Playlist

« 3am » Halsey

« What a time » Julia Michaels & Niall Horan

« Between the stars » Canyon City

« You say » Lauren Daigle

Chapitre numéro six

Point de vue d'Illium

Les cauchemars ne semblent pas vouloir me laisser tranquille. À croire que je doive y comprendre quelque chose. Mes cauchemars se répètent. Je me sens désemparé comme incapable de faire quoique ce soit d'autre que de me réveiller à la même heure. Plus le temps passe plus je me pose des questions sur mon état. Physiquement, on peut dire que je vais bien mais émotionnellement rien ne va ces derniers temps. Je me sens chamboulé. Mon front est perlé de sueur. Ça fait trente nuits que cette chute me hante.

D'après Internet, rêver d'une chute signifie la « perte d'un ancrage ». J'ai eu du mal à trouver une définition adéquate. On parle de « saut en parachute », « d'une chute d'une chaise », une chute dans le vide moins. Ce type de rêve survient lors des « périodes psychologiquement très intense ». C'est le cas.

Équilibre bouleversé.

Plus d'ancrage.

Remise en cause de quelque chose auquel on croit.

Peur.

Désespoir.

Stress.

Danger.

Appel à l'aide.

Les premiers sites relaient le même type d'informations mais ça me suffit pour avoir une explication des rêves que je fais en ce moment. Et que dois-je en retirer ? Qu'un renouveau m'attend ? La chute est expliquée comme un changement de chapitre. Les mots défilent sous mes yeux sans qu'aucun ne donnent de sens à mes maux. Inutile de donner autant de pages Internet disponible si aucune ne m'expliquant mon problème. La question est dois-je en parler aux autres ? En soi, rêver d'un événement traumatisant est normal, le temps d'analyser, de prendre du recul, de digérer. À ce point, des insomnies depuis des semaines, mon corps commence à me dire stop.

Trois heures du matin.

L'heure indiquée sur l'horloge est la même chaque nuit lorsque je me réveille contre mon gré, la peur au ventre et la sueur au front. Les anges n'ont pas besoin d'une routine sommeil comme les humains. Nous ressentons quand même de la fatigue et dès que j'en ressens le besoin de dormir une heure ou deux heures voire trois, ça me fait du bien. Les mêmes images tournent en boucle dans mon esprit. Il va falloir que j'envisage une solution parce que ça fait des semaines que ça dure. Le fait d'y penser tout le temps est mauvais et j'ai beau essayer de lutter contre toutes les questions qui sont dans mon esprit et aux éventualités que la situation évolue, je ne vois pas d'issue, comme si j'étais prisonnier sans pouvoir m'échapper.

Un papillon privé de ses ailes.

Me noyer dans la négativité, me noyer dans les noirceurs qu'une énergie peut engendrer ne m'intéresse pas et ça me fait flipper. Se laisser tomber quand on ne se sent plus capable de remonter la pente, voilà ma situation actuelle. Tant que l'on n'y ait pas confronté, comprendre est impossible. Je ne souhaite à personne de le vivre. J'ai juste envie de continuer à remonter la pente, ces dernières semaines sont les plus horribles de ma vie et j'ai hâte de tourner la page. Tout ce qui m'intéresse est d'avancer, de ne pas plonger dans quelque chose qui ne me ressemble pas.

M'allonger à nouveau, fermer les yeux et ne pas penser à cette fameuse chute n'est pas une bonne idée. J'y pense tout le temps. En parler à ma mère hier matin m'a aidé à mettre des mots dessus, des mots que j'étais incapable de prononcer avant. Alors j'ai trouvé une idée, chaque nuit je note ce que j'ai « vu » en dormant. J'attrape donc mon carnet dans lequel je note tout. J'ai essayé d'organiser ça, aux pensées les plus tristes comme les plus étranges, les attitudes et d'autres éléments susceptibles de m'aider à y voir un peu plus clair. Mon stylo semble écrire tout seul tellement je ne me rends pas compte de toutes les lignes qui se noircissent sur le papier. Un quart du journal est rempli en la première semaine, la moitié la semaine dernière et le dernier quart est entamé. Écrire me fait du bien, ça me libère l'esprit et je peux penser à d'autres choses moins pesantes qui sont encore sur ma conscience. Un peu comme une sorte de thérapie. Écrire libère pas mal de choses au final, plus que je ne le pensais. Au moins, il y a une trace écrite, une trace indélébile que je peux conserver. Si Aodhan a trouvé refuge dans les dessins, je pense que dans mon cas c'est l'écriture, un peu comme une thérapie, un exutoire. Une façon de s'exprimer en silence sans attendre le moindre jugement et même si les mots sont dans un désordre, je pense que ça a un sens.

Mes pensées négatives comme positives se trouvent inscrites dans des carnets, coincées sur le papier, impossible pour elles d'aller ailleurs. Mon carnet de cette semaine est pleins de négativité, ce que je regrette mais je ne pas les nier et encore moins les laisser prendre possession de mon esprit. À moi ensuite de décider si ce carnet reste dans son tiroir ou s'il atterrit sur le bureau de Keir ou de Dmitri.

À certain moment, mon écriture dérive un peu sur les lignes du carnet. Les moindres détails prennent plus d'importance que l'on ne le pense et c'est étonnant comment des événements peuvent changer le cours des choses, de façon inattendue et rapide.

Je ne suis pas négatif, je suis réaliste.

Affronter les problèmes me fait peur, c'est non sans conséquences mais hors de question de les laisser de côtés pour qu'ils reviennent me hanter gratuitement. Plus les pages se noircissent plus je me dis que c'est une bonne idée. Je ne suis pas le seul et je ne serait pas le seul non plus d'ici les prochains siècles à vivre cette expérience douloureuse, existentielle. Si des anges n'ont pas survécu aux effets de la Cascade, d'autres oui mais le nombre est si faible...La suite me rend anxieux. Si je n'avais pas eu le lien que nous avons tous en tant que Sept, avec Raphaël, les choses auraient mal tournées. J'ai envie de pleurer quand j'y pense, comme quoi mes émotions aussi sont chamboulées. Je continue d'écrire, je veux une trace de tout ça. Des carnets vides sont rangés dans ma bibliothèque et celui dans lequel j'écris est rangé dans le tiroir de ma table de nuit. J'en ai toute une collection. Et cette collection va sans doute finir dans une autre bibliothèque.

Il est quatre heures du matin.

J'ai envie d'envoyer valser l'horloge contre le mur mais théoriquement, elle est déjà contre un mur. Tic tac. Tic tac. Ce bruit interminable. La même cadence, la même musique sans fin.

Ma journée s'annonce bien.

À quoi bon rester au lit, autant que je me lève. Je me dirige vers la salle de bain pour avaler trois cachets d'aspirine. Ma tête est comme une citrouille. J'ouvre le robinet d'eau froide pour me mouiller le visage. Les cernes, les traces de fatigues sur le visage, les plumes moins éclatantes, l'esprit tourmenté, je ne recommande pas.

Les effets de la Cascade n'auraient pas dû être aussi puissants dès le départ. Comment dois-je le prendre ? Un avertissement ? Un message ? Une mise en bouche de ce qui m'attend par la suite ? Un avant goût pour un autre effet secondaire, s'il y en a un ? Je ne comprends plus rien. Je ne sais pas comment appréhender toute cette puissance qui est en train de me ronger de l'intérieur. Mon corps a failli se consumer aux yeux de tous et je ne laisserai pas mon esprit se consumer à son tour.

L'eau chaude de la douche me fait du bien. C'est le seul moment où mes pensées sont au seuil de la porte de la salle de bain. J'ai l'impression que ma sensation de fièvre contraste avec la chaleur de l'eau qui me coule dessus. Mon front collé à la parois plus froide de la douche me soulage un peu. L'eau chaude commence à provoquer de la buée, trop de buée résultat je ne vois pas à un mètre. Je suis resté trop longtemps. J'éteins l'eau, me sèche vite le corps, m'habille d'un pantalon en coton qui m'arrive aux chevilles et d'un t-shirt gris de la même matière.

Mon reflet dans le miroir me montre un ange que j'ai dû mal à reconnaître.

C'est une image que je n'apprécie pas.

Les cernes. Ça n'est pas un problème d'ordinaire qui me préoccupe. Avec les entraînements, c'est limite la norme. Non, ce qui m'interpelle c'est ma peau.

Elle est jaune.

Elle brille.

Je suis fluorescent.

Nisia... tu as oublié de me dire quelque chose.

Les effets de...

Non.

Non.

Non.

Je vais briller comme ça combien de temps ? Hors de question de ressembler à un vers luisant. Je suis un ange merde, un Sept. Je ne peux pas rester comme ça. Je ne peux pas. C'est quoi encore cet effet secondaire à la con ? À croire que cette C... ne va pas me laisser tranquille. J'ai fait quoi pour mériter ça ? J'ai fait quoi ?

J'ai l'impression que mon monde s'écroule tel un château de cartes.

À croire que je vais briller tel une luciole pendant je ne sais combien de temps.

Je ne veux plus être le pantin des effets secondaires de la Cascade. Je ne veux plus cette charge mentale qui me ronge de l'intérieur depuis le début.

Mon regard se pose sur la lame de rasoir utilisée plus tôt pour me raser puis sur le miroir brisé par ma faute que je n'ai pas remplacé. Quelques morceaux de miroir sont encore collés au mur. Je repense à la sensation des bouts de verre incrustés sous ma peau. L'endorphine. La substance naturelle produite par le corps qui m'a fait penser à autre chose le temps d'une seconde. Une seconde durant laquelle, ma peau a eu le temps de se résorber. Une marque, une cicatrisation et plus de trace. Elle disparait. Ni vu ni connu. Je prends la petite lame dans les mains. Mon reflet partiel dans le miroir me donne envie de l'arracher du mur. Me couper accidentellement, pour ne plus sentir une souffrance mais pour ressentir quelque chose d'autre aussi me traverse l'esprit. Je sais bien que l'idée est mauvaise.

Une sonnerie.

Qui peut bien venir chez moi à cette heure-ci ?

Deux sonneries.

Je lâche la lame des mains et elle atterrit dans le lavabo. Qui a bien pu interrompre cette séance ?

Il est... il est cinq heures du matin ?

Je suis dans ma salle de bain depuis trop longtemps. Me perdre dans mes pensées me fait perdre la notion du temps.

Je jette la lame argentée à la poubelle. On en parle plus.

Devant ma porte d'entrée, j'hésite à ouvrir ou simplement rester dans l'ombre et ne pas me faire remarquer. Choix judicieux, s'il y a un intrus chez moi, il ne fera pas long feux. Je mets une arme discrètement dans mon dos au cas où. Des mèches de cheveux noirs attirent mon attention depuis l'ouverture en haut de la porte. Je me demande comment il fait, il est le maître espion le plus convoité et sa réputation est largement à la hauteur des espérances de tous les autres. Sa capacité à espionner toutes les régions du monde est impressionnante, ses sources sont infaillibles. À croire qu'il se dédouble. Je réussi à percevoir quelques bribes de son corps, en l'occurrence son tatouage reconnaissable entre mille. Je suis surpris de le découvrir chez moi. Si quelqu'un de cardiaque passe à côté de lui, il peut surgir à tout moment. Quand il ne veut pas faire de bruit, il est le meilleur. L'ange aux ailes noires ne fait pas dans la demi mesure. S'il est venu jusqu'à chez moi, c'est pour une raison claire. Je lui ouvre la porte en sachant très bien qu'il va sortir de l'ombre qui lui sert de cachette.

« Jason, tu n'as pas besoin de te cacher dans l'ombre pour venir chez moi » dis-je en le découvrant.

« C'est dans ma nature » me dit-il comme une évidence.

« Il est cinq heure du matin, tu ne devrais pas rentrer chez toi ? » dis-je en regrettant le ton employé.

Jason est en mission aux quatre coins du monde. Même s'il a des complices et des sources de renseignements sur tous les continents pour savoir tout ce qu'i savoir sur les situations géopolitiques, il ne peut pas rester sans rien faire. Je sais qu'il a toujours hâte de rentrer dans son foyer. Il a beau prétendre ne pas en avoir de fixe mais ce n'est pas exact. Il en a un sur une île du Pacifique, à l'abri des regards où justement il peut se sentir en sécurité et lui-même. Il l'a même prêté à Dmitri, j'attends toujours mon tour. La sécurité est quelque chose que l'ange aux ailes noires chérit plus que tout. Je dois dire qu'il a raison. Jason me regarde toujours sérieusement mais ne prend pas mal ma remarque, par chance. Peu de personne accepterait ça. Mais il me connait bien. Il est au courant de tout. Même de ma situation du moment avec la Cascade.

« Rentrer chez moi sans avoir pris la peine de m'assurer que tu ailles bien ? J'ai beau être dans une région du monde la plupart du temps, j'ai des yeux partout. Ce soir, mes yeux en question se posent sur toi mon cher Campanule ».

Je ne sais vraiment pas quoi répondre. Je ne m'y attendais pas. Jason me surprendra toujours. Il a les yeux partout. Je le regarde toujours à l'entrée de chez moi. Il ne bouge pas, le vent souffle sans que nous parlions, pas même par le lien mental qui nous lie tous les Sept. Les traits de son visage se détendent un peu plus et je peux y lire de l'inquiétude.

« Tu t'inquiètes ? ».

« Ne laisse pas le vent me souffler les réponses Campanule ».

Là, il marque un nouveau point.

Il a de la répartie.

Ne pas lui dire serait mal interprété sachant que Jason a quand même pris la peine de venir jusqu'à mon domicile. Je ne veux pas paraître impoli, mal élevé. Il s'inquiète. Je ne sais pas comment l'expliquer mais ça me réchauffe le cœur. Ça me fait sourire aussi. De toute façon, tourner autour du pot ne sert à rien.

« Je t'en prie, entre ».

« Merci ».

Ses ailes noires se fondent parfaitement dans l'ambiance tamisée des luminaires. Le soir, j'allume le moins possible. Je préfère profiter de la lumière naturelle en plein jour. Il finit par s'asseoir dans un des fauteuils marrons en cuir. Jason scrute ma décoration brièvement. Il faut voir sa maison, d'après les dires de Dmitri elle vaut le coup d'œil. Elle est ouverte sur l'extérieur. Je me demande si ce n'est pas similaire pour tous les anges, avoir l'impression de ne pas se sentir oppressé au sein de son foyer, sentir la chaleur du soleil sur la peau à travers les baies vitrées, ne pas être obligé de fermer les rideaux dans l'espoir de ne pas être vu par d'autres personnes. C'est aussi la raison pour laquelle, les anges viennent vivre dans le quartier de l'Enclave. Ici, tous tiennent à leur intimité et être un peu en dehors de l'excentricité de New-York est appréciable. J'aime cette idée. C'est pour ça que j'ai mis des baies vitrées chez moi. Sur tout un mur. Mais des rideaux préservent cette intimité. Et j'ai quand même des volets pour fermer le tout si nécessaire.

Son tatouage au visage ressort davantage sous la lumière tamisée du salon. Je me surprends à le détailler quelques secondes. Si le maître espion numéro un de Raphaël est assis dans mon salon, c'est pour une raison précise. Il ne se déplace jamais par hasard. Je me demande ce que Dmitri a pu lui dire. Il me regarde toujours, avec bienveillance. Je ne veux inquiéter personne. Il est vrai que je ne suis pas dans mon état émotionnel normal. J'ai dû mal à rire de nouveau, à sourire de nouveau et c'est quelque chose qui m'effraie. D'abord à moi-même, à ma mère, à mes amis mais je veux me centrer sur moi-même. Je ne veux pas que les autres viennent me voir parce qu'ils ont peur pour moi. Ce n'est pas ce qu'ils doivent penser, de la pitié, je déteste ça. Je suis dans une phase étrange liée à cette fichue chute dans les airs, ça m'a perturbé sur le moment et ça me perturbe encore. Pour y palier, je rempli des carnets de notes et d'informations en tout genre pour alléger ma conscience.

Ses ailes noires sont repliées dans son dos. Même étant un ange, personne ne peut dire le contraire on ne peut s'empêcher de les regarder. Les ailes sont quelque chose de fascinant. Elles intriguent les humains c'est incroyable, les vampires les envient parfois mais leur odeur sont irrésistibles, ce qui donne une sorte d'égalité. Nous regardons tous quelque chose chez l'autre, peut-être pour y déceler une différence, une force, un point commun ? Jason a une aura qui le différencie des autres. Une âme qui lui ai propre et l'une des plus fidèle que j'ai rencontré dans ma vie angélique. Mes ailes se sont un peu étalées sur le canapé, moi je les replie aussitôt. Jason a cette façon de prendre soin de quelqu'un en faisant de petites attentions qui font plaisir aux yeux des autres. Elles feront la différence parmi d'autres qui ne le seront pas à vos yeux. Venir chez moi ce matin par exemple est l'une de ces choses importantes.

« Je ne suis peut-être pas la personne que tu souhaites voir ce soir... ».

Je suis surpris parce ce que dit Jason. Il ne doit pas penser ça, en aucun cas. Il ne devrait même pas le dire à voix haute.

« Ne dis pas ça » dis-je directement.

« Il est évident que tu n'as pas envie de parler. Quelque part, je ne t'en veux pas. C'est difficile et je le conçois. J'ai juste envie de t'aider un peu ».

« Je ne suis peut-être pas la personne que tu souhaites voir ce soir... ».

Je me répète cette phrase en silence.

« Il est évident que tu n'as pas envie de parler de ce qu'il t'arrive. Quelque part, je ne t'en veux pas. C'est difficile et je le conçois. J'ai juste envie de t'aider un peu ».

Ces mots me font écho. Je ne sais pas mentir. Je ne sais pas comment on fait. Des gens vont trouver ça étrange mais c'est vrai.

Évidemment que j'ai envie de crier que ça ne va pas. À part alléger ma conscience, la situation restera identique. Crier ma colère face à la Cascade, crier ma colère face à l'Archange de Chine qui rêve de me voir épingler sur son mur, crier ma tristesse de voir les changements opérer dans mon corps sans que je ne puisse agir. J'en ai envie. Mais je ne suis pas certain que ça soit utile. À part montrer mon désespoir, je ne sais pas en quoi ça va m'aider. Ce serait me montrer vulnérable au lieu d'encaisser sans arrêt les choses. Un point de vue.

J'encaisse.

Jason est toujours assis sur le canapé dans la même position. Il est patient. Il me tire les informations au compte goutte. S'il est venu chez moi, ce n'est pas pour se contenter d'aussi peu d'informations. Au quel cas, il a des espions partout dans le monde alors en savoir davantage sur moi lui ai aussi facile que de claquer des doigts. Il est capable d'envoyer un rapport à Raphaël, chose que je veux vraiment éviter. Autant lui parler directement moi-même, c'est la meilleure option. Il va finir par obtenir les réponses lui-même alors.

« J'ai autant envie de te voir que les autres ».

Je prononce cette phrase pour qu'il ne se contente pas d'entendre ce qu'il se dit dans les couloirs de la Tour ou pire du Refuge. Je suppose que d'autres anges en profitent pour faire circuler des rumeurs totalement infondées et hâtives à mon sujet. C'est ce que je déteste alors je vais donner ma version, ma vision des choses telle qu'elle est.

« Dis-moi honnêtement comment tu te sens ? ».

« Entier ».

La seule chose qui me vienne à l'esprit.

En me levant pour me diriger dans la cuisine, j'acquiesce de la tête et je mets en place ce que je voulais éviter jusqu'à présent: fuir. Ridicule. Le laisser quelques minutes dans mon salon, dans l'incompréhension comme une âme en peine alors que c'est moi l'âme en peine, me fait mal au cœur. Jason doit être rassuré. Ce n'est plus à moi de rester dans mon coin et si j'inquiète les autres, je me dois de les rassurer. J'ai bien compris que les Sept sont une famille et que si un membre est affecté par quelque chose, les autres membres le sont aussi. C'est un lien unique entre nous et je ne veux pas le voir s'effriter avec le temps. Je ne pensais pas que ce serait aussi prenant de dévoiler quelque chose. Pour certaines personne, parler d'eux est facile. Se confier est quelque chose de naturel alors que pour moi non. J'ai beau sourire, rire, ce n'est pas pour autant que j'accorde ma confiance facilement.

Quelques minutes plus tard, je reviens au salon avec deux verres de ma boisson spéciale, celle qui rend accro.

« Je ne sais pas ce que tu y mets mais c'est à tomber » dit-il en portant le verre à ses lèvres.

« C'est le secret. Tant que personne ne devine la recette, le secret est gardé ».

Je ne révèle pas ma recette, elle plaît beaucoup et on m'en réclame à chaque fête. Je la laisse fermenter avant histoire que tous les parfums se développent la nuit au frais. C'est une partie du secret. Je ne le dévoile pas en entier sinon on va copier la recette et je vais devoir mettre une clause pour les droits d'auteurs.

L'ange noir est énigmatique. Il tient son verre comme s'il était nerveux. Ses ailes reposent sur les coussins moelleux derrière lui.

« Tout ce qui me hantent l'esprit se trouve dans ce carnet » commençais-je par dire en mettant le carnet noir entre nous deux. « Tout y est répertorié depuis le début, tout ce que j'ai ressenti après la chute ».

Son regard vacille entre le carnet et moi. Plusieurs fois. Il effleure la couverture de ses doigts fins. Je ne sais pas si l'idée de le consulter lui vient en tête. Je suppose qu'il y trouverait les réponses aux questions qu'il se pose. Je ne préfère pas partager mes écrits avec une autre personne pour le moment, il se peut que je change d'avis.

« Tu t'y retrouves ? Je veux dire, c'est un exutoire pour toi d'écrire ? ».

« Autant que mes nuits blanches servent à quelque chose. Je suppose que tu es venu ici pour savoir, non ? Et tu as des espions pour obtenir des réponses ».

« Ce n'est pas la question Illium, je m'inquiète pour toi. Tous les Sept le sont ».

« Demande moi ce que tu veux » dis-je curieux de l'entendre.

Jason hésite.

Je me demande ce qui le rend si mal à l'aise.

Moi qui pensait qu'entre Sept, nous n'avions pas de sujet tabou. On ne se cache pas grand chose. Chacun de nous a son jardin secret, Jason et Aodhan les premiers. Nous avons pris l'habitude de communiquer quand ça ne va pas. Au lieu de tout garder dans nos cœurs, il vaut mieux en parler. En discuter apaise les tensions, les doutes et je pense que nous comprenons beaucoup de choses, les siècles d'existence aident je l'avoue. Je me surprends à le penser alors que je cache mes faiblesses derrière un sourire, qu'en ce moment c'est le cas je me réfugie chez moi autant que possible.

Jason comme les autres Sept peuvent me poser n'importe quelle question. Certains sujets sont plus compliqués à aborder parce qu'ils évoquent des vieux souvenirs, douloureux parfois et les raconter à nouveau peut faire mal. On essaye de se montrer bienveillants les uns des autres et on ne trahit pas les secrets confiés. La clef de la confiance. Pas d'inquiétude à avoir sur la confidentialité. Avec eux, ça reste entre quatre murs. Avec moi aussi, je ne veux pas que ce soit sans un sens. Ils ont confiance en moi. Je ne peux pas imaginer ne pas faire la même chose. Jason est venu jusqu'à chez moi. Jason a pris cette peine. Je me rentre cette idée à nouveau dans le crâne. L'ange aux ailes noirs n'insiste jamais pour connaitre une vérité. Soit il attend la réponse, peu importe le temps ou alors il se débrouille autrement et je ne veux pas avoir à faire à ses espions.

« Qu'est-ce que ça fait, de se sentir pris par une telle montée de fièvre ? La sensation de brûler en plein ciel, de perdre pied, de... ».

« Tomber ? ».

« Oui, tomber ».

« Fulgurant. J'ai été plus choqué des flammes, de la chaleur qui s'est répandue dans mes veines. Une bougie. La chaleur dans les veines et le pire, j'ai eu la sensation de me transformer en bougie. Plus la température augmentait, plus je pensais que mon heure était arrivée. Je devenais un feu d'artifice vivant. La gravité m'a attiré. Des étincelles. Je me souviens d'étincelles. Je me souviens des nuances de couleurs. Et des bras, les bras froids de Raphaël autour de moi ».

Il a laissé le carnet noir entre nous.

Il n'ose pas le toucher.

Sans faire attention au reste, le regard de Jason se pose sur moi visiblement attristé. Depuis ce soir, il m'arrive de briller. Tel une luciole. Ce qui est un peu gênant et troublant parfois car j'ai l'impression d'être une luciole, un objet radioactif, un ange radioactif. Très étrange. C'est un effet secondaire qui m'angoisse car je ne le connais pas. Tout qui m'intéresse est de redevenir l'ange que j'étais avant tout ça. C'est la seule chose qui compte. Je me rends compte que ça apparait quand je suis stressé.

À commencer par reprendre confiance en moi par exemple sera une première étape.

Mes mots semblent l'horrifier.

J'explique peut-être mal.

Vivre une expérience telle que la Cascade peut avoir de graves conséquences. Je ne prends pas mon cas pour unique car je ne suis pas et je suis loin d'être le seul à y avoir été confronté contre mon gré. Seulement, le lien avec Raphaël m'a sauvé la vie.

« Je préfère te poser la question plutôt que de lire tes notes, il est tard et je suis fatigué, un peu. J'ai envie de t'entendre le dire ».

Vivre soi-même les effets de la Cascade n'a rien avoir avec ce que l'on raconte dans les livres. La sensation de brûlure interne est la pire douleur au monde. On est pris par surprise de cette montée d'énergie qui ressemble à une forte de fièvre. Une fièvre meurtrière pour un ange n'ayant pas de lien de sang avec son Archange. On brûle comme une allumette en un claquement de doigt. L'idée de me consumer sous les yeux des autres anges à proximité et sous les yeux de Raphaël me révulse l'estomac. Certains détails dans les descriptions pour les âmes sensibles susceptibles de lire ces livres sont importants car sans eux, on n'a pas toute l'histoire. C'est l'une des raisons pour laquelle j'ai pris l'initiative de tout écrire dans un carnet. Pour garder une trace.

« D'accord, vas y pose une autre question » dis-je.

« Physiquement, je veux dire, tu ressens une différence ? ».

« Pas tellement, comme si je m'étais réveillé d'un sommeil profond sans avoir de souvenirs réels, c'est confus ».

« Mais les souvenirs resurgissent, pas vrai ? ».

« C'est pour cette raison que je les note. Je veux m'en rappeler. Je ne veux pas oublier...Jason. Je ne veux pas changer pour devenir quelqu'un d'autre » dis-je.

« Comme...Uram ? ».

Il a dit le nom.

Évidemment. Parfait exemple.

Je hoche la tête en guise d'approbation.

L'ange devenu incontrôlable. L'ange qui était promu à un destin fantastique d'Archange mais qui a vrillé au plus mal. Je pense à lui. On y pense tous. Comment il a pu briller à ce point pour tout retourner, il a brillé longtemps puisque je le regardais voler avec Aodhan, de nos yeux d'enfants, il était un modèle d'inspiration et nous n'étions loin d'être les seuls enfants à le penser, les adultes aussi le pensaient. Il volait avec Raphaël. Ils étaient comme les deux doigts de la main. Je ne peux me résoudre à suivre cette voie. Dérailler n'est pas dans mes plans.

Les larmes me montent aux yeux.

« Dmitri m'a averti de ton accident en plein ciel lors du trajet retour de ma mission. Je suis revenu aussitôt de Chine. Passer chez toi, m'assurer que tu ailles bien était obligatoire ».

Je le regarde sans réellement comprendre pourquoi il se tient plié alors que d'habitude, il se tient droit. Ses ailes se sont repliées alors que les miennes sont détendues. J'ai l'impression qu'il a envie de partir. Il reporte son verre à sa bouche. Il me regarde à nouveau un peu surpris. Il m'a écouté avec attention en essayant de rassembler les pièces du puzzle. Je vois bien le visage fatigué de Jason. Pas uniquement par ce que je viens de lui dévoiler depuis qu'il est dans mon salon mais par son voyage. Il a besoin de rentrer chez lui.

« Tu es là, c'est le plus important. Merci d'être là Jason, crois-moi ça signifie beaucoup et je vais bien, la preuve en est je suis en entier ».

« Encore heureux. Mahiya sera heureuse de savoir que tu es sur la bonne voie, elle avait envie de venir te voir quand tu dormais. Jessamy a recueillie et lui a donné le minimum d'informations à savoir car elle souhaite si tu es d'accord que tu lui racontes la suite ».

Même Mahiya s'est inquiétée.

Je suis touché par son soutien.

Et je ne m'attendais pas du tout à ce que sa copine veuille m'entendre dire la suite. À vrai dire, je ne saurais pas par quoi commencer, il y a beaucoup de choses. Le plus important à savoir est que je suis debout. Je vais faire un tri dans les infos et me créer un résumé. C'est une belle personne, soucieuse des autres et généreuse. Bien évidemment, j'aurais aimé dire à tout le monde que je me porte mieux moi-même plutôt que de me terrer chez moi et de voir les Sept au compte goutte. Dormir m'a fait beaucoup de bien. Et ensuite, j'ai eu besoin de me reposer chez moi. Me mettre en retrait chez moi est important, déjà pour digérer la situation, me remettre sur pied, tant physiquement que mentalement. Avancer doucement. Mais je lui reconnaissant bien entendu du soutien que l'on me porte.

Si je reste silencieux, ce n'est pas pour inquiéter les autres mais pour moi, me centrer sur moi, prendre du recul sur les derniers événements de ce mois horrible. Je me surprends moi-même et ce fut l'un des pires moment de ma vie. Et je ne peux pas me permettre de me renfermer sur moi-même cent cinquante ans, pas le peu de temps que m'accorde cette fichue Cascade. Tout se qui se passe autour de moi est indépendant de ma volonté. C'est justement le problème. On m'accorde du temps pour moi, de l'aide, notamment. La présence de Jason ce soir en est un exemple alors qu'il pourrait rentrer chez lui. Le connaissant, il prendrait mal ma réflexion. Je ne veux en aucun cas le vexer. Déjà, il culpabilise pour ne pas avoir été sur les lieux. Je ne veux pas lui faire plus de mal. Les conséquences risquent d'être plus importantes et forcément nos sens seront davantage aux aguets, ce n'est pas ce que je veux retenir. J'ai quand même un invité chez moi et au fur et à mesure de la conversation, j'ai l'impression de le déprimer.

« Remercie la pour moi » dis-je touché. « Je lui raconterais un peu plus à l'occasion ».

« Ce sera fait Campanule, elle en sera ravie ».

Je le remercie d'un nouvel hochement de tête.

Mahiya doit être rassurée.

Jason aussi.

Tous doivent l'être.

Le maître espion boit une nouvelle gorgée de ma boisson spéciale et repose le verre sur la table basse. Le mien est à moitié bu et reste sur la table basse du salon. Il doit se sentir un peu plus rassuré.

Tous s'inquiètent.

Après quelques secondes de silence, je repose mon verre sur la table. Je me mets à regarder la bouteille que j'ai ramené de la cuisine. Je ne vais pas remplir à nouveau mon verre pour la troisième fois, ce ne serait pas raisonnable. Je n'ai pas touché à un verre depuis un certain temps.

En ce moment, on n'a pas eu l'occasion de trinquer pour quelque chose de positif. Avec Lijuan, les effets de cette fichue Cascade, les enquêtes menées par la Guilde et nous, il y a eu beaucoup de travail. Dmitri a été envahi par l'administratif, Venin est parti sur le terrain pour aider Elena à suivre une piste potentielle pour une enquête et ainsi de suite. Penser pour une fois à quelque chose de positif est important et avec ma chute dans les airs qui m'a bien failli être fatale, je me rends compte du positif que l'on peut en tirer après en avoir bavé. Beaucoup de choses se sont mélangées dans mon esprit. J'ai été secoué dans tous les sens du terme. Ce soir, j'ai pensé à autre chose. Merci à mon ami aux ailes noires d'avoir pris la peine de passer du temps chez moi. D'ailleurs, je le vois poser son verre vide sur la table et commencer à se lever. Je le regarde se mettre debout, toujours assis sur le canapé.

« Je vais rentrer ».

Il est l'heure de clore cette visite qui m'a fait réaliser ma chance d'avoir une famille comme les Sept. Avec Jason, nous n'avons pas besoin d'argumenter beaucoup. Quelques mots suffisent et on se comprend sans problème. Je ne veux pas qu'il s'imagine que je l'apprécie moins que les autres, c'est horrible de le penser, les premiers mots qu'il a prononcé en arrivant à l'intérieur de la maison m'ont surpris pour ne pas dire un peu choqué. Je l'apprécie vraiment. Jason est moins démonstratif. Au premier abord, on est surpris par son tatouage, sublime en passant, qui recouvre la moitié de son visage mais on l'oublie vite. Il a un caractère solitaire, il faut s'y habituer, il faut apprendre à le connaître car quand il vous accorde sa confiance, c'est une personne sensible, attentionnée et loyale. Autrement dit, un ange génial.

« Ne pense jamais que tu n'es pas le bienvenue chez moi, tu es le bienvenue quand tu veux » dis-je quand il est à ma porte d'entrée. « Nous sommes les Sept tout de même ».

Pour la première fois depuis des lustres, Jason ose sourire. Un sourire franc. Un peu timide mais franc. Je l'attendais celui-là. Un sourire qui me touche vraiment. Il a besoin d'entendre qu'il nous ait indispensable parmi les Sept. Il est déjà au courant mais une piqure de rappel ne fait pas de mal. C'est important de le faire de temps en temps, pour le principe.

« J'y penserais ».

L'ange aux ailes noires s'envole aussi rapidement qu'il est arrivé devant la porte de chez moi.


Au début, ce chapitre était en deux parties, je l'ai rassemblé en une. Ce chapitre est particulier car on voit Jason, un ange énigmatique que j'apprécie beaucoup et qui est génial, il a une personnalité très intéressante. J'espère que vous aimerez le texte autant que j'ai aimé l'écrire. Bonne lecture !