Cette fic est écrite dans le cadre de la 85ème nuit écriture du FoF (Forum Francophone) pour le thème "Enfer". Le FoF est un forum regroupant tous les francophones de ffnet où l'on peut discuter, demander de l'aide ou s'amuser entre nous. Le lien se trouve dans mes favoris. Rejoignez-nous !
Avertissement : Cet OS est beaucoup plus sombre que les autres de ce recueil. Il contient entre autres des propos et actes homophobes, et des allusions à de la violence pour la même raison. Je conseille donc aux âmes sensibles de s'abstenir.
- Recommence ! Tes jambes plus souples !
L'ordre de Yakov avait claqué. Appuyé contre la balustrade de la patinoire, Yuri regardait le coach russe entraîner Victor. Après son retour réussi lors des championnats nationaux de Russie, il préparait les épreuves du Grand Prix sous la surveillance intransigeante de son entraîneur. Il avait l'impression que cela faisait des dizaines de fois qu'il lui faisait refaire son quadruple lutz, les réprimandes pleuvant à chaque fois. Il était évident que Victor était à bout de forces, ses jambes tremblant de plus en plus violemment. Après un énième saut sur lequel le patineur ne parvint pas à se réceptionner correctement, Yakov soupira :
- Allez, ça suffit. Tu n'es pas en état d'y arriver ce soir, on le reprendra demain matin.
Victor se contenta d'acquiescer d'un rapide hochement de tête, peinant à reprendre sa respiration. Il rejoignit lentement le bord de la patinoire, où Yuri l'attendait.
- Ça va ? s'inquiéta le japonais. Tu as l'air épuisé…
Victor releva la tête vers lui, lui adressant un sourire rassurant.
- Ça va aller. Je suis plus aussi jeune qu'avant, c'est tout… Tu mets tes patins ? On a encore ton propre entraînement à voir !
Depuis leur retour ensemble à Saint-Pétersbourg, le russe jonglait entre sa profession de patineur et son rôle de coach personnel de Yuri, alternant leurs entraînements plusieurs fois dans la journée pour qu'ils puissent progresser en même temps. Yuri haussa les sourcils :
- Tu es sûr ? Ça ne me dérange pas, hein ! Mais… Tu es épuisé…
- Victor, intervint Yakov. Rentre te reposer, plus de patinage pour toi aujourd'hui. Je peux entraîner Yuri pour ce soir.
Victor sembla hésiter mais Yuri acquiesça d'un hochement de tête, cherchant à le persuader d'accepter.
- OK. Merci Yakov…
- Je t'en prie. Allez, file ! ordonna-t-il.
Yuri effleura la main de son petit-ami et renchérit :
- Ne m'attends pas pour dormir.
- Ça marche. A tout à l'heure.
Il l'embrassa furtivement avant de rassembler ses affaires pour sortir du complexe pendant que Yuri enfilait ses patins.
Yuri sortit du Palais des Glaces trois heures plus tard, les jambes courbaturées et la tête baissée. Les entraînements de Yakov avaient beau être efficaces, ils n'en restaient pas moins violents et épuisants. Il comprenait parfaitement que Victor commence à ne plus tenir le coup, lui-même avait lutté pour tenir jusqu'à la fin et il avait encore quatre ans de moins que son petit-ami.
Les mains plongées dans les poches de son manteau pour se protéger du froid, il marchait rapidement. La nuit était tombée depuis longtemps et les hivers en Russie étaient largement plus froids qu'au Japon. Heureusement, l'appartement de Victor n'était qu'à dix minutes de marche de la patinoire, même le russe ne prenait pas sa voiture pour y aller. Alors qu'il tournait à l'angle d'une rue, il eut la désagréable sensation qu'il était suivi. Un groupe de trois personnes marchaient à quelques mètres de lui, se rapprochant rapidement. L'un d'eux l'interpella et Yuri les interrogea du regard. L'homme qui avait parlé reprit une longue phrase. En russe. Même si Yuri commençait à maîtriser quelques mots de cette langue, il était encore loin de pouvoir tenir une conversation, surtout si ses interlocuteurs parlaient rapidement. Mais, en l'occurrence, son cœur s'accéléra sous le coup de la frayeur. Il n'avait pas compris chaque mot, mais avait reconnu son propre nom suivi de la mention « patineur pédé ».
Depuis leur vidéo en duo, Yuri et Victor avaient largement été critiqués en Russie, la majorité du pays ayant encore beaucoup de mal avec l'homosexualité. Ils avaient reçu de nombreuses insultes et menaces sur les réseaux sociaux et, si Victor ne semblait pas y faire attention, lui-même ne pouvait s'empêcher de les lire. Il se souvenait trop bien de chaque message leur promettant de les tuer dès qu'ils en auraient l'occasion. Comme pour confirmer ses soupçons, l'homme qui l'avait interpellé leva son poing, s'apprêtant à le frapper au visage. Par réflexe, Yuri se protégea de son bras. Les deux autres hommes cherchèrent à l'immobiliser mais il se jeta par terre et, grâce à ses réflexes et sa souplesse acquise lors de ses années de patinage, il parvint à rouler derrière eux et à se relever, partant en courant.
Il n'avait pas besoin de se retourner pour savoir que ses trois agresseurs le poursuivaient, il les entendait distinctement derrière lui. Heureusement qu'il sortait de l'entraînement. Son cœur n'avait pas encore repris son rythme normal et il n'eut pas de problèmes à accélérer rapidement, aidé par l'adrénaline et la boisson énergisante qu'il avait bue une heure avant. Malgré cela, il ne parvenait pas à les semer. Où pouvait-il aller ? Il ne connaissait aucun endroit où se cacher et, même s'il parvenait à rejoindre l'appartement de Victor, il n'aurait jamais le temps de taper le digicode de la porte d'entrée avant qu'ils ne le rattrapent. Ses jambes continuaient à le porter malgré ses courbatures mais il sentait qu'il ne tiendrait plus longtemps, il était trop fatigué. Alors qu'il entendait ses agresseurs réduire la distance entre eux, une voix hurla :
- Yuri ! Viens !
Il releva la tête. Quelques mètres plus loin, Yurio était devant un immeuble, tenant la lourde porte en l'attendant. Il n'avait même pas remarqué qu'il avait pris sans y réfléchir la direction de l'appartement du jeune russe. Remotivé et soulagé, il parvint à accélérer à nouveau pour rejoindre le blond, qui ferma la porte de l'immeuble derrière lui, quelques secondes avant que les agresseurs ne les rejoignent. Ceux-ci essayèrent de rouvrir la porte mais seul un badge permettait à présent de la déverrouiller.
- Viens ! répéta Yurio.
Il l'entraîna vers les étages, gravissant rapidement les marches jusqu'à son appartement. Yuri ne s'arrêta que lorsque le russe eut refermé à clé la porte derrière eux. Penché en avant, les mains sur ses genoux, il luttait pour reprendre sa respiration. Il finit par se redresser légèrement pour dévisager Yurio.
- Je suppose que… Que je te dois une fière chandelle… haleta-t-il en reprenant son souffle.
- Laisse tomber, ces types t'auraient massacré. T'as eu de la chance que je vous ai vus au moment où je fermais mes volets. Tu vas bien ? Où est Victor ?
- Chez nous, il était rentré plus tôt.
- Tu ne vas pas pouvoir rentrer ce soir, ces types risquent de te retomber dessus, fit remarquer Yurio. Passe la nuit ici.
- OK. Je… Je vais prévenir Victor.
Il sortit son téléphone mais eut une seconde d'hésitation. Son petit-ami était épuisé trois heures auparavant et Yuri lui-même lui avait dit de ne pas l'attendre pour dormir. La sonnerie le réveillerait, s'il l'appelait, il le savait pertinemment. Et il ne voulait pas le réveiller pour l'inquiéter inutilement. Il écrivit rapidement un SMS : « Je suis chez Yurio, je t'expliquerai demain pourquoi. Bonne nuit. ». Victor verrait le message dès qu'il se réveillerait et ne s'inquiéterait pas, au moins.
Il suivit Yurio qui lui désigna une chambre d'ami, dont il avait déjà déplié le clic-clac. Yuri s'assit sur le lit, soupirant de soulagement quand ses jambes arrêtèrent de le porter.
- Tu as besoin d'autre chose ?
- Ça va aller, je… Merci Yurio. Merci infiniment.
- Me remercie pas, porcelet. C'est la moindre des choses. La Russie est un véritable enfer pour les gays, je pensais que tu t'en serais rendu compte.
- J'avais remarqué… grommela Yuri.
Ils continuèrent à discuter encore un moment avant que Yurio ne lui souhaite une bonne nuit. Yuri s'allongea sur le lit, cherchant à se remettre des événements de la soirée. Victor n'avait pas répondu à son SMS, preuve que Yuri avait prit la bonne décision : s'il avait été réveillé, il lui aurait répondu aussitôt. Autant le laisser dormir. Et en faire autant, désormais.
La sonnerie de son téléphone l'arracha au sommeil. Il ne savait pas quelle heure il était mais la lumière qui filtrait au travers des volets lui indiqua que le jour commençait à se lever. Il pensait que Victor l'appelait après avoir vu son message, mais fut surpris de voir le nom de Yakov s'afficher sur l'écran. Fronçant les sourcils, il décrocha :
- Allo ?
- YURI ! rugit Yakov. Tu es où ?
Surpris par le ton agressif du coach, il balbutia :
- Je suis chez Yurio… J'ai pas pu rentrer chez moi hier… Pourquoi ?
Il entendit distinctement le coach soupirer de soulagement à l'appareil avant de reprendre :
- J'arrive tout de suite. Ne bouge pas de chez lui en attendant !
Il raccrocha avant que Yuri n'ait pu poser d'autres questions. Dubitatif devant l'attitude de Yakov, Yuri se leva et s'habilla, rejoignant Yurio dans le salon.
- Yakov a dit qu'il arrivait, il voulait savoir où j'étais…
- Yakov ? Qui arrive ici ? Il est censé entraîner les juniors à cette heure là… Qu'est-ce qui lui ferait annuler ses cours ?
- Je sais pas, mais il avait l'air paniqué…
Les deux Yuri continuèrent à s'interroger mais n'eurent pas l'occasion de discuter longtemps. La sonnette de l'appartement retentit et, après avoir jeté un œil par le judas, Yurio ouvrit à Yakov qui se précipita sur le japonais.
- Yuri, bon sang ! Tu vas bien ? Je croyais que tu avais été agressé hier soir ?!
- Oui, mais… J'ai pu m'échapper mais…
Le souffle de Yuri ralentit subitement.
- Yakov… Comment vous savez ça ?
Yakov eut une seconde d'hésitation, semblant chercher ses mots. Il finit par reprendre lentement :
- Tu… Tu n'étais pas leur seule cible, hier soir.
- Quoi ? rugit Yurio.
Yuri pâlit subitement pendant que Yakov reprenait :
- Victor a également été agressé en sortant de l'entraînement. Il a eu moins de chance que toi. Des passants l'ont retrouvé ce matin, il était encore évanoui dans la rue. Il a été transféré à l'hôpital et les médecins m'ont appelé, je suis encore renseigné comme sa personne à prévenir en cas d'urgence.
Yuri sentit ses jambes arrêter de le porter et il tomba sur la chaise la plus proche. Comment avait-il pu penser que Victor était simplement rentré chez eux ? Son petit-ami était épuisé en sortant de la patinoire, il n'avait pas la moindre chance d'échapper à ses agresseurs... Pourquoi n'avait-il pas essayé de l'appeler, au moins pour s'assurer qu'il allait bien ? Ce fut Yurio qui reprit ses esprits en premier :
- Comment il va ? Qu'est-ce qu'ils lui ont fait ?
- Physiquement, il devrait s'en remettre. Mais il est sous le choc. Il a été tabassé et… Et vu l'état de ses vêtements et de son corps, probablement violé.
Yurio déglutit difficilement pendant que les yeux de Yuri s'agrandissaient d'horreur. Yakov reprit lentement :
- Apparemment, ses agresseurs lui ont répété que d'autres d'entre eux s'occupaient de toi, Yuri. Quand il s'est réveillé, il m'a supplié de te retrouver. Il était persuadé que tu avais subi la même chose et que tu étais encore quelque part à avoir besoin de secours.
- Je… Je peux aller le…
Yuri ne parvenait même plus à articuler tellement il était sous le choc. L'horreur et la culpabilité l'envahissaient, lui faisant répéter la même question dans sa tête : Pourquoi ne l'avait-il pas appelé hier soir ? Yakov parut comprendre ce qu'il voulait dire.
- C'est pour ça que je suis là, je venais te chercher pour t'emmener le voir. Je lui ai promis que je revenais avec toi.
S'obligeant à respirer lentement, Yuri se releva sur ses jambes tremblantes pendant que Yakov s'adressait à Yurio :
- Ne m'en veux pas, mais je ne te propose pas de venir. Il a besoin de calme.
- C'est bon, je comprends. Je le verrais quand il sera sur pieds.
Yuri sortit de l'immeuble avec Yakov et monta dans sa voiture. Ils atteignirent l'hôpital en quelques minutes et le coach le guida jusqu'à la chambre de Victor. Ils frappèrent légèrement et entrèrent. Le souffle de Yuri se figea dans sa poitrine.
Une perfusion branchée à son bras délivrait au goutte à goutte un liquide transparent et des capteurs posés sur son torse permettaient d'afficher son rythme cardiaque sur un écran à côté du lit. Victor était couvert de blessures plus ou moins importantes. L'une de ses arcades sourcilières était refermée par des points de suture, au-dessus de son œil au beurre noir. Un large pansement recouvrait sa tempe, sans dissimuler totalement l'ecchymose violette en dessous. Plusieurs hématomes et coupures parsemaient son visage et son corps et l'un de ses bras était immobilisé contre lui par une écharpe. Son haut de pyjama, légèrement relevé pour laisser les capteurs passer dessous, laissait le haut de ses hanches dévoilé, permettant à Yuri de deviner une multitude de bleus et de marques de doigts qui s'étaient enfoncés dedans. Mais ce qui choqua le plus le japonais fut le regard de Victor. Si celui-ci s'était légèrement éclairé en le voyant entrer, il était loin d'avoir cet éclat qu'il avait en temps normal. Son regard bleu-vert était sombre, traumatisé… Brisé.
- Victor ! Comment tu te sens ?
Yuri se rapprocha rapidement de lui et voulut lui prendre la main mais Victor retira son bras par réflexe, empêchant son petit-ami de le toucher.
- Vitya… murmura-t-il, la voix serrée.
- Excuse-moi. Je… Ça va aller.
Sa voix était rauque, tremblante, et contrastait horriblement avec ses paroles. Il grimaçait en parlant, semblant souffrir des hématomes qui couvraient sa mâchoire. Il était plus qu'évident qu'il était loin d'aller bien.
- Victor, je suis tellement désolé… murmura Yuri, les larmes aux yeux. Je… J'aurais dû m'assurer que tu étais rentré, j'aurais dû t'appeler…
- C'était… Pas de ta faute… Tu n'as rien, c'est... Le principal.
Victor avait du mal à parler et Yuri ne répondit rien pour le laisser se reposer. Les paroles de Yurio la veille lui revinrent en tête. La Russie est un véritable enfer pour les gays. Il réalisait seulement maintenant à quel point. Victor vivait dans ce pays depuis toujours et son regard éteint et résigné laissait clairement comprendre qu'il savait à quoi il s'exposait. Qu'il n'était pas plus surpris que ça de ce qui lui était arrivé. Combien de fois avait-il été insulté, méprisé, agressé ? Lentement, Victor reprit :
- Je suis désolé… De t'avoir… Entraîné ici. On… On aurait dû rester chez toi. Tu es… Pas en sécurité.
- Ne t'inquiète pas pour ça, Vic… On aura le temps d'en reparler.
Yuri tendit à nouveau sa main vers celle de Victor. Cette fois, le russe tressaillit mais ne la retira pas, laissant Yuri lui caresser le dos de la main dans un geste réconfortant. Oui, ils auraient le temps d'en reparler. De décider de ce qu'ils feraient, de s'ils voulaient affronter cet enfer ensemble et essayer de faire changer les choses ou partir ailleurs, dans un pays où ils seraient en sécurité. Dans un pays où ils ne risqueraient plus d'être agressés juste parce qu'ils s'aimaient.
Ceux qui connaissent ma fic In Memoriam auront remarqué les similitudes. En vérité, deux idées me trottaient dans la tête pour le départ de cette fic, j'avais fini par choisir mais le thème collait bien pour faire un OS sur cette deuxième idée.
Je tiens à attirer l'attention sur le fait que je n'ai rien inventé sur l'ambiance en Russie. Oui, en 2017, des gens se font tabasser, violer et tuer régulièrement dans ce pays (et dans beaucoup d'autres) à cause de leur orientation sexuelle, en toute impunité pour les agresseurs. Et je ne parle même pas de ce qui se passe en ce moment même en Tchétchénie.
N'hésitez pas à me dire ce que vous en avez pensé dans une review !
