Gabriel avait oublié comment c'était, d'être entouré d'autres anges. À force de solitude, sa grâce s'était habituée à ne plus émettre de son, à tamiser sa propre lumière, puisque de toute façon, personne ne serait là pour faire écho. Même après s'être dévoilé à Castiel, l'Embrouilleur avait été trop comprimé sur lui-même, trop recroquevillé dans son essence suite à plusieurs millénaires d'habitude pour se déplier confortablement.
Forcément, ça n'avait pas échappé à Raphaël. Et l'autre Archange de lui avoir laissé la grâce ouverte et réceptive, probablement horrifié de voir dans quel état sa sœur s'était mise – quand il finirait par revenir, bonne chance pour le convaincre de ne pas jouer la mère poule. Et puis toute une ribambelle d'anges cadets avait débarqué, Rachel en tête, et il avait bien fallu interagir avec eux.
Maintenant, minimum trois anges étaient postés en permanence dans la casse – ce qui ne manquait pas de faire râler Bobby – sous prétexte de garde d'honneur ou d'assistants, mais à la façon dont leur grâce remuait, c'était facile de voir qu'ils voulaient seulement être près de Gabriel.
Elle avait oublié qu'à chaque fois que sa propre grâce variait en intensité de lumière ou de sonorité, la grâce des anges mineurs environnants lui renvoyait un écho ou un reflet, à chaque fois unique car dépendant de son interlocuteur. Et ce n'était même pas pour communiquer, juste pour reconnaître. Seulement pour dire je suis là, je te vois.
Elle n'avait pas su à quel point ça lui manquait.
« Qu'est-ce que c'est que cette histoire de païens ? »
Les yeux fermés, l'Archange observait l'essence de Rachel clignoter de confusion, tintant de manière désordonnée face à l'imperturbable pulsation de Cassiel.
« Exactement ce à quoi ça ressemble. La faction de Gabriel est alliée aux païens, et nous ne sommes pas supposés nous entre-tuer car cela affaiblirait notre position. »
Cette explication ne fit rien pour la confusion de Rachel dont le clignotement se fit encore plus erratique, jetant un éclair rose avant de repasser au bleu.
« … C'est loin d'être orthodoxe. »
Un trémolo hésitant, presque craintif. Ah oui, Gabriel pouvait discerner le nœud du problème. Michel était orthodoxe. Raphaël était orthodoxe.
Celui des Archanges qui avait ouvertement, délibérément refusé de suivre leur orthodoxie avait fini par devenir le Diable.
C'est comme on dit, le sang pourri ressort toujours.
« Rachel. »
Les deux anges moins bien gradés virent leur essence s'embraser brièvement dans un carillon de cuivre pour l'élément féminin, dans un gong rocailleux pour l'élément masculin, avant de se concentrer sur le nouvel intervenant.
« Rachel » répéta Gabriel. « Est-ce que ma stratégie te met mal à l'aise ? »
La lumière de l'autre ange femelle se ternit, à la manière d'une belle matinée printanière soudainement prise d'assaut par les nuages.
« … Je n'essaie pas de prêcher l'insubordination » fit-elle d'une voix si petite qu'elle aurait pu loger dans un dé à coudre, et il y serait resté une belle place.
Gabriel soupira, plaçant fermement un couvercle par-dessus le magma enragé de sa colère – qu'avaient donc trafiqué ses deux frères aînés, pour que leurs cadets aient si peur d'exprimer leurs doutes ?
« Mais ma façon de gérer le conflit ne te plaît pas. Tu peux le dire, tu sais. Je ne serais pas fâchée. »
« … Nous sommes des anges. Nous ne devrions pas nous compromettre de la sorte. Qui a entendu parler d'une alliance avec les païens ? »
« La même personne qui a vu deux frères humains rejeter les plans de l'Enfer et du Paradis » musa l'Archange. « Avec le temps, tout s'adapte et change, même quand ça ne devrait pas. Même nous au Ciel. »
Le carillon de Rachel continuait de tinter, et son appréhension s'entendait aussi bruyamment que si elle le hurlait.
Le gong de Cassiel changea de registre, quittant les tonalités rocailleuses pour un son plus poli, évocateur de métal travaillé, se mélangeant au carillon de Rachel pour en adoucir les notes anxieuses.
Gabriel sentit un petit sourire lui faire frissonner l'être. Ça aussi, elle avait oublié – quand vous portez votre cœur en bandoulière, n'importe qui peut voir quand ça ne va pas.
Et n'importe qui peut tenter de réconforter en retour.
