Cette fic est écrite dans le cadre de la 82ème nuit écriture du FoF (Forum Francophone) pour le thème "Gris". Le FoF est un forum regroupant tous les francophones de ffnet où l'on peut discuter, demander de l'aide ou s'amuser entre nous. Le lien se trouve dans mes favoris. Rejoignez-nous !
Note de l'auteur : Cette idée me trottait dans la tête depuis un moment, je suis contente d'avoir pu profiter d'un des thèmes de la nuit pour l'écrire. N'hésitez pas à me laisser vos impressions !
Saint-Pétersbourg, c'était gris. Il avait toujours remarqué à quel point les immeubles lui paraissaient ternes, sans vie, surtout à cette période de l'année, quand la neige sale et fondue s'ajoutait au décor. Victor frissonna et remonta sur sa tête la capuche de sa veste de survêtement. Au moins, avec la fermeture remontée au maximum et ses cheveux longs plaqués dans son cou par le vêtement, le froid ne parvenait plus jusqu'à sa nuque. Comment avait-il pu en arriver là ? Il savait qu'il devrait rapidement trouver un endroit abrité où passer la nuit et qu'à ce moment-là, il pourrait s'attarder sur cette question. Ses jambes le portaient toutes seules sur le trottoir. Une minuscule ruelle attira son regard sur sa droite et il s'y engouffra. Les murs des immeubles bloquaient le vent et la sortie du chauffage d'une boulangerie avait fait fondre complètement la neige, laissant un bout de trottoir à peine humide. Victor se laissa tomber dessus, posant à côté de lui le sac à dos qui regroupait désormais tout ce qu'il possédait. Les événements de la journée l'avaient épuisé et la peur l'avait empêché de ressasser cette question dans sa tête : Comment avait-il pu en arriver là ? Comment avait-il pu se retrouver dans la rue, à 13 ans, à chercher un endroit un peu abrité où passer la nuit, essayant de se protéger du froid avec sa veste du centre d'entraînement de Yakov ? Il ferma les yeux et revit ses souvenirs défiler.
Tout avait commencé six mois auparavant, quand Yakov lui avait proposé de signer un contrat pro. De ne plus faire de patinage par passion mais par métier, de rejoindre l'équipe nationale de Russie. Il avait hésité. Il adorait patiner et adorait l'idée de passer sa vie entière sur la glace, mais il ne se voyait pas tout plaquer pour ça. Abandonner son école, son père, les rares amis qu'il avait pour vivre désormais exclusivement dans le centre d'entraînement. Yakov lui avait dit de prendre son temps pour y réfléchir. Victor était forcé d'admirer sa patience, cela faisait maintenant six mois qu'il attendait qu'il lui donne une réponse. Son père avait vu la proposition d'un mauvais œil, lui non plus n'aimait pas cette idée de tout abandonner. Son père ne voyait pas grand-chose d'un bon œil, de toute façon. Victor s'était habitué aux réflexions permanentes, aux commentaires sur son attitude, sur son physique trop féminin, sur ses cheveux longs qu'il refusait catégoriquement de couper.
Ce sujet avait été une source de conflit permanent avec son père, mais c'était un mois plus tôt qu'un courrier de son école avait mis le feu aux poudres. Victor fréquentait depuis plusieurs semaines un autre garçon de l'établissement, Boris, qui avait deux ans de plus que lui. Ils essayaient de rester discrets, mais des élèves avaient fini par les surprendre en train de s'embrasser dans un couloir qu'ils pensaient désert. La rumeur s'était répandue en un instant, niée en bloc par Boris qui ne lui avait plus adressé la parole depuis ce jour là. L'homosexualité avait beau ne plus être un crime depuis quelques années, elle restait extrêmement mal vue et s'afficher ostensiblement avec une personne du même sexe demeurait une abomination pour la plupart des personnes. L'affaire était remontée jusqu'à la direction de son école, qui avait envoyé un courrier à son père en lui décrivant les faits et en lui rappelant que l'affichage d'une telle relation ne pouvait rester impunie, justifiant le fait qu'il était convoqué en conseil de discipline. Victor n'avait même pas essayé de se défendre, il savait que la décision du conseil était prise avant même qu'ils ne se soient réunis. Renvoi définitif. Deux mots, qui avaient suffi à plonger son père dans une colère folle une fois rentrés chez eux. Il ne l'avait encore jamais vu comme cela auparavant. Son père hurlait, le traitant d'horreur, de honte de la nature, le giflant encore et encore, continuant à coups de pieds lorsque Victor s'était effondré au sol. Pour la première fois de sa vie, il avait eu peur. Sérieusement peur. Il ne pouvait pas rester là à attendre qu'il se calme, il finirait par le tuer. Il était toujours au sol, recroquevillé contre le mur face à son père quand il avait trouvé la force et la présence d'esprit de se dégager, utilisant la souplesse acquise par ses années d'entraînement pour se glisser hors de sa portée, attrapant rapidement son sac de patinage resté à côté d'eux avant de s'enfuir de la maison.
Et, à présent, il était là. Recroquevillé sur un trottoir dans cette ville trop grise, trop terne, trop froide, sonné par les événements de la soirée et par les coups de son père. Il était soulagé d'avoir eu le temps d'attraper son sac, il avait pu retrouver sa veste, frappée par le logo du centre d'entraînement, qui le protégeait un peu du froid. Est-ce que ça lui suffirait pour passer la nuit ? En décembre, les températures chutaient souvent en dessous de zéro… Il secoua légèrement la tête. Ce n'était pas comme s'il avait le choix. Il n'avait plus de famille, plus de maison, plus d'école, nulle part où se réfugier. Le lendemain, il pourrait se pointer à la patinoire pour son entraînement du matin, comme d'habitude, et pourrait même profiter de la chaleur du complexe et des douches chaudes des vestiaires. Dans quelques heures. S'il survivait à la nuit. Il se recroquevilla un peu plus contre la sortie du chauffage de la boulangerie et ferma les yeux.
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- Victor ? VICTOR !
Quelqu'un le secouait par l'épaule en l'appelant, le ton de plus en plus paniqué au fur et à mesure qu'il répétait son prénom. Il ouvrit lentement les yeux et frissonna violemment en ressentant à nouveau le froid glacial qui le paralysait. La nuit semblait être tombée depuis longtemps, la ruelle uniquement éclairée par un réverbère qui lui permettait de dévisager les trois personnes devant lui. Il ne connaissait pas le couple qui se tenait en retrait à quelques mètres d'eux, mais Yakov était accroupi devant lui, le secouant pour le réveiller.
- Yakov… murmura-t-il, les yeux encore plissés par le sommeil.
- Bon sang, Victor, qu'est-ce que tu fais là ? rugit son coach. Tu étais en train de mourir de froid !
Qu'est-ce que tu fais là ? Il n'avait pas le courage de se replonger dans les souvenirs des événements qui s'étaient enchaînés depuis plusieurs semaines, il se contenta d'aller à l'essentiel.
- Mon père m'a mis dehors. Je sais pas où aller.
Yakov grommela quelque chose d'incompréhensible avant de se retourner vers le couple derrière eux.
- C'est bon, je m'occupe de lui. Merci infiniment.
Ils acquiescèrent et s'éloignèrent en leur jetant un dernier regard inquiet. L'esprit encore embrumé, Victor demanda :
- Qui c'était ?
- Ils t'ont retrouvé en train de dormir ici. En voyant ta veste, ils ont préféré m'appeler directement plutôt que de prévenir la police. Tu as eu de la chance qu'ils soient là. Tu ne pouvais pas m'appeler plus tôt, au lieu de passer la nuit dehors ?
Victor ne répondit rien et Yakov soupira :
- Allez, viens.
Son coach enleva son propre manteau et le lui passa sur les épaules, l'aidant à se relever et le guidant jusqu'à sa voiture garée un peu plus loin. Yakov le fit monter sur le siège passager et augmenta le chauffage au maximum pendant qu'il roulait. Les vagues de chaleur et le bercement de la voiture l'emportaient, l'obligeant à lutter contre le sommeil. Yakov se gara devant un immeuble. Il le fit entrer dans son appartement et lui déplia rapidement le canapé-lit du salon. Lui sortant deux couettes épaisses et un oreiller, Yakov souffla :
- Essaie de te reposer. Et on réfléchira à une solution demain.
Victor acquiesça d'un hochement de tête et murmura :
- Merci…
- Je t'en prie.
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Victor se réveilla avec la sensation de ne jamais avoir aussi bien dormi. La lumière du jour, visiblement levé depuis longtemps, illuminait l'appartement. Quelle heure était-il ? Il était censé commencer son entraînement à six heures du matin, pour les deux heures qu'il faisait habituellement avant de partir en cours, il l'avait forcément raté. Il se redressa et une feuille posée en évidence sur la table basse du salon attira son regard. Il déchiffra l'écriture de Yakov.
Je suis à la patinoire pour donner les cours du matin, je reviens à 12h30. Pas d'entraînement pour toi aujourd'hui, reste au chaud et repose-toi. N'hésite pas à te servir dans le frigo si tu as faim.
Ces quelques mots, pourtant banals au possible, touchèrent directement Victor. En treize ans, il ne se souvenait pas d'avoir vu son père aussi prévenant et préoccupé par lui que Yakov. La matinée était déjà bien avancée, il n'avait qu'une heure à attendre avant le retour de son coach. Il ne fit pas grand-chose, se contentant de replier le canapé-lit sur lequel il avait dormi et de ranger les couvertures, mais il réfléchissait. Comment en était-il arrivé là ? Qu'est-ce qu'il allait devenir désormais ? Quand son coach revint, il avait pris sa décision. Yakov se précipita vers lui.
- Comment tu vas ? s'inquiéta-t-il.
- Mieux. Merci. Yakov ?
- Qu'est-ce qu'il y a ?
Victor prit une inspiration avant de reprendre :
- Est-ce que ta proposition de signer un contrat pro tient toujours ?
- Bien sûr, répondit lentement Yakov. Mais je ne veux pas que tu l'acceptes sur un coup de tête.
- Ce n'est pas un coup de tête, assura Victor. La seule chose qui me dissuadait d'accepter, c'était de perdre tout ce que j'avais. Mais je crois que c'est déjà fait, désormais…
Yakov resta silencieux quelques secondes avant d'acquiescer.
- Tu es mineur, tu ne peux pas signer ce contrat sans l'autorisation de ton père, fit-il remarquer.
- Si ça lui promet que je sortirai définitivement de sa vie, il acceptera, assura Victor.
- Dans ce cas…
Quelques heures plus tard, ils remontèrent dans la voiture de Yakov. Son coach lui avait interdit de prendre ses affaires, insistant pour qu'il prenne une journée de repos avant de recommencer à s'entraîner. Les rues de Saint-Pétersbourg étaient toujours aussi grises, froides, délavées. Déprimantes. Ils entrèrent dans le centre d'entraînement, vivement éclairé par les néons, les tenues multicolores des patineuses qui s'entraînaient illuminant la piste. Finalement, il y avait tout de même un endroit de cette ville qui était un peu moins gris… Un pâle sourire se dessina sur le visage de Victor. C'était le seul endroit à ne pas être gris, mais c'était l'endroit où il était censé passer le reste de sa vie. Ça lui convenait. En voyant les couleurs resplendissantes du complexe, il fut persuadé qu'il avait pris la bonne décision. Yakov se rapprocha de lui et murmura, trop bas pour que quiconque d'autre puisse l'entendre :
- Bienvenue à la maison.
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