Y revenir, encore

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Disclaimers : vaguement leijiverse.

Chronologie : poursuite de l'arc de Sérhà, donc 78 bien avancé.

Notes de l'auteur : les circonstances actuelles m'amènent à ne pas produire de petits textes légers et rigolos, voici donc de l'émo-goth mélancolique cryptique (les lecteurs sont priés de connaître Sérhà avant de démarrer). Rassurez-vous, je suis en recherche de courts défis sympas et marrants pour éviter de m'enfoncer dans ce marasme somme toute assez démoralisant (pas facile à trouver, mais je ne me décourage pas).

Note technique : navrée pour le titre, cryptique comme le reste, mais je n'arrive pas à le remplacer par un autre. Probablement parce qu'il m'arrange pour mon bingo.

Soir ordinaire d'une escale ordinaire. Dans le bar encombré, Harlock sirote son verre sans vraiment apprécier l'alcool qu'il contient, étranger aux conversations enivrées qui se fondent en un brouhaha informe. Ses pensées s'égarent dans les reflets ambrés de sa boisson, où les relents de nostalgie se disputent à l'appel impérieux des étoiles.

— Allez captain, v'nez donc trinquer avec nous !

Il retient un soupir, force un sourire. Les gars s'amusent, heureux de mettre pied à terre pour y dépenser les fruits de leur dernière prise. Sa présence les impressionne, bien sûr (comment pourrait-il en être autrement ?), mais ils mettent malgré tout un point d'honneur à l'inclure dans leurs libations. Il n'a pas le courage de les repousser.

— À nos prochains abordages, déclame-t-il en levant son verre.

Son toast déclenche une ovation, d'autres toasts, une nouvelle tournée. Harlock s'éclipse dès que l'attention se détourne de lui.

À l'extérieur, la nuit est calme. Les tables en terrasse sont baignées d'une lumière tamisée, les chuchotements de leurs occupants bruissent dans la pénombre. Les étoiles sont voilées. Peut-être est-il temps de rentrer à bord, songe-t-il. Depuis la passerelle, il plongera son âme dans le vide sidéral et se noiera dans des nébuleuses scintillantes pour oublier ses démons.
Il fixe son verre, fronce les sourcils. Il a été plein, il a été vide, il a perdu le compte. Ce n'est pas prudent. Tant pis.

La rue est peuplée d'ombres, pressées ou zigzagantes, mutiques ou braillardes. Les façades chatoient de néons bigarrés. Quartier des bars. L'astroport draine une clientèle permanente.
On le bouscule, on grogne une protestation imbibée, il ne se retourne pas et rabat sa capuche sur son visage. La police n'est pas regardante en ces lieux, mais les chasseurs de primes rôdent. Inutile de tenter le diable.

La foule se clairsème. Les bars se raréfient. Les immeubles deviennent taudis de tôle et de zinc. Sous un auvent défraîchi et des ampoules tremblotantes, des tréteaux de guingois attirent malgré tout les badauds. Harlock ralentit le pas, hésite. L'ambiance plus tranquille le tente. Un dernier verre ? Une dernière bouteille ? Son regard glisse sur les clients attablés. Il est anonyme, ils sont inconnus. Personne ne lui reprochera rien.

Le serveur entre deux âges ne lui accorde aucune attention… mais là-bas, dans un recoin à l'écart, des yeux se posent sur lui.

Harlock se fige. Il pourrait faire mine de n'avoir rien remarqué, se dit-il. Il pourrait faire demi-tour, il pourrait se diriger vers une autre table.
Les yeux sont verts.
Harlock s'assoit en silence.

— Je ne me souviens pas t'avoir invité ce soir, hangareka.
— Je viens vérifier que tu ne mijotes pas un mauvais coup, sorcière. Tu es sortie seule ?

Sérhà se renverse sur sa chaise. Sa présence sur cette planète n'est pas étonnante : l'astroport est un carrefour fréquenté, et un point de ravitaillement obligé pour qui navigue dans la Bordure Extérieure. Sa présence dans un bar est plus surprenante, en revanche. Harlock n'a pas souvenir d'avoir jamais croisé des Sylvidres en train de boire un verre. Lorsqu'elles se mêlent aux humains, ces sorcières végétales sont toujours « en mission », c'est ainsi. Mais peut-être pas cette fois.
Avec Sérhà c'est… compliqué.

— Tu te poses trop de questions, hangareka.

Elle relève le coin de ses lèvres. Son sourire est amer.

— J'avais besoin de me changer les idées. Mon équipage est trop, euh… trop sylvidre. Et toi, tu n'es pas avec le tien ?

Non. Son équipage à lui est trop… pirate.
Harlock répond d'une mimique désabusée, en miroir de celle de Sérhà. C'est étrange qu'ils se soient tous deux écartés de leurs vaisseaux respectifs pour les mêmes raisons. Étrange… et logique, en définitive. Sérhà et lui partagent plus que des souvenirs communs.

Elle laisse le silence s'étendre. Il pointe son verre du doigt.

— Je nous remets une tournée de ça ?
— Ce sont des algues fermentées, hangareka. T'aimeras pas.

Il hausse les épaules. S'il y a de l'alcool dedans alors il peut le boire, estime-t-il. Il a testé bien pire.

— J'ignorais que les Sylvidres s'enivraient aux algues, persifle-t-il.
— On ne s'enivre pas, proteste-t-elle. Du moins… pas comme vous.
— Ha ! L'alcool, c'est l'alcool, hein… Sinon tu aurais pris une orangeade, pas vrai ?

Elle lâche un « humpf » offusqué, bouche pincée, yeux rieurs.

Lorsque le serveur leur apporte deux verres pleins d'une épaisse mixture verdâtre, Harlock se demande soudain s'il ne va pas être obligé de revoir son classement des « pires alcools qu'il ait jamais bus ». Rien qu'à l'aspect il mérite le podium, celui-là… La texture visqueuse accroche les parois du verre, des îlots grumeleux surnagent entre les glaçons, l'odeur se situe quelque part entre un marécage et un tas de feuilles en décomposition, et le goût…

— Ah oui, c'est, hem, particulier.
— Je t'avais prévenu.

Harlock tente une deuxième gorgée, laquelle se révèle aussi peu concluante que la première. Comment Sérhà peut-elle apprécier ce truc ?
La Sylvidre le fixe d'un œil amusé.

— J'admire tes efforts pour t'intégrer à une culture qui t'es étrangère, hangareka.

Elle penche la tête de côté. Sa main gauche tournoie autour d'une mèche imaginaire, loin au-delà de ses cheveux courts. Ses yeux sont verts. Son sourire est éthéré.

— Entre eux les humains… trinquent, je crois ? ajoute-t-elle.
— On n'est pas dans le même camp, sorcière. Nous n'avons pas de combats communs pour lesquels trinquer ensemble.

Elle baisse ses cils. Sa voix est un souffle.

— Les étoiles, Harlock. Toi et moi sommes des arpenteurs de cosmos. Nous avons les étoiles en commun.

À quand remonte la dernière fois où il a trinqué aux étoiles ? Harlock grimace. Le souvenir n'est pas douloureux comme peuvent l'être la plupart des autres, il est juste… lointain.
Les images d'une virée à cheval dans un coin de verdure paumé s'estompent. De quelle couleur était ce foutu canasson, déjà ? Et Warrius, se souvient-il de ces vacances qu'ils avaient passées ensemble ?

— Aux étoiles, dit-il.

Peut-il partager les étoiles avec Sérhà ?

— Aux étoiles, répond-elle.

Dans ses yeux dansent des galaxies. Une illusion, sans aucun doute. Peu importe.
La troisième gorgée est aussi infâme que les deux autres.

— Je ne me vexerai pas si tu ne le finis pas, hangareka.

Sérhà s'est coulée près de lui. À quel moment ? Il ne saurait le dire.

— Quand les humains absorbent trop d'alcool, l'étape suivante c'est d'oublier leur soirée, n'est-ce pas ?
— Je n'ai pas encore assez bu.

Et la décoction d'algues aurait même tendance à le dégriser, en réalité. Quatrième gorgée… Non, pas de changement : c'est ignoble. Harlock se passe la langue sur les dents. Le goût persiste.

— Dommage… murmure Sérhà.

Son épaule effleure la sienne. Que regrette-t-elle exactement ?

— Tu me destinais un piège psychique, sorcière ?

Elle tend la main devant elle, écarte ses doigts comme si elle les découvrait pour la première fois.

— Je ne suis plus capable de maîtriser ce genre d'illusions, Harlock. Je n'ai plus… – elle a un geste vague vers ses cheveux – … Toutes les terminaisons sub-astrales ont été coupées. C'est de ta faute.

C'est lui qui lui a coupé ses cheveux, oui… Il sait.
Il avale une cinquième gorgée pour se donner une contenance. La saveur épaisse a les relents caustiques d'une bile remâchée.

— Je t'ai sauvé la vie. Je suis désolé.

Elle se détourne.

— Je ne te reproche pas de m'avoir sauvé la vie, idiot. Mais je… Tu ne peux pas comprendre ce que c'est… d'avoir perdu une partie de ses sens.

Harlock lève un sourcil. Alors pour les perceptions psychiques peut-être pas, mais pour le reste…

— Tu veux dire « être à moitié aveugle » ? Oh si, je crois que je sais…

Il contemple son verre et un grumeau animé d'une vie propre, puis rejette la tête en arrière et perd son regard par-delà le plafond. Il ne s'est jamais vraiment confié sur cet œil qu'il a perdu. Il a nié sa blessure, puis il a nié son handicap – et il le nie encore, à qui ira-t-il dire « heureusement que le cosmodragon n'a pas besoin de trop de correction en élévation, je ne suis plus capable d'évaluer les distances » ?
Il déguise son soupir en expiration.

— Parfois tu as l'impression que rien n'a changé et que tu peux toujours voir comme avant, puis tu t'aperçois que tes sensations ne sont que des souvenirs… et en un instant tout redevient noir.

Pourquoi à elle ? se demande-t-il. Elle ne répond rien, mais son corps se glisse contre le sien. Sa joue se pose juste au-dessus de son cœur.
Peut-être l'entend-elle battre soudain plus vite.

Il y a une bulle de silence, deux respirations qui se calent à l'unisson, des pensées qui s'entremêlent. Ils sont dans des camps opposés, mais tous les deux regardent dans la même direction. Des arpenteurs de cosmos, hein

Sérhà se love un peu plus contre lui. Il s'imprègne de sa présence, des phéromones végétales qu'elle diffuse et auxquelles il ne parvient pas à s'habituer, de l'infime odeur de mousse et de pétrichor qui émane de ses cheveux. Il y puise du réconfort, et il n'a pas besoin d'interroger Sérhà pour savoir qu'il en est de même pour elle.
Et il sait comment prolonger l'instant.

— Viens, dit-il. On va s'éloigner des lumières de la ville.

Elle lève vers lui deux puits émeraude dans lesquels il est difficile de ne pas se noyer.

— Je t'emmène contempler les étoiles.