Bonsoir ! :D
Je suis trop contente de vous partager ce chapitre ! Dans le précédent, Malo et moi laissions nos fauves aux antipodes niveau moral. Un Aomine plutôt satisfait et enjoué, et un Kagami avec le moral dans les chaussettes. On vous laisse découvrir comment ça évolue, en espérant que ça vous plaira.
Bonne lecture !
Le lendemain, Kagami a décidé de passer la soirée seul, tandis que Tatsuya et Alex sont allés au cinéma ensemble. Il s'en veut car il se sent toujours déprimé et a l'impression de ne pas profiter de son frère de cœur autant qu'il le voudrait… Il se raisonne, il a juste besoin d'un peu d'air, un moment pour se poser et oublier ce qui le préoccupe en ce moment. Mais ce soir il se sent fébrile, agité, et se désintéresse en quelques minutes de toutes les activités qu'il entreprend. Finalement, il va à sa fenêtre et inspire profondément l'air nocturne, s'imprègne du calme relatif du quartier à cette heure. Il écoute la ville bourdonner en sourdine, incertain. Quelque chose l'appelle au dehors et pourtant ça lui paraît étrangement dangereux. Comme une sorte de mauvais pressentiment incongru pesant sur sa poitrine. Et pourtant, il en a marre d'être enfermé, de tourner en rond dans ses pensées, d'être empêtré dans ses doutes. Un long moment, il reste à sa fenêtre, appuyé à la rambarde, à contempler la nuit. Dans le silence relatif qui l'entoure, de nombreuses choses lui reviennent à l'esprit. Les mots de Tatsuya, qui voit un espoir là où lui n'en discerne aucun. Ses propres réflexions sur quoi faire de sa vie. Le sentiment de manquer, sans parvenir à discerner de quoi il manque au juste. La frustration et le vide générés par ses espoirs qu'il sait vains. Sa quête de lui-même, tout juste commencée.
Il soupire, referme sa fenêtre, jette un coup d'œil nerveux à son portable. Il pense à Aomine et ça embrouille encore plus ses pensées. Il se sent coupable de quelque chose qu'il n'a pas dit ou fait. Ses propres sentiments sont un poids honteux qui s'accroche à son cœur et à son corps. Derrière la vitre, la nuit se moque. Il y a même un croissant de lune comme un sourire railleur griffonné dans les nuages, surveillant ses faits et gestes. Fatigué par ses ruminations, il arrête de tergiverser, se change pour troquer son jogging et t-shirt large pour un jean près du corps, des DocMarteen montant à mi-mollet et un t-shirt blanc sans manches mettant en valeur sa musculature. Généralement, cette tenue fait mouche. Il ne sait même pas s'il a envie de ressortir de ce bar accompagné. Il a juste envie… de plaire. De se sentir vivant à nouveau. D'oublier sa solitude et l'impasse dans laquelle ses sentiments amoureux l'ont poussé.
Au début, il n'osait pas venir dans ce bar. L'idée lui semblait bizarre et inconfortable. Et puis il s'était aperçu que ses possibilités étaient assez limitées pour trouver quelqu'un dans le « vrai » monde, surtout qu'il refuse d'utiliser des applis de rencontre. Et puis au moins là-bas, c'est safe. Personne pour vous regarder de travers, puisque tout le monde est comme vous. C'est Alex qui l'a convaincu d'y aller. Un ami à elle se tenait garant que c'était un endroit sympa, et discret. Alors même s'il avait toujours des réticences, un soir, sa curiosité et… d'autres besoins primaires l'avaient mené ici. Souvent, il se demande ce qu'il aurait fait sans Alex. Depuis le début, elle le soutient. Elle l'a aidé à ne pas se renfermer dans sa solitude, surtout après le lycée, quand il s'est retrouvé tout seul avec une vie à construire, dans un pays qu'il refusait de lâcher mais dans lequel les gens comme lui n'étaient que des ombres, presque comme des légendes urbaines, tout juste bons à servir de caution comique dans les mangas et les jeux vidéo. Déjà, il mesure sa chance d'être dans une grande ville : à la campagne, il aurait probablement dû se cacher toute sa vie. Ici, il existe des havres de paix bien cachés dans le tissu urbain, accessibles seulement aux initiés, ou presque, comme si ce qu'ils faisaient était illégal. On s'y rencontre dans une semi-clandestinité, mais à l'intérieur de ce bar, Kagami a l'impression réconfortante que pour une fois, le monde s'adapte à lui et non l'inverse. Parfois, il y passe la nuit entière, à boire, à discuter ou à danser. Cependant, il n'est pas sorti depuis longtemps… pour se concentrer sur le travail, soi-disant. Non que ce soit entièrement faux… Mais c'était surtout pour fuir une part essentielle de lui-même, une part qui ne fait que survivre au quotidien. Là-bas, elle s'épanouit. Là-bas, il oublie qu'en d'autres endroits, cette part de lui est un défaut, une faille, quelque chose à réparer, quelque chose sur lequel tout le monde a un avis.
Le plus ironique, c'est que Kagami n'a même pas réussi à lier d'amitiés là-bas. Quelques aventures, des compagnons de beuverie, oui. Mais pas d'amour, ni d'amitié. Des liens fugitifs. Et il sait qu'au fond de lui, il a toujours maintenu ses distances, ne laissant personne réellement savoir qui il était. Sans doute parce que lui-même n'en était pas certain. Il avait l'impression de n'avoir rien à offrir à autrui, trop concentré sur le chantier qu'était sa vie, trop solitaire, trop méfiant. Peu de gens peuvent en réalité briser sa carapace. Tatsuya, bien sûr, Alex… Et ça s'arrêtait là, jusqu'à récemment, avec Aomine… Mais il ne préfère pas penser à lui ce soir. En fait, moins il y pense, mieux c'est.
À cette heure-là, une bonne partie de la population du bar est bien alcoolisée et les plus raisonnables commencent à partir, tandis que les plus fêtards entament juste leur nuit. Kagami n'est ni l'un ni l'autre, et il prend place au comptoir en faisant signe à Mika, le serveur. Celui-ci le salue d'un sourire et lui sert sa bière habituelle, que Kagami descend à grandes goulées avant de balayer l'assistance du regard. Il reconnaît quelques visages, des habitués, des gars avec qui il a bu toute la nuit une fois ou deux, un avec qui il a dansé pas très innocemment, et même un avec qui il s'est envoyé en l'air. C'était quand ? Six mois ? Sans doute un peu plus… Kagami l'examine attentivement. Peut-être que Hajime est libre et voudrait remettre ça. À vrai dire, ce serait plus facile avec quelqu'un qu'il connaît déjà… Percevant sans doute son regard insistant, Hajime se tourne vers lui. Ses longs cheveux noués en queue de cheval sur sa nuque encadrent un visage anguleux où brillent deux grands yeux en amande, tandis qu'une barbe de trois jours mange une mâchoire carrée mais bien dessinée. Son regard intensément noir se pose sur lui, et un sourire éclaire ses traits en le reconnaissant. Kagami observe sa silhouette élancée, sa taille fine, ses épaules larges et ses biceps saillants. Il ne cherche pas à faire dans la discrétion. Autant que Hajime capte directement le message. Et quelques minutes plus tard, son ex-amant, de quelques années son aîné, se pose sur le tabouret jouxtant le sien.
« Salut Taiga. Long time no see ! »
Kagami ne peut s'empêcher de rire à cette tentative assez pittoresque pour parler anglais.
« Tu te fondrais parfaitement dans la population aux USA, avec cet accent.
— Des sarcasmes, toujours des sarcasmes, se plaint faussement Hajime. Mais plus sérieusement. Ça fait longtemps qu'on t'a pas vu. Tu faisais quoi ? »
Kagami hausse les épaules.
« Occupé par le boulot. Et pas trop envie de sortir. »
Hajime l'observe d'un regard de côté, à moitié dissimulé par une mèche de cheveux noirs. Kagami peut sentir d'ici son parfum familier, mêlé d'une note âcre de tabac. Et d'un seul coup il espère vraiment qu'il est libre ce soir.
« Bon, je suis content que tu te sois pointé, en tout cas, dit Hajime. Je commençais à m'ennuyer.
— Vraiment ? » Kagami esquisse un sourire et ajoute : « Pourtant t'as du succès ici, j'ai l'impression.
— Jaloux ? demande le brun en haussant un sourcil.
— Rêve pas », marmonne le rouge, ce qui fait rire Hajime à son tour.
Hajime commande un verre et ils trinquent, discutant de choses et d'autres pendant presque une heure, avant de décider de mettre les voiles.
Quand ils sortent, la rue est déserte. Même si le quartier est un peu chaud, les affaires qu'on y mène sont généralement discrètes, et à cette heure rien ne bouge, ou si ça bouge, c'est furtivement.
« On va où ? Chez toi ? Ou c'est toujours un secret ? » demande Hajime tandis qu'ils remontent la rue en direction d'une artère plus fréquentée où ils pourront prendre un taxi.
« Hm… Je préfère chez toi », répond Kagami, un peu gêné. Ce n'est pas très sympa de sa part, mais il n'aime pas ramener des presque inconnus chez lui. Cependant, Hajime ne s'en offusque pas. Au contraire d'ailleurs, puisque… il le pousse contre le mur ?! Kagami ouvre de grands yeux :
« Qu'est-ce que tu fous ?! »
La main de Hajime se plaque sur son entrejambe tandis que ses lèvres ravissent les siennes. Et c'est là qu'il se rend compte à quel point il a besoin de ça. Il l'enlace, ses mains se glissant instinctivement sous son blouson, et répond sauvagement à son baiser. Puis, une étincelle de lucidité rallume son cerveau et il le repousse doucement.
« Pas ici… »
Il regarde d'un côté et de l'autre de la rue, honteux à l'idée d'être surpris. D'ailleurs, il aperçoit les phares d'une voiture sur leur gauche.
« On fait rien d'illégal… » sourit Hajime en revenant l'embrasser, mais Kagami le repousse de nouveau en riant un peu, et désigne d'un geste du menton sa main toujours posée sur son entrejambe, et déjà en train de défaire son pantalon.
« Et ça ?
— Hmf… Bon, on se dépêche alors. »
Hajime retire à peine sa main que la lumière des phares les éblouit. Le véhicule passe devant eux et Kagami sursaute en réalisant que c'est une voiture de police. Il regarde dans l'habitacle et pendant un instant, il jurerait croiser le regard d'Aomine. Et il ignore pourquoi ça le fait se sentir coupable.
Aomine reste attentif, aux aguets. Cette nuit il est de patrouille avec Iwao. Un gars qu'il ne connait pas très bien et qui est un peu trop bavard à son goût. Il conduit comme s'il faisait une promenade de santé, sans faire attention à ce qui l'entoure en dehors de la route. Il se dit qu'il a bien fait de prendre le siège passager. Pour compenser un peu et scruter attentivement derrière sa vitre si tout est calme au dehors. D'après l'heure sur l'auto radio, ils entrent dans la partie de la nuit qui se trouve être le théâtre des pires comportements. En plus leur itinéraire les diriges vers une zone réputée pour rester tardivement animée. Raison de plus pour demeurer vigilant.
Leur voiture de patrouille s'engage dans une rue à sens unique, plutôt mal éclairée. Pourtant au loin, il peut clairement apercevoir deux hommes se ruer l'un sur l'autre. Il fait signe à son pilote d'accélérer, la main sur la poignée de la portière, prêt à sortir du véhicule pour intervenir. Mais en reconnaissant la carrure et la coiffure hors du commun de l'un des deux hommes, il se fige. Il y a peu de place pour l'erreur. Kagami. Kagami qui n'a pas du tout l'air contre l'agression dont il vient d'être le témoin. En fait, s'il en croit sa langue dans la bouche de son agresseur, et ses mains qui se faufilent il ne sait où, Kagami ne ressemble en rien à une victime.
Difficilement, il déglutit une bile acide qui lui brûle la trachée, les doigts toujours crispés sur la portière. Leur approche sépare un peu les deux jeunes hommes et s'il avait eu un quelconque doute, il est levé dès lors que deux orbes de feu se posent sur lui. Aomine tressaille. Choqué. Depuis le début il connait les préférences de son ami. Mais entre le savoir et l'avoir sous les yeux, il y a une différence. Une différence qui le dérange énormément. Pire. Qui lui vrille les tripes. Il est le premier surpris de son ressentit. Qu'il juge tout bonnement inacceptable. Kagami peut faire ce qu'il veut, avec qui il veut, ça ne le regarde pas. Et pourtant, même après les avoir dépassé, la vision de son ami pendu au coup de cet homme sature son esprit. L'instant lui semble durer encore et encore sous ses paupières alors qu'il s'est déjà écoulé. Il essaie de se rassurer. Après tout il n'a jamais imaginé Kagami dans cette situation, avec quelqu'un, en couple… Pourquoi l'aurait-il fait ? Alors forcément que ça le trouble d'y être confronté de force. Comme s'il avait surpris malgré lui quelque chose de l'intimité de Kagami qu'il n'était pas censé savoir. Qu'il aurait en vérité préféré ne pas savoir.
Alors pourquoi ne peut-il s'empêcher de les regarder s'éloigner bras dessus bras dessous dans le rétroviseur… Et pourquoi sa poitrine semble se remplir d'un liquide froid et lourd, perforant son cœur d'un millier d'aiguilles à cette vision ?
De très loin, comme s'il se trouvait enfermé dans une pièce blindée il entend Iwao se marrer :
« C'était pas une agression, juste deux pédales qui ne savent pas se tenir ! »
Aomine est tellement déboussolé par la violence de la tempête qu'il essuie intérieurement que les paroles de son collègue ne font pas sens immédiatement, son cœur cogne si fort dans ses tempes que tout le reste s'en retrouve assourdit, presque déformé. Quand il réalise, son sang se glace uniquement pour mieux bouillir et ne faire qu'un tour.
Toute lucidité envolé, mu par une colère fulgurante qu'il n'essaie même pas de maîtriser il s'emporte.
« T'es sérieux là ? Putain mais tu vis où ? Au moyen âge ?! »
À ses côtés, son collègue se tend instantanément, puis bafouille quelques mots d'excuses qui sonnent faux. Ce qui l'énerve un peu plus. Aomine n'a qu'une envie, lui éclater la tronche sur son volant et quitter cette voiture. Sa gorge est nouée, si étroitement que respirer devient difficile. L'air lui manque. Alors n'écoutant que son instinct de préservation et le peu de bon sens qui lui reste, il attend que le véhicule s'arrête à un feu de signalisation et sort à la hâte. Préférant terminer de patrouiller à pied, et surtout se laisser le temps de se calmer avant de rentrer au bercail. Il entend vaguement Iwao lui hurler dessus et klaxonner dans son dos.
Enfin de retour au poste, sa marche rapide n'étant pas parvenue à faire redescendre sa colère grandissante et douloureuse au creux de son ventre, Aomine la laisse se déverser sur la porte du bâtiment qu'il fait claquer, à en faire trembler les vitres. Malgré l'agitation ambiante, tous les regards convergent sur lui, dont celui du standardiste qui sursaute en retenant un cri de stupeur.
Dans son sillage Iwao qui attendait visiblement son retour tente de le retenir par le poignet, penaud et surpris de le voir autant remonté pour « si peu ». Comme brûlé par ces mots et ce contact trop ferme, trop familier et indésiré il se dégage vivement et grogne la mâchoire serrée :
« Lâche moi ou je t'en colle une. »
Son vis-à-vis obéit mais son regard se fait dur. Peu importe s'il l'a offusqué, son niveau de contrariété à lui crève le plafond. Il n'a que faire de l'égo de son collègue mal mené. Le sien le préoccupe beaucoup plus.
Il n'est censé terminer son service que dans une heure mais il ne se sent pas de rester ici une minute de plus. Même son uniforme qu'il chérit tant l'étouffe. D'un pas pressé il file aux vestiaires pour se changer, en claquant de nouveau une porte innocente sur son passage. La rage lui tord maintenant l'estomac, brassant son dernier repas qui menace de s'enfuir. L'incompréhension lui brouille l'esprit. Il se ferait presque peur dans cet état. Mais le plus effrayant, c'est de réaliser qu'il ne saurait expliquer la raison de son pétage de plomb. L'intolérance de son collègue – un frère d'arme – qu'il ait insulté Kagami, ou bien Kagami, se laissant tripoter par un inconnu sur la voie public.
Alors qu'il s'apprête enfin à sortir pour rentrer chez lui, traversant un boulevard laissé par ses collègues repoussés près des murs par son aura destructrice, Iwao revient se mettre en travers de son chemin dans une tentative d'apaisement. Plus parce qu'il craint son lien avec le chef que par pure et noble intension suppose-t-il à son regard inquiet…
« Aomine ne t'en vas pas. Je suis désolé d'accord, c'était juste pour plaisanter je ne pensais pas que…
— Que quoi !? » hurle-t-il, perdant patience.
L'autre flic le fixe d'étonnement puis soudain amusé, il s'approche pour appuyer son index accusateur sur son épaule en soufflant :
« Que ça pourrait te concerner… »
Cette fois c'en est trop. Il explose. Aomine le pousse vivement pour l'écarter de son espace vital. Projeté au mur, il ne laisse pas le temps à Iwao de retrouver ses esprits qu'il fond sur lui, frappant du poing sur le mur à quelques centimètres de sa tête. Il lui cracherait bien que ça n'a rien à voir, que ce genre de propos le dégoute ni plus ni moins, d'autant plus venant d'un homme en uniforme censé protéger, défendre, secourir quiconque sans distinction et sans jugement, mais rien ne sort. Trop occupé à se débattre. Autant avec les deux hommes qui le ceinturent pour l'empêcher de cogner à nouveau, le forçant à reculer, qu'avec ses émotions en pagaille.
Reprenant conscience de la situation, il se contraint au calme. Il inspire profondément et cesse de lutter. Ses deux collègues venus au secours d'Iwao finissent par le lâcher, en faisant tout de même barrage entre eux. L'un d'eux est Tadashi, son partenaire de basket occasionnel et accessoirement un de ses voisins. Ce dernier garde une main sur son épaule qu'il presse doucement, et l'observe avec un air plus inquiet et concerné que grave et réprobateur contrairement aux autres qu'il peut sentir peser sur lui. Aomine répond à sa question silencieuse et se dégage du contact amical.
« Ça va. Laisse-moi rentrer.
— Tu sais que je vais devoir en parler au chef…
— Fais ce que t'as à faire. »
Tadashi hoche la tête et l'escorte jusqu'à la porte. Enfin à l'air libre… L'air frais lui fait du bien, et l'apaise un peu. Sans un regard en arrière, les mains dans les poches et la tête en vrac, il rentre chez lui.
Aomine se trouve dans le brouillard. Sa tête lui tourne et le trou qu'il a dans la poitrine ne s'est pas remplis, malgré tout l'alcool qu'il a ingurgité. Dans le tunnel noir qu'il traverse, à la recherche d'une sortie, une lueur de lucidité lui conseille de rentrer à pied. Le bar va fermer et même s'il n'en a pas envie, vu son état il va falloir marcher. Avec des gestes lents et peu précis, pour ne pas dire grotesques il enfile sa veste et paye la note. Soirée salée…
La fraîcheur de la nuit le dégrise juste assez pour qu'il arrive à s'orienter et décide de s'engouffrer dans les sous terrains de la ville pour raccourcir sa pénitence. Pendant le trajet en métro, il ressasse ces derniers jours. Tournant en boucle sur les évènements. Le trou s'agrandit. Mis à pied. Lui, le flic qui fait du zèle et travaille toujours trop. Il grimace à son reflet dans la vitre, aussi trouble que sa vie. Il s'en veut. Il n'aurait pas dû s'emporter comme ça, encore moins au poste, avec autant de témoins. Il se rappelle la première fois qu'il a perdu le contrôle de lui-même au travail. Un rire désabusé lui échappe quand la réalité le frappe. Cette fois-là aussi, c'était à cause de Kagami.
Kagami… Kagami qu'il n'a pas revu depuis cette fameuse nuit et à qui il a à peine parlé. Il n'a même pas eu le courage d'aller récupérer les plats que son ami a terminé de préparer pour lui. Prétextant être surbooké. Menteur. Il détourne le regard du type flou face à lui qui le fixe, méprisant. Aomine se recroqueville, coudes sur les genoux, paumes sur les yeux. Il tente vainement de dissiper son mal de crâne. Plus il se force à ne pas y penser, plus son ami revient le hanter. Seulement quelques jours, quatre ou cinq peut-être qu'il a décidé de prendre ses distances pour réfléchir, et tout autant que Kagami lui manque. Comme si son corps et son esprit s'étaient ligués contre sa volonté, lui imposant des souvenirs, des pensées et des envies venant parasiter ses réflexions et anéantir ses tentatives de l'oublier plus de cinq minutes. Une mutinerie pure et simple de lui contre lui. Une lutte acharnée pour stopper leurs assauts qu'il a tenté de repousser à coup de diverses occupations, plus ou moins concluantes. Sa dernière option : se mettre minable. Il avait naïvement pensé que boire pourrait les assommer ou au moins les affaiblir. Mais à son grand damne, c'est pire. Loin de les faire taire, l'alcool semble au contraire faire résonner ses pensées plus fort et rendre ses souvenirs plus vifs. C'est sa vigilance qu'il a réussi à endormir. Éreinté, il est pressé de s'écrouler dans son lit. Espérant une nuit sans rêves, profonde et salvatrice.
Devant sa porte d'entrée, il s'agace. Il doit vraiment être plus déchiré qu'il ne le croyait… Parce qu'il n'arrive même pas à faire entrer cette foutue clef dans la serrure. Il en essaie une autre qu'il est pourtant à peu près certain qu'elle ouvre habituellement sa boîte aux lettres, puis se cogne le front contre le battant, consterné d'échouer là encore. Résigné à devoir dormir sur le pas de sa porte, il se laisse couler au sol, vaseux et fébrile. Malgré l'épais nuage qui brouille ses sens, il note tout de même avec étonnement que la moquette du couloir a changé de couleur. Elle est bien plus terne, et plus usée que dans son souvenir. Quoique… c'est la première fois qu'il la voit d'aussi près alors peut-être qu'il se fait des idées. Aomine arrose son esprit de déduction infaillible avec une gorgée du whisky qu'il a acheté en chemin et s'essuie les lèvres d'un revers de main.
Il est bien assis là. C'est calme. C'est silencieux. Mais à peine a-t-il finit de formuler cette pensée que son perfide esprit rebelle l'assaille de nouveaux. Un souvenir cuisant qui contracte ses poings et son estomac, lui donnant la nausée. Kagami. Avec un autre. S'embrassant dans une ruelle à la faveur de la nuit. Puis il les imagine chez lui. Se déshabillant mutuellement pour assouvir leur désir. Aomine grogne sous la douleur. Il a le sentiment que son trou noir pourrait l'aspirer tout entier, et quelque part, il le souhaiterait presque. Disparaître. Ne plus exister pour ne plus penser, ne plus souffrir. Ces images sont insoutenables, il n'en peut plus de les voir encore et encore, tout le temps, de jour comme de nuit. C'est une torture. Aomine se cogne la tête à plusieurs reprise contre le battant de la porte pour les faire passer, changer de chaine. Il trouve la douleur physique plus supportable, ça a au moins le mérite de détourner son attention et d'alléger un peu celle qui lui broie le cœur.
Alors qu'il allait cogner une nouvelle fois contre sa maudite porte pour terminer de s'assommer, celle-ci se dérobe. Son équilibre précaire perturbé par la soudaine disparition de son seul soutien, il tombe à la renverse, s'étalant sur le sol avec autant de grâce qu'un phacochère en tutu. Surpris qu'elle s'ouvre de l'intérieur, il pense tout d'abord à Satsuki. Peut-être est-elle venue squatter son canapé ? Mais le regard qui le surplombe, aussi stupéfait que doit être le sien en cet instant, n'est pas celui de sa meilleure amie. Incrédule, tout ce que Aomine est en capacité de comprendre c'est que l'objet de ses pensées est sorti de l'intimité de sa caboche pour le tourmenter un peu plus en chair et en os. Ça y est, il devient fou. À cette désagréable perspective il fronce les sourcils. Toujours étalé au sol, il pointe son doigt – et la bouteille qu'il tient obstinément – sur le visage flottant au-dessus de lui et ordonne agacé :
« Toi là ! Arrête de faire ça ! »
Kagami fixe son invité surprise avec une incompréhension totale. Tatsuya est parti il y a quelques heures et il a décidé de faire une petite session de live, qu'il a mis en pause lorsqu'il a entendu cogner à sa porte en pleine nuit. Il a regardé par l'œil de bœuf, se préparant à appeler les flics si nécessaire. Quelle n'a pas été sa surprise en constant qu'il n'y avait personne dans le couloir, du moins personne de visible ! Marmonnant dans sa barbe, il a alors ouvert la porte, pour voir s'écrouler sur son lino un Aomine ivre mort qui le menace à présent de sa bouteille.
« Hein ? Arrêter quoi ?! lance-t-il à l'ivrogne. Toi, arrête de cogner sur ma porte ! Et puis d'abord, qu'est-ce que tu fiches par terre ?! »
Pour une raison ou pour une autre, cette question lui paraît plus importante dans l'immédiat que de savoir ce qu'il fiche chez lui, alors que son ami l'a ignoré depuis plusieurs jours. Il faut dire que lui-même ne s'est pas non plus montré très présent… Toujours angoissé et déprimé par ses sentiments, il a tenté de se focaliser sur autre chose, quelqu'un d'autre, essayé de s'ouvrir un peu pour vivre sa vie en dehors d'Aomine… Même si ça n'a pas vraiment fonctionné. Et une part de lui est contente de voir le brun ici, malgré son état.
Aomine ne s'attendait pas à ce que sa vision lui réponde. Quelle impertinence… ! Persuadé qu'il discute avec une invention de son cerveau qui déraille, bien que la ressemblance soit frappante de réalité, il lui répond sans détour :
« Arrête de m'obséder Kagami. Je suis fatigué... »
Il ne sait quoi dire pour la seconde question, et de toute façon il l'a déjà oublié...
Kagami le dévisage en clignant des yeux. « L'obséder » ? Qu'est-ce que ça veut dire ? Et puis, « fatigué », c'est l'euphémisme de l'année... Il se mordille la lèvre sans trop savoir quoi faire. Aomine n'est pas du tout lucide, il ne peut pas le laisser là.
« Bouge pas », lance-t-il d'un ton bourru avant de retourner devant son ordinateur. Sans rallumer sa caméra, il annonce à son audience qu'il a une urgence. « Rien de grave, vous en faites pas. On se retrouve demain, bonne nuit. »
Aomine rigole. Une urgence... Il ne voit rien d'anormal pourtant, pas de visiteur importun qui menace la tranquillité de Kagami. Si c'est bien le vrai Kagami qui se trouve chez lui. Comprenant néanmoins qu'il s'adresse à d'autres personnes, il lance à son tour :
« Bande de voyeurs ! Heureusement que vous ne pouvez pas voir son cul ... Il est encore mieux sous cet angle !»
Kagami lance un regard mortifié au brun, toujours étalé sur le sol de son entrée. Mais qu'est-ce qui lui prend ?! Qu'est-ce que vont imaginer ses viewers ?! Sans rien ajouter, il coupe rageusement le live. Mais quel idiot, c'est pas possible ! Il prend une grande inspiration, et retourne à la porte d'entrée, tendant sa main à Aomine.
« Allez, lève-toi. Tu vas pas passer la nuit sur le paillasson. »
Un moment Aomine observe la main tendue, hésitant à la saisir. Il se demande vaguement ce que Kagami fout chez lui et comment il a pu entrer mais il est bien content qu'il y ait quelqu'un pour l'aider à rejoindre son oreiller. Finalement il obtempère et saisit l'avant-bras qui patiente. C'est seulement lorsqu'il se sent tracter avec force qu'il envisage la possibilité que ce ne soit pas une hallucination. La chaleur de Kagami est bien réelle, bien trop réconfortante pour être le fruit de son imagination. Maladroitement il tente de se redresser, mais le sol bouge, lui faisant perdre l'équilibre.
Kagami rattrape le brun de justesse et fait passer son bras autour de ses épaules pour le stabiliser. Heureusement qu'il est solide : gérer les ivrognes de ce gabarit n'a rien de facile. Tenant son poignet d'une main, son autre bras passé autour de sa taille, il se débrouille pour le tirer maladroitement dans le salon, et laisse tomber son fardeau dans le canapé. Après quoi, il va refermer sa porte, la verrouille, puis se fige à l'entrée en contemplant Aomine affalé sur son canapé. Il ne comprend pas pourquoi il est ici. Pourquoi il est dans cet état. Mais Aomine n'a pas l'air de le savoir non plus... Tant pis, il faudra attendre demain pour obtenir des réponses.
Il rejoint sa cuisine et ouvre le robinet pour remplir un grand verre d'eau. Puis, il s'approche du canapé et tend le verre au brun.
« Bois ça. En entier. Je vais faire le lit. »
Sa tête lui tourne. Ces quelques pas et l'atterrissage en trombe lui tortillent l'estomac. Il se redresse un peu avec lenteur pour boire le verre qu'on lui propose. Les premières gorgées lui font du bien, rafraîchissantes et purifiantes. Mais soudain, une remontée acide l'oblige à reposer le verre. Il inspire et expire calmement pour refouler son haut le cœur, mais l'eau a visiblement terminé de brasser le contenu de sa panse malmenée. Non sans difficulté il se précipite à la salle de bain pour se soulager. Agrippé à la cuvette des toilettes, il laisse le mal sortir.
Kagami soupire, et égoïstement espère qu'Aomine n'a pas raté la cuvette. D'accord, il éprouve aussi un pincement d'inquiétude pour lui. Et il est heureux de le voir malgré tout. Mais il est en colère aussi… Débarquer comme ça chez lui ivre à en être malade, alors qu'il est en plein stream... Enfin, inutile de s'énerver. Il repousse la table basse comme tous les soirs, sort le futon du placard et le déplie. Il installe ensuite la couette et les oreillers, et ne se donne pas la peine de changer les draps. De toute façon son invité va y mariner dans la sueur d'alcool toute la nuit, alors... Une fois la literie prête, il tend l'oreille et n'entendant plus rien de particulier, il se risque à s'approcher de la salle de bain et toque doucement à la porte entrebâillée.
« Ao ? Est-ce que ça va ? »
Assis devant les toilettes qui ne sont définitivement pas les siens, Aomine attend que ça passe, préférant s'assurer qu'il a tout évacué avant de faire une nouvelle tentative de mise à la verticale. La gorge irritée, il répond douloureusement.
« Ouais... ouais je crois. J'peux te piquer une brosse à dents ? »
Il se sent tellement mal. Physiquement d'abord, regrettant ses excès et vis à vis de son hôte forcé. Kagami l'a hanté si fort qu'il est inconsciemment venu chez lui, cédant à ses pulsions enfouies. L'obligeant à le voir dans cet état lamentable. Alors s'il peut lui éviter en plus l'haleine de fennec, il se dit que ce sera déjà ça...
« Ouais... Y a des brosses à dents neuves dans le tiroir sous le lavabo. Sers-toi. Appelle-moi si t'as besoin de quelque chose ok ? »
Aomine le remercie et se redresse, chancelant. Ses jambes flageolent sous lui, il ne se souvient pas s'être un jour senti si vulnérable. Ce qui ajoute à sa contrariété. Le brouillard qui obscurcit ses pensées est toujours présent, mais moins opaque à présent qu'il est à peu près purgé. Laborieusement il se brosse les dents avec un certain plaisir. Retrouvant par ce simple geste du quotidien, un minimum d'humanité. Il en profite pour se rafraîchir un peu, s'aspergeant le visage d'eau froide, puis rejoint la pièce principale qu'il découvre pour la première fois installée pour la nuit. Gêné de déranger ainsi Kagami il bafouille :
« Je hum... J'vais appeler un taxi, je t'ai assez dérangé comme ça... »
Kagami le fixe d'un regard brûlant et croise les bras sur sa poitrine d'un air menaçant.
« Premièrement, tu débarques ivre mort en tapant à ma porte comme un sourd, alors hors de question que tu te casses comme un voleur sans m'avoir donné des explications. Deuxièmement, tu es pas en état de rentrer chez toi. »
Il désigne le futon d'un geste du menton et s'adoucit.
« Va te coucher, Ao. Je t'ai laissé une bouteille d'eau pour la nuit. On parlera demain matin. »
Un frisson dévale son échine sous le regard menaçant qui le foudroie. Confus et à la fois reconnaissant, il abdique sans résistance. Aomine s'approche en se frottant le crâne, s'inquiétant d'un détail important.
« Et toi... tu vas dormir où ? »
Il y a de la place pour deux sur son futon, mais Kagami préfère éviter.
« Le canapé. »
Il attrape un oreiller et un plaid et les y installe, puis il va faire un tour rapide dans la salle de bain pour se préparer pour la nuit. Quand il retourne dans le salon, il n'est pas sûr qu'Aomine soit encore réveillé, alors il éteint discrètement la petite lampe de son bureau, et s'allonge dans le canapé où il n'a encore jamais dormi. Et évidemment, il est trop petit et étroit pour qu'un gars comme lui puisse y dormir confortablement. Enfin, ce n'est que pour une nuit... Il ferme les yeux, mais sait déjà qu'il va avoir du mal à trouver le sommeil, trop perturbé par ce qui vient d'arriver.
Dès lors que sa tête lourde et bruyante se pose sur l'oreiller, Aomine se détend. Conscient de son cœur qui tambourine contre ses côtes à un rythme anormal, il ne peut ignorer que le parfum de Kagami imprégnant les draps y est pour beaucoup, le berçant dans la torpeur. Pour quelqu'un qui voulait éviter cet homme, se retrouver dans son lit, avec lui qui dort à seulement quelques centimètres au-dessus, on peut dire que c'est raté. Une mission lamentablement échouée, se dit-il en s'enroulant dans la couette. Et le pire, c'est que demain matin il va devoir répondre à des questions dont il n'a même pas eu le temps d'établir les réponses, trop occupé à penser à Kagami et sa vie sentimentale. Il secoue la tête, préférant occulter le fait que peut être, quelqu'un d'autre a été dans ces draps. Il soupire d'exaspération contre lui-même. Cette nuit, il pourra se reposer sereinement, puisque Kagami n'est avec personne d'autre que lui. Son esprit trouvant enfin une forme de paix à cette douce réalité que le souffle régulier de son ami vient appuyer, le sommeil finit par le cueillir.
Comme prévu, Kagami peine à trouver le sommeil. Il se tourne et se retourne sur ce canapé inconfortable. En plus, ça lui fait bizarre d'avoir quelqu'un avec lui. Ça n'est jamais arrivé auparavant. Il soupire, rouvrant les yeux pour regarder les ombres projetées par les lampadaires à travers les rideaux. Il ne cesse de se repasser les détails de la fin de soirée dans sa tête, et définitivement, il n'y comprend rien. Il se dit qu'il est peut-être arrivé quelque chose au boulot d'Aomine, que celui-ci traverse un moment difficile. Mais il aurait pu lui en parler avant au lieu de se mettre dans cet état... Il jette un coup d'œil à la forme sombre qui ne bouge plus dans son futon. Bon, au moins, pour l'instant le brun est en sécurité. Les choses seront un peu plus claires après une nuit de sommeil. Finalement, ses pensées commencent à s'effilocher et l'engourdissement le gagne, et enfin il s'endort.
K-FicModo: Bien joué pour avoir deviné ce qui allait se passer. Quand on a lu ta review, on venait tout juste de terminer ce chapitre qui nous faisait trop envie ! Il devait se passer des choses avant d'en arriver là mais ton timing nous a bien fait rire !
