Mine de rien, Hel avait la démarche guillerette alors qu'elle retournait à l'appartement – elle avait aimé toujours passer du temps avec ses nombreux oncles et tantes, et cette fois-ci s'était avérée tout aussi agréable que les autres. D'accord, Raphaël avait des ailes plutôt que d'être un païen, mais franchement, le panthéon abrahamique n'était pas tellement différent des fois polythéistes, quand on prenait la peine de bien l'examiner.
Bon, à tous les coups, bon-papou et oncle Thor soutiendraient le contraire, mais leurs opinions, ils pouvaient mettre ça dans leur mouchoir et s'asseoir dessus. Depuis le temps, ils devraient pourtant comprendre que la lignée de l'Embrouilleur ferait comme bon lui semble, non ?
Dans le pire des cas, elle les expédierait dans la même pièce que l'Archange pour les laisser s'expliquer. Ça promettait d'être plutôt drôle – Raphaël lui paraissait du type à avoir très peu de patience pour les gens refusant de démordre de leurs opinions.
« Hell-o he-llo » chantonna-t-elle alors qu'elle tournait la clef dans la serrure, « pas trop de problème, j'espère ? »
Pas de réponse. Peut-être que Dionysos était en train de faire la sieste ? Mine de rien, depuis deux semaines qu'elle était née, Ariane ne semblait pas vouloir dormir à moins d'être étendue sur quelqu'un occupé à ronfler – drôle de synchronisation, mais du moment que ce n'était pas faire la danse du paresseux pour qu'elle accepte d'aller au dodo, pourquoi récriminer ?
Elle envoya nonchalamment promener ses chaussures avant de se diriger vers le salon – dans la liste des grands mystères de l'univers, il y avait le fait que son homme préférait coucher sur un clic-clac au lieu d'un lit digne de ce nom, allez comprendre. Et il oubliait constamment la couette, et Hel ne savait pas si un bébé ange pouvait attraper le rhume, mais un chouïa de prudence ne pouvait pas faire de mal.
La table à café avait été pulvérisée, une nature morte de raisins dans un bol blanc s'était décrochée du mur pour tomber par terre, ou moins deux marques d'impact décoraient le plâtre lisse des murs. Et Dionysos reposait étalé sur la moquette, une tache rouge en-dessous de lui.
Hel se précipita, s'écroulant presque à son chevet, ses mains pâles pressant sur son ventre, cherchant à examiner sa force vitale, elle pouvait faire ça vu qu'elle était une déesse des morts, elle pouvait sentir la vie…
Mais elle n'en sentait pas dans le corps de Dionysos.
Rien du tout.
Du bruit blanc lui envahit la tête, comme une inondation lorsque le barrage craque.
Hel hurla.
Gabriel savait que Radio-Ange, comme disaient les Winchester, finirait par prendre conscience de l'apparition de Hel sur leur radar – soit parce qu'elle émettrait une pensée trop fort, soit parce que l'un de ses cadets trébucherait sur son esprit.
Ce à quoi l'Archange ne s'attendait pas, c'était l'avalanche de douleur qui se déchaîna sans prévenir sur les ondes, assommant net ses nounous du moment et manquant faire saigner des oreilles son nouveau véhicule.
C'était… c'était très, très mauvais signe. Une émission de cette force, tout le monde allait l'entendre, les Neuf Chœurs aussi bien que les déchus, tout le monde voudrait savoir ce qui se passait, tout le monde viendrait fouiner…
Raphaël n'avait toujours pas levé son interdiction de bouger, mais Gabriel invoquerait le cas de force majeure si le médecin des Anges venait lui faire grise mine. Elle déploya ses ailes qui grincèrent ignoblement, s'envola –
Et atterrit devant une scène de meurtre, pas d'autre mot pour ça, la pièce ravagée, faible trace de soufre dans l'air qui disait démon, et le pire de tout, Hel recroquevillée au-dessus du cadavre de son demi-dieu Grec.
Oh. Oh, non. L'Embrouilleur n'avait jamais apprécié le garçon, n'en avait aucunement fait mystère, mais jamais n'avait souhaité le voir traumatiser sa fille par sa mort.
Et maintenant, la grâce présente dans l'essence de Hel poussait des hululements stridents, bouillonnait, boursouflait tandis que ses embryons d'ailes battaient inutilement l'air…
Non, pas des embryons…
Noir et or remplissaient l'atmosphère alors que la stridulation augmentait encore en intensité…
Gabriel eut à peine le temps de se recroqueviller en-dessous de ses propres ailes avant que la décharge n'éclate, aussi brillante et retentissante que la foudre touchant le sol.
Lorsque l'Archange se décida à quitter l'abri de ses plumes vaguement roussies, elle réalisa qu'elle pouvait sentir une âme humaine qui n'était pas là avant une âme lovée précisément dans le corps revenu à la vie du Grec.
Toutefois, ceci pâlissait en comparaison des majestueuses ailes et de l'auréole acquise par Hel qui s'était écroulée sur le garçon, probablement épuisée. Et il y avait de quoi, devant ces trois paires titanesques d'ailes d'un noir profond et d'un or incandescent, ainsi que du halo comparable à une couronne chauffée à blanc qui couronnait la tête blonde de la jeune femme.
Six ailes et une auréole brillante, les marques d'un Archange mature. Gabriel sentit sa propre grâce rater une pulsation.
« Oh, Hela, Hela, Hela » souffla-t-elle, l'horreur lui nouant les tripes dans un étau glacial, « qu'as-tu fait ? »
