Aziraphale n'avait jamais prêté attention aux paroles des humains, du moins, il ne s'était jamais soucié de ce que les humains pensaient de lui, sauf quand il craignait que l'un d'entre eux le reconnaisse en tant qu'ange, ce qui était rare, en fait, ça n'est jamais arrivé.
Mais aujourd'hui, c'était différent, on ne parlait pas de lui, en réalité, on parlait de Crowley.
Les deux immortels profitaient d'une journée calme, au milieu d'un parc qui accueillait aujourd'hui énormément de mondes. Il faisait beau et chaud, les oiseaux chantaient, les canards et les cygnes nageaient dans le lac, on ignore où était passé les oies. Des enfants courraient et criaient à en perdre la voix, des parents, fatigués, tentaient vainement de montrer qu'ils ne souffraient pas des caprices de leurs bambins. Des couples se tenaient la main, riant et souriant de bonheurs. Bref, c'était une journée presque parfaite pour Aziraphale.
Crowley avait proposé de lui prendre une glace à la fraise, au glacier qui s'était installé à quelques mètres d'eux. Il s'était donc levé avec sa nonchalance habituelle, se dandinant comme à son habitude et l'ange l'admirait secrètement, suivant les mouvements de ses hanches tandis qu'il s'éloignait. Dire que Crowley ne l'attirait pas physiquement serait un mensonge, depuis quelques temps, voire quelques années, Aziraphale ne pouvait s'empêcher d'observer discrètement le démon quand ce dernier ne le regardait pas. Il s'était toujours senti bien auprès de lui, il l'avait toujours trouvé très beau et peu importe les époques, Crowley avait un don pour se rendre de plus en plus magnifique, ce qui avait de quoi agacé parfois Aziraphale, car il devait toujours se contrôler pour éviter de se jeter sur lui ou de lui hurler des compliments.
Non, il se devait de garder un sang froid exemplaire et de contenir ses terribles sentiments qui pourraient perturber leur si longue amitié.
Tandis que Crowley attendait que le glacier s'occupe de sa commande, Aziraphale entendait alors deux hommes discuter non loin de lui, sur le banc voisin.
« Bordel, tu as vu le gars roux là-bas ?
- Ouais ?
- C'est une belle pute, n'est-ce pas ?
- Carrément, j'ai jamais vu un gars pareil. »
L'ange déglutit, les deux hommes avaient qualifié son partenaire de « pute » ? Il ignorait ce que ça voulait dire mais s'ils avaient associé l'adjectif « belle » à ce mot-là, c'est que c'était sans aucun doute un compliment.
« Attend, je vais lui parler, je vais peut-être obtenir un coup… »
L'un d'eux, un grand blond tatoué entièrement au bras droit, se leva et Aziraphale dut constaté qu'il était plutôt bien costaud, mère-nature l'avait accordé un physique digne d'un dieu grec qui ne laisserait pas indifférent. Pendant un instant, il hésita à rejoindre Crowley avant l'humain, mais il était curieux de savoir comment son ami réagirait face à lui.
Malheureusement, il était beaucoup trop loin de Crowley pour entendre quoi que ce soit. Ainsi, il vit l'humain s'approcher de Crowley et l'interpeller. Le démon se tourna vers lui, au début, confus, puis une conversation fut entamée. Aziraphale le vit alors sourire, hochant la tête plusieurs fois. L'humain se pencha dangereusement vers lui, ce qui rendit l'ange très nerveux, prêt à attaquer sa proie pour l'éloigner de son partenaire de toujours. Finalement, Crowley fit un geste qui signifiait un refus, ce qui soulagea subitement l'ange, qui se rendit compte que ses épaules étaient si tendus qu'il dut se détendre avec une inspiration.
L'humain retourna auprès de son compagnon.
« Raté, il n'a pas voulu…
- Comme si tout le monde allait t'offrir une une glace aussi facilement, ricana l'autre en se levant.
Puis, ils se déplacèrent, s'éloignant alors du banc.
A ce même moment, Crowley revint avec une glace à la fraise et l'autre à la vanille. Aziraphale ne put s'empêcher de se rappeler du jour où chacun de leurs camps les avaient enlevé alors qu'ils avaient échangé leurs corps. Aujourd'hui, ils rattrapaient ce jour.
« Je n'étais pas trop long, mon ange ? s'enquit le démon en revenant s'asseoir à ses côtés, lui tendant sa glace.
- Non, pas du tout, assura-t-il ravi d'avoir de quoi se mettre sous la langue, un peu frustré que Crowley ait pu parler avec un humain qui le trouvait « beau ».
Des questions à ce propos lui brulaient les lèvres, mais il avait trop d'égo pour oser demander au démon.
- Un humain m'a abordé, au fait, lança Crowley en léchant sa glace avec un peu trop de zèle qui fit frémir Aziraphale.
- Oh, pour te demander le chemin ? »
Le démon lui jeta un air moqueur, mais Aziraphale était ravi que ce soit lui qui aborde le sujet, il devait juste prétendre qu'il n'avait rien – espionné- vu.
« Il m'a…en quelque sorte dragué, corrigea Crowley.
- Dragué ?
- Oui, tu sais, il m'a dit que je l'intéressais et qu'il voudrait obtenir mon numéro pour qu'on se voit plus tard.
- Oh. »
Sa bouche était étonnement sèche, alors qu'il dégustait son rafraichissement.
« Il m'a quand même glissé son numéro de téléphone, continua Crowley en fouillant dans sa poche sortant un petit papier avec des chiffres dessus et quelques mots : « appelle si tu veux une bonne soirée ». Il le lui tendit et Aziraphale s'en saisit, fixant longuement le papier, ne sachant quoi dire, perturbé.
- Tu ne te rends compte qu'il m'a qualifié de « jolie », poursuivit le démon légèrement agacé en terminant sa glace, les humains n'ont vraiment aucun filtre, ils me surprendront toujours… »
L'ange interpréta sa réaction par le fait que Crowley était un démon, qui n'appréciait pas les compliments positifs le concernant. On avait souvent qualifié son ami de « mignon », « d'adorable » ou « gentil » et cela avait pour effet de l'énerver. Du point de vue de l'ange, il pensait qu'au contraire Crowley appréciait cela dans le fond, mais son honneur de démon l'empêchait de l'admettre. Et Aziraphale en profitait toujours pour taquiner son partenaire, se réjouissant intérieurement du comportement qui suivait.
- Eh bien, je trouve aussi que tu es une belle pute, lança alors Aziraphale tout en brulant le morceau de papier.
Il eut un silence soudain, voire étrange. Crowley se tourna vers lui, ouvrant la bouche, visiblement choqué, il pouvait voir malgré ses lunettes noires, ses yeux qui s'écarquillaient. Aziraphale cligna des yeux, surpris de sa réaction. D'habitude, il avait le droit à une exclamation scandalisée, protestant contre la qualification.
- Qu'est ce que tu as dit ? Je crois que j'ai du mal entendre, fit Crowley abasourdi.
- Hum, que tu es une jolie pute ? répéta l'ange gêné.
- Quoi ? »
L'exclamation du démon fit sursauter Aziraphale et des humaines autour d'eux jetèrent un coup d'œil vers eux. Crowley se redressa complètement, tout son corps tournait vers l'ange, qui avala difficilement sa salive, oubliant qu'il n'avait même pas terminé sa glace à l'eau, qui grâce à un miracle ne fondait pas.
« Une jolie « pute » ? Vraiment, mon ange ? s'écria Crowley.
- Je…Oui ? hésita-t-il incertain.
- Bon sang, je suis certain que tu ne sais même pas ce que ça veut dire, fit-il en secouant la tête.
- Ce…n'est pas un compliment ? réalisa alors Aziraphale blême.
- Non, je le crains, mon ange.
- Tu…n'es pas sérieux ?
- Totalement sérieux, tu viens littéralement de me traiter de « prostitué» et c'est en général une insulte. »
Devant sa soudaine pâleur et son embarras, Crowley éclata de rire, se tenant quasiment le ventre. Aziraphale se sentait stupide et complètement honteux. Il aurait du vérifier ce que ça voulait dire avant de le balancer à son crush occulte.
« Je…l'ai entendu par l'humain donc j'ai pensé qu'il te l'avait dit quand il est venu te parler, expliqua-t-il pour se justifier.
- Je pensais que tu savais au moins que ce mot existait, ça fait des siècles que ce terme est utilisé de façon péjoratif ! se moqua Crowley.
Il avait envie de se cacher sous terre, non, de se cacher au Ciel et de ne plus revenir, tellement il était embarrassé d'avoir osé insulter le démon qu'il aimait profondément. Il s'en voulait terriblement, jamais il n'avait ressenti une telle honte. Même quand il était dans des situations gênantes avec ses collègues angéliques, il n'avait pas ressenti un tel sentiment misérable.
Alors qu'il finissait sa glace à l'eau, tout en supportant les railleries de Crowley, il se promettait qu'il bannirait le mot « pute » (ou un synonyme) de son vocabulaire, dès qu'il rentrerait à sa librairie, il supprimera par miracle ce terme. Aucun humain ne le prononcera à l'intérieur de son sanctuaire.
Il semblerait que son silence, pendant sa réflexion, fut remarquée car Crowley lui tapota doucement le bras. Il tressaillit alors, sortant de ses pensées.
« Mon ange ?
- Je suis désolé, tu disais ? »
Crowley avait arrêté de rire et le regardait d'un air sérieux, presque inquiet, ce qui le toucha en plein cœur.
- Je ne t'en veux pas, tu sais, de m'avoir qualifié de « pute », déclara-t-il d'un ton qui l'apaisa, tu ne savais pas ce que ça veut dire.
- J'aurai du, j'aurai du savoir que…ce n'était pas correct. Je lis des livres, bonté divine, j'aurai du connaître au moins ce terme !
- Tu es un ange, je te rappelle, ces mots correspondent plutôt aux démons.
- Non, pas toi, tu n'es pas comme eux et… »
Il se tut brusquement, se rendant compte qu'il allait trop en dire à Crowley, se dévoilant entièrement concernant ses propres sentiments. Il balbutie quelques mots, se perdant dans ses phrases.
« Je veux dire…tu ne mérites pas qu'on t'insulte et…même si tu es un démon…jamais….
- Mon ange, arrête, soupira Crowley, on m'a déjà insulté de pire que ça.
- Vraiment ?
- Oui, vraiment, et je m'en fiche.
- Ça ne te dérange pas ?
- Nan, pas du tout. Je te l'ai dit, je suis un démon. Les insultes, c'est mieux que les compliments. »
Je ne suis pas gentil.
La conversation fut clos sur ce sujet, Crowley ayant reporté son attention sur les canards qui commençaient à se chamailler avec des cygnes sur l'étang qui se trouvait en face d'eux. Un attroupement se fit, ce qui l'irrita grandement. Aziraphale le remarqua et proposa une promenade, pour s'en éloigner. Crowley accepta facilement, ravi de ne plus voir les humains qui tentaient de déranger une petit guerre entre des canards et des cygnes.
Tout le long de leur promenade, traversant le parc, ils discutèrent de tout et de rien, plus de ce qu'ils allaient faire maintenant qu'ils n'avaient plus de camps, de compte rendus ou de bénédiction ou de tentation. Crowley avait exprimé son envie de parcourir le monde avec ses plantes, ce que Aziraphale trouvait dans le fond ridicule car il préférait que son démon soit près de lui.
Alors qu'ils marchaient, on interpella Crowley de façon vulgaire.
« Putain, tu t'es trouvé un autre coup alors ? lança un homme qui n'était autre que celui qui avait tenté de draguer Crowley quelques minutes auparavant. Cette fois, il était seul, son compagnon semblait être parti.
- Quoi ? fit le démon contrarié.
Aziraphale s'était arrêté, restant en retrait, son corps se préparant malgré lui à attaquer l'humain.
- Espèce de pute, tu as dit que tu n'étais pas intéressé, c'est juste parce que tu t'es trouvé un autre ? Qu'a-t-il de mieux que moi ?
- Dégagez, rétorqua Crowley en lui faisant signe de partir.
- T'es qu'une sale pute ! »
L'homme attrapa la main vers le démon, pour le ramener à lui. Crowley s'apprêta à claquer des doigts pour sortir de cette situation. Avant même qu'il ne fasse quoique ce soit, l'humain s'immobilisa, puis hurla de douleurs, le relâchant et portant ses deux mains entre ses jambes, sautillant sur place.
« ça brûle, putain, ça brûle ! s'écria-t-il en courant dans tous les sens tout en s'éloignant d'eux.
Crowley cligna des yeux, déconcerté car il était certain qu'il n'avait jeté de miracles sur l'humain. Il jeta alors un œil à Aziraphale qui paraissait avoir voulu se mettre en retrait. Il avait tort. Tout sur l'ange montrait qu'il était responsable du malheur de l'humain. Ses traits étaient figés, ses yeux bleus si doux étaient devenus froids et durs. Son corps avait un maintien beaucoup trop droit et tendu et il cachait ses mains dans son dos.
« Tu as fait ça ? s'étonna le démon en pointant l'humain qui continuait sa trajectoire loin d'eux.
- Fait quoi ?
- Tu sais très bien de quoi je parle, mon ange.
- Il semblerait.
- Pourquoi, j'allais le faire, c'est mon travail de…
- Il t'a insulté.
- Mon ange, je t'ai dit que…
- Et il t'a touché. »
Le démon resta médusé devant ces derniers paroles. Aziraphale avait été honnête. Au départ, quand l'humain avait insulté, il avait juste l'intention de lui faire perdre la mémoire pour résoudre ce problème, mais quand il avait attrapé le démon, l'ange avait vu rouge et n'avait pas supporté ça. Il ne travaillait plus pour le Ciel, il n'avait donc de compte à rendre à personne, donc il s'était permis un méfait. Il avait donc brulé les testicules de l'homme sans aucune compassion pour lui.
« Pourquoi …commença Crowley.
- Il t'a touché alors que tu ne l'as pas autorisé, répliqua Aziraphale irrité.
- Tu sais que j'aurai pu me défendre moi-même ?
- Je sais.
- Va-t-il s'en sortir ?
- Il va souffrir pendant 5 ans d'une inflammation, ensuite, il aura des séquelles qui nécessiteront quelques opérations, répondit l'ange tranquillement.
- Bon sang, tu es vraiment un bâtard, ricana le démon.
- Je sais, c'est pour ça que tu m'aimes bien. Tu viens, on rentre ? »
Aziraphale se détourna de lui, se dirigeant vers la Bentley. Heureusement qu'il ne regardait plus Crowley, sinon, il aurait pu voir son expression déconfite sur son visage complètement rouge.
Bâtard d'ange.
