont déjà venus, mais pour des problèmes mineurs. Tapage nocturne, mec alcoolisé harcelant sa copine, et une affaire de deal de shit. Dans l'ensemble, on est bien ici, tant que sa voisine du dessous ne donne pas de la voix dans ses ébats sexuels, ou que son maladroit de voisin d'à côté ne décide pas de tout faire tomber dans sa cuisine. Ah oui, il y a aussi la gamine du voisin d'en face qui vient le voir un week-end sur deux et qui adore hurler dans les escaliers. Mais les nuisances s'arrêtent là. Kagami aime bien cet immeuble, même s'il ne connaît pas ses voisins. Le bâtiment ne paie pas de mine et ça ne lui ferait pas de mal d'être entretenu de temps en temps, mais ça lui est égal. Il ne compte pas crécher ici toute sa vie, et pour l'instant, ça lui convient très bien.

Après avoir répondu aux besoins primaires de son organisme, Kagami se réinstalle pour une autre nuit de gaming. Et rien d'autre ne viendra le déranger, le laissant se coucher vers 3h du matin sans le moindre visiteur importun.

Quelques jours s'écoulent ainsi dans la plus grande normalité, jusqu'à un soir, son soir de pause dans la semaine, où il est avachi dans son siège en train de regarder un film, lorsqu'un sacré boucan attire son attention dans le couloir. Il soulève son casque et écoute : on dirait que toute une tribu de jeunes filles piétine dans le couloir, parlant fort avec des voix excitées qui ne lui disent rien qui vaille. Ces filles ne semblent pas avoir passé la soirée à boire de la grenadine… Il attend quelques instants, se tendant alors qu'il a la nette impression que le groupe s'approche… et s'arrête devant sa porte. Il ne peut s'empêcher de tressaillir quand des coups vifs et insistants retentissent sur son battant. Il n'a pas envie d'ouvrir… Mais il a comme la sensation qu'il ne va pas se débarrasser d'elles comme ça. Il soupire, vérifie qu'il est en tenue décente, et va voir de quoi il s'agit.

Face à lui, une demi-douzaine de jeunes filles, un peu échevelées, qui le dévisagent avec curiosité, et quelque chose d'autre de plus sombre qu'il n'est pas sûr d'identifier. L'une d'elle prend la parole :

« On nous a dit qu'il y avait un gigolo par ici. »

Merde.

« Non, c'est pas ici », la détrompe-t-il.

Les jeunes filles échangent des regards et des messes basses sans la moindre discrétion : « Je suis sûre que c'est lui ! » « On est bien sûres de l'adresse ? » « Nan mais c'est lui ! » « Et si c'est lui, on fait quoi ? » Tout en parlant, elles ne cessent de lui jeter des coups d'œil, l'évaluant exactement de la même façon que l'Indien de l'autre jour. C'est vraiment désagréable, ça lui donne envie de se cacher dans un énorme anorak. D'accord, il se pensait sportif et plutôt bien gaulé, mais apparemment, il ressemble à un gigolo. Ça, c'est nouveau !

Le débat semble s'enliser dans le camp adverse et il fronce les sourcils. Toute cette comédie commence à sérieusement l'agacer :

« Écoutez, je sais pas qui vous cherchez, mais c'est pas moi. »

D'autant qu'il a mis le doigt sur ce je-ne-sais-quoi qu'il ne parvenait pas à identifier : de l'agressivité. Ce n'est pas des jeunes filles qui s'éclatent en soirée, c'est une expédition punitive. Ce pauvre gigolo doit être accusé du crime d'avoir piqué son mec à l'une d'entre elles, ou quelque chose du genre.

« Y a personne qui se prostitue ici. Je suis un gameur qui va à la salle, pas un gigolo. Fichez-moi la paix, OK ? »

Il est énervé mais son ton reste calme, et semble faire de l'effet sur les jeunes filles. La tension électrique qui émane du groupe baisse d'un degré, et celle qui semble mener la bande reprend la parole :

« Les infos étaient sûres. Vous êtes vraiment certain que y a pas de gigolo dans le coin ? »

Même s'il y en avait un, il ne le livrerait certainement pas en pâture à la fureur vengeresse des jeunes femmes !

« Certain », répond-t-il donc de sa voix la plus assurée et autoritaire.

C'est seulement à ce moment-là que les filles semblent réaliser qu'harceler un inconnu qui va à la salle au beau milieu de la nuit n'est peut-être pas la meilleure idée du monde, et encore une fois, elles se concertent sans la moindre discrétion et décident de décamper avant que les flics ne se ramènent. Il s'assure de bien les entendre quitter les lieux avant de refermer sa porte. Il s'aperçoit que son cœur cogne fort dans sa poitrine. Et merde, qu'est-ce que c'est que cette histoire ?! À la lumière de ce nouvel incident, celui de l'autre soir ne peut pas être le produit du hasard. Ces gens ont obtenu son adresse quelque part. Mais où ? La pensée est plutôt angoissante, et comme son histoire est déjà connue par la police du coin, il décide d'appeler. On lui rétorquera sûrement de passer au commissariat le lendemain pour déposer une main courante qui ne mènera à rien, mais tant pis. Il passe tout de même son coup de fil pour expliquer la situation.


Aomine, qui rentre d'une patrouille en binôme avec Yori dans le poste central de Tokyo, hésite avant de gagner son bureau dans l'open space. Encore une fois, il résiste à l'envie de monter à l'étage pour demander aux standardistes l'historique d'appels de cette fameuse nuit. Il pensait que ça finirait par lui passer, mais rien à faire... C'est que ce détail aussi débile soit il commence à virer à l'obsession. Pour il ne sait quelle obscure raison, il veut mettre un nom sur le visage auquel il s'est surpris à repenser. Mais si son instinct ne le trompe pas – et il le trompe rarement – quelque chose de pas net se trame au 10E et son intuition lui souffle qu'il n'aura plus à attendre cette information très longtemps. Préférant se raisonner, il passe donc l'escalier et bifurque dans le couloir à la suite de son coéquipier.

À son bureau, plus ou moins prêt à remplir la paperasse, seul aspect de son boulot qu'il exècre, il traîne sur sa messagerie pour repousser la tâche ingrate encore un peu plus longtemps. Un mail attire alors son attention et lui donne satisfaction. Il a bien fait d'attendre finalement…

Objet : suivi d'intervention

Monsieur Kagami Taïga a rappelé cette nuit à 3h06.

Un groupe de jeunes femmes est venu l'importuner pour les mêmes raisons que l'homme de la dernière fois. Elles sont parties sans faire d'histoire mais il voulait quand même nous le signaler.

J'ai pensé que tu voudrais être au courant.
Je prends mon café avec un sucre.
Aimi

Le flic soupir devant l'énième tentative de la jeune femme. Il décide de ne pas en tenir compte, comme d'habitude et oublie bien vite son agacement lorsqu'il repense à l'objet du courrier.

Aomine a beau être désolé de savoir qu'il a de nouveau eu des ennuis, il ne peut s'empêcher d'être ravi d'avoir enfin l'occasion de revoir ce « Kagami ». Dans un cas comme celui-là, à part venir déposer une main courante, qui n'aboutira pas vraiment tant qu'aucun délit plus grave ne sera pas commis – les joies de l'administration – ou déménager, ce qui paraitrait tout de même un peu excessif à ce stade… il n'y pas grand-chose à faire. Mais visiblement, la malheureuse victime à l'air d'en être consciente, puisqu'il s'est contenté d'appeler.

Cette nuit-là pendant le reste de son service au poste, il a réfléchi à la situation entre les dossiers à traiter qui s'accumulaient sur un coin de son bureau. Aomine n'a pas résolu l'affaire mais il a peut-être une idée pour aider…

Après ses huit heures de sommeil minimum règlementaires, son petit déjeuner plus son café sacré englouti, Aomine se rend au magasin de bricolage le plus proche, où il sait trouver ce dont il a besoin. Ce n'est qu'une fois arrivé devant l'immeuble de Kagami qu'il doute. En avisant sa tenue, il se demande si c'est une bonne idée, ou même approprié de venir en civil. Après quelques secondes, il se dit que de toute façon maintenant, il est là, alors autant monter.


Il y avait du monde sur le terrain de streetball aujourd'hui. Alex est même passée pour quelques échanges. Depuis qu'elle est venue s'installer au Japon, c'est principalement sur le terrain qu'ils se retrouvent, même si elle l'invite parfois dans son appartement plus grand, lumineux et confortable que le sien, pour un thé ou quelques bières. Il est toujours content de pouvoir jouer avec son ancienne mentor, qui lui a tout appris sur le basket, mais a aussi su le guider et le conseiller dans divers aspects de sa vie. Honnêtement, il aurait été perdu sans elle, et quelque part, c'est rassurant de l'avoir ici alors que Himuro et son père sont en Californie.

Il est donc rentré de bonne humeur, bien défoulé, et il sort de la douche quand il entend frapper à sa porte. Il maugrée... Avant, ce bruit banal ne le tracassait pas. Maintenant, il a une petite bouffée de stress qui met ses sens en alerte. Il noue sa serviette autour de sa taille et s'approche de sa porte pour demander à travers le battant, et pas de sa voix la plus engageante :

« Ouais, c'est pour quoi ?

— Agent Aomine, j'ai su qu'on vous avait encore importuné cette nuit. » répond Aomine en prenant garde à bien se présenter cette fois.

Kagami marque un temps d'arrêt, surpris. Il ne s'attendait certainement pas à ce qu'on lui envoie quelqu'un. Et à la voix, il reconnaît le flic de l'autre soir. Alors son pressentiment était juste... Il va bien revoir ce flic aux yeux cobalt, aussi improbable que ça lui paraisse.

« Euh... Juste une minute ! »

Il file en direction son placard pour piocher un jogging et un t-shirt qu'il enfile rapidement, et dans la précipitation, laisse traîner sa serviette dans un coin avant d'aller ouvrir.

Deuxième surprise en posant les yeux sur son visiteur : il est en civil. Il semble un peu différent comme ça, plus... accessible. Il faut dire que l'uniforme donne à n'importe qui une allure un peu fermée et autoritaire.

« Bonjour agent... Aomine, vous avez dit ? Je m'attendais pas à votre visite... »

Aomine se sent un peu bête sans l'excuse d'une mission de sécurité de quartier mené par la police. Il est venu de son propre chef. Et c'est bien la première fois qu'il fait autant de zèle. Une voix intérieure agaçante lui demande pourquoi à répétition. Telle une gamine à la curiosité insatiable. Bordel... il n'en sait fichtrement rien. Il la chasse d'un raclement de gorge et tend son sac de course devant lui.

« Oui, Aomine Daïki. Désolé pour le dérangement... Mais comme malheureusement ma plaque ne fait pas de miracles… Je me suis dit qu'avec ça, vous sauriez au moins quand ça vaut le coup d'ouvrir la porte. »

Kagami prend le sac, un peu méfiant, et jette un coup d'œil à l'intérieur.

« Qu'est-ce que c'est ?

— Un œil de bœuf, pour voir qui vous importune avant d'ouvrir, et un entrebâilleur. Pour répondre sans ouvrir entièrement. C'est facile à installer. »

Kagami regarde encore le contenu du sac, puis l'agent Aomine. Perplexe. Depuis quand les flics vous achètent du matériel de sécurité ?

« Je... Hm... Merci... C'était pas nécessaire de vous donner cette peine... »

Il se gratte l'arrière du crâne, réfléchissant rapidement. Il ne sait vraiment pas pourquoi cet Aomine lui a acheté ça. Sans doute qu'il veut être remboursé. Quand bien même... Il est venu sur son temps libre. Il se racle la gorge et ajoute :

« Euh... Vous voulez boire un café ?

Aomine sent bien que le jeune homme ne sait pas trop quoi faire de son cadeau. Il se sent obligé de se justifier pour dissiper le malaise. Manquerait plus qu'il le prenne pour un autre stalker ! D'un geste nerveux il se masse la nuque et explique :

« En tant que flic, vous savez des fois on voit et on entend des choses qui rendent barge. Surtout quand on ne peut rien faire. Là, c'est vraiment pas grand-chose, et je peux l'arranger facilement. Disons que c'est autant pour moi que pour vous. »

Étonné lui-même de sa confession, il détourne le regard des rubis qui le fixent. Sans sa tenue, il se sent étrangement vulnérable et moins légitime à être ici. Il ne voulait pas importuner le jeune homme plus qu'il ne l'est déjà, seulement l'aider. Sa proposition, il l'accepterait volontiers, poussé par la même envie qui l'avait amené jusqu'ici, mais il a peur que ce soit par obligation que Kagami lui offre son hospitalité.

« Quant au café, c'est gentil, mais vous ne me devez rien », ajoute-t-il dans un léger sourire.

Kagami hoche la tête, pesant ses mots et observant son vis-à-vis. Finalement, il décide que l'explication est crédible, même si son zèle le surprend.

« Je vois. Je pense que je comprends. » Il s'écarte pour l'inviter à entrer. « Vu que vous êtes pas en service et que vous êtes venu jusqu'ici, autant boire un café. »

Un peu surpris, Aomine regarde Kagami quelques secondes. Il ne s'attendait pas à ce qu'il insiste, ayant pris l'invitation pour de la pure politesse. Il ne sait pas bien ce qui guide ses pas à l'intérieur de l'appartement, de la curiosité peut-être... Dans un coin de sa tête, il sait que ce n'est pas très malin de céder, mais il ne peut pas refuser un café. Sans compter que quelque chose chez ce type le taraude et il a besoin de mettre le doigt dessus.