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Lorsqu'on était journaliste dans la ville de New York, ce n'était pas les opportunités de scoops qui manquaient. Il y avait les grands scandales, bien sûr, qui découvraient les petits dossiers qu'une entreprise ou une autre aurait préféré garder cachés. Sans parler des politiciens corrompus, des violences policières, et des agressions de toutes sortes révélées au grand jour. Moins pertinentes, il y avait toutes les infos qu'une catégorie particulière de soi-disant journalistes s'évertuait à déterrer sur les stars et affilié.es, non pas dans le but de mettre à jour un réel problème, mais pour uniquement se faire un peu d'argent en vendant le moindre secret vaguement provoquant aux tabloïds. Et en plus de tout ça, il y avait les infos vraiment bizarres, qui plaçaient Elvis dans la cuisine d'un diner de la trente-quatrième rue, qui parlaient d'intelligences artificielles espionnant les gens dans le but de prévoir le crime, ou de dinosaures vivant dans les égouts. Sur ce dernier point, April O'Neil devait bien avouer que ces gens-là n'étaient pas si loin du compte. Elle savait de source sûre qu'on pouvait au moins y trouver des reptiles, à défaut d'y trouver des dinosaures (1).
April était reporter. Ou du moins, elle était presque reporter. Elle était stagiaire pour un journal local, et elle était déterminée à graver les échelons pour accomplir son rêve. Seulement, elle n'était pas prête à tout pour le faire. Elle s'efforçait de s'intéresser aux sujets qui avaient une chance d'avoir un réel impact sur les citoyens de la ville, n'avait aucun intérêt à jouer les paparazzis, et quant au fameux reptiles...et bien, il y avait des secrets que même les plus acharné.es des journalistes se devaient de garder. Voilà plusieurs mois qu'elle avait été prise sous l'aile de Maxine Angelis, qui avait plus d'une fois fait les gros titres, d'un scandale pharmaceutique à une sordide histoire de corruption policière à grand échelle. Et c'était en voulant suivre l'exemple de sa mentor que April s'était mise à travailler de son côté sur le projet qui l'occupait en cette sombre soirée d'hiver.
Elle avait depuis longtemps maîtrisé l'art de passer inaperçue, et il lui arrivait de traîner dans des endroits où quelqu'un de censé.e ne se serait sans doute pas fourré.e, du moins pas sans avoir l'assurance d'un solide backup. Seulement, elle n'était pas du genre à ignorer un problème, et si ce dont elle avait eu vent était vrai, elle ne pouvait décemment pas l'ignorer. Elle aurait certes pu compter sur l'aide de certains de ses amis aux capacités...disons, uniques, mais elle était aussi déterminée à faire ses preuves par elle-même, sans toujours se reposer sur les autres. Ou du moins était-ce qu'elle avait décidé de projeter sur cette affaire, que les gens concernés s'en rendent bien compte. Elle avait néanmoins demandé quelques informations à Donnie -le plus geek de ses amis- sur la société d'un certain Baxter Stockman. Ce qui lui avait mis la puce à l'oreille, c'était -dans l'un des fichiers que Donnie avait déterré- la mention de ce qu'elle supposait être une compagnie : Decima Technologies. Là, par contre, toutes ses recherches avaient fait chou blanc (3). Stockman était l'exécutif en charge d'une entreprise de biorobitique relativement récente, aux objectifs dissimulés dans un charabia alambiqué, mais Decima restait inconnue au bataillon. Elle était enfin tombée sur un contact qui s'était révélé plus prometteur que les autres, et elle était censée le retrouver ce soir-là...
Engoncée dans un épais imperméable, une casquette sur la tête, elle cheminait d'un pas assuré dans les rues de la ville. En plein mois de décembre, la température était basse, mais ces derniers jours avaient épargnés par la neige. La soirée était néanmoins baignée de ce brouillard hivernal glaçant, qui donnaient aux lueurs de New York une allure étrange, presque menaçante. Et même si elle était à peu près sûre de ne pas avoir été suivie, April ne pouvait s'empêcher d'éprouver la sensation d'être observée. Comme si l'attention d'une entité indéfinissable s'était tournée sur elle, espionnant le moindre de ses faits et gestes. Mais comme journalistes qui avaient de la bouteille aimaient le déclamer : si on ne se sent pas au moins un peu parano, c'est qu'on ne fait pas son boulot correctement... Et April O'Neil était bien déterminée à faire son boulot correctement.
Quand elle atteignit l'endroit du rendez-vous -une sorte de parc désaffecté au sein d'une cour d'immeubles qui n'étaient pas beaucoup plus vaillants, elle commença à se dire que quelque chose ne tournait vraiment pas rond. Plusieurs silhouettes sortirent de l'obscurité, elles aussi vêtues de gros manteaux aux cols relevés qui cachaient la majeure partie des visages de leurs propriétaires. L'un des nouveaux venus déteignait cependant dans le lot : petit, vêtu d'une veste de meilleure facture que les autres, qui plus est passée sur une blouse blanche de scientifique qui dépassait sur ses jambes, il avait l'air de ceux qui essaient de se donner un air important tout en n'en maîtrisant ni les nuances, ni l'art vestimentaire qu'on attendait. De grosses lunettes épaisses complétaient le tableau, et April le reconnut rapidement.
« Baxter Stockman. »
« Lui-même. Enfin, moi-même. Enfin, oui, je suis bien le directeur Baxter Stockman. Et vous, mademoiselle O'Neil...je dois dire que vous avez mis un point d'honneur à me faciliter le travail. »
« Oh, je vois. Je dois dire que je ne suis pas particulièrement surprise... »
« Surprise ou non, cela ne vous aura pas empêcher de tomber dans mon piège. » Bon, il était manifestement de ces gens qui aimaient s'écouter parler. C'était toujours un détail utile. « Vous avez fourré votre nez là où il ne fallait pas, mademoiselle O'Neil. Et à fourrer son nez là où on ne le doit pas...on finit par se le faire couper ! »
Il avait prononcé les derniers mots sur un ton particulièrement théâtral. Il prit même le temps de bien regarder autour de lui, comme s'il s'attendait à une réaction de la part de ses sbires, qui restaient totalement de marbre. Un brin déconfit, il se racla brusquement la gorge pour donner le change, avant de reprendre : « A vouloir vous occuper seule d'une affaire pareille, voilà que vous avez pris plus de risques qu'il n'est bon pour la santé, et croyez-moi que je vous dise que malgré la saison, ce n'est pas un simple rhume que vous allez attraper ! Ah ah ! » A nouveau, aucune réaction. Sa tempe droite se mit à palpiter légèrement.
« Qui vous a dit que j'étais seule ? » Car oui, quand elle avait pris soin de projeter dans toutes les étapes de son enquête l'image de la courageuse mais imprudente stagiaire qui refusait de se reposer sur qui que ce soit...et bien il s'agissait bel et bien de ça : une projection. Ses paroles eurent l'air de faire leur petit effet : Stockman recula, se plaçant derrière ses comparses silencieux, regardant autour de lui d'un air nerveux. Puis, voyant que rien ne se passait, il retrouva un peu d'assurance, sans pour autant refaire un pas en avant. « Elle bluffe ! Même d'une fillette comme vous, je m'attendais à mieux que cela, mademoiselle O'Neil. Occupez-vous d'elle ! Cela me donnera une occasion d'enregistrer quelques données, même si elle ne va pas vous poser beaucoup de problèmes... »
Les personnes en manteau s'avancèrent, commençant à former un cercle autour d'April. Une April qui maudissait intérieurement le sens de la ponctualité de ses renforts. Une April qui commençait presque à se sentir carrément mal à l'aise, mais qui s'efforçait de garder son sang froid. Paniquer ne la mènerait à rien, et... L'un des types avança le bras comme pour se saisir d'elle...mais une autre main jaillit pour saisir son poignet. Une main qui appartenait à un homme imposant en costume noir sur une chemise blanche, aux traits émaciés, qui avait comme surgi de l'obscurité.
« Qui... » commença-t-elle, tandis que le nouveau venu s'interposait entre l'assaillant et elle.
« Restez derrière moi. » La voix était calme, douce, presque un chuchotement, mais n'en restait pas moins impérieuse. L'autre voulut se dégager, mais l'inconnu réagit en un éclair : il lui plia le bras qu'il tenait, avant de lui décocher un coup de sa main libre en plein dans la gorge. Et là, comme au ralenti, il se passa quelque chose à laquelle April n'avait pas été préparée : dans un craquement mécanique, la tête de l'agresseur...sembla se détacher. Elle tomba sur le sol dans un bruit de ferraille, ou elle roula sur quelques dizaines de centimètres, découvrant une ribambelles de câbles grossiers à la base du cou.
« Voilà qui est nouveau... » se contenta de dire l'homme au costume un bref éclat de surprise avait dansé dans ses yeux, mais il n'en avait pas perdu ses moyens pour autant. Et même lorsque l'être décapité continua d'avancer sur lui, son autre bras venant à sa rencontre pour le saisir, il réussit à garder son sang-froid. « Courrez ! » intima-t-il à April. Sans réfléchir, elle fit volte-face, mais d'autres de ces...créatures s'étaient mises sur son chemin. Au même moment où elle entendait son mystérieux protecteur annoncer via ce qu'elle supposait être une oreillette « Finch, je pourrais utiliser des renforts là tout de suite... », elle perçut également un autre son, qu'elle connaissait bien, et qui lui redonna aussitôt du courage : « COWABUNGA ! »
Quatre tortues tombèrent du ciel.
Tout se passa très vite. Des armes étincelèrent dans la nuit, et les nouveaux venus étaient déjà au corps à corps avec l'équipe adverse, formant un cercle protecteur autour d'April. De son côté, l'homme au costume avait conservé son flegme naturel, et semblait peu impressionné par les reptiles mutants qui s'étaient joints au combat. Dans son esprit, tout renfort était bon à prendre, et il n'était pas du genre à juger les gens à la présence de leur carapace. Toujours aux prises avec l'être sans tête, il croisa le regard de la tortue au bandana bleu, et ils échangèrent un hochement de tête : il s'écarta juste suffisamment pour que, d'un coup de sabre, elle tranche les avants-bras de l'autre dans une gerbe d'étincelle. L'un des bras coupés se mit à ramper sur le sol, mais l'homme au costume l'écrasa d'un coup de talon bien senti. Leurs adversaires étaient nombreux, mais le groupe disparate qui leur faisait face était efficace : bientôt, des morceaux de métal et d'électronique jonchèrent le sol. L'un des robots -car il s'agissait bien de robots, il n'y avait plus de doute- manqua cependant de porter un mauvais coup à l'une des tortues, mais son crâne explosa comme une cannette sous pression. L'homme au costume suivit la trajectoire de la balle, jusqu'à apercevoir la silhouette à plat ventre sur le toit d'un des immeubles, un fusil à lunettes dans les mains.
« Tu tombes à pic, Shaw. » fit-il dans on oreillette.
Quelques minutes plus tard, tout était réglé. Il ne restait plus de leurs adversaires qu'un tas de robots en pièces sur le terrain. Stockman avait profité de la mêlée pour s'éclipser, mais c'était un problème qu'iels pouvaient remettre à plus tard. Le plus important, c'était que tout le monde était . April et les quatre tortues se retrouvèrent alors face à l'homme en costume sur le toit non loin, son alliée continuait d'observer la scène avec attention. April fut la première à s'approcher, tandis que ses camarades restaient aux aguets.
« April O'Neil. Je ne sais pas comment vous nous avez trouvé.es, mais vous êtes tombé à pic... ? » La fin de sa phrase se mua en une question silencieuse. L'homme l'observa quelques instants, avant de répondre :
« John. Shaw. »il pointa d'une main la tireuse sur le toit. « Disons que votre numéro nous est parvenu. »
« Mon numéro ? »
« Dites, peut-être qu'on devrait avoir cette conversation ailleurs, on essaie de ne pas s'exposer en public trop longtemps, j'imagine que vous comprenez pourquoi. » C'était la tortue au masque bleu, celle qui aidé John d'un bon coup de katana.
« Mais avant, on ne devrait pas laisser traîner...tout ça. » La tortue au masque violet. Elle rangea le long bâton qu'elle avait utilisé pour combattre dans son dos, et commença à rassembler son lot de pièces détachées. « Raph, Mikey, un coup de main ? » Les deux autres -celle au masque rouge, et celle au masque orange- se joignirent à lui.
« Je suis Leonardo. » reprit la bleue, tendant une épaisse mains à trois doigts à John, qui la serra sans manifester surprise ou hésitation. « Merci pour votre aide. Vous vous êtes plutôt bien débrouillé ! »
« Notre planque n'est pas très loin. Et quelque chose me dit que Finch aura envie de faire votre connaissance. Quelque chose me dit que même lui n'aurait pas prévu un truc pareil... »
« Est-ce que vous connaissez une bonne pizzeria sur le chemin ? »
Harold Finch -dont le véritable nom restait sujet à débat, mais qui se faisait le plus souvent connaître sous ce patronyme-ci- était un homme qui se targuait d'être plutôt difficile à surprendre. Il estimait être préparé à tout, y compris au fait qu'on ne pouvait pas être réellement préparé à tout. Aux échecs, il avait toujours au minimum trois coups d'avance (même si, très secrètement, il préférait jouer au Puissance 4). Il était de ces gens qui avaient un plan dans le plan dans le plan, et dont les issues de secours avaient des issues de secours. Il avait créé une intelligence artificielle capable d'espionner la population pour repérer tous les dangers qui la menaçaient, autant dire qu'il avait vu -et vécu- son lot de choses abracadabrantes. Mais peu de choses auraient réellement pu le préparer pour ce qu'il était sur le point de découvrir.
Installé devant l'un de ses nombreux moniteurs, il était resté en contacte avec John Reese et Sameen Shaw tout au long de la confrontation. Lorsque la Machine leur avait donné le numéro de sécurité sociale d'April O'Neil, une stagiaire en journalisme pleine d'avenir, cela avait semblé être un cas comme un autre. Ce n'était pas la première fois que son équipe et lui allaient aider quelqu'un qui se rapprochait trop d'une vérité dangereuse, et ça ne serait pas la dernière. Seulement, ses recherches sur la compagnie de Baxter Stockman avaient pris un tour bien plus urgent quand il avait déterré la mention de Decima Technologies. Finch ne savait pas encore ce qui pouvait lier les deux entités, mais tout ce qui concernait Decima prenait automatiquement un caractère aussi urgent que dangereux. Et s'il n'était pas particulièrement enthousiaste à l'idée que John et Sameen amènent leurs allié.es de la nuit à la station de métro désaffectée qui leur servait de base, il faisait confiance à leur jugement. Il sentit quelque chose sur son genou et, baissant les yeux, y découvrit la tête de Bear, le berger malinois qui était un membre à part entière de l'équipe Machine. Il tenait dans sa gueule le dernier jouet dont il avait la préférence -un petit lapin qui faisait squeak squeak- et fixait Finche de ce regard implorant dont les chiens avaient le secret. Après une brève grattouille derrière les oreilles, l'humain se saisit du lapin, qu'il lança aussi loin que possible. Comme sur un ressort, Bear bondit à sa poursuite avant de s'en saisir avec délice (squeak squeak). Puis il leva soudainement la tête, les oreilles dressées et le museau en l'air, observant avec insistance l'entrée de service qui donnait accès à la rame.
« Nos sont rentré.es, Bear? » Finch se leva de son siège et rejoignit le chien en boitant. Bear avait l'air un peu perplexe, comme s'il venait de saisir des odeurs nouvelles dont il ne savait pas vraiment quoi faire. Pour sa part, Finch se mit à déceler des effluves de pizzas dans l'air, et lorsque la porte s'ouvrit, il dût bien avouer qu'il y avait encore des choses qui pouvaient le surprendre. S'il s'était attendu à voir revenir Reese et Shaw accompagné.es de mademoiselle O'Neil, il n'aurait certainement jamais imaginer les voir débarquer accompagné.es de quatre tortues humanoïdes aux bandeaux colorés. Haussant les sourcils derrière ses lunettes, se redressant machinalement sous la surprise, il ne perdit pas pour autant le contrôle de ses moyens, même lorsqu'une l'une des tortues lui fit un grand sourire. Mikey portait une pile de cartons de pizzas, qu'il voulut déposer sur le bureau.
« Pas à côté des ordinateurs » s'exclamèrent Finch et Donnie d'une seule et même voix, avant que la tortue au masque violet ne surenchérisse : « Je te l'ai pourtant déjà dit cent fois, Mikey, tu sais très bien qu'on ne mange pas à côté des ordis ! »
« Où est-ce que je peux poser ça ? » demanda Raph, qui portait un gros carton duquel débordait notamment ce qui ressemblait à un...bras mécanique ? « On a caché le reste dans des containers pas loin, mais Donnie en voulait quelques morceaux maintenant histoire de les examiner... »
« Par ici. » il désigna un coin de la rame, tout en échangeant un regard avec Reese et Shaw, qui haussèrent simultanément les épaules. De son côté, Bear observait avec attention toutes ces nouvelles personnes il ne semblait guère alarmé, ce qui était un bon signe, étant plutôt un bon juge de caractère. Finch allait néanmoins demander quelques explications quand la porte s'ouvrir à nouveau pour révéler une femme aux longs cheveux bruns, vêtu d'un blouson de cuir et portant dans chaque mains un assortiment de sacs plastiques : « Hi team ! J'ai cru comprendre que ce soir c'était pizza party, du coup j'ai amené la glace pour le dessert ! » Bien sûr qu'il ne manquait plus que Root, se dit Harold Finch avec un petit soupir. Bien sûr qu'elle était au courant. Et bien sûr qu'elle n'allait pas manquer ça.
Quelque chose lui dit que ça allait être une longue soirée...
(1) Car, comme tous les gens censés le savaient, les dinosaures n'étaient pas des reptiles. De plus, on les trouvait dans n'importe quelle rue à la surface sous la forme des innombrables pigeons qui picoraient leur meilleure vie aux quatre coins de la cité. (2)
(2) Techniquement, il y avait bien les dinosaures cornus de l'espace qui avaient tenté d'envahir la terre deux ans auparavant, mais April préférait ne plus trop y penser.
(3) Pourquoi il n'était ni rouge, ni vert aurait pu faire l'objet d'un autre article, mais April n'avait pas le temps de s'attaquer à l'origine de toutes les expressions qui la laissaient un brin désemparée.
